Vers le monde de 2050

Un livre de Michel Camdessus, lu par Nicolas Saudray – août 2019

          Je suis impardonnable. J’ai laissé passer le dernier livre de Michel Camdessus sans en rendre compte, alors qu’il traite de questions absolument fondamentales. Mais mieux vaut tard que jamais, d’autant que l’ouvrage n’a rien perdu de son actualité – même si les gesticulations de Donald Trump retardent d’un ou deux lustres la mise en œuvre de certaines suggestions.

         Michel Camdessus a suivi un parcours d’excellence : directeur du Trésor, gouverneur de la Banque de France, directeur général du FMI. Il participe aujourd’hui à des groupes de réflexion de haut niveau sur l’avenir économique du monde. Le livre d’aujourd’hui est le fruit des ces travaux. Il s’appuie sur un ouvrage plus volumineux publié en 2016 par vingt-six experts, y compris  l’auteur, et dont le titre dit l’ambition : The World in 2050 – Striving for a More Just, Prosperous and Harmonious Global Community.

         Le livre de Michel Camdessus débute par un rappel des améliorations spectaculaires obtenues au cours de la période récente, malgré la progression de la population mondiale qui aurait pu les empêcher. Voici les plus marquantes :

  • la proportion des personnes vivant dans la pauvreté absolue (moins de 1,90 $ constants par jour) est passée de 52 % en 1981 à moins de 10 % en 2015 ;  je me demande toutefois si ces chiffres ne sont pas quelque peu faussés par la réduction relative de la production autoconsommée ; en effet celle-ci (nourriture, habillement), caractéristique des zones rurales des pays émergents, est évaluée à des prix fictifs assez bas ; or aujourd’hui, une partie importante des habitants de ces pays vit en ville, et consomme à peu près la même chose que les campagnards, mais cette consommation est évaluée aux prix du marché, plus élevés ; en outre, la progression du PIB par tête est en partie compensée par une dégradation de la qualité de la vie, non prise en compte pas les comptabilités nationales (allongement des temps de trajet, difficultés de l’existence dans les grandes agglomérations du tiers monde, bidonvilles) ;
  • plus claire est l’amélioration de la longévité moyenne (52 ans en 1960, 71 ans en 2015) et du niveau d’instruction.

        Ces résultats incitent Michel Camdessus à l’optimisme pour l’avenir. Mais  les arbres ne montent pas jusqu’au ciel.

          Un défi démographique devra être relevé. À cet égard, l’horizon 2100 me paraît plus significatif que celui de 2050, car les prévisions ont été corrigées en hausse : la population mondiale devrait continuer de croître jusqu’à la fin de ce siècle, et atteindre un chiffre de 11,2 Mds, contre les 7,5 Mds actuels, soit une progression de moitié – alors que les parties utiles de la surface terrestre nous semblent déjà congestionnées.  Michel Camdessus a surtout examiné le cas de l’Afrique (blanche et noire), qui, partant de 1,2 Md d’habitants, en aurait alors 4,4 Mds, soit 40 % de la population mondiale (hors migrations). J’ajoute que sa situation sera rendue encore plus critique par la progression prévue de la sécheresse dans la zone sahélienne.

          Il faut aussi s’intéresser aux deltas d’Asie, où la natalité est moindre, mais qui sont déjà surpeuplés. La montée des mers, et donc de la salinité, les rendra pour partie impropres à la culture.

          Michel Camdessus espère que le problème démographique de l’Afrique sera résolu, d’un côté par le développement économique de ce continent, de l’autre par une migration (de masse) vers l’Europe. Ces perspectives sont transposables, sur une moindre échelle, à une partie de l’Asie et de l’Amérique latine ; leurs excédents de population auront tendance à migrer, respectivement,  vers l’Australie et l’Amérique du Nord.

         L’industrialisation des pays émergents peut être facilitée par l’énergie solaire. Mais je rappelle que celle-ci est intermittente (pas de production la nuit, peu de production par temps couvert) et que nous ne disposons, pour l’heure, d’aucun procédé de stockage de l’énergie rentable à grande échelle.

          En tout cas, le développement économique de ces pays requiert de très importants moyens financiers. Michel Camdessus souligne cette contrainte et avance, si je compte bien, quatre possibilités, d’inégale importance :

  • la suppression des subventions aux carburants accordées à leurs consommateurs par nombre de pays pauvres ; ces « aides » nuisent à la planète, ne bénéficient, contrairement à toute logique, qu’aux classes aisées des  pays concernés, et se traduisent par une perte sensible pour les États, alors qu’ils sont impécunieux ; je m’étonne que la suppression de ces avantages indus n’ait pas encore été exigée par les prêteurs internationaux ;
  • la révision des prix de transfert qui permettent trop souvent aux opérateurs des groupes internationaux de localiser dans des paradis fiscaux l’essentiel de leurs profits, laissant peu de chose dans les pays dont ils ont extrait des matières premières ; c’est une question bien connue des spécialistes fiscaux, mais ardue, et dont le traitement exige, à mon sens, une détermination sans faille de l’ONU ou, à défaut, de l’OCDE ;
  • une aide financière publique accrue des pays occidentaux, dont la plupart, ces derniers temps, n’ont pas tenu leurs promesses ; l’ancien gouverneur nous rappelle que la France s’était engagée à y affecter 0,7 % de son PIB, et ne se trouve aujourd’hui qu’à mi-chemin ; mais l’heure paraît peu favorable à l’effort, car presque tous les pays occidentaux se débattent dans des problèmes intérieurs ;
  • rendre les finances (privées) servantes de l’économie ; beau programme, sauf que les banques, car il s’agit essentiellement d’elles, doivent équilibrer leurs comptes et rémunérer leurs actionnaires ; le maintien, sans doute durable, de taux d’intérêt très bas réduit leur marge de manœuvre ;
  • transformer le FMI en une banque centrale, émettrice d’une monnaie mondiale ; bien que Michel Camdessus s’en défende, n’est-ce pas vouloir financer l’ancien tiers monde par une forme moderne de la planche à billets ?

          Dès lors, je ne suis nullement certain que la mobilisation des moyens financiers acceptables permette de développer suffisamment les pays en cause, et donc d’éviter des migrations de masse.

          Venons-en donc à celles-ci. Michel Camdessus les justifie par le déclin démographique de l’Europe. Selon les prévisions officielles, ce continent aura perdu hors migrations, d’ici à 2100, une centaine de millions d’habitants. Mais c’est peu au regard des 3,2 milliards d’habitants supplémentaires de l’Afrique, qui seront enclins à se déverser à l’extérieur.

          J’ouvre ici une parenthèse pour la France, dont la situation diffère de celle de l’Allemagne, de l’Italie, de l’Espagne. Nous ne sommes tombés que tout récemment en-dessous du seuil de remplacement des générations. L’immigration en France ne sera nécessaire que dans une quinzaine d’années pour éviter une baisse de la population active (à supposer que les immigrants trouvent un emploi).

          Il ne suffit pas, en effet, de laisser entrer ces migrants. Il faut aussi les loger (alors qu’une bonne partie des Français de souche sont mal logés) et les former (alors qu’une bonne partie des Français de souche sont mal formés). L’économie demandera de moins en moins de travailleurs non qualifiés.

         Michel Camdessus rejette la thèse suivant laquelle les travailleurs immigrants prendraient la place des autochtones. Il se réfère à des études tendant à montrer que l’immigration augmente le PIB. Résultat attendu puisque, dans les pays en cause, la population active s’est accrue. Mais il s’agit du PIB global. Nous pouvons craindre qu’en cas d’immigration massive, le PIB par tête ne se réduise.

          Michel Camdessus ne croit pas non plus que l’immigration, même  massive, menacerait l’identité nationale. Rappelons quand même que les migrants potentiels, s’ajoutant aux migrants déjà installés, sont en majorité musulmans. Il faut tenir compte aussi des disparités géographiques probables. Si dans quelque temps notre pays compte par exemple un tiers d’habitants, blancs ou noirs, d’origine africaine, ceux-ci seront largement majoritaires en région parisienne, où les nouveaux venus ont tendance à se concentrer. La France ne sera plus la France.

          Ces remarques s’appliquent aussi, en moins dramatique, aux migrations qui proviendraient d’Asie et d’Amérique latine, vers des destinations non européennes. La Chine se situe, me semble-t-il, à part : sa population va diminuer par l’effet de la politique de l’enfant unique (que les ménages chinois continuent de respecter assez largement dans les faits), mais elle aura sans doute à recaser bon nombre d’habitants de ses deltas pollués par le sel marin. Elle connaîtra donc des migrations intérieures plutôt qu’une immigration. Cela ne la dispensera évidemment pas de faire face à la perte d’une partie des récoltes desdits deltas.

          Quoi qu’il en soit, tous les lecteurs pourront être d’accord avec la conclusion économique de Michel Camdessus : si les prévisions démographiques se réalisent, et si les habitants des pays émergents exigent un niveau de vie de type européen, il en résultera une ponction insupportable sur les ressources de la planète (eau dont la pénurie menace déjà, métaux rares, terres rares…)

          Comment conjurer cette tragédie ? Michel Camdessus estime que les habitants des pays développés doivent réduire leur consommation, cessant ainsi de donner le mauvais exemple. Or ils n’en prennent pas le chemin. Les Gilets jaunes, dont le mouvement est postérieur à la parution du livre, ont placé le pouvoir d’achat au premier rang de leurs revendications – et la majorité de la population française, à l’origine, les a soutenus. Les écologistes se gardent bien d’afficher leur doctrine de la décroissance durant les campagnes électorales, car elle leur vaudrait une défaite cuisante. Le discours officiel français a rarement été aussi plein d’appels à la croissance.

          Force est donc, à mon sens, d’en revenir à la cause principale du problème posé : le maintien d’une forte fécondité dans nombre de pays émergents ou candidats à l’émergence. Aux dernières nouvelles, le Niger, champion du monde, compte 7,2 naissances (viables) par femme ; la Somalie, 6,3 ; le Congo-Kinshasa et le Mali, 6,1 ; le Tchad, 5,9 ; le Burundi et l’Angola, 5,7… Ces chiffres ne baissent pas, ou guère. Inconsciemment, les mères de famille de ces pays tirent des traites sur la communauté mondiale. À titre de comparaison, l’Inde n’en est plus qu’à 2,3, la France, qu’à 1,96, et la Chine, qu’à 1,6.

          Cette cause principale d’une consommation croissante, le discours écologiste la néglige. Il est centré sur les émissions de gaz à effet de serre – donc sur des conséquences et non sur une cause. Ces émissions sont au demeurant le prétexte d’une politique absurde, le développement de l’éolien qui, dans le cas de la France, ne sert en rien la cause du climat, bien au contraire [1]. Aucune réduction sensible des gaz à effet de serre ne pourra être obtenue si la population de la planète continue de progresser au rythme prévu.

          Sur ce sujet, Michel Camdessus, sans doute par un scrupule chrétien, se montre très discret. Il pense qu’une meilleure éducation des femmes fera baisser la natalité. Encore faut-il que l’enseignement, dans les régions concernées, traite le sujet en toute clarté. Elles aussi, les institutions internationales se sont faites discrètes, par crainte d’être accusées de néo-colonialisme ou d’offenses à l’islam. Dans les années 1950 et 1960, la programmation familiale dans ce qu’on appelait alors le tiers monde faisait l’objet de recommandations occidentales quasi-quotidiennes. Aujourd’hui, on n’en entend presque plus parler.

          Je me permets de proposer que toute aide multilatérale ou bilatérale à un pays à forte natalité soit désormais subordonnée à des engagements précis de celui-ci en matière de programmation familiale (enseignement, dispensaires…), et que le respect de ces engagements donne lieu à contrôle.

          À sa conclusion économique, Michel Camdessus associe une conclusion philosophique. Elle part d’un constat : notre civilisation mondialisante ne propose pas d’autre objectif aux humains que de produire plus pour consommer plus. C’est lamentable, en effet. Où trouver un autre idéal ?

        Les écologistes ont le leur, préserver la planète. Il s’agit hélas d’un idéal négatif : toujours se restreindre, toujours s’infliger de nouvelles contraintes. Ce n’est pas avec cela qu’on motivera les masses. Greta Thunberg ne remplacera pas Jésus-Christ.

        S’appuyant, entre autres, sur le pape François, Michel Camdessus suggère une civilisation de la solidarité. L’idée est sympathique. Mais attention. Même si on parvient à persuader les bonnes gens de la nécessité d’une décroissance, la société décroissante devra continuer d’innover – ne serait-ce que pour dépenser moins d’énergie et de matières premières en vue d’une production donnée. Au-delà d’un certain degré, la solidarité (impôts, cotisations sociales) est un facteur d’immobilité. Les innovateurs ne seraient plus récompensés. Le parasitisme serait encouragé. L’extension de l’État-providence à l’ensemble de la planète risquerait fort de produire une humanité veule et décadente.

          Peut-être n’aurons-nous plus de civilisation cohérente. Peut-être sommes-nous déjà sorti de ce vieux modèle, en voie d’être remplacé par un magma de concepts contradictoires. Il importe, me semble-t-il, que l’Occident à demi déchu préserve ce qui a fait sa force, et permis les progrès mondiaux des deux derniers siècles : le goût et la liberté d’entreprendre. À condition, bien sûr, que cette liberté ne s’exerce plus au détriment de la planète.

Le livre
Michel Camdessus, Vers le monde de 2050, Fayard 2017, 250 pages, 16 €.

La référence sur laquelle il s’appuie
The World in 2050 – Striving for a More Just, Prosperous, Harmonious Global Community, Oxford University Press 2016. Ouvrage de 26 experts de haut niveau dont les Français Michel Camdessus, Pascal Lamy et Gérard Payen.

[1] Voir la rubrique Ecologie du site Montesquieu.

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