Par Philippe Humbert
Mai 2025
L’auteur, ancien directeur notamment chez Renault et à Alcatel, a vécu trois ans en Inde. Il continue de suivre l’évolution économique et politique de ce pays.
Stabilité et effervescence de la politique intérieure
Dans la foulée de ses succès au Maharashtra et au Madhya Pradesh à l’automne 2024, le BJP (Bharatiya Janata Party, Parti du peuple indien) a largement remporté les élections dans l’État de Delhi en février 2025. Le parti AAP (Aam Aadmi Party, Parti de l’homme ordinaire), qui avait chassé le Parti du Congrès il y a dix ans, est battu, faute d’avoir répondu aux attentes de la classe moyenne consumériste de Delhi (pollution, congestion urbaine, qualité de l’eau, transports, assainissement de la Yamuna), au-delà de son agenda en faveur des classes populaires (anticorruption, revenu minimum, etc.) et d’avoir conservé son originalité initiale. Au plan national, l’INDIA, la coalition composite anti BJP qui avait bousculé celui-ci aux élections générales de mai 2024, se disloque sous l’effet des rivalités entre partis, des querelles d’egos (en particulier l’ambition personnelle de Mamata Banerjee, Chief Minister de West Bengal, contestant la position du Congrès) et du manque de travail programmatique collectif.
Le BJP associé à sa coalition NDA (National Democratic Alliance) prépare les futures élections d’États (Bihar, Assam, West Bengal). Le BJP poursuit en particulier son offensive dans les États du Sud (Tamil Nadu, Kerala ,Karnataka), où il est peu ou pas présent, n’hésitant pas à relancer la querelle linguistique en voulant placer l’hindi comme troisième langue, derrière la langue régionale et l’anglais (ce qui rappelle la décision de Donald Trump d’imposer l’anglais aux États-Unis comme seule langue officielle). Cette manœuvre est combattue dans les États du Sud comme une atteinte à la diversité culturelle du pays. Une autre cause de polémique est le projet de recensement général en Inde, considéré dans le Sud, où la croissance démographique est faible, comme une menace si le nombre des députés au Lok Sabha est recalibré en fonction de la population.
Une économie sans élan, menacée par la guerre commerciale
Les débats sur le budget 2025/2026, qui continuent largement le précédent avec des stimuli sur la consommation des ménages (par un allègement de l’impôt sur le revenu, payé en fait par une petite minorité), et des investissements publics, ont été éclipsés par la guerre des tariffs de Trump et les menaces sur les exportations indiennes aux États-Unis. Les effets directs éventuels devraient être limités par les concessions déjà offertes par l’Inde, dont l’économie est encore largement autocentrée, mais les perturbations à venir dans le commerce mondial créent beaucoup d’incertitudes. Les prévisions de croissance s’établissent autour de + 6,5 %, un taux identique à celui estimé pour 2024/2025, qui ne permettra pas de réduire le sous-emploi massif dans l’agriculture et le secteur informel des services. Le pourcentage des emplois dans l’agriculture atteint 46 %, ce qui reflète la trop faible création d’emplois dans d’autres secteurs, notamment l’industrie, plus productifs et plus rémunérateurs.
Un positionnement diplomatique opportuniste
Ce positionnement ménage les intérêts de l’Inde, sans peser sur les grands conflits mondiaux de l’heure (Ukraine, Moyen-Orient, Indo-Pacifique).
Le gouvernement de l’Inde voit dans le renversement des alliances initié par la nouvelle administration américaine la confirmation de ses choix antérieurs : maintien du partenariat avec la Russie (importations de pétrole, d’armements, abstention à l’ONU, etc.), rapprochement avec les États-Unis (technologie, sécurité, commerce, etc.), plaidoyer pour une solution négociée en Ukraine et la solution de deux États en Palestine. L’alignement de la Russie et des États-Unis simplifie le difficile chemin de crête de l’Inde entre ces deux puissances, avec l’espoir un peu hypothétique de renforcer sa main par rapport à la Chine. Cependant, le gouvernement indien est tenté pour compenser les difficultés commerciales avec les USA de renforcer les échanges avec la Chine, y compris sous forme d’investissements industriels et de transferts technologiques, ce qui risque d’accroître la dépendance de l’Inde par rapport à la Chine , un effet collatéral bien éloigné de la vision stratégique des USA .
L’Inde se trouve confortée dans sa politique pragmatique, naviguant entre la Russie, les États-Unis, et la Chine, veillant à ne pas se laisser entraîner au sein des BRICS sur des positions hostiles aux États-Unis (utilisation du dollar et politique de réserve des banques centrales) et à surmonter le malaise créé par la déportation de centaines de clandestins indiens débarquant en Inde, menottés, d’avions militaires américains. Par ailleurs, la visite les 27 et 28 février derniers de vingt-et-un commissaires européens à Delhi marque la volonté d’une coopération accrue et élargie avec l’Union européenne – au-delà du commerce, handicapé par le protectionnisme indien – (technologie, sécurité, Indo-Pacifique) et d’une complémentarité dans leur zone d’influence.
La contrepartie de cette équidistance diplomatique par rapport aux trois empires est l’absence, du moins en apparence, de réelle pesée sur les conflits majeurs de notre temps.