Par Philippe Humbert
Ancien directeur international de Safran
Novembre 2025
Nous sommes en avril 1991, dix-huit mois après la chute du mur. La Russie ouvre ses portes au premier salon aéronautique international à Moscou. Le centre d’exposition est situé en face du grand hôtel Cosmos construit pour les jeux Olympiques en 1960. La SNECMA (aujourd’hui SAFRAN) décide de participer sous la forme d’ un stand où seront présentés les produits du groupe (maquettes de moteurs, trains d’atterrissage…) et d’un espace pour accueillir les visiteurs. Informés de la vétusté des installations du centre d’exposition et du manque de facilités de restauration, nous décidons d’adjoindre à la délégation SNECMA le maître d’hôtel du restaurant de la direction générale du siège parisien, accompagné d’un conteneur de victuailles,de vins et autres provisions de choix, parmi lesquelles le fois gras et le Jurançon figuraient en bonne place .
Dès l’ouverture du salon, le stand SNECMA devint l’un des plus populaires. Nous ne tardons pas à comprendre que l’excellence des démonstrations techniques pointues de nos experts n’est pas la seule explication. La rumeur des dégustations offertes sur notre stand s’est vite répandue. Fois gras et Jurançon font merveille.
C’est ainsi qu’un jour, un visiteur se présente sur le stand. Il a l’allure habituelle des professionnels russes, il est corpulent et porte un gros blouson de cuir, il déambule avec un air bougon. Je m’approche de lui et lui demande sa carte. Je lis « Simonov , chief design buro ». Je lui présente les responsables du stand sans provoquer un intérêt de sa part, puis un de nos spécialistes : « Voilà Constantin Karadimas ». A ces mots, Simonov se fige , son visage s’illumine en un instant. Il se précipite dans les bras de Karadimas qui, lui, se met à crier : « Simonov, Simonov » Tous les deux s’embrassent à la russe, Simonov pleure littéralement. Nous sommes stupéfaits. Karadimas m’explique : ils se connaissent depuis des années au travers de publications scientifiques, tous les deux grands spécialistes d’un aspect particulier des écoulements d’air dans la chambre de combustion des réacteurs, dont j’ignore tout…
Ils n’ont aucune langue commune : Simonov ne parle que russe, le grec de Karadimas est de nul secours. Aussitôt, ils s’assoient et sortent de quoi écrire. Simonov commence par une longue équation. Karadimas continue par une autre et ainsi de suite. Ils forment vite une longue chaine sur la nappe, ponctuée de Da et Oui, d’éclats de rires et de tapes sur l’épaule…
Des années plus tard, au terme de longues recherches dans la galaxie aéronautique russe, Safran trouve un partenaire industriel, un constructeur de moteurs à Rybinsk, sur la Volga , d’immenses ateliers vides de toute activité, et crée une « joint venture » avec le bureau d’études de Sukhoï pour réaliser un moteur destiné à un avion moyen-courrier russe. Cet avion sera certifié et commencera une carrière commerciale chez Aeroflot et autres compagnies aériennes russes.
La guerre en Ukraine déclenchée le 24 février 2022 ouvre ensuite une nouvelle ère de glaciation. Les relations sont interrompues, la coopération arrêtée, la « joint venture » liquidée.
Dans quelques années, qui sait ? un ingénieur russe et un ingénieur français redessineront sur un écran d’ordinateur cette fois, un nouveau réacteur franco-russe…