Heinz Guderian – Le maître des panzers 

Un livre de Jean Lopez lu par Christian Aubin
Juillet 2025

Ce premier livre écrit en français sur ce mythe de l’armée allemande complète la galerie des « héros » déchus de la Wehrmacht. Un ouvrage récent dévolu au fort réputé Erich von Manstein en révélait les responsabilités dans les crimes de guerre de l’armée allemande. Pour l’heure, Rommel demeure le seul à être encore ? épargné.

Car Jean Lopez dissèque la vie de Heinz Guderian, le culbuteur des armées polonaise en 1939, française en 1940 et soviétique en 1941. Il nous en livre une analyse implacable, comme dans la vingtaine d’autres ouvrages dont il est l’auteur sur l’histoire européenne du dernier conflit mondial. Sur chaque sujet qu’il traite, il y a un « avant » et un « après » Jean Lopez.

Sur Guderian, qu’il décrit avec autant d’irritation que de passion, il fait table rase de l’image hagiographique que l’intéressé s’était habilement fabriquée. Comme d’autres, Guderian fut un parfait produit de la tradition, impériale, prussienne, militaire. Plus que d’autres, il fut très tôt imbu de sa supériorité. À l’instar de Rommel, et d’autres chefs de guerre, il fut un tacticien hors-pair, un entraîneur d’hommes inspiré, novateur, fonceur voire impétueux : Klotzen, nicht Klekern était son motto. Il fut populaire dans les rangs de ses subordonnés, dans l’encadrement comme dans la troupe et apprécié de ses supérieurs. Et jalousé par ses pairs.

Par ces traits, Guderian ne se singularisait guère de la masse de bien de ses semblables. Il s’y rallia aussi par son inclination, pour ne pas dire sa fascination, pour le nouveau maître de l’Allemagne que devint Adolf Hitler. Après l’attentat du 20 juillet 1944, il proclama publiquement une soumission sans faille au Führer : La loyauté est l’essence de l’honneur. Tout officier de l’état-major général doit être un officier national-socialiste. Il fit partie d’une cour d’honneur (Ehrenhof) chargée d’éliminer les criminels qui ont pris part au coup du 20 juillet 194 ; sa signature figure sur les procès-verbaux qui ont envoyé au supplice 55 officiers, qu’il connaissait pour beaucoup. Sa femme partagea son credo, leur longue correspondance en témoigne. Jusqu’à la fin de sa vie, il (elle aussi) resta fidèle à ses certitudes, sans remords ni regret. Comme ses collègues, écrit Jean Lopez, il a menti et dissimulé, s’est parjuré, n’exprimé ni regrets ni remords. Dans la fidélité qu’il témoigne à l’égard d’Hitler il est difficile de déterminer ce qui pèse le plus, de l’idéologie, du carriérisme et de la corruption.

Il ne se voulut jamais semblable aux autres. Dès ses années de cadet, il affirma sa différence avec ses camarades. Il les méprisait sans retenue, à de rares exceptions près. Dans ses jugements, surtout à l’encontre de ses supérieurs, il y a quelque chose de vaniteux, de puéril même. L’ego surdimensionné de Guderian, son tempérament volcanique, sa propension à penser qu’il a toujours raison et de se sentir propriétaire des troupes blindées le singularise. Il se posa en victime de sa hiérarchie, mais J. Lopez balaie son plaidoyer fabriqué pour embellir son image de précurseur incompris. En fait il fut le plus souvent favorisé et protégé par ces supérieurs dans des circonstances qui auraient valu à d’autres disgrâce et châtiments.

Ainsi, alors qu’il se fourvoyait, au début de sa carrière, dans l’aventurisme des reîtres de Baltikum. Ou bien au cours de sa carrière, quand il désobéissait ouvertement aux ordres. Ou bien plus tard, à la fin de sa carrière lorsqu’il contredisait frontalement des décisions du Führer, ce qui lui valut d’être démis de ses fonctions suprêmes d’inspecteur général de l’arme blindée puis de chef d’état-major des armées de terre, mais sans autre conséquence qu’un repos forcé. Il ne fut pas le martyr qu’il se plût à faire accroire. Il revendiqua haut et fort la possession d’une énorme propriété d’environ un millier d’hectares dans la partie annexée de la Pologne vaincue. On la lui accorda hors de toutes les règles, sinon celles de la corruption des hauts gradés bien en cour.

Sur le plan professionnel, avant la déclaration de la première guerre mondiale, il s’était singularisé de ses semblables en choisissant une spécialisation, les Transmissions. C’était un domaine moins concurrencé par ses pairs. Cela lui permit de faire une Première guerre mondiale sans gloire et presque sans risque. Il pressentit, avec d’autres,  qu’elles allaient bouleverser l’art de la guerre. Il en pourvut plus tard ses divisions blindées, conférant à leur emploi une souplesse et une réactivité sans pareille. Il se passionnait pour la technique dans tous ses aspects opérationnels à chaque stade de sa carrière. Sa supériorité viendra de cette expertise : il comprend les problèmes de boulons. Après la campagne de Pologne, il œuvra inlassablement à en gommer les faiblesses et à durcir l’entrainement de ses unités, pendant que l’armée française s’endormait dans les illusions de la drôle de guerre.

L’ouvrage de Jean Lopez permet, entre autres multiples et passionnants enseignements, de faire un point, qui paraît définitif, sur deux aspects de sa carrière : son rôle dans la promotion de l’arme blindée ; son immunité après la capitulation.

Il revendiqua dans ses écrits d’avoir été l’inspirateur de l’arme blindée. On le célébra, il se célébra comme tel pendant des décennies. Il fut la référence obligée des académies militaires. Comme nombre de mes camarades de Saumur, et comme des milliers d’officiers dans le monde, je piochais son ouvrage Achtung Panzer sans, je le confesse, en comprendre toute la portée. Mais là aussi, Jean Lopez remet les pendules à l’heure, « même s’il n’est pas facile d’échapper à cette hagiographie éhontée ».

Guderian n’a pas été le précurseur de l’arme blindée. Il écrit une sorte de roman autobiographique dans lequel il tient le rôle du héros solitaire qui accouche une Reichswehr réticente de la future arme blindée allemande. Non, il n’est pas non plus le premier à imaginer la division Panzer ni même à pointer les ingrédients qui en feront une grande unité fonctionnelle. En réalité, dans les années vingt, la pensée militaire allemande, sous l’inspiration de son chef, Hans von Seekt, s’applique toute entière à contrebalancer l’infériorité numérique par la manœuvre et la qualité face au nombre et à la puissance de feu. La manœuvre, c’est le moteur, et la qualité, ce sont les unités motorisées et blindées.

Les Anglais, Fuller en tête, ont été les premiers à théoriser l’emploi des chars et les manœuvres britanniques de 1927 à Salisbury ont confirmé le potentiel de la masse blindée. Les Allemands en font leur miel et phosphorent intensément sur le sujet. Parmi eux sont à peine évoqués par Guderian, avec une mauvaise foi punique, les véritables précurseurs, que sont un simple lieutenant Volckheim, voisin de bureau sur qui Guderian a dix années de retard, et Heigl un Autrichien qui sera chargé par le commandement d’une mission de conseil en 1924 sur le développement des blindés. Les généraux Oswald Lutz et Alfred von Vollard-Bockelberg auront davantage que lui droit au titre de père de la Panzerwaffe, écrit encore Jean Lopez.

Mais presque tous auront disparu lorsque Guderian, après la guerre, ayant le champ libre, publie ses Souvenirs. On ajoutera une dernière touche à ce triste tableau des vanités : le pitoyable épisode de ses petits arrangements après la guerre avec le très réputé mentor de la pensée stratégique britannique Liddell Hart, qui lui dicta littéralement d’écrire qu’il fut le créateur de la théorie de la conduite de la guerre mécanisée, en échange de quoi Hart fit son éloge. La supercherie fut mise à jour au début des années 1980 par Kenneth Macksey, en exhumant ces lettres peu honorables.

Cela n’enlève rien à son talent de tacticien, à sa pugnacité, à sa vista, notamment lors de la campagne de France qui établit sa renommée, quoique Rommel l’ait surpassé en audace. Elle se confirma, du moins dans les débuts de l’opération Barbarossa jusqu’en novembre 1941, où la Wehrmacht s’est saignée, démotorisée, épuisée physiquement et psychiquement. Avoir détruit deux fois l’Armée rouge dans les batailles de l’été et de l’automne, lui avoir enlevé 5 millions de combattants, 20 000 chars et 10 000 avions n’a pas donné la victoire. » Après Stalingrad et Koursk, l’Allemagne dut retraiter, ce qu’elle fit avec des succès temporaires mais sans le moindre espoir de renverser le cours de la guerre. Tout cela est connu et bien documenté. Jean Lopez revisite ces épisodes en redressant quelques opinions toutes faites, ou plutôt, toutes refaites par un récit que les vaincus ont recomposé.

En effet, après la guerre, les officiers prisonniers des Alliés à l’Ouest organisèrent une fantastique réécriture de leur histoire. Les Américains détenaient 117 500 personnes susceptibles d’être attraits à un procès pour crimes de guerre. Ils les avaient rassemblés dans les mêmes locaux où cet invraisemblable laxisme leur permit d’accorder leurs violons pour propager et imposer leur version rabâchée pendant des décennies. Ils étaient restés de purs professionnels, à l’écart de la politique et des menées inhumaines de l’idéologie exterminatrice des nazis, mais l’amateurisme et les lubies du Führer avaient compromis une victoire qui leur était promise.

La Historical Division, dépendant du War Department US, était devenue une usine à produire des études (plus de 2500 !) écrites par plus de 700 officiers du III° Reich. Elle s’en remit entièrement, sur le fond comme sur la forme, à Franz Halder, ex-chef d’état-major de l’armée de terre, qui exerça une censure vigilante sur ce qu’écrivaient ses anciens collègues tout en leur assurant un revenu. Halder livra finalement une version de la guerre, surtout de la guerre à l’Est, qui est celle du vaincu, version apologétique, biaisée et travestie, destinée à démontrer la maestria opérationnelle germanique. Guderian qui n’avait pas d’atomes crochus avec Halder, se mit à son compte et fabriqua sa légende lui-même.

Bien qu’il s’en défendît à longueur de pages dans ses Souvenirs, Guderian a fait comme tous les autres. Il a exécuté les ordres criminels sans y objecter, encore moins s’y opposer, et les a transmis sans commentaire à sa hiérarchie. Ainsi agit-il lors du déclenchement de l’opération Barbarossa avec la trilogie de la terreur nazie : l’exécution immédiate des commissaires politiques de l’Armée rouge, l’engagement des unités d’extermination, les Einsatzgruppen, dans le sillage des armées, l’institution de tribunaux de guerre qui livrent les civils russes à l’arbitraire le plus débridé.  Jean Lopez met au crédit de Guderian de ne pas en avoir rajouté, à la différence de certains de ses pairs. Mais le décompte des exécutions imputables à ses unités les place parmi les plus impitoyables. Lors de l’insurrection de Varsovie, Guderian répondit par des assurances convenues au gouverneur général nazi Hans Frank qui lui demandait son aide et ajouta : À cette ville s’appliquera ensuite un verdict avec toute la dureté possible.

Après la capitulation vint le temps des procès. Son grade et son appartenance à l’OKH, le commandement suprême des armées de terre, son rôle dans l’écrasement de Varsovie le mirent sur les listes des criminels de guerre. Il s’en tira en trois actes et définitivement.

Premier acte : l’OKH, auquel appartenait Guderian, figurait sur la liste des six organisations accusées de plan concerté ou complot, de crimes contre la paix, de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Le Tribunal militaire international prononcera…le 30 septembre 1946 un non-lieu pour l’OKH.

Deuxième acte : la Pologne. L’inculpation de crime de guerre, voire de crime contre l’humanité aurait pu assez aisément être retenue à son encontre. Le Procureur des Etats-Unis envisageait de poursuivre Guderian et le général von Vormann ainsi que 12 complices dont le SS Dirlewanger. Puis il abandonna l’idée, convaincu que les Polonais prendraient le relais. S’ensuivirent les atermoiements américains s’opposant à l’extradition demandée par les Polonais, puis la fin de non-recevoir qu’ils finirent par prononcer le 30 avril 1948 avec cette incroyable sentence : « La responsabilité de Guderian dans des crimes de guerre serait purement une question de point de vue ».  Moscou ne tenait pas vraiment à ouvrir un dossier qui aurait pu contribuer à dénoncer son inaction pendant la répression de l’insurrection, alors que son armée était aux portes de la capitale.

Troisième et dernier acte : le général Harry J. Malony, le supérieur du patron de l’Historical Division fera en sorte, en mars 1950, que la procédure de dénazification soit épargnée à son protégé {Guderian]…L’armée et les renseignements américains auraient besoin du maître des panzers pour mieux connaitre leur nouvel adversaire, l’URSS. Au bout du compte, c’est bien la guerre froide qui sauve Guderian. Un voile pudique va donc recouvrir les crimes des anciens de la Wehrmacht.

Guderian en avait pressenti tout le profit qu’il pouvait en attendre. Il ne s’en priva pas. Le livre de Jean Lopez nous en apprend beaucoup, même si des ouvrages comme celui de Karl Heinz Friese sur « Le mythe de la guerre-éclair » ou ceux d’August von Kageneck, dont son Examen de conscience, n’avaient plus guère laissé de doute aux lecteurs francophones sur la puissance de la propagande au service du mensonge. Et cette histoire-là n’est pas finie, en ce qui concerne maintenant d’autres pays.

Le livre :  Jean Lopez, Guderian, Le Maître des Panzers, Éd. Perrin, avril 2025, 425 pages, 26  €.

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