Retour sur Maurice Ravel

Septembre 2024
Par Nicolas Saudray

Maurice Ravel, sans enfants, avait légué ses droits d’auteur à son frère Édouard, qui les avait transmis à sa gouvernante, laquelle les avait fait suivre à des membres de sa propre famille. D’où, pour les intéressés, une abondante ressource, dont environ 135 000 € par an pour le seul Boléro. Ravel, toujours assez serré aux entournures, aurait bien aimé percevoir cette manne !

Or cette dernière œuvre est tombée dans le domaine public en 2016. Pour continuer d’en profiter quand même, les héritiers ont plaidé que, le Boléro étant à l’origine un ballet, et la chorégraphe, Bronislava Nijinskaïa, épouse du danseur Nijinsky, étant décédée bien après Ravel, c’est la date de sa mort à elle qui vaut référence, ce qui reporterait la date fatidique à 2051.

Le tribunal judiciaire de Nanterre vient de rejeter cette thèse : les droits en cause ayant été produits, non par la chorégraphie, mais par la musique, dont Ravel était le seul auteur, la date de 2016 a été confirmée.

Par une curieuse coïncidence, les éditions Fayard ont réimprimé cette année la biographie de Ravel par Marcel Marnat, qui fait autorité. Grâce à elle, les lecteurs d’aujourd’hui peuvent se familiariser avec l’homme et son œuvre, replacés avec pertinence dans leur environnement culturel et même politique.

Ravel a souvent été qualifié d’horloger suisse, à cause de la précision de son art. La référence est fort approximative. Le grand-père paternel de Maurice, un boulanger installé à Versoix près de Genève, était savoyard. Cela dit, il avait épousé une fille du pays. Leur fils, père du compositeur, est un ingénieur inventif, qui vit à Paris, et dont les inventions, hélas, font fiasco.

Même approximation du côté maternel. Ravel est volontiers considéré comme basque. Sa mère, en effet, était basque et parlait un peu la langue. Né à Ciboure près de Saint-Jean de Luz, Maurice, en son enfance et sa jeunesse, n’avait guère fréquenté le pays. C’est durant sa maturité qu’il a pris l’habitude d’y faire des séjours. En fin de compte, Maurice était savoyard pour un quart, suisse pour un autre quart, et basque pour la moitié restante, révélée tardivement.

Taille un mètre soixante-cinq, poids 54 kilos (tombés même à 48 en 1914). On le prend pour un jockey. D’où un complexe d’infériorité qu’il compense par son élégance vestimentaire et par une certaine raideur.

Il est l’élève de Fauré et subit l’influence de Chabrier. Mais sa personnalité se dégage bientôt. Ravel ne se permet aucun sfumato et s’écarte donc du mouvement impressionniste. Ses relations avec son aîné Debussy sont fluctuantes et parfois difficiles. Sa rigueur fait parfois pleurer ses élèves, mais s’applique d’abord à lui-même. Son goût du détail impeccable et son humour parfois sarcastique le font reconnaître entre tous.

Cinq fois de suite, il se présente au Grand Prix de Rome. Cinq échecs. Explication : l’épreuve consiste à composer une cantate mythologique, ce qui l’inspire peu, et on le comprend. La cinquième fois, cependant, le rejet de Ravel fait scandale, car c’est un auteur déjà connu. Le principal responsable, Théodore Dubois, est contraint de démissionner du jury. Ces mésaventures se traduiront, chez Ravel, par une méfiance envers les institutions, voire par un léger penchant anarchiste qui contraste avec sa tenue tirée à quatre épingles.

Il a connu la consécration en 1905, à trente ans, avec ses Miroirs pour piano. Elle se confirme avec, entre autres, son ballet de 1912, Daphnis et Chloé, dont la seconde partie comporte un Lever du jour particulièrement séduisant.

Marcel Marnat restitue avec talent les querelles musicales de l’époque. Le ton des critiques est d’une dureté inimaginable aujourd’hui. Certaines œuvres ravéliennes, qui recueillent aujourd’hui une quasi-unanimité, ont donné lieu à de vives controverses.

Longtemps, Ravel a été le chevalier-servant de sa mère. Sa vie sexuelle semble s’être limitée à des rencontres avec des prostituées. Sans avoir jamais fait de politique, il tend vers le pacifisme. Il insiste néanmoins pour s’engager dans le premier conflit mondial, malgré son manque de kilos. L’Armée lui apprend à conduire et lui confie une camionnette, avec laquelle il participe en 1916 au ravitaillement de Verdun, sur la Voie sacrée. Saluons ! Cette équipée, vécue à l’âge de quarante-et-un ans, est abrégée par une panne de la camionnette puis par une péritonite du conducteur. En mars 2017, le voilà rendu à la société civile. Mais l’horreur qu’il a contemplée pèse sur la suite de son œuvre. Le Tombeau de Couperin de 1919, composé à l’origine pour le piano, comprend six mouvements, dédiés à six amis tués durant la Grande Guerre. La Valse, ballet créé aussi en 1919 d’après une commande de Diaghilev, est en réalité une danse de mort.

En 1920, Ravel refuse la Légion d’Honneur, alors qu’elle figure déjà au Journal officiel, à son nom. C’est à mon sens une suite des échecs au prix de Rome : le compositeur dénie toute valeur aux distinctions venant des pouvoirs publics français. D’où cette remarque cruelle et injuste d’Erik Satie : Ravel a refusé la Légion d’Honneur, mais toute son œuvre l’accepte.

Ravel est alors le plus célèbre des compositeurs français. Cela lui vaut des attaques de jeunes confrères, dont Darius Milhaud, qui le jugent dépassé. Je gage que sa musique durera plus longtemps que la leur. D’ailleurs, Ravel s’intéresse au jazz, à Schönberg. Il n’a rien d’un conservateur étriqué.

Après quelques années assombries par une dégénérescence nerveuse qui l’empêche de composer, Ravel meurt en 1937, à l’âge de soixante-deux ans, et est enterré sans cérémonie religieuse. Sa vraie religion était celle du beau – l’Art pour l’Art.

Quel est son chef d’œuvre ? La richesse et la variété de ce qu’il nous a laissé rendent la réponse difficile. Marcel Marnat avance que ses Trois poèmes de Stéphane Mallarmé, pour une voix et huit instruments (1913) sont une œuvre capitale, la plus confidentielle et la plus haute de leur auteur. Un morceau de dix minutes, qu’on ne nous donne jamais à entendre.

À titre personnel, je signale plutôt deux œuvres, dont l’une constitue le pôle apollinien de l’auteur, et l’autre, son pôle dionysiaque. Le Trio, composé au début de 1914, comprend une exquise passacaille : c’est le dernier mot d’une Belle Époque finissante. Le Concerto pour la main gauche, écrit en 1929-1930 sur une commande du pianiste autrichien Wittgenstein (frère du philosophe), qui a perdu sa main droite par fait de guerre, exprime l’angoisse du dernier conflit, et annonce le suivant, alors que peu de personnes pouvaient alors le prédire. Mais il contient, comme le Trio, un passage enchanteur, qui exprime à la fois l’espoir et le regret.

Je ne saurais quitter Ravel sans citer aussi L’Enfant et les sortilèges, cette fantaisie lyrique créé en 1925, où le génie de Colette rencontre le sien. Cet auteur catalogué comme peu moderne se permet d’introduire dans l’orchestre une râpe à fromage, un fouet, un tam-tam, et d’amplifier les miaulements des chats jusqu’à la tempête. Inimitable Ravel !

Le livre : Marcel Marnat, Maurice Ravel, Éd. Fayard, 1986, réimpression 2024. 828 pages, 34 €.

Un grand roman oublié : l’affaire Maurizius

Lu par Nicolas Saudray
Septembre 2024

 

Les éditions Archipoche ayant eu la bonne idée de rééditer L’Affaire Maurizius, roman dont on se souvient à peine en Allemagne, et complètement oublié en France, j’ai pu le lire, et me suis dit que je devais le faire connaître un peu mieux.

L’auteur, Jakob Wassermann (1873-1934), est né près de Nuremberg, fils de petits commerçants juifs malheureux en affaires. Après une jeunesse vagabonde, il se met à écrire d’abondance, ce qui lui vaut bientôt une notoriété comparable à celle de ses contemporains Thomas Mann et Hermann Hesse. À compter de 1906, il réside en Autriche (Styrie), où il s’est marié. En 1914, âgé de 41 ans, il échappe à la conscription. Son chef d’œuvre, L’Affaire Maurizius, paraît en 1928, donc en une bonne année, pour l’Allemagne comme pour l’Autriche.

C’est la crise mondiale qui, l’année suivante, gâte le climat. Wassermann assiste à l’avènement de Hitler, en janvier 1933. Résidant de l’autre côté de la frontière, il n’est pas directement menacé. À Vienne, le chancelier Dollfuss, catholique autoritaire et antinazi, semble solidement installé. Cependant, les livres de Wassermann, auteur juif de tendance démocratique, sont interdits en Allemagne. D’où pour lui un souci financier qui contribue à expliquer sa mort d’une crise cardiaque, le 1er janvier 1934, à l’âge de soixante ans. Après 1945, son souvenir revient, mais pas pour très longtemps.

Le héros du livre, Etzel, seize ans, en qui l’auteur s’incarne, vit chez son père, le baron von Andergast, procureur général à Francfort. Ses parents sont divorcés, et il n’a pas le droit de voir sa mère, coupable d’adultère. J’ouvre ici une parenthèse : pourquoi ce prénom Etzel, qui signifie Attila, le roi des Huns ? Dans la Chanson des Nibelungen, ce personnage n’est pas entièrement négatif ; il apparaît comme l’instrument de la vengeance après le meurtre de Siegfried. Le prénom Etzel a jadis été largement porté en pays germanique, d’où de nombreux noms de famille, puis est devenu rare. Peut-être Wassermann, par ce choix, a-t-il voulu caractériser son héros comme un chercheur, sinon de vengeance, du moins de justice.

Etzel n’est pas de ces jeunes princes que l’on voit dans les romans scouts. Il ressemble plutôt à Tintin et à Harry Potter – deux références postérieures au roman. Son père, personnage respecté, élève ce fils unique d’une façon très stricte, par son propre exemple et sans jamais élever la voix. Wassermann exprime ainsi sa fascination pour une caste aristocratique encore puissante après la chute des Hohenzollern – et avoue en même temps sa répulsion.

Le roman s’inspire d’une erreur judiciaire réelle. Etzel découvre qu’un professeur nommé Maurizius a été condamné à mort vers 1906 pour le meurtre de sa femme, sur la base d’un faux témoignage et après un réquisitoire hâtif de son propre père. La peine a été commuée en une détention perpétuelle, et Maurizius croupit en prison depuis dix-huit ans Pour approfondir son enquête, Etzel s’échappe du domicile paternel et s’en va à Berlin, où il espère trouver l’auteur du faux témoignage. Consciemment ou non, il prend ainsi sa revanche sur un père trop directif.

Cette escapade nous vaut une description saisissante d’un Berlin populaire et misérable. Lors de la parution du roman, cette misère s’était sans doute atténuée ; elle est le reflet d’années antérieures. Contre toute attente, le garçon retrouve l’auteur du témoignage fatidique. Pressé de questions, ce personnage un peu monstrueux finit par livrer le nom du véritable meurtrier de Frau Maurizius. Il ne risque rien, car la prescription s’applique. En observance des règles du roman policier, je laisse le lecteur le plaisir (!!) de découvrir le coupable.

De son côté, le procureur général, homme raide et consciencieux, est secoué par la fuite de son fils, dont il connaît le motif. Réfléchissant au procès de 1906, il se dit qu’il a peut-être commis une erreur. À deux reprises, il va visiter Maurizius dans sa geôle et a de longs entretiens avec lui. Mais, moins heureux que son fils, il ne peut arracher à ce captif le nom du véritable assassin, et lui propose un marché : le malheureux ne sera pas innocenté, mais gracié, et en échange, s’engagera à ne plus clamer son innocence. Maurizius accepte.

Etzel revient à la maison, fait une scène à son père. Quant à Maurizius, libéré, il n’a pas à se trouver un métier, ni à reprendre ses fonctions de professeur d’université, car il bénéficie d’un héritage. Mais il voudrait revoir sa fille bien-aimée, et le tuteur de celle-ci, désigné lors de la condamnation de 1906, refuse les retrouvailles, car le condamné, gracié, n’a pas été innocenté. Désespéré, Maurizius se donne la mort. Et le procureur général, voyant que son erreur n’a pu être réparée, devient fou.

Où classer ce singulier ouvrage ? Une première solution peut être écartée d’emblée : celle d’un plaidoyer en faveur des juifs, menacés en Allemagne et en Autriche depuis la fin de la première guerre mondiale, en qualité de boucs émissaires. Wassermann aurait pu imaginer des victimes juives – le professeur et sa femme – en butte à un accusateur aryen. Il aurait abouti à une seconde affaire Dreyfus. Or il a fait l’inverse, peut-être pour éviter la critique : le professeur condamné à tort et sa femme assassinée sont aryens, tandis que l’auteur du faux témoignage, une sorte de Quasimodo ou de docteur Folamour, est juif.

Le roman apparaît plutôt, à première vue, comme un plaidoyer pour la justice idéale, et contre les erreurs des tribunaux. Mais si l’on regarde de près, tous les personnages principaux sont coupables. L’assassin, bien sûr. L’auteur du faux témoignage. La dame assassinée, qui avait attiré la foudre sur elle. Le professeur Maurizius, qui s’est montré veule, et n’a pas voulu faire de choix. Le procureur, trop pressé d’en finir, en 1906. Et même Etzel, qui se conduit d’une manière odieuse envers son père, lequel a quand même eu le mérite de l’élever et de lui procurer une bonne éducation. Les responsabilités étant partagées, où est la justice ? Nous voilà loin du manichéisme habituel.

Sous l’apparence d’un roman policier qui se dénoue de travers, Wassermann nous a donné une description des rapports difficiles, presque impossibles, entre les êtres humains. Il n’a pas su éviter quelques longueurs, dans les monologues. Mais il nous a laissé des figures inoubliables. Curieusement, il a gommé la guerre mondiale, si lourde, à laquelle il n’a pas participé : les acteurs de 1928 se retrouvent en 1906 comme si c’était hier.

Ce roman, précédé et suivi de quelques autres, place Wassermann au premier rang des écrivains germaniques de sa génération. Qui mettre à ses côtés ? Thomas Mann, bien sûr, malgré la tendance de lecteurs d’aujourd’hui à lui préférer son fils Klaus, lequel, homosexuel, drogué et suicidé, a tout pour plaire à notre époque. Ajoutons Hermann Hesse, autre prix Nobel, que je trouve néanmoins surfait, car son Loup des Steppes, idole du mouvement hippy, n’est qu’un individu assez médiocre, sans valeur d’exemple. Je ne propose pas Musil, dont L’ Homme sans Qualités m’est tombé des mains. Je mentionne volontiers, en revanche, deux écrivains plus jeunes : Franz Werfel, juif converti au catholicisme, qui raconte, dans Les Quarante Jours du Musa Dagh, l’histoire presque vraie d’un village arménien cerné par les troupes turques ; et Ernst Jünger, pour ses Falaises de Marbre ainsi que pour son Journal.

Le livre : Jakob Wassermann, L’Affaire Maurizius, traduit de l’allemand, Éd. Archipoche, 2023, 617 pages, 11,50 €.

Une échappée à Pont-L’Évêque

Par Nicolas Saudray
Août 2024

          Mon dernier passage à Pont-L’Évêque remontant à vingt-cinq ans, j’ai voulu revoir, à l’occasion d’une dédicace de livres, ce lieu qui m’avait plu.

         Un évêque de Lisieux eut l’idée de bâtir un pont à péage sur la Touques. Une petite ville se développa autour de cet ouvrage. Elle n’avait point de murailles, mais sa fonction de siège de la vicomté d’Auge lui valut d’attirer des notables dont les belles demeures existent encore.

         Les bombardements de 1944 détruisirent la cité aux deux tiers. Elle fut rebâtie assez bien, en évitant autant que possible le béton passe-partout. Grâce à la proximité de Deauville-Trouville, Pont-L’Évêque a évité le déclin que subissent tant de petites villes. Tombée à deux mille sept cents habitants en 1946, la population avoisine aujourd’hui les cinq mille. Soit plus du double du chiffre atteint sous la Révolution, époque à laquelle la cité était néanmoins un chef-lieu d’arrondissement (rôle qui lui a été ôté par la réforme Poincaré). Cette prospérité a pour rançon une circulation assez intense à la belle saison. David de Rothschild, l’une des vedettes de ka banque parisienne, a  été maire ici pendant dix-huit ans.

         Pont- L’Évêque s’étire le long de sa rue principale, coupée par la Touques.  Curieusement, le nom de cette rivière porte un s final, comme pour sa voisine la Dives. Serait-ce à cause de leurs méandres, qui les rendent plurielles ?  Le centre-ville, moins homogène que je l’aurais souhaité, offre néanmoins des édifices remarquables. Altière, dominante, pourvue d’un clocher aux allures de donjon, l’église gothique Saint-Michel (XVème-XVIème siècles) est presque une cathédrale. À l’intérieur, une maquette illustrer le drame de 1944, avec la nef éventrée. Les injures ont été réparées, les vitraux ont été remplacés avec bonheur.

          Deux édifices « briques et pierres » du XVIIème ont été fidèlement restitués : l’hôtel de Montpensier, aujourd’hui bibliothèque (sans rapport avec les ducs du même nom), et l’hôtel de Brilly, devenu sous-préfecture puis mairie.

          L’ancien couvent des dominicaines, en pans de bois,  est devenu un espace culturel, avec un musée qui présente notamment une reconstitution de l’intérieur de la grand-mère de Flaubert . En effet, la famille maternelle de l’écrivain habitait Pont-L’Évêque, et elle y a certainement connu quelques-uns de mes propres ancêtres. Flaubert y a situé l’un de ses chefs d’œuvre, Un Cœur simple (1877), en fusionnant  l’histoire d’une servante de sa grand-mère avec celle d’un perroquet que possédait un autre parent. À la fin du « conte », la vieille Félicité, parvenue au terme d’une vie de dévouement, reçoit une dernière vision de cet oiseau qu’elle aimait, et qui prend les dimensions du Saint-Esprit. L’incroyant Gustave, arrivé lui-même au terme de son parcours,  a réussi là une scène émouvante.

          La vicomté d’Auge reste présente par son siège, une mystérieuse tour carrée et chapeautée du XVIIème siècle, usée mais digne.

          Forteresse de briques, éclairée de façon avaricieuse par des impostes en arc-de-cercle, l’ancienne prison détonne un peu. Mais c’est l’un des très rares exemples, en France, d’une geôle demeurée à peu près dans son état d’origine. Aussi sert-elle parfois de décor pour un film, et des visites guidées sont organisées de temps à autre. Construite à compter de 1823,  elle est d’inspiration néo-classique, malgré quelques créneaux de fantaisie.

         De 1857 à 1861, les détenus sont, en moyenne, au nombre de 138. Sur la période 1890-1894, l’effectif tombe à 49. La proportion de femmes varie de        40 % à 20 %. Les sexes sont séparés, mais sans isolement, les hommes étant répartis entre quatre grandes cellules, et les femmes de même . L’encadrement se limite à un gardien-chef, à son épouse baptisée surveillante, et à un gardien sans grade. Malgré l’aspect rébarbatif de la bâtisse, les évasions se révèlent donc assez aisées. En 1846, un prisonnier prend congé en perçant tout simplement un trou de 45 cm de diamètre. En 1949, c’est le tour de René la Canne, une sorte d’Arsène Lupin qui amuse le public : il scie des barreaux, enjambe le mur d’enceinte, saute dans une voiture qui l’attendait. Il aurait pu, à vrai dire, passer par la porte d’entrée, qui ne ferme plus, mais il a préféré une solution plus élaborée afin d’éviter de trop graves reproches au gardien-chef, avec lequel il était en bons termes.

          À la suite de cet exploit, on s’aperçoit que la prison était cogérée par les détenus et les gardiens. La presse se moque de la « joyeuse prison de Pont- L’Évêque ». Un procès se termine en queue de poisson. La geôle est désaffectée en 1953.

          Heureusement, les Pontépiscopiens ont un autre trésor à montrer : à l’ouest du centre-ville, le festival de colombages de la rue Saint-Michel et de la rue de Vaucelles qui la prolonge, avec aussi des encorbellements le long d’un petit affluent de la Touques, l’Yvie. Ce quartier a échappé aux bombardements de 1944 et a été réhabilité durant les années 1990. La technique du pan de bois y montre toutes ses possibilités. Les couleurs sont maintenant à point, ni trop pâles ni trop vive. Un régal.

          D’autres colombages, en moindre nombre, d’autres édifices anciens, plus une étonnante villa du XXème siècle, se trouvent sur une voie qui part de la Poste, la rue Jean-Guillaume Thouret. Le nom de cette rue rend hommage à un député de 1789, fils d’un notaire,  qui y est né, a présidé la Constituante, et surtout a engagé la division du territoire en départements. Il voulait que ce soient des carrés de taille uniforme. Heureusement, ses collègues ne l’ont suivi que de loin. Et le zèle réformateur de ce monarchiste modéré ne l’a pas empêché d’être guillotiné.

          Je signale aux amateurs de colombages qu’ils peuvent rendre visite à bien d’autres lieux du pays d’Auge, ainsi qu’aux vieilles maisons de Rouen, et plus encore à celles de Troyes, qui forment à cet égard le plus bel ensemble homogène de France – cet ville ayant eu la chance de n’être détruite ni en 14-18 ni en 44.             

Polytechnique toujours vaillante

Un livre de Christian Marbach lu par Patrice Cahart
Juillet 2024

L’École Polytechnique est depuis deux siècles l’un des piliers de la France.

Christian Marbach, né en 1937, raconte les débuts des membres de sa promotion, celle de 1956. À cette occasion,  il retrace les grandes lignes de l’histoire de l’École elle-même, et insère ses propres souvenirs, depuis sa naissance jusqu’à sa sortie de l’École des Mines, qui dans son cas a complété l’X. À maintes reprises, il compare ces itinéraires à ceux des X des deux siècles précédents.

Les profils des élèves sont bien plus variés qu’on ne croit. Christian lui-même a commencé de se distinguer en remportant au concours général des lycées et collèges, non seulement des prix et accessits en mathématiques et physique, mais aussi en géographie.  Un peu plus tard, il a réussi en même temps le concours de l’École Normale Supérieure et celui de l’X. Ayant choisi cette dernière, après mûre réflexion, il ne l’a pas regretté, car elle a facilité sa participation active à la vie économique et scientifique. L’École au bicorne et à l’épée (la tangente) a néanmoins produit des peintres, des compositeurs, un directeur de l’Opéra, un graveur (Claude Gondard, qui a contribué à l’illustration du livre), des auteurs littéraires (Édouard Estaunié, Antoine Compagnon, tous deux de l’Académie française).

Une diversité géographique s’y ajoute. Christian évoque son enfance alsacienne. Dans sa ville natale d’Altkirch (Haut-Rhin) occupée par les troupes du Reich, il subit cinq ans d’école allemande. Puis, son père professeur ayant été nommé à Longwy (Meurthe-et-Moselle), ville tout à fait francophone, le garçon de neuf ans passe au français, et y met suffisamment d’énergie pour parler, dès son adolescence, presque sans accent.

Les X des premières promotions étaient bonapartistes ou républicains. Ils ont largement contribué à la chute de Charles le Dixième. Mais après avoir participé activement à la Révolution de février 1848, ils ont en juin de cette même année soutenu le gouvernement républicain modéré contre les émeutiers. Marc Sangnier, fondateur du christianisme social, sortait lui aussi de l’Ecole. Et il est à peine besoin de rappeler la trajectoire de Valéry Giscard d’Estaing (qui se percevait, d’après mes propres souvenirs, bien plus comme un ancien de l’X que comme un ancien de l’ENA).

À la lecture du livre, je ne puis m’empêcher de comparer les destins de ces deux Écoles. L’ENA, comme on sait, a été supprimée, remplacée par l’Institut du Service Public.  C’est beaucoup plus qu’un changement de nom, car l’affectation des élèves ne sera plus déterminée par un rang de sortie : chaque ministre fera son marché parmi eux, selon des critères que l’on peut imaginer, et qui nous ramèneront au temps de Balzac. L’X, au contraire, conserve son classement de sortie, objet d’une dure compétition entre élèves, et déterminant pour leur éventuel accès à un grand corps.

Pourquoi cette différence ? D’abord, me semble-t-il, parce qu’une technicité supérieure protège l’X, tandis qu’aujourd’hui toute personne normalement constituée est censée pouvoir exercer des responsabilités administratives. Ensuite, parce que des anciens de l’ENA, plus nombreux en cela que ceux de l’X, ont participé à la politique. Bien que le nombre des intéressés soit faible par rapport à l’effectif total, il a suffi pour les défauts du système français soient reprochés à la totalité des condisciples de François Hollande ou d’Emmanuel Macron, alors que ces défauts sont bien antérieurs à la création de l’ENA.

Troisième cause, à mon sens, du meilleur sort réservé à l’X : la solidarité entre ses anciens, plus forte que dans le cas de l’ENA. Cette supériorité tient à un recrutement plus jeune, et au régime de l’internat. Avant 1976, quand l’X était encore installée sur la Montagne Sainte-Geneviève, chaque chambre hébergeait huit à dix garçons. Chef de chambrée deux années de suite (ce qui lui valait l’appellation de crotale), Christian Marbach a parfois souffert de  l’indiscipline de certains camarades, mais a pu nouer à l’X de nombreux liens d’amitié. Il a d’ailleurs épousé la sœur de l’un de ses « cocons ». Aujourd’hui, à Palaiseau, chaque élève dispose de sa chambre, mais les repas sont pris en commun, et de nombreuses possibilités de travail en équipe continuent à favorises les relations, d’une part entre les X, d’autre part avec les élèves des écoles proches, sur le « Plateau ».

Je pense qu’aucun ancien de l’X, une fois parvenu à un poste de pouvoir, n’aurait l’idée de bouleverser la maison dont il vient, alors que l’ENA a commencé d’être dénoncée par certains de ses anciens dès 1967, et que la réforme de 2021-2022 se situe dans cette même ligne.

Ce sont ces trois facteurs, la technicité, la faible politisation, la solidarité qui, à mon avis, ont évité à l’X d’être comme l’ENA la victime d’un mouvement de rejet des élites.

Cela dit, l’X a été critiquée, comme l’ENA, pour son recrutement trop bourgeois. Christian Marbach relativise ce grief en citant des cas de recrues issues de milieux très modestes, Faidherbe, Georges Besse. Lui-même avait pour père un professeur de collège, mais son grand-père était maraîcher, et à la mort de ses parents, il n’a hérité de rien. À vrai dire, le problème de l’origine sociale est commun à l’ensemble de grandes écoles, et se retrouve dans tous les pays : malgré les bourses, un jeune ressortissant des classes aisées ou même moyennes a plus de facilité pour entreprendre et de réussir des études supérieures qu’un jeune issu d’un milieu populaire. Si l’on veut mettre un terme à cela, c’est de l’enseignement primaire et secondaire assuré dans de nombreux établissements qu’il faut relever le niveau, plutôt que de changer les grandes écoles

Autre reproche adressé à l’X : un prétendu malthusianisme. Christian Marbach montre que ce grief ne tient pas. La promotion de 1901 comprenait 181 membres. Depuis cette date, la population française métropolitaine, dans les limites géographiques actuelles, s’est accrue de 70 %. En parallèle, les promotions actuelles de l’X devraient donc compter 308 élèves français. Or celle de 2023 en a réuni 430. Et si l’on met à part les X sortis dans l’Armée, beaucoup moins nombreux aujourd’hui qu’autrefois, la progression des autres est encore plus marquée. J’ajoute que nous bénéficions de nombreuses écoles scientifiques qui n’existaient pas il y a un siècle. L’insuffisance française se situe plutôt du côté de l’Université.

Le livre de Christian Marbach m’incite aussi à comparer le corps des Mines, dont l’auteur est l’une des figures, à l’inspection des Finances. Celle-ci a été supprimée en tant que corps. Elle subsiste en tant que service de Bercy, mais de façon telle qu’on y entrera assez tard, et qu’on en ressortira assez vite – ce qui ne pourra manquer d’affecter son efficacité et son rayonnement. De son côté, le corps des Mines continue d’être alimenté à la sortie de l’X, et ce sont presque toujours les mieux classés qui le choisissent. Le corps a dû absorber celui des Télécom, mais le flux des entrants reste presque le même qu’avant : une quinzaine par an au lieu d’une douzaine. La dilution et la dévalorisation ont donc été évitées.

À quoi tient cet écart entre les deux corps ? Sans doute aux mêmes causes que l’écart entre l’X et l’ENA : la technicité des finances est jugée moindre que celle des sciences dures, et un peu trop d’inspecteurs des finances ont fait de la politique.

À sa sortie de l’école des Mines, Christian Marbach était attiré par la prestigieuse direction des Carburants (le pétrole aujourd’hui honni se trouvant alors en pleine gloire). Elle n’offrait que deux places. On les a tirées au sort (le rang de classement n’ayant donc plus, à ce stade, la même importance qu’à la sortie de l’X). Christian a été l’un des heureux bénéficiaires. Il est devenu ensuite, à la direction générale de l’Industrie, directeur-adjoint chargé des études et des programmes. Puis, passant dans le secteur privé, il a fondé la Sofinnova, société pionnière chargée de financer l’innovation, et il a animé la Coflexip, dont l’objet consiste à poser et à gérer des câbles sous les océans. Ces deux sociétés sont aujourd’hui bien-portantes (après un rattachement à Technip, en ce qui concerne la seconde). Un bon exemple de la créativité des X.

Il serait dommage que l’audience de ce livre instructif et stimulant se limite aux anciens de Polytechnique. Absent des librairies, il peut être commandé à l’éditeur.

Le livre : Christian Marbach, X 56, Récit et réflexions. 142 pages. En vente par la SABIX au prix de 20 euros port compris. Utiliser le lien: https://bit.ly/x56-ax

Ceux qui m’ont influencé au cours de ma vie

Par François Leblond
Juin 2024

François Leblond, préfet de région honoraire, est déjà connu des lecteurs du site Montesquieu par les souvenirs pittoresques  qu’il leur a livrés au sujet de la guerre d’Algérie. Il recense aujourd’hui les influences formatrices dont il a bénéficié.
Leur diversité, leur richesse sont celles de notre pays. .  

La profession un haut fonctionnaire est spécifique. Il s’engage, probablement pour la vie, à servir un État qui change régulièrement d’orientation politique. Il a donc besoin de convictions fortes pour rester lui-même. Dès l’enfance, il est marqué pour la vie par ceux qui l’entourent. Mais chaque étape de sa carrière enrichit son expérience sans remettre en cause les principes qui lui ont été appris dans sa  jeunesse. J’ai toujours beaucoup écouté les conseils qui m’ont été donnés par des hommes et des femmes dont j’appréciais la valeur.

I/ Mon enfance et ma jeunesse à Lyon

Ayant perdu mon père à l’âge de dix-huit mois, mon oncle Arloing quand j’avais 7 ans, mon grand-père Boutmy à 9 ans, j’ai été élevé par des femmes, maman d’abord, les deux sœurs de ma grand-mère Boutmy, Alice et Renée, ensuite. Toutes les trois vivaient dans le souvenir de mon oncle Fernand Arloing, professeur à la faculté de médecine de Lyon, qui avait laissé une place exceptionnelle dans leur cœur.

Mon oncle Fernand Arloing

Il était le fils de Saturnin Arloing, directeur de l’école vétérinaire de Lyon et professeur à la faculté de médecine. Ce dernier était un savant reconnu, Il avait eu une place mondiale dans la lutte antituberculeuse, s’étant opposé victorieusement à Koch sur la transmissibilité du mal de l’animal à l’homme. Veuf, Il était décédé au travail à 63 ans, son fils Fernand, lui-même professeur à la faculté de médecine, en ayant alors 35. Tante Lili, épouse de ce dernier, mariée depuis dix ans, avait vécu ses premières années de couple à l’école vétérinaire de Lyon, entre son mari et son beau-père, et avait assisté à leurs discussions scientifiques. Elle avait gardé de Saturnin Arloing un souvenir ému : « Je n’ai jamais trouvé de défaut à mon beau-père ! »

Oncle Fernand était titulaire de deux chaires à la faculté, ce qui était exceptionnel : médecine expérimentale et bactériologie. Il avait fait de la clientèle mais était, toujours comme son père, passionné par la recherche, notamment contre le cancer dont, malheureusement, il est mort. Il avait eu le temps, avant de mourir, de mettre au point un médicament, l’oxyferiscorbone, qui eut un succès commercial. D’où des moyens financiers substantiels pour les femmes de la famille et, pour maman, la possibilité d’acheter sa maison de Marcy, près de Villefranche-sur-Saône.

Il n’était pas un homme d’argent. Chrétien, il avait des activités sociales nombreuses qui le rapprochèrent du cardinal Gerlier. Il aimait faire passer des messages à cet égard à maman, qui garda toute sa vie un souvenir ému de son extrême générosité. Un jour, il avait dit de son épouse et de sa belle-sœur, lors d’une rencontre personnelle : « Elles n’ont pas l’esprit évangélique ». C’était sans doute un peu vrai à l’époque. Il n’était pas seulement un grand médecin ;  il avait développé, pendant ses loisirs, une activité de photographe, produisant un patrimoine énorme de plaques, que maman a donné à la bibliothèque municipale de Lyon. Il voyageait en Italie avec son épouse et sa belle-sœur pour y retrouver les richesses artistiques des différents siècles. Chaque voyage était précédé d’une étude minutieuse de ce qu’ils allaient voir. Tous les trois avaient ainsi une connaissance exceptionnelle des beautés de ce pays.

Il lisait beaucoup sur tous les sujets, défendant par exemple, Freud, et disant que son œuvre avait été déformée par ceux qui l’ont suivi. Il était parfois moqueur vis-à-vis de ses collègues, traitant l’un d’eux, gynécologue, de sage- femme en culotte.

Très gai, taquin, il était, probablement la personnalité la plus forte de la faculté. On l’appelait « le plus parisien des Lyonnais ».  Il n’avait pas voulu être doyen, pour éviter de faire, disait-il, des discours aux obsèques de ses collègues. J’ai entendu le professeur Dufour, un de ses amis, dire à ma tante : « Depuis qu’il est parti, la faculté dort !»

Il avait été réformé à la suite d’une opération du ventre qui avait laissé des traces et qui a été à la base de son cancer, trente ans plus tard. En 1914, il n’est donc pas parti au front. C’était le moment où son beau-père, Lucien Picard, âgé, eut, avec l’Etat, des problèmes à cause de son entreprise de produits chimiques. Il avait dû, quelques années avant, la vendre à une société allemande concurrente qui l’avait partiellement ruiné. Avec la guerre, l’entreprise risquait d’être mise sous séquestre. C’est Fernand Arloing qui a géré le dossier auprès des autorités et s’est fait, lui médecin, directeur de l’usine sans en avoir la formation.

Pour toute la famille, proche et éloignée, Fernand Arloing passait pour le grand homme, sans le chercher le moins du monde. Je ne l’ai connu que jusqu’à l’âge de sept ans mais j’ai eu le temps, enfant, de l’admirer. Maman avait voulu qu’il soit mon parrain, et après le décès de mon père, il a failli m’adopter. J’étais l’enfant qu’il n’avait pas eu.

Mes deux tantes et maman ont entretenu, en moi, son culte. La tristesse de tante Lili a été que je ne pense pas m’orienter vers la médecine. Elle a donné tous les dossiers de travail de son mari à la faculté ; ce pourrait être un sujet d’étude

Il avait examiné mon père cardiaque quelques temps avant sa mort et avait dit à tante Lili : « il est foutu ! ». Elle n’avait pas rapporté à ces mots à maman.

Quand on demandait à sa femme de chambre, Jeanne Cathenod, pourquoi elle ne s’était pas mariée, elle répondait : « je n’ai jamais trouvé un homme comme monsieur ! »  Elle supportait toutes ses exigences parce qu’il l’avait en haute estime. Elle aussi m’a élevé dans son souvenir. C’est elle qui m’a conduit à l’église d’Ainay pour ses obsèques, me faisant m’incliner devant son cercueil : « Tu vois comme il était grand » ! Elle faisait allusion à sa grande taille, mais c’était plus que cela.

Encore après sa mort, on menait la grande vie au 16 de la rue du Plat, en face de la cathédrale de Lyon : de somptueux dîners avec des convives triés sur le volet. Tante Lili détestait les gens ennuyeux et les faiseurs. On y donnait des concerts, dont l’un avec le Polonais Séverin Turel que tante Lili voulait contribuer à lancer.  L’appartement était vaste, rempli de belles choses. On disait que Louis XIII avait dormi dans la chambre de mon oncle ! Un contraste avec la vie difficile de maman et la mienne, mais que nous acceptions l’un et l’autre sans la moindre jalousie.

Lors de mes fiançailles avec Florence, tante Lili a offert une réception pour nos amis lyonnais. Elle a fait, à cette occasion, connaissance de mon beau-père dont elle a apprécié la personnalité mais a considéré qu’il était « plein de lui-même », ce qui n’était pas, dans sa bouche, vraiment un compliment. Quant à Malo, tante et marraine de ma mère, elle observait que les questions sociales ne semblaient pas beaucoup préoccuper ma belle-famille. Toutes deux avaient été influencées par la multiplicité des activités sociales de maman, elles avaient, désormais, davantage l’esprit évangélique qui leur manquait, sans doute, un peu plus tôt, comme l’avait dit oncle Fernand.

Mon grand-père, Lucien Boutmy, bon-papa

Ma grand-mère Boutmy était décédée au Corbet, sa propriété du Beaujolais, en 1932 à l’âge de 51 ans. Lui-même en avait 56. Il était inconsolable. Maman a voulu que nous portions, Florence et moi, leurs alliances, considérant que c’était un modèle d’union.

Maman était mariée depuis deux ans à la mort de sa mère et son père s’est imposé très largement dans la vie du ménage : ce qui n’était pas bon et que mon père supportait difficilement.

 Je ne suis né qu’au bout de sept ans de mariage et mon grand-père a retrouvé un peu de gaieté à cette occasion. Il écrivait chaque jour, des vers sur un carnet que nous avons, hélas, perdu dans nos déménagements. Il s’est arrêté d’écrire le jour de ma naissance.

Il avait eu d’importantes responsabilités dans la sidérurgie, étant le directeur à Paris des aciéries de l’Arbed, propriété de la grande duchesse du Luxembourg. Dès la mort de sa femme, il a pensé à quitter son emploi et à voyager sans se soucier de ses finances, au grand désespoir de la famille Arloing qui lui était très proche. Après la mort de mon père, il a proposé à maman de venir s’installer avec lui à Cogny-en-Beaujolais, pour être proche à la fois de la maison de famille du Corbet et de Lyon. J’ai donc été élevé par mon grand-père et maman en ce village, attendant l’âge de six ans pour aller en classe. Bon papa se chargeant de mes premiers débuts.

Il avait une maladie de cœur et pesait lourdement sur sa fille, l’empêchant de se remarier. C’était néanmoins un homme d’une grande gentillesse. Lorsque j’étais à Sciences Po, une amie me disait : « Qui n’a pas connu votre grand père ne sait pas ce que c’est qu’un homme aimable avec une femme.  »

Nous sommes installés à Lyon en 1943, en sous-location. La population avait beaucoup augmenté avec la guerre, et n’avons trouvé une location 16 rue du Plat que quelques mois avant la mort de ce grand-père. J’ai été impressionné par le petit discours qu’il a prononcé quand il a pendu la crémaillère : « J’ai trouvé un logement pour y mourir ». Maman y est restée vingt-deux ans.

Pour moi, bon papa, c’était la rigueur morale et l’indulgence à l’égard de ceux qui ne partageaient pas ses idées. Il avait été marqué, à cet égard, par son oncle Émile Boutmy. Il était l’aîné des neveux de ce dernier et son exécuteur testamentaire. Son fils Charles, mort sur le front en 1940, avait épousé Maddy Gainsbourg, une femme insupportable qui a empêché pendant onze ans le règlement de la succession de son beau-père, jusqu’à la majorité de son fils Henri Philippe, dit Poucet, mettant sa belle-sœur, maman, durant de longues années, en grandes difficultés financières.

 À la fin de sa vie, bon papa était très religieux et avait été reçu dans la Confrérie du Saint-Sacrement. Il siégeait dans les stalles de la primatiale Saint-Jean, où j’ai été plus tard enfant de chœur et où se sont tenues les obsèques de maman.

Ma grand-mère Leblond

Elle avait perdu son mari, Louis Leblond, l’année de ma naissance. Elle habitait le château du Vau au sud d’Angers et maman m’y emmenait chaque année au mois d’août pour que je reste un Leblond et que j’y retrouve mes cousins. C’était le reste d’un château féodal brûlé sous la Révolution. Je me suis toujours demandé pourquoi cette famille parisienne avait voulu acheter en 1921 un tel édifice.

Pour cela, il faut faire un peu d’histoire. Louis Leblond, mon grand- père, était un homme, de l’avis de tous, très intelligent. Il avait dirigé très jeune le plus grand hôtel du Havre, le Frascati. Après son mariage, il y associa son épouse, née Piguet, de la famille des horlogers de Genève. Ma grand-mère parlait de cette époque avec émotion. J’ai entendu de nombreuses fois dans sa bouche le mot Frascati. C’était, manifestement, sa marque de fabrique.

Ils avaient, quelques années plus tard, acheté l’hôtel Monsigny à Paris, un hôtel pour voyageurs que mon père dirigea quand son propre père tomba malade. Cet établissement existe toujours.  Louis Leblond était devenu juge au tribunal de commerce de la Seine, ce qui montrait l’image positive qui était la sienne. Malheureusement la maladie de Parkinson a cassé sa vie professionnelle. Cela été très néfaste pour la famille.

L’achat du Vau correspondait, je pense, à la volonté de ce royaliste militant de devenir châtelain et seigneur d’un village. Il laissait entendre qu’il ne s’appelait pas Leblond mais Prévost de Noirfond, nom que ses ancêtres auraient eu quand ils avaient accompagné Louis XVI à l’échafaud, et qu’ils avaient abandonné pour ne pas être, à leur tour, guillotinés. C’est invérifiable mais cela explique la volonté de toute la famille de se comporter en aristocrates, d’aimer les belles voitures et de ne pas lésiner sur les dépenses. Les Leblond étaient flambeurs !  Mes deux tantes Villeminot et Piercy de Vomécourt, deux superbes femmes au caractère trempé, étaient l’une et l’autre, à Paris, arbitres des élégances et le sont restées jusqu’à leur mort.

Ma grand-mère, assez terrible, avait partagé les idées monarchiques de son mari. Elle présidait la table dans la grande salle à manger du Vau, dont les murs étaient couverts d’armures moyenâgeuses qui me faisaient peur. Les Leblond avaient tous de la personnalité et les repas étaient explosifs. Seule maman gardait son calme et en riait.

Je n’ai pas un bon souvenir du Vau où je m’ennuyais, mais ces voyages annuels ont constitué une part de mon expérience d’enfant et de jeune homme. J’étais au premier rang à dix-neuf ans dans le cortège du deuil de ma grand’mère. Tout le village était présent : une procession de deux cents mètres de long conduite par mon oncle, l’abbé Jean Leblond, depuis le château, à travers les vignes « Coteaux du Layon » que nous possédions, jusqu’à l’église. Cela m’a montré la bonne image de la famille et j’en suis encore fier. Je suis, malgré la mort prématurée de mon père, un Leblond. Le Vau a été vendu à ma majorité à la suite de querelles de famille, c’est quand même  dommage.

Les tantes : Lili et Malo

Tante Lili m’a appris à aimer les personnalités exceptionnelles. C’est par elle que j’ai fait vraiment connaissance de son mari Fernand. Celui-ci travaillait jusqu’à minuit presque tous les soirs et elle restait en face de lui, lisant de l’autre côté de la table. Excellente pianiste, elle jouait six heures par jour. A quatre-vingt-cinq ans, elle parlait toujours d’étudier son piano. Elle ne savait pas faire cuire un œuf mais savait imposer le respect, mouchant les fausses valeurs. On la craignait.

Malo, un diminutif du nom de la marraine de maman, a eu sur moi encore plus d’influence que sa sœur. Elle connaissait par cœur l’histoire de sa famille et savait valoriser les personnalités qui s’étaient distinguées.

Les militaires d’abord : son arrière-grand père qui avait suivi Napoléon dans toutes ses batailles de Iéna en 1806  à Waterloo en 1815 en passant par la Russie, son grand-père qui avait eu les mêmes grades d’officier sous Napoléon III et qui n’avait pas supporté les trahisons comme celle de Bazaine en 1870. La carrière d’officier était pour elle la plus méritante et c’est elle qui m’a fait penser durant plusieurs années à entrer à Saint Cyr.

Mais ce fut aussi Malo qui m’initia à la connaissance d’un de nos ancêtres, le comédien du roi Brizard dont elle gardait précieusement les archives. Elle rappelait qu’il était mort en janvier 1791, de chagrin de voir la façon dont on traitait Louis XVI qu’il aimait profondément, tout en souhaitant les changements que son maître Voltaire avait appelés de ses vœux. À sa mort, Brizard était capitaine de la garde nationale sous l’autorité de Lafayette, ce qui montrait son ouverture d’esprit.

Maman (pour mes enfants : grand-mère Marthe)

Elle a connu de grandes difficultés financières, de la mort de son mari pratiquement jusqu’à mon mariage. Cela lui a donné un comportement à part dans la bourgeoisie dont elle faisait partie.

Elle était, en réalité, plus aristocrate que bourgeoise. Elle portait une chevalière aux armes des Boutmy et m’en avait fait faire une que je me suis fait voler. Sa distinction était naturelle et était appréciée de toutes les classes de la société. Elle déroutait un peu mes beaux-parents qui la traitaient de gauchiste, alors qu’elle a toujours voté à droite et que, fondamentalement, ils l’appréciaient.

Elle avait, à la mort de son mari et ne disposant d’aucune pension de réversion, créé une entreprise de tissage à la main. Elle avait vu faire des Africaines à l’exposition coloniale de 1937. Pendant la guerre, elle eut du succès parce que les vêtements étaient rares, elle a employé jusqu’à quinze personnes. Mais au moment de la mort de son père, qui l’aidait beaucoup à vivre, en 1946, il n’y avait presque plus de clients pour une telle activité. Dès 1947, elle chercha un emploi stable. L’entreprise Mérieux lui proposa de la recruter à un bon niveau de salaire, mais elle préféra l’enseignement- elle avait les diplômes voulus- pour avoir les mêmes vacances que moi, tout en sachant que la rémunération des professeurs dans l’enseignement catholique était, avant les lois Debré, très faible et qu’il lui faudrait trouver d’autres ressources. Elle transforma alors son appartement en une pension pour élèves venant de la campagne. J’ai eu ainsi des amis qui le sont restés.

Plus le temps passait, plus elle s’engageait dans toutes sortes d’associations venant au secours des plus pauvres, et aussi en politique, dans le sillage du MRP. Autant mes tantes m’influençaient en rappelant le passé de la famille, autant elle me faisait pénétrer dans un univers de gens modestes que je ne connaissais pas. Elle créa une « maison familiale de vacances » aux Praz de Chamonix où elle recevait des familles catholiques de Lyon chargées d’enfants et aimant la montagne ; les hommes avaient fait leur service dans les chasseurs alpins et atteignaient sans guide les sommets connus. C’est comme cela que j‘ai connu la montagne.

La maladie qui a alors atteinte ma mère, le Basedow – un dérèglement de la glande thyroïde – l’a obligée à quitter toute activité pendant deux ans. J’étais en math-élem, terminale scientifique de l’époque, et mes études en ont souffert. J’allais la voir à l’hôpital et dans les maisons de repos où elle était reçue, elle souffrait de mon absence.  Mon regard sur ceux qui sont en difficulté s’est élargi et cela m’a aidé plus tard dans ma carrière.

On l’a guérie et elle a pu reprendra toutes ses activités jusqu’à un âge avancé. C’est cette période de sa vie qu’ont connue mes enfants avec l’acquisition de la maison de Marcy où elle a été très heureuse. Elle était encore fidèle à ses engagements antérieurs. Elle a même voulu se présenter aux élections municipales mais elle a été battue car elle n’était pas encore depuis assez longtemps dans un village où tout le monde se connaît. Une fois par an, Villefranche-sur-Saône fêtait les conscrits dans la rue Nationale. En avant se situaient les hommes de vingt ans, ensuite ceux de trente, puis de quarante et ainsi de suite jusqu’à soixante-dix ans. Une année, on vit ma mère dans un landau tiré par un cheval, assise derrière le cortège, à côté du vétéran avec un grand chapeau et riant à gorge déployée. Elle ne manquait pas le voyage annuel des pompiers de Marcy, épuisant par sa longueur. À soixante –treize ans, elle partit à Paris avec un pliant pour assister à la grande manifestation de défense de l’école libre ; elle passa quatorze heures dans les rues et me dit le soir qu’elle n’était pas fatiguée parce que c’était formidable.

Après notre mariage, elle vint pendant deux ans à Paris, en train de nuit, pour suivre les cours de madame Borel Maisonny et créer à Lyon un enseignement pour enfants atteints de diverses infirmités les empêchant de progresser dans leurs études, notamment la dyslexie. Elle ne s’arrêta qu’à soixante-quinze ans. Je n’étais pas toujours en phase avec elle mais elle m’a beaucoup influencé.

Le père Bertrand, préfet des études du collège des Maristes de Lyon

Maman avait fait sa connaissance quand il m’a accepté en 9 ème, aujourd’hui CE2, alors qu’il n’y avait plus de place. C’était un homme d’une grande intelligence venant d’un milieu modeste. Dès l’abord elle a été en admiration devant lui, et il a été le confident de ses soucis, même après qu’il fut muté au collège de Vichy. S’il était resté à Lyon, j’aurais, sans doute, poursuivi mes études chez les maristes, bien que devenues trop chères pour elle : il aurait fait quelque chose pour l’aider et je n’aurais pas connu les affres d’écoles nulles pendant deux ans avant d’entrer au Lycée du Parc.

Il était très engagé dans le MRP d’alors, et a fait connaître à maman des députés connus à Lyon à l’époque, notamment Pierre Bernard Cousté, une des figures du mouvement, avec qui elle se lia pendant des décennies, organisant chez elle, pour lui, avenue Berthelot, des réunions, lors de chaque législative.

 Le père Bertrand, était, quand il était encore à Lyon, aumônier de la prison Saint-Paul où étaient détenus les prisonniers politiques qui avaient été emprisonnés après la Libération. Il m’a emmené au moins une fois au parloir de la prison, je devais avoir dix ans. Il se rendait beaucoup à Paris et s’est lié avec mon oncle abbé Jean Leblond, devenu professeur d’anglais à Stanislas. C’était aussi un habitué des Semaines Sociales de France, créées à Lyon au début du XX° siècle et rassemblant des hommes et des femmes se recommandant du catholicisme social. J’y suis venu pendant toutes mes années d’études à Sciences Po.

Il nous a mariés à la cathédrale de Senlis. Ma belle- mère n’a pas apprécié son homélie pourtant très gentille. Je n’ai pas compris ce qu’elle lui reprochait. Il est décédé quelques années après. Maman l’avait perdu de vue.

2/  Mon arrivée à Paris

Mon passage par Sciences Po. Jacques Chapsal, directeur de l’Institut d’études politiques de Paris

Pour moi, quitter Lyon pour Paris, c’était un peu une aventure. Maman venait d’être bien malade. Elle avait désormais heureusement un peu d’argent, la succession de son père venant d’être réglée, mais c’était dur pour elle de me voir partir. Les tantes, elles, étaient très favorables malgré la distance qui les séparerait désormais de moi, et avaient trouvé pour moi une chambre près de l’école chez une de leurs relations.

Quand j’ai passé la porte de Sciences Po et que j’ai vu le nom d’Emile Boutmy à la porte de l’amphithéâtre qui lui fait face, j’étais un peu ému.

Le jour même, j’ai croisé Jacques Chapsal dans le hall qui se dirigeait, à 13 heures, vers le Solex qu’il garait dans la  rue face à l’entrée pour aller déjeuner en famille. C’était un homme d’apparence austère qui rappelait ce qu’avait dû être Emile Boutmy : une vie entière consacrée à la formation des élèves, vivant de son salaire sans recherche de profits. Il était impressionnant de dignité. J’eus, deux ans après, l’occasion de lui parler quelques instants et pus lui dire mon lien avec le fondateur. Il me dit : « Vous entrerez à l’ENA si vous êtes digne de lui, c’est le seul de mes prédécesseurs dont je m’inspire. » Toute ma vie, j’ai eu présente à l’esprit cette parole qui m’engageait.

C’est un homme comme lui qu’il faudrait mettre à la tête de l’école aujourd’hui.

L’historien Devisse

Nous étions, dès la première année, répartis en groupes de vingt-cinq, en des conférences dites de méthode. L’histoire était la première des disciplines. J’avais entendu dire que Devisse était l’un des meilleurs maîtres de conférence et je m’étais inscrit dans son groupe. Bien m’en a pris : cet homme exceptionnel nous a passionnés toute l’année. Nicole Mialaret en était aussi et nous en parlons encore.

Il était très exigeant. Il nous proposait d’oublier un peu ce que nous avions appris dans nos études secondaires et d’entreprendre avec lui une étude originale des faits marquants de l’histoire depuis la Renaissance. Il nous interrogeait sans cesse sur tel ou tel événement qui lui paraissait fondamental pour la compréhension de l’histoire. Il nous donnait beaucoup de travail. Une forte ambiance régnait dans la conférence. Sciences Po vivait intensément grâce à lui. Il n’avait aucun a priori idéologique.

Alain Trapenard, Olivier Chevrillon, Bernard Gournay, Michel Crozier

Trois d’entre eux étaient sortis de l’ENA quelques années plus tôt. L’un était au Conseil d’État, deux autres à la Cour des Comptes, le quatrième était un sociologue déjà très connu. Ils avaient une vision critique de l’administration de l’époque, considérant qu’elle était beaucoup trop rigide dans son fonctionnement, qu’elle donnait trop de place au contentieux juridique aux dépens d’une réflexion sur la façon dont elle doit correspondre aux besoins du public. Ils avaient trente ans d’avance. Ils sont tous aujourd’hui décédés. S’ils étaient vivants, ils se trouveraient à la pointe du combat. Ce sont eux qui m’ont conforté dans mon désir d’entrer à l’ENA par l’image vigoureuse qu’ils donnaient et la passion qu’ils avaient pour la chose publique. Je me rendais souvent à la Cour des Comptes, où Trapenard et Gournay, jeunes auditeurs, ne disposaient pas de bureaux individuels et se parlaient beaucoup.

3/ Le temps de l’ENA

Le père Godart en Algérie

Après le concours de 1961, je suis parti faire mon service militaire, d’abord à Maisons-Laffitte puis en Algérie. Florence et moi, nous nous sommes mariés en septembre 1962 et elle a pu me rejoindre  pour y enseigner dans le collège des Pères Blancs de Constantine. Le directeur du collège était le père Godart, un Belge qui avait été attiré par la vie des successeurs du Père de Foucauld. C’était un grand seigneur. L’Algérie était désormais indépendante, mais il pensait que la France avait toujours sa place dans l’enseignement.

Il manquait de professeurs et se mit à les recruter dans toutes sortes de pays : Libanais, Égyptiens, Mauriciens. Florence, détentrice d’une licence de physique et chimie, prenait désormais place dans cette communauté internationale qui n’avait pas été la sienne jusque-là. Le père Godart accepta de me convier à tous les repas qui étaient pris ensemble. C’était ma première expérience internationale. Rien de petit dans le comportement du Père. Une vue sur l’Algérie qui, malheureusement n’a guère été suivie par ceux qui, ensuite, eurent à conduire ce pays. Plusieurs Pères blancs furent assassinés. Le Père Godart est rentré en France et nous avons continué à le voir jusqu’à son décès. C’est lui qui a baptisé Olivier.

Comme je l’ai écrit, il eut aussi une influence majeure sur Florence, qui s’est vue dans une situation inédite pour elle. Les postes de préfet étant alors exclusivement confiés à des hommes, les épouses jouaient un rôle majeur auprès de leur mari. L’expérience algérienne a aidé Florence à s’ouvrir aux diverses populations et à ne pas s’en tenir aux publics privilégiés.

4/ Ma carrière 

Raymond Marcellin, ministre de l’Intérieur,

Je n’avais rien fait pour entrer à son cabinet. Il avait appris à me connaître par les rapports que je faisais, quotidiennement, des points de vue des préfets sur l’actualité au lendemain des événements de 1968. Il avait demandé qui écrivait ces textes et avait voulu m’avoir auprès de lui. Ainsi je fus en contact permanent avec un homme, exceptionnel par beaucoup de côtés, et trop mal connu. Il ne battait pas l’estrade pour se fait apprécier, et allait au cinéma sans garde du corps, pensant que son physique de Français moyen ne le faisait pas reconnaître.

Aujourd’hui, un gros livre a paru à l’occasion du cinquantenaire de la mort de Pompidou. Il ne parle guère de lui et c’est dommage. C’était sans doute un de ses plus proches conseillers et un ami fidèle jusqu’à la fin.

Marcellin, résistant dans le sillage de Marie-Madeleine Fourcade, avait commencé une carrière politique dès le début de la Quatrième République sans autre étiquette que la modération. Il avait été  secrétaire d’État de Jules Moch, ministre de l’Intérieur, un homme qui, socialiste, avait joué un rôle majeur en 1948, dans la lutte contre le communisme, en organisant la police de manière à ce qu’elle soit en mesure de résister et en créant à cet effet les compagnies républicaines de sécurité. Jules Moch et Marcellin œuvraient ensemble. Marcellin s’en est souvenu quand il reçut, à son tour, la responsabilité de ce grand ministère. Pour lui, l’ordre public était une priorité, quelle que fût la sensibilité politique du pouvoir. Les hommes politiques des partis de la majorité  n’avaient pas  lui dire ce qu’il devait faire. Il considérait comme une priorité de faire face au danger communiste au niveau international et s’insurgeait contre « les gentils », comme il les appelait.

Il avait prouvé son énergie dès qu’il avait accédé au pouvoir en juin 1968 après les événements de mai, et le général de Gaulle avait approuvé la volonté sans faille de son ministre. Pendant les six ans passés au ministère, il n’a pas pris de vacances, résistant, par sa connaissance exemplaire des dossiers, à l’UNR qui voulait sa place.

Il avait pour principe de défendre les personnels placés sous ses ordres contre les attaques injustes. Il voulait des policiers suffisamment nombreux dans les manifestations, considérant que les bavures venaient le plus souvent de l’infériorité numérique.

 Les discours que je préparais avec lui pour la séance budgétaire relative au budget de l’Intérieur dans un hémicycle très plein étaient marqués par cette volonté sans faille. Pendant que ses collègues étaient en vacances, il assumait sa responsabilité. Je me suis inspiré de lui dans mon métier de préfet : j’ai toujours été là quand la situation le demandait et j’ai, comme lui, hiérarchisé l’urgence des sujets à traiter. « Quand la maison brûle, on n’appelle pas le décorateur ! »

 J’ai appris qu’en matière d’ordre public, un préfet est seul et qu’on ne peut compter sur des administrations centrales. Il faut ne leur demander que le minimum et ne compter que sur soi pour le meilleur et pour le pire.

C’est grâce à Marcellin qu’il n’y a pas eu d’attentat sous Pompidou, le ministère s’étant organisé pour les déjouer.  Il a subi une décision négative du Conseil Constitutionnel qui a annulé son désir d’empêcher la reconstitution des ligues dissoutes. J’ai assisté à sa colère téléphonique avec Alain Poher qui se préparait à saisir ce Conseil et qui l’a fait malgré tout. Ce fut le début de l’entrée du Conseil Constitutionnel dans l’arène politique.

Marcellin n’était pas un homme aimé mais respecté, qui parlait librement avec Pompidou une fois par semaine. Celui-ci l’a conservé, envers et contre tout, pendant six ans parce qu’il avait confiance en lui. Il l’a remplacé un mois avant sa mort, et j’ai compris alors que sa mort était imminente parce qu’il avait cessé de résister à son entourage.

Giscard n’a pas compris suffisamment qu’il pourrait être de bon conseil et a laissé, c’est dommage, se développer des campagnes injustes contre lui.

Jean-Pierre Fourcade

Il ressemblait, d’une certaine manière, à Marcellin parce qu’il montrait la même fermeté à défendre les finances que celui-ci avait exprimée pour l’ordre public.

J’avais auprès de Fourcade une fonction plus large que celle qui était la mienne au cabinet de l’Intérieur, puisque je m’occupais à la fois de la presse et du Parlement. Marcellin avait eu à traiter les lendemains de mai 68, Fourcade, la première grande crise pétrolière. Les deux hommes ont montré les mêmes qualités d’énergie.

L’inflation était alors à deux chiffres et il fallait chercher tous les moyens de la combattre, le premier d’entre eux étant de défendre l’équilibre budgétaire. C’était une question difficile parce que la conscience du danger n’était pas suffisamment partagée, notamment par le premier ministre, Jacques Chirac. Fourcade n’eut pas comme Marcellin des opposants venant de l’extérieur, mais il en eut dans le gouvernement dont il faisait partie. Marcellin tint six ans avec l’appui du président de République. Fourcade seulement deux ans, Giscard l’ayant laissé tomber après l’avoir choisi. Plusieurs fois, sans doute pris de remord par la suite, il a failli lui proposer de revenir, mais cela ne s’est pas fait.

Marcellin comme Fourcade m’ont montré que la rigueur dans les affaires de l’État est une nécessité, quels que soient les obstacles. C’est une leçon que j’ai gardée pendant toute ma carrière et dont on serait bien inspiré de se souvenir aujourd’hui.

Maurice Faure, président du Conseil général du Lot

J’arrivai dans le Lot en 1987 après avoir passé des moments très durs comme préfet de police en Corse Le département qui m’était confié m’avait été décrit comme très beau mais je ne le connaissais pas.

Naturellement, ma première visite a été pour le président du Conseil Général, Maurice Faure. Celui-ci m’accueillit avec méfiance, car nous étions sous la première cohabitation et il était dans l’opposition. Mais il avait bien connu Marcellin pendant de longues années et savait quel homme il était. Cela a immédiatement détendu l’atmosphère.

Quand je suis arrivé dans ce département, je n’avais, à part la Corse, qu’une connaissance limitée de la vie de province et je restais trop administratif malgré mon séjour à Meaux. Maurice Faure, apprécié de toutes les populations du Lot pour son savoir vivre et sa simplicité – il n’avait pas de voiture de fonctions – m’a appris ce qu’un préfet doit savoir pour exercer sa fonction avec une bienveillance qui n’exclut pas la fermeté.

Il me trouvait parfois trop pressé : « Monsieur le préfet, on ne part pas après les discours, on reste avec les gens, c’est cela qu’ils aiment ». La session du Conseil général à laquelle j’étais, par la  volonté de Maurice Faure, le seul préfet qui continuât à assister après la décentralisation de 1982, se terminait par un déjeuner où assistaient, en plus des parlementaires et des conseillers généraux, le préfet et les sous-préfets, les directeurs et les chauffeurs dans une salle étroite et surchauffée. La boisson était, probablement, un peu trop abondante, mais droite et gauche se retrouvaient et, pour un temps, rangeaient leurs armes.

Maurice Faure passait pour proche de François Mitterrand. C’était vrai sous l’angle intellectuel mais des nuances existaient entre les points de vue des deux hommes en des matières fondamentales. Faure a nuancé ma vision de cet homme complexe.

Le samedi matin, Faure traversait la cour de la préfecture pour parler avec moi. Ainsi, un dialogue facile s’établissait sur des dossiers sur lesquels nous n’étions pas toujours d’accord mais qui progressaient grâce à ce dialogue.

Au moment des élections présidentielles de 1988, Maurice Faure me dit : « Dans deux cas sur trois, je suis ministre. Si c’est Barre, il aura besoin d’un homme de gauche comme moi. Si c’est Mitterrand, il aura besoin d’un modéré comme moi. Il n’y a qu’avec Chirac que je ne le serai pas car je ne le considère pas comme un homme d’État.» Mon souvenir du cabinet Fourcade me faisait adhérer à cette dernière observation, même si elle était, à certains égards, exagérée.

 Maurice Faure m’a laissé un grand souvenir. Dans tous les postes que j’ai occupés après le Lot, je me suis efforcé de m’inspirer de son comportement et, plus tard, le dialogue entre nous s’est poursuivi :  je suis venu régulièrement le voir dans son appartement de Paris et  son décès m’a peiné.

Valéry Giscard d’Estaing, président du Conseil Régional d’Auvergne

Dès ma sortie de l’ENA en 1966, j’ai été sensible à la personnalité de Giscard qui venait de quitter le ministère des Finances, poste au cours duquel il avait séduit le Parlement par ses discours budgétaires sans notes. Lorsque j’étais membre du cabinet de Raymond Marcellin qui avait lui aussi l’étiquette « Républicains Indépendants », j’assistais aux réunions du groupe à l’Assemblée Nationale. Giscard venait régulièrement et je l’écoutais avec intérêt. J’avais été présenté à lui mais comme beaucoup d’autres. Lorsque j’ai été nommé préfet de la région d’Auvergne, Giscard, consulté, s’est contenté de dire qu’il ne me connaissait pas. On ne lui avait pas dit, à l’époque des présidentielles de 1974, que son parti m’avait désigné comme son délégué dans l’Oise.

 Lorsque j’ai été nommé en Auvergne, il était un homme différent de celui que j’avais connu vingt-deux ans plus tôt. L’échec de 1981 l’avait profondément marqué et il avait, depuis, accompli une nouvelle carrière qui l’avait rendu plus près des gens. Ceux-ci le reconnaissaient toujours comme l’ancien président de la République mais lui parlaient plus volontiers et continuaient à apprécier sa valeur. Pendant longtemps, il avait cru pouvoir retourner au pouvoir. Quand je suis arrivé, cette perspective n’était plus d’actualité.

Il aimait passionnément sa région d’Auvergne, rappelant que ses quatre grands-parents y étaient enterrés. Il voulait contribuer à la relever, considérant qu’elle était malade. Il tendait la main au préfet pour cela. Cette main, je l’ai saisie.

Il cherchait à faire voter par son assemblé les investissements de nature à favoriser un renouveau économique. L’État et l’Europe étaient concernés. Le premier d’entre eux était le projet de Vulcania contre lequel les écologistes étaient vent debout. C’est un parc pédagogique et touristique mettant en valeur les phénomènes volcaniques d’Auvergne. J’ai moi-même très vite constaté que Giscard avait raison de se battre pour un investissement qui attirerait les visites de la région. La dissolution de 1997 ayant vu l’arrivée des écologistes au pouvoir, on me demanda à Paris de m’opposer au projet. Je n’ai pas obéi et j’ai signé le permis de construire. Ce fut un tollé contre moi et, sans l’appui de Chevènement, alors ministre de l’Intérieur, j’aurais immédiatement perdu mon poste.

J’ai tenu en Auvergne encore deux ans et demi pendant lesquels j’ai contribué à lever tous les obstacles juridiques au projet, sans être le moins du monde aidé par les administrations centrales, Convaincu que Giscard avait raison, j’ai travaillé seul avec l’avocat du Conseil Régional et nous avons gagné au Conseil d’État.  J’ai été invité à l’inauguration quelques temps après avoir quitté la région et Giscard m’a dit ce jour-là : « Nous vous devons beaucoup ! » Pour cela, j’ai dû renoncer à recevoir une région plus importante, mais j’en suis fier.

Giscard, en Auvergne, m’a beaucoup apporté, lors des rendez-vous qu’il me donnait dans son modeste bureau. Il avait gardé un réseau international qui rendait sa conversation passionnante. Grâce à lui, nous avons dîné, Florence et moi, avec Kissinger, avec Helmut Schmidt et bien d’autres. D’ordinaire, un préfet reste trop hexagonal. Je me suis ouvert aux questions extérieures et je m’appuie encore sur les observations de Giscard pour l’analyse de l’actualité.

Michel Charasse 

Lorsque je suis arrivé en Auvergne, il était sénateur du Puy-de-Dôme. Je n’avais pas une opinion positive de lui. Je pensais qu’il avait été de ceux qui m’avaient empêché d’être préfet en 1981, et Giscard m’avait fait un portrait négatif de l’homme quand je lui avais rendu visite à ma nomination.

Une fois sur place, j’ai changé un peu d’opinion. Quand en 1997, la gauche fut à nouveau au pouvoir à la suite d’une dissolution malheureuse, je ne pouvais être persona grata. Charasse a été le seul, à gauche, qui m’ait défendu. Il considérait que je faisais bien mon travail comme représentant de l’État et que je devais être soutenu dans les dossiers difficiles que j’avais à traiter. Il n’a jamais dit de mal de Vulcania, et quand madame Voynet déclara qu’elle ne signerait plus de déclaration d’utilité publique d’autoroutes, il est venu à mon secours.

La question était majeure. La déclaration d’utilité publique (DUP) avait été émise pour toute l’autoroute Clermont-Bordeaux, sauf dans le Puy-de-Dôme. Si la décision n’était pas prise avant le 31 décembre 1997, toute la procédure était à reprendre, avec pour conséquence plusieurs années de retard. Je me déchaînai pour obtenir cette décision en dépit de l’opposition de la ministre, et j’ai gagné. Charasse a été pour moi, un soutien majeur à Paris où il avait un réseau innombrable, et où il était entendu, même si Mitterrand n’était plus là. On le disait franc-maçon. C’était peut-être vrai mais il était d’abord lui-même.

Il me parlait souvent de Mitterrand qui venait de mourir. C’était une passion. Il avait été un des collaborateurs privilégiés, et me montrait des aspects méconnus de ce personnage complexe. Mon point de vue sur Mitterrand étant à l’origine lié aux combats auxquels j’avais été associé, Charasse m’a fait évoluer sensiblement. Je persistais à lui reprocher son alliance en 1981 avec les communistes mais j’étais davantage sensible à ses qualités intellectuelles. Giscard, aussi, qui l’avait combattu, le prenait pour un homme de valeur, à l’inverse de Chirac qu’il méprisait. Mitterrand, malgré tous ses défauts, a quand même été un des présidents qui ont compté, comme De Gaulle, Pompidou et Giscard. On ne reste pas quatorze ans au pouvoir sans en avoir les qualités.

Charasse est décédé. S’il était de ce monde, je continuerais à le rencontrer.

De cette énumération des influences qui m’ont marqué toute ma vie, je retiens que je suis toujours fidèle en politique à ce que j’étais à quatorze ans. Je ne suis pas passé, comme beaucoup, de la gauche à la droite en vieillissant. J’ai toujours eu un comportement de modéré. Les personnalités que j’ai rencontrées au cours de ma vie m’ont conforté dans cette attitude et m’ont enrichi dans ma perception des sujets.

Quelle diplomatie pour le nouveau gouvernement de l’Inde ?

Par Philippe Humbert
Juin 2024

Alors que le BJP de Narendra Modi a remporté les élections générales indiennes – mais pas de manière aussi nette qu’attendu – le 4 juin dernier et qu’il sera reconduit à la primature dans le cadre d’une coalition, Philippe Humbert, expert de l’Inde et membre de l’Observatoire Asie-Pacifique de la Fondation, s’interroge sur ce que pourrait être la politique étrangère du gouvernement Modi 3.

Le temps est loin où l’Inde voyait sa diplomatie internationaliste et idéaliste fidèle à l’esprit du non-alignement de Bandung fracassée par l’attaque chinoise de 1962 et était contrainte de se replier sur une politique régionale de bon voisinage et sous la couverture d’un accord avec l’URSS signé en 1971. Il a fallu attendre les essais nucléaires de 1998 et la montée en puissance progressive de l’économie indienne pour que l’Inde sorte de l’angle mort des relations internationales et s’affirme dans la géopolitique mondiale. Narendra Modi, Premier ministre depuis 2014, a donné à cette ambition un éclat particulier jusqu’à en faire un élément majeur de sa rhétorique électorale en vue des élections de 2024, associée à l’image de la cinquième puissance mondiale en termes de PNB, du pays le plus peuplé de la planète et doté de l’arme nucléaire.

À l’heure où les élections générales en Inde marquent un net recul de la majorité NDA sortante (Alliance démocratique nationale), les options diplomatiques du nouveau gouvernement vont-elles évoluer ?

Il faut remarquer que la vision d’une Inde plus influente dans le monde est dans l’ensemble transpartisane et partagée par les partis d’opposition réunis dans la coalition INDIA. De plus, si le programme électoral du BJP (Bharatiya Janata Party, parti de Narendra Modi) a un volet international, ce n’est pas le cas des partis régionaux qui font partie de NDA. Il en va de même pour la plupart des membres de INDIA à l’exception du Congrès, parti de gouvernement fort d’une expérience internationale, dont le manifeste électoral précise des priorités : fermeté vis-à-vis de la Chine, budget militaire, antiterrorisme, bon voisinage régional. Mais tous sont muets sur l’Ukraine et, dans l’ensemble, les élections se sont jouées essentiellement sur des enjeux nationaux.

De ce fait, les deux faces de la diplomatie indienne – la défense des intérêts nationaux théorisée dans le concept de « multi-alignement » et la vision « révisionniste » de la promotion collective d’une nouvelle gouvernance mondiale aux côtés des BRICS – ne devraient pas changer, sauf événement international majeur.

Protéger avec force ses intérêts nationaux tous azimuts, au risque de ne pas être qualifié pour jouer un rôle de médiateur

Les intérêts nationaux évoqués à de multiples reprises par le ministre des Affaires étrangères de l’Inde, Subrahmanyan Jaishankar, relèvent de priorités stratégiques non discutées : l’intégrité territoriale du pays ; la lutte contre le terrorisme ; la sécurité maritime en mer de Chine, dans l’océan Indien, en mer Rouge ; l’accès aux technologies, aux fournitures d’armements et aux investissements étrangers ; la sécurité énergétique (pétrole, gaz) et la non-prolifération nucléaire.

La sauvegarde de ces intérêts vitaux qui mettent en jeu les relations avec de nombreux pays (Chine, États-Unis, Israël, Japon, pays du Golfe, Russie, Union européenne, etc.) conduit l’Inde à faire partie d’une manière pragmatique de multiples partenariats dont les chefs de file peuvent être antagonistes, par exemple le QUAD, dialogue quadrilatéral pour la sécurité avec le Japon, l’Australie et les États-Unis, et en même temps l’OCS (Organisation de coopération de Shanghaï) pilotée par la Chine.

Le nouveau gouvernement de Narendra Modi, sous la pression des partis d’opposition, sera comptable de la défense de ces intérêts vitaux pour la sécurité du pays, qui présupposent la stabilité internationale et le maintien du statu quo.

Mais en contrepartie, la recherche simultanée de tous ces objectifs empêche l’Inde d’aller loin dans le chemin de la médiation dans les conflits actuels. C’est le cas de la guerre en Ukraine où l’Inde a toutes les raisons d’être hostile à l’agression russe, mais est contrainte par l’opportunisme de sa position vis-à-vis de la Russie, même s’il est prévu qu’elle participe au sommet pour la paix organisé par la Suisse le 15 juin prochain. De même, l’Inde est partagée entre ses relations étroites avec Israël (armement, technologie, commerce) et son soutien historique à la solution de deux États. Un conflit à Taïwan serait aussi un dilemme très difficile à traiter.

Membre actif du « Sud global », au risque d’une subordination à la Chine

Dans le même temps, la diplomatie indienne « révisionniste » a inspiré la déclaration finale du G20 réuni à Delhi en décembre 2023, et fait de l’Inde le porte-parole autoproclamé du « Sud global », promoteur d’un « nouvel ordre international » aux côtés des BRICS.

On retrouve dans la déclaration du G20 beaucoup des sujets favoris de Narendra Modi : la lutte contre la crise sanitaire, les vaccins (« Inde, le laboratoire du monde »), le changement climatique et l’appel au financement par les pays développés de l’adaptation et des pertes et dommages, la promotion des énergies renouvelables, notamment de l’énergie solaire (Delhi est le siège de l’Alliance internationale solaire), l’élargissement du FMI et de la BIRD, ou la réforme du multilatéralisme.

Tous ces thèmes qui relèvent du soft power indien sont soutenus avec force par l’Inde. Mais celle-ci est moins allante s’agissant de la dédollarisation des échanges et des réserves des banques mondiales, ne souhaitant pas troquer la domination du dollar contre celle du yuan.

Plus largement, la mise à risque de l’Inde par la Chine sur ses frontières terrestres (Cachemire, Arunachal Pradesh) et maritimes (les bases chinoises depuis la Birmanie jusqu’à Djibouti) peut conduire l’Inde à prendre ses distances par rapport à l’agressivité tant militaire de la Russie sous influence chinoise qu’économique et technologique de la Chine (au PNB cinq fois supérieur à celui de l’Inde), sans compter la menace de prolifération nucléaire de l’Iran qui vient de rejoindre les BRICS.

Le subtil « balancing act » de l’Inde dans la géopolitique mondiale n’est pas terminé.

Antony

Par Jacques Darmon
Mai 2024

O tempora o mores
Cicéron

Je crains que la nature ne soit
qu’une première coutume
Pascal

Les évènements récents (mais devenus habituels) ont attiré une nouvelle fois l’attention sur le sort des femmes violentées.

Je ne sais pourquoi ces histoires, plus glauques les unes que les autres, m’ont fait souvenir d’une réplique de théâtre. C’est la phrase finale d’un drame d’Alexandre Dumas, « Antony » représenté, avec un immense succès, en 1831. Les anciens manuels de littérature française (eh oui ! il en existait !) le décrivaient comme un « drame romantique », nouveau genre théâtral inauguré par l’Hernani de Victor Hugo un an plus tôt.

 L’intrigue tourne autour d’Adèle d’Hervey, qui retrouve Antony, l’homme qu’elle a toujours aimé mais ne pouvait épouser. Malgré son mariage et sa vie de famille, Adèle ne peut résister longtemps à ses sentiments. Elle est surprise par son mari dans une chambre. Le déshonneur la menace. Elle demande à son amant de la tuer. Ce qu’il fait. Puis il ouvre la porte au mari en lui lançant : « Elle me résistait ; je l’ai assassinée ! » (cf. infra le texte exact de la dernière scène).

On notera d’abord l’élégance du personnage qui s’exprime en alexandrins ! Don José, 44 ans plus tard, se contentera du trivial : « C’est moi qui l’ai tuée ! ».

Ce qui m’intéresse ici, c’est le changement de sens des mots.

Celui qui prononcerait une telle phrase aujourd’hui voudrait simplement dire qu’il n’est pas arrivé à ses fins et que, devant la résistance de la femme, de rage ou de dépit, il l’a assassinée. Ce serait l’aveu d’un féminicide ordinaire.

En 1831, Antony a le cœur plus haut : il monte à l’échafaud (car il sait que le meurtre qu’il avoue est puni de la peine de mort) pour sauver « l’honneur » de la femme qu’il aime et qu’il innocente par son crime.

Mais quels que soient le courage et le « dévouement » d’Antony, pour un spectateur moderne, la mort d’Adèle n’a aucun sens.

Tout a changé. En Occident, l’adultère ne constitue plus un crime.

Adèle d’Hervey appelle la mort et remercie son bourreau. Mais, déjà, quelques années plus tard, Emma Bovary (1857) et Anna Karénine (1877) meurent non de déshonneur mais de désespoir. La critique s’adresse désormais à l’amant volage : Vronsky ou Rodolphe.

De toute façon, dans la société d’aujourd’hui, pour une femme comme pour un homme, le déshonneur (comme d’ailleurs le ridicule) ne tue plus ! La notion d’honneur est dépassée.

En 1917, Pirandello encore pouvait s’interroger sur « la volupté de l’honneur ». Aujourd’hui, les ressorts dramatiques de cette pièce de théâtre sont incompréhensibles pour un spectateur moderne. En tous cas, en Occident, l’honneur n’est plus lié à la pureté (ou la virginité) de la femme.

La liberté des mœurs a enlevé tout caractère dramatique aux scènes d’adultère. Le mari jaloux est un sujet de comédie. Le mari volage aussi.

Les dernières années du XIX° siècle ont vu se multiplier les comédies sur ce thème de l’adultère. L’homme perdait fréquemment son pantalon (mais gardait son caleçon !) d’où le terme de « pantalonnades » donné à ce genre de spectacle. Mais l’image de la femme bourgeoise restait préservée grâce à l’intervention d’un personnage nouveau : la « cocotte » ou la « demi-mondaine » (la Traviata). Le mari s’amusait hors du foyer familial, mais la femme y restait. Solution intermédiaire ?

Aujourd’hui, les derniers obstacles ont disparu : homme ou femme, les vêtements volent : les corps nus s’exposent . Le meurtre d’Adèle n’a plus aucun sens.

En Orient, cependant, il en est très différemment : la femme adultère a peu de chances de survivre : elle sera probablement tuée par son mari, ou son frère ou son père. Dans le drame romantique français, l’enjeu est l’honneur de la femme. Dans le « crime d’honneur » oriental, c’est au mieux la défense de l’honneur de la famille, au pire la vengeance du cocu. L’Occident déifie la femme ; l’Orient la réifie .

Autre changement important : la dissymétrie des rôles de l’homme et de la femme est remise en cause. S’il fallait pour sauver les apparences qu’il y ait un mort, pourquoi la femme ? Certains aujourd’hui, malgré le dévouement de l’amant, s’indignent du destin de la femme et souhaiteraient renverser l’action finale : c’est Adèle qui devrait tuer Antony et dire à son mari et aux juges : « Je l’ai tué car il voulait abuser de moi !». D’ailleurs, un metteur en scène à la Scala de Milan a prévu qu’à la fin de Carmen, celle-ci tuait Don José !

Même retournement des mœurs du côté des hommes. Car les hommes s’enfuient plus souvent qu’ils n’assassinent (on serait tenté de dire : heureusement !). Conséquence : les familles monoparentales n’ont jamais été aussi nombreuses. !

Ces transformations de la vie sociale affectent non seulement l’adultère mais aussi le viol. Alors que Lucrèce ne se sent plus capable d’affronter le monde extérieur et se suicide seule dans son palais, les femmes aujourd’hui agissent très différemment

En Occident, le déshonneur est pour le violeur et non pour la violée. Les femmes violentées sont des victimes qu’il faut entourer et soutenir. On analyse l’agression comme un traumatisme physique ou moral. Il n’est plus question d’honneur perdu.

Beaucoup se sentent assez fortes psychologiquement pour parler ouvertement de leur agression : elles paraissent à la télévision ; elles la racontent dans un livre. D’ailleurs, les mouvements féministes les incitent à parler et à dénoncer leur agresseur, sans hésiter à fournir au public des détails les plus intimes sur leur supplice

Alors que Lucrèce est indifférente au sort de Tarquin, les femmes violentées aujourd’hui sont déterminées à punir et à faire punir le coupable. Pour une part par vengeance ordinaire. Pour une autre part par prophylaxie : empêcher un malfaisant de faire d’autres victimes.

Les violeurs, en revanche, n’ont pas modifié leur comportement : ils s’enfuient s’ils sont sûrs de ne pas être reconnus. Dans le cas contraire, souvent, ils tuent leur victime pour éliminer un témoin gênant.

En fait, c’est tout le théâtre classique qui a perdu, du fait de l’évolution des mœurs, son ressort dramatique.

Chimène n’hésiterait pas à épouser Rodrigue . Peut-être publierait-elle un livre pour décrire l’atmosphère oppressante de son enfance. ?

Les Titus modernes ont tous gardé leur Bérénice.

Andromaque n’écarterait certainement pas le puissant Pyrrhus.

Cyrano épouserait Roxane peu de temps après la mort de Christian (ou même avant ?).

  1. Jourdain pourrait être candidat aux élections présidentielles (américaines ?).

Le laboureur, « sentant sa mort prochaine », inviterait ses enfants à prendre une année sabbatique et à voyager.

Il faut plaindre les professeurs de lettres face aux adolescents d’aujourd’hui !

Nicolas Saudray, « L’histoire de France vécue par douze familles »

Un livre lu par François Leblond
Avril 2024

Ce livre d’une France souffrante, inventive et tenace embrasse six siècles. Pour la commodité du lecteur, mon compte-rendu figure sous la rubrique « Histoire du XIXème », mais il aurait pu prendre place plus tôt ou plus tard.

D’assez nombreux ouvrages ont été consacrés à une seule famille. Douze, c’est à ma connaissance sans précédent. Explorant ces douze dont il descend, l’auteur a regardé l’histoire de France se faire par en-dessous. Dans les premiers temps,  les acteurs sont en majorité des humbles, paysans, meuniers, boulangers, aubergistes. Mais dès le XVème siècle, une petite noblesse d’épée apparaît, et elle est rejointe par trois autres variantes de l’aristocratie, tout en restant à un niveau assez modeste : noblesse de cloche (des échevins que le roi a entendu distinguer), noblesse d’office (achat de charges), et noblesse d’Empire.

Quelques figures émergent : un compagnon de Jeanne d’Arc, plébéien anobli (Jean Daneau), un pasteur calviniste de choc, actif dans une grande partie de l’Europe (Lambert Daneau), le principal avocat de l’affaire Calas (Jean Baptiste Élie de Beaumont), un hôtelier fastueux de Rio-de-Janeiro, ancien grognard de Napoléon (Louis Pharoux), l’un des meilleurs manufacturiers de cachemire, fils d’un ouvrier en chambre (Jean Deneirouse), un compositeur excentrique et séduisant (Erik Satie), un général d’armée pionnier de l’arme blindée en parallèle avec De Gaulle (René Prioux), un second compositeur, un peu oublié chez nous mais bien connu à l’étranger (Daniel-Lesur).

L’intérêt de ce livre est non seulement de restituer les vies d’autrefois, mais de montrer que des familles d’origines géographiques et sociales très diverses, voire opposées, ont fini par fusionner. L’ancienne France est souvent décrite comme une société de castes. En réalité, elle était assez ouverte.

Le livre : Nicolas Saudray, L’histoire de France vécue par douze familles, sous-titré Quand la petite histoire se marie à la grande, Édisens, 2024. 496 pages, 29 €. 

Lille entre deux trains

Par Nicolas Saudray
Avril 2024

Une affaire relative à une association me conduit au quartier administratif de Lille – au sud des gares. C’est un petit festival d’architecture moderne. L’hôtel de la région déploie en demi-cercle sa façade de verre. Celui du département, plus ancien, associe une forteresse de briques à une autre courbe de verre. Le bâtiment de l’INSEE, de briques lui aussi, assez vaste, mais plus bas, élégamment assis dans la verdure, donne envie d’y travailler.

Je m’interroge davantage sur l’ancienne cité administrative d’État, construite en deux temps de 1951 à 1971. Elle est démesurée, avec ses 25 étages. Sa structure en équerre et sa combinaison de briques et de pierres, dans le goût du pays, lui évitent toutefois la laideur. Or une nouvelle cité, plus moderne, vient d’être achevée en banlieue sud. La plus vaste de France !  Les occupants de l’ancienne y emménagent de façon progressive. Pour justifier ce changement, l’autorité administrative a invoqué la nécessité d’économiser de l’énergie. Mais l’acquéreur, encore à trouver, de l’ancienne cité qui a été mise en vente, héritera du problème. L’amélioration des conditions de travail a également été mise en avant. Or la nouvelle cité se trouve loin, à la différence de l’ancienne, encore centrale. Alors, quel est le vrai motif du changement ? Une volonté de puissance ? La nouvelle cité va accueillir deux mille fonctionnaires, alors que l’ancienne n’en héberge qu’un millier.

Ayant accompli ma mission, j’explore un autre quartier récent, voué aux affaires, celui d’Euralille, vaste gare remplie de boutiques. La modernité s’y fait plus banale.

J’ai hâte de retrouver le centre historique, où ma dernière visite remonte à 1968. Heureuse surprise : en maints endroits, les façades ont été repeintes, ou même  restaurées. Le visiteur se laisse entraîner dans un lacis de petites voies aux noms  pittoresques : rue des Sept Agaches (sept pies), rue des Chats Bossus, rue des Débris-Saint-Étienne (en souvenir d’une église). Des magasins ont conservé leurs devantures artistiques d’antan. Au fil de la promenade, le baroque flamand, aux teintes rouges et jaunes, que certains appellent maniérisme flamand, évolue vers le classique flamand, plus orné et plus coloré que son homologue de l’intérieur de la France. L’hospice Comtesse, plus ancien, arbore une livrée un peu trop écarlate, mais il se patinera.

À la périphérie de ces quartiers, les mêmes styles ont inspiré avec bonheur, au XIXème siècle voire au XXème (reconstructions d’après 1918), des immeubles résidentiels ou commerciaux de proportions plus vastes. Par l’effet des restaurations, l’austère chef-lieu du Nord est devenu l’une des plus belles villes de France.

Voici le chef d’œuvre, une succession de trois places : la place Rihour, la Grand Place (devenue place du général de Gaulle en l’honneur d’un enfant du pays), la place du Théâtre. La Grand Place est, sur deux côtés, assez disparate. On peut y visiter, notamment, le magasin du Furet du Nord, qu’une plaque, à l’intérieur, proclame la plus grande librairie du monde. Les autres côtés sont homogènes, en baroque flamand. On n’a pas tous les jours l’occasion de voir un joyeux spectacle de cette qualité.

La Vieille Bourse a été construite quelques années avant le rattachement de Lille à la France, advenu en 1668. À l’origine, c’était une réunion de vingt-quatre commerces ; la bourse des valeurs ne s’y est installée qu’en 1861. La cour intérieure, assez étroite mais superbe, est aujourd’hui le repaire des bouquinistes (attention, les grilles sont fermées le matin).

Place du Théâtre, le visiteur trouve une seconde façade de la Vieille Bourse, semblable à la première. En regardant bien, il découvre quelques boulets du siège infructueux de Lille par les Autrichiens en 1792, enchâssés là en souvenir – et beaucoup d’autres, paraît-il, sont encore conservés à l’intérieur des habitations. Mais c’est surtout la Nouvelle Bourse qui s’impose au regard – le palais de la Chambre de commerce, avec son puissant beffroi. Il a été achevé en 1920, dans un style néo-Renaissance flamand qui se marie fort bien avec le baroque d’en face. Vous le verrez aussi depuis les petites rues, au bout desquelles il surgit de toute sa taille. Mieux encore : allez l’observer  depuis l’angle le plus éloigné de la Grand Place, chapeautant victorieusement son amie beaucoup plus ancienne la Vieille Bourse. Une réussite qui n’avait pas été prévue au départ et qui séduit d’autant plus.

Ce beffroi, haut de 76 mètres, a un concurrent malheureux, situé hors du centre historique : celui de l’hôtel de ville, 104 m de haut, record d’Europe, édifié après les destructions de 1914-18, et inscrit par l’UNESCO au patrimoine mondial. Grêle, isolé, il heurte l’œil sans convaincre. On dirait un minaret désaffecté.

Mon pèlerinage inclut encore la belle église Saint-Maurice, halle gothique et néo-gothique à la fois, construite et complétée depuis le XIVème siècle jusqu’au XIXème. Elle est faite de cinq nefs parallèles d’égale hauteur, soutenues par de fortes colonnes. La dernière extension a été réalisée en absorbant le rue des       Os-Rongés. L’ensemble est très clair, très éloquent.

Marchant dans les rues, je perçois à plusieurs reprises des intonations flamandes. On n’a jamais parlé cette langue à Lille, mais la frontière linguistique serpente à quelques kilomètres.

Hélas, je n’ai pas le temps de revoir les restes de la citadelle, où Vauban était le gouverneur, et où il a passé une grande partie de sa vie. La Ville a renoncé à présenter ces vestiges pour inscription à l’UNESCO, car cet honneur lui aurait valu trop de contraintes.

Dernière vision de Lille : un estaminet (appellation encore courante dans le Nord), à demi fermé, et aux vitres taguées, qui s’intitule bravement Un coin de paradis. 

Jean Sévillia – Cette Autriche qui a dit non à Hitler

Lu par Nicolas Saudray
Avril 2024

Prisonnier dans un village de Basse-Autriche, le père de Jean Sévillia avait noué des liens d’amitié avec les habitants. Après la guerre, il y est revenu maintes fois en vacances, avec sa famille. Son fils était donc bien préparé à nous parler de la petite nation au drapeau rouge-blanc-rouge, observée durant la pire crise de son histoire.
En 1918-1919, l’Autriche, reliquat de l’empire des Habsbourg, se retrouve seule. C’est un modeste pays (6,5 millions d’habitants) avec une tête trop grosse (Vienne). La majeure partie de la population, toutes tendances politiques réunies, penche vers un rattachement à l’Allemagne. Mais le traité de Saint-Germain l’interdit.

D’abord à dominante socialiste, le gouvernement est confié à un prélat, Mgr Seipel : situation originale dans l’Europe du XXème siècle. Sa doctrine, à l’égard de l’Allemagne, est Une nation, deux États. À compter de 1930, la crise économique mondiale secoue le pays, et les élections régionales d’avril 1932 révèlent une montée du nazisme, insignifiant jusque-là. Les incidents se multiplient.
C’est dans cette situation tendue qu’Engelbert Dollfus devient chancelier. Ce fils de paysans a d’abord voulu se faire prêtre, puis est devenu juriste. Sa petite taille l’a fait surnommer Millimetternich (Metternich millimètre). Les socialistes commettent la lourde erreur de lui refuser leur concours, malgré la menace nazie.
En mars 1933, après l’avènement de Hitler en Allemagne, Dollfus, coincé entre deux oppositions, décide de se passer du Parlement. Il devient donc un dictateur. On le lui a beaucoup reproché. Avait-il vraiment le choix ? Aujourd’hui encore, son régime est habituellement qualifié d’austrofasciste. Les deux éléments les plus caractéristiques du fascisme lui font néanmoins défaut : un parti unique, et une ligue paramilitaire. La Heimwehr, milice conservatrice, fascisante et antinazie du prince Starhemberg, soutient Dollfus, mais il n’a pas autorité sur elle, et les désaccords ne manquent point. Les socialistes, opposants, ont leur propre ligue armée, le Schutzbund.
En février 1934, le Schutzbund prépare un coup d’État. Quel aveuglement ! Dollfus réagit par des arrestations, lesquelles déclenchent des émeutes. L’Armée reste fidèle au chancelier, qui gagne la partie.
Il tombe ainsi d’un danger dans un autre. En juillet 1934, à Vienne, téléguidés depuis Berlin, les nazis attaquent la chancellerie. Dollfus est tué. Saluons cet homme courageux, auquel la postérité n’a pas rendu vraiment hommage. Mussolini, alors hostile à Hitler, masse des troupes au pied du Brenner. La tentative nazie a échoué. Les rênes de l’Autriche sont reprises par l’ancien avocat Kurt von Schuschnigg, qui n’a pas la fermeté de Dollfus.
En 1936, Mussolini conquiert l’Éthiopie. Mis au ban des nations, il est contraint de se rapprocher de Hitler. La France et la Grande-Bretagne sont absorbées par leurs problèmes internes. La population de l’Autriche n’atteint que le dixième de celle de l’Allemagne. Les effectifs des deux armées sont dans la même disproportion. Dès lors, le sort du pays est scellé. Il est vain, à mon sens, de se demander ce que Schuschnigg aurait dû faire ou ne pas faire.
Convoqué en février 1938 par Hitler à Berchtesgaden, il consent sous la contrainte diverses concessions, dont la principale consiste à confier le portefeuille de l’Intérieur au nazi Seyss-Inquart. Rentré à Vienne, et désireux d’annuler les concessions extorquées, il prononce deux éloquents discours et lance un référendum sur l’indépendance de l’Autriche. Cette fois – mais il est bien tard – les socialistes l’appuient. D’après les observateurs (dont les historiens ultérieurs confirmeront les dire), le « oui » est en passe de recueillir au moins les deux tiers des suffrages. Pour prévenir une telle défaite, les nazis locaux se soulèvent et, le 12 mars, l’armée du Reich envahit l’Autriche. C’est l’Anschluss.
Pourquoi a-t-on éprouvé, à l’étranger, le sentiment d’un ralliement massif du pays au nazisme, alors qu’une grande majorité s’apprêtait à effectuer un choix contraire ? D’abord, parce que de nombreux partisans du « oui » (à commencer par le cardinal archevêque de Vienne, et par le Dr Renner, socialiste, futur président de la République), voyant le pays submergé, ont compris qu’il n’y avait plus d’espoir et ont retourné leur veste. Ensuite parce que les services de la propagande nazie ont sélectionné les photos et les films, en montrant seulement ce qui allait dans leur sens. Ainsi, une minorité est apparue majoritaire.
Au moins cinquante mille Autrichiens sont arrêtés. Les juifs sont invités à quitter le pays en abandonnant leurs biens. 136 000 le font, dont Sigmund Freud et de nombreux artistes ou intellectuels. L’Autriche – Österreich – perd jusqu’à son nom ; elle devient l’Ostmark, la marche de l’est.
La résistance ne cesse pas pour autant, et elle émane de tous les milieux : communistes, socialistes, prêtres, monarchistes. Dix mille condamnations à mort sont prononcées de 1938 à 1945. L’ouvrage résume le parcours de quelques-unes de ces victimes. Schuschnigg, veuf, se remarie en prison ; après la Libération, il termine son existence en Grande-Bretagne . Le prince Starhemberg sert dans les Forces Françaises libres. Otto de Habsbourg tente de faire vivre une structure autrichienne aux États-Unis ; après la guerre, il est néanmoins expulsé d’Autriche.
Lucide, équilibré, fort bien documenté, l’ouvrage de Jean Sévillia permet de s’y retrouver dans cette époque insensée. Il fait justice des idées fausses.
Malgré ces épreuves, l’Autriche a su préserver son originalité. Libérée dès 1955 d’une occupation soviétique partielle, elle connaît aujourd’hui un niveau de vie supérieur à celui de l’Allemagne. Les querelles politiques y sont parfois vives, mais restent courtoises. Personne, des deux côtés de la frontière, ne préconise plus la fusion avec le grand voisin.

Le livre Jean Sévillia, Cette Autriche qui a dit non à Hitler – 1930-1945
Perrin, 2023, 506 pages, 24 euros.

Jean-Paul Clément : La Naissance de l’Opinion, Bertin et le Journal des Débats

Lu par Nicolas Saudray

Mars 2024

          Les Français croient souvent que la presse a débuté avec Théophraste Renaudot. En réalité, la Gazette d’Anvers, composée moitié en français moitié en flamand, est apparue dès 1605, donc une génération plus tôt.

          Mais l’essor de ce moyen de communication est lent, dans notre pays comme ailleurs. La Révolution multiplie les petites feuilles. Un député de la Constituante fonde le Journal des Débats pour reproduire les discussions de sa Chambre. En 1800, Bertin aîné, trente-quatre ans, rachète ce quotidien, aidé par son frère Bertin de Vaux qui mènera plus tard une carrière politique. Les Bertin sont les fils d’un capitaine qui était attaché au duc de Choiseul. Leur achat est le début d’une belle aventure.

          Sous le règne de Napoléon, hélas, le moindre écart de plume se paye cher. Bertin aîné est emprisonné quelque temps. Sa feuille, confisquée, devient le Journal de l’Empire. 

          En 1814, Bertin récupère son bien et sn titre. Il ne tire qu’à 13 000 exemplaires, et est un peu dépassé en volume par le Constitutionnel  de Thiers, mais c’est le quotidien le plus influent du pays. Comme de juste, il soutient le nouveau régime. Cela ne l’empêche pas de s’opposer successivement, sous l’influence de Chateaubriand qui est un grand ami de Bertin, à deux premiers ministres : le modéré Decazes puis l’ultra Villèle. À l’arrivée du ministère Polignac, le Journal des Débats se déchaîne contre lui par la plume de l’excellent Saint-Marc Girardin, et c’est l’un des principaux facteurs de la révolution de 1830. Bertin contribue ainsi à renverser Charles X, sans l’avoir vraiment voulu.

          Le lecteur actuel s’étonne en constatant le poids, bien supérieur à celui d’aujourd’hui, que pouvait peser alors un journal, malgré sa faible diffusion. Les gens se prêtaient des exemplaires ou allaient les lire dans des cabinets de lecture. Ils méditaient sur les articles au lieu de les parcourir comme nous le faisons.

          Sous la monarchie de Juillet, Bertin suit la ligne officielle et lâche le légitimiste Chateaubriand, tout en restant en bons termes avec lui. Le journal connaît alors son âge d’or. Les rédacteurs sont de haut niveau : Hugo parfois, Champollion, le pionnier des chemins de fer Isaac Pereire…Pour rester compétitif, Bertin se met comme ses confrères au roman-feuilleton, et Balzac publie chez lui son Modeste Mignon. Depuis l’origine, d’ailleurs, le journal accorde une très large place à la littérature.

Cette réussite est symbolisée par le célèbre portrait qu’Ingres peint de Bertin  en 1832, aujourd’hui au Louvre. Il dégage un sentiment de puissance. Théophile Gautier a qualifié son modèle de César bourgeois : terme injuste, car l’homme était d’une grande culture, et fort discret dans sa vie quotidienne.

Sa fille Louise, infirme, est semble-t-il la première Française à avoir composé des opéras. Sans succès, malheureusement.

Après la mort de Bertin aîné, en 1841, la direction du journal passe à ses fils, et son influence commence à décliner. Sous le Second Empire, il reste orléaniste, et figure donc dans l’opposition. Ses collaborateurs restent du meilleur niveau : Taine, Renan, Maxime du Camp, Léon Say…

Au début de la Troisième République, le Journal des Débats ne tire encore qu’à 26 000 exemplaires, contre 1 400 000, par exemple, pour le Petit Parisien. C’est un journal élitiste et cher. Financièrement, il survit en faisant payer au prix fort  la publicité qu’il accepte. Son nouveau directeur, Étienne de Nalèche, homme estimé, n’a plus guère de prise sur les grands événements.

Lors de sa suppression, en 1944, le journal n’est plus que l’ombre de lui-même.

L’historien Jean-Paul Clément compte parmi les meilleurs spécialistes du XIXème siècle. En faisant revivre, par ce livre, toute la presse de cette centaine d’années, et en rappelant son rôle majeur dans la grande histoire de cette époque, il lui donné un relief peu commun.

Le livre  Jean-Paul Clément, La Naissance de l’Opinion – Bertin et le ‘Journal de Débats », collection e-Poche », éditions Michel de Maule. 235 pages. 11,50 €

C’est le premier ouvrage d’une nouvelle collection de poche, à caractère historique.    

Voltaire historien

Par François Leblond
Lu par Nicolas Saudray
Février 2024

 L’historien Voltaire forme la transition entre l’histoire des chroniqueurs, simple série d’évènements, et l’histoire moderne, suite de causes et de conséquences, appuyée par considérations géographiques ou économiques.

En cette spécialité, Voltaire a écrit essentiellement trois livres : dans l’ordre, L’Histoire de Charles XII, Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le Grand et Le Siècle de Louis XIV. Soit un millier de pages serrées. Désireux de mettre ce trésor à la portée des lecteurs pressés d’aujourd’hui, François Leblond a réussi à le ramener à 235 pages aérées, et il me revient d’en donner une idée en deux pages.

Charles XII

Le destin météorique de Charles XII a médusé les contemporains. À la tête d’une puissance de moyenne importance, la Suède, il vainc les Russes à Narva en 1700. Il n’a que dix-huit ans ! Dans la foulée, il fait de la Baltique un lac suédois et installe son féal Stanislas Leszczynski (le futur roi de Lorraine) sur le trône de Pologne.

Le tort du jeune roi prodige est de s’être fait trop d’ennemis en même temps : la Russie, la Saxe que suit une partie des Polonais, la Prusse, le Danemark. Profitant d’une pause qui leur est accordée, les Russes se réorganisent.

« L’Ukraine, écrit Voltaire, a toujours aspiré à être libre ». Dominés d’un côté par la Russie et de l’autre par la Pologne, les Ukrainiens font appel à Charles XII, lequel s’enfonce imprudemment avec son armée dans les profondeurs du pays. Il n’a presque pas d’artillerie, alors que les Russes s’en sont richement dotés.  Comment un brillant chef de guerre a-t-il pu commettre une telle erreur ? Les Suédois sont écrasés à Poltava en 1709.

Leur jeune roi se réfugie pendant cinq ans en Moldavie sous contrôle ottoman. Mais il ne parvient pas à entraîner les Turcs dans une guerre de revanche contre l’ennemi commun russe.

Rentré enfin dans son royaume, il se laisse engager par son premier ministre, le baron de Goertz, et le cardinal Alberoni, premier ministre d’Espagne, dans une conspiration chimérique visant à bouleverser l’ordre européen. Il tente de prendre la Norvège au Danemark, et est tué en assiégeant une petite ville.

Si, au lieu de perdre son temps en Pologne, il avait envahi son adversaire le plus dangereux, la Russie, la face de l’Europe en aurait été changée pour longtemps.

Pierre le Grand

Commandé par la tsarine Élisabeth II, cet ouvrage de Voltaire est moins objectif que le précédent. Même en Russie, on le trouve trop élogieux !

En 1688, le jeune Pierre chasse sa sœur aînée Sophie, usurpatrice du trône. La Russie est déjà un vaste empire, qui comprend la Sibérie. Mais elle reste extérieure à l’Europe.

Le jeune tsar va parfaire sa formation en Hollande, où il travaille comme simple ouvrier dans un chantier naval. En somme, c’est l’inventeur du stage ouvrier réinventé plus tard par l’ENA. Puis, non content de vaincre Charles XII, il construit sa nouvelle capitale, Saint-Pétersbourg, sur une terre à peine arrachée aux Suédois, et mate l’Église orthodoxe. Il complète son œuvre par des conquêtes aux dépens de la Perse.

Par bien des traits, le personnage force l’admiration. Mais si l’on considère les suites pour l’Europe, jusqu’à nos jours, mieux eût valu qu’il mourût en son enfance.

Louis XIV

Partisan du despotisme éclairé, Voltaire loue néanmoins, en raison de sa grandeur, le despote non éclairé qu’était Louis XIV.

Il félicite Mazarin et Colbert, applaudit chaque victoire des armées louis-quatorziennes. Au palmarès littéraire, il accorde le premier prix à Racine. Puis, comme nous le faisons nous-mêmes, il condamne le ravage du Palatinat, et se désole des guerres suivantes.

***

François Leblond signe ainsi son treizième ouvrage. Les précédents concernaient plutôt le XIXème siècle français, dont il est devenu un spécialiste.

 

Le livre  François Leblond, Voltaire historien — Charles XII, Pierre le Grand, le siècle de Louis XIV. Éd. Librinova, 2024, 235 pages, 17,90 €.
Peut être commandé sur le site www.librinova.com, ou dans toute librairie.  

Existe-t-il une culture populaire ?

Par Jacques Darmon
Janvier 2024

(Cette question, à laquelle son auteur répond avec énergie, a été inscrite sous la rubrique « Langue et lettres » du site, par égard pour le livre et pour le théâtre. Elle aurait pu figurer aussi bien sous la rubrique musicale).

Au départ, une idée magnifique : permettre à tous d’accéder aux biens culturels. André Malraux voulait « rendre accessibles (aux masses) toutes les œuvres capitales de l’humanité ». C’est en ce sens qu’il avait prévu de créer partout en France des « Maisons de la culture ». Plus tard, à sa demande, Marcel Landowski, directeur de la Musique, avait entrepris de couvrir le pays de « conservatoires régionaux de musique » qui formeraient de dizaines de milliers de jeunes à la pratique d’un instrument.

Cette idée forte est encore aujourd’hui une constante de l’action politique. Tous les politiciens l’affirment : ils veulent démocratiser la culture. Malheureusement, en mettant en œuvre cette noble politique, les gouvernements successifs n’ont pu échapper aux pièges qui leur étaient tendus.

Le premier piège était de réduire cette noble ambition aux dimensions d’une affiche électorale. A l’exemple des hôpitaux, des écoles et des autoroutes, l’effort développé au bénéfice des activités culturelles témoigne de l’attachement que l’Etat-maternel et donc ses représentants élus portent au bien-vivre des citoyens.

La qualité d’une politique culturelle se mesure alors au volume des dépenses du ministère de la Culture. Toute hausse est le signe d’une volonté de démocratisation ; toute baisse est stigmatisée comme preuve d’indifférence à la culture du peuple.

L’abandon d’une initiative culturelle n’est jamais considéré comme une décision objective prenant en considération la qualité du projet mais comme une manifestation évidente du désintérêt des pouvoirs publics (nationaux ou locaux) pour la culture populaire !

La défense et la protection des artistes sont les marqueurs de cette volonté politique. Celui qui brandit l’étendard de la culture rassemble derrière lui les artistes, écrivains et les professionnels du secteur. Le statut des intermittents du spectacle est un symbole de cette sollicitude du pouvoir politique.

Dans cette perspective, le ministère de la Culture devient un ministère de clientèle, chacune de ses directions se préoccupe de ses protégés : la direction de la Musique de ses musiciens, la direction du Livre de ses éditeurs…

Les décideurs politiques sont tous à la recherche d’un événement d’un geste qui marquerait leur goût, leur appétence pour la culture. Les élus locaux veulent tous construire un musée ou une bibliothèque (dénommée médiathèque), organiser un festival , une fête, une foire… Le Président de la République lui-même tient à attacher son nom à un geste culturel significatif !

Le deuxième piège, directement lié au premier, est que la politique culturelle se résume à une politique de l’offre : plus cette offre est importante, plus la culture semble s’être démocratisée. Le succès d’une politique culturelle se mesure à la quantité de lieux et de spectacles. Sur ce plan, le résultat à ce jour est proprement délirant  :

33 musées nationaux ; 1091 musées “classés et contrôlés”;

3300 compagnies professionnelles de théâtre , danse, cirque et théâtre de rue, dont 660 compagnies ou centres dramatiques et 250 compagnies chorégraphiques subventionnées ;

8 000 ensembles et groupes musicaux indépendants ;

100 000 représentations professionnelles identifiées par la Société des Auteurs-Compositeurs (SACD) (dont 12 000 au seul festival « off » d’Avignon !) ; plus de  5000 spectacles différents sont produits chaque année.

Le nombre de professionnels des arts du spectacle (217 153 en 2017) a augmenté de    50 % en quinze ans. Le nombre d’employeurs a cru de 70 % entre 2000 et 2017, atteignant 21 218.

Le spectateur boulimique absorbe son quintal de concerts, de films, d’expositions. Cet appétit gargantuesque le conduit d’ailleurs à dévorer n’importe quel aliment « culturel », même le plus indigeste. Et pour rendre l’assimilation plus complète, nos consommateurs-gastronomes culturels ont obtenu que chaque année soient distribués des « Victoires », des « Césars », des « Molières », exactement avec la même périodicité que des guides fameux délivrent des « étoiles » ou des « macarons » à des restaurants ou des hôtels.

Ce déluge d’offres culturelles (une « submersion », dit le président d’Arte) coïncide avec une démultiplication de l’offre numérique qui vient brouiller le temps disponible de l’amateur potentiel : You Tube propose 500 heures de nouvelles vidéos chaque minute !

Malgré cette offre gigantesque, la part du revenu des ménages consacrée aux dépenses culturelles est restée stable (3,5% environ) tandis que le public, mesuré en nombre de spectateurs, baisse de 1,8 % par an depuis 2002 (à l’exception des arts de la rue, de la danse contemporaine et des musiques nouvelles) . Les durées d’exploitation de chaque spectacle deviennent de plus en plus courtes. Des virtuoses de plus en plus nombreux donnent de moins en moins de concerts .

En général, un spectacle est représenté trois fois , devant 150 à 200 spectateurs en moyenne. On voit là l’étroitesse du public, composé d’un faible nombre de spectateurs qui chacun assistent à de nombreuses manifestations et donc ne s’intéressent qu’à de nouveaux spectacles. Surconsommation des milieux les plus proches de la culture, dit élégamment le rapport de la Cour des comptes ! 60% des spectateurs sont classés CSP+. L’offre culturelle est moins populaire qu’on ne le dit !

Le point extrême est atteint quand cette offre surabondante ne correspond à aucune demande : ainsi, le Centre National du Cinéma (CNC) finance le tournage de courts métrages qui ne seront jamais projetés devant un public, puisqu’aucune salle de cinéma ne les accueille aujourd’hui. Pour cela, on accepte quelques contorsions : la sortie publique exigée par la règlementation prend la forme d’une projection unique tard dans la nuit dans un cinéma de province ou d’un accord de diffusion après minuit sur une télévision à diffusion confidentielle. On finance l’art du court-métrage comme on défend la tortue de Hartmann ou la reproduction du « pique-prunes » : pour la survie de l’espèce !

Plus gravement encore – et c’est le troisième piège -, cette sollicitude étatique, cette indigestion culturelle s’accompagne d’une effarante banalisation de la notion d’œuvre artistique.

Puisque le public manque devant cette offre pléthorique, le succès de la politique culturelle s’obtient en changeant la définition de la culture populaire.

Démocratisation de la culture ne signifie plus accès du plus grand nombre aux œuvres d’art les plus importantes, mais bien au contraire introduction dans le champ de la culture des distractions du grand nombre.

Pour paraphraser Pascal, ne pouvant faire que le peuple se tourne vers les objets culturels, on fait en sorte d’appeler manifestations culturelles les divertissements populaires ! Ainsi sont désormais considérés comme activités culturelles les jeux vidéo, les BD, les tags, les « arts de la rue », les rave parties… À la limite, tout divertissement participe à cet effort de culture populaire.

La politique culturelle tient compte de ce changement de sens : elle consiste à permettre à chacun d’exprimer ce qu’il a à dire. D’où la nouvelle définition du ministère chargé de la Culture qui « a pour mission…de permettre à tous les Français de cultiver leur capacité d’inventer et de créer, d’exprimer librement leurs talents et de recevoir la formation artistique de leur choix…” (décret Lang de 1981).

Dans l’approche moderne de la culture « démocratisée », la sincérité est un gage de qualité artistique : nous sommes tous des Mozart . À l’image de cette actrice qui jouant le rôle principal d’une œuvre célèbre de Balzac portée à l’écran, affirmait avec détermination : « j’ai fait attention de ne pas lire le livre pour ne pas me laisser influencer » !

La téléréalité accrédite l’idée qu’un artiste sommeille en chacun d’entre nous. Star Academy démontre que quelques semaines suffisent pour devenir une artiste médiatique.

Simultanément, les « œuvres capitales », chères à André Malraux, sont détournées de leur statut culturel. Ceux qui affichent l’autoportrait de Rembrandt sur leur tee-shirt ne sont pas des admirateurs du peintre : ils appartiennent à une autre espèce .

Enfin –et c’est probablement le plus grand danger- le phénomène de mondialisation vient déformer la notion de culture populaire.

Beaucoup espéraient que l’avènement de nouvelles technologies, la généralisation de l’internet, la globalisation des échanges allaient ouvrir de nouveaux chemins aux pratiques artistiques, multipliant les contacts entre artistes, entre écoles, entre cultures, facilitant toutes les tentatives transversales, favorisant les mélanges de techniques et d’outils. Simultanément, les citoyens-consommateurs auraient accès à l’ensemble des productions littéraires, musicales, picturales, cinématographiques du Monde entier, la semaine du cinéma argentin coïncidant avec l’exposition sur l’art chinois du XVII° siècle… Malraux avait inventé la notion de « Musée imaginaire » : les techniques modernes de communication et de reproduction permettraient à chacun d’avoir accès simultanément à des œuvres et des artistes de tous les pays et de tous les temps.

Certes, cet espoir n’est pas totalement déçu.  Nombreux sont ceux qui savent utiliser ces nouvelles techniques pour s’informer, avoir accès à des œuvres lointaines, découvrir des champs nouveaux de la culture.

Mais, simultanément, cette globalisation est un facteur extraordinairement puissant de banalisation et d’homogénéisation qui conduit à une « culture de masse » se confondant avec la consommation de biens culturels reproductibles.

Alors que la notion d’art populaire renvoyait à une identité culturelle, chaque peuple pratiquant des formes artistiques liées à sa culture et à son histoire, le XX° siècle a démenti cette vision. Dans un monde global, la survie de cultures locales, au-delà de simples manifestations folkloriques, est problématique. La culture (et donc la civilisation) européenne se dissout progressivement (en tout ou en partie, là est la question !) dans un melting-pot culturel mondial : la même musique peut aujourd’hui être entendue sur tous les continents. Les mêmes spectacles sont offerts aux foules les plus diverses. Les mêmes artistes sont en tournée dans le monde entier.

Une question fondamentale est ainsi posée : peut-on concevoir une culture populaire qui ne connait plus la notion d’identité culturelle ?  La mondialisation interroge l’expression « culture populaire » dans ses deux termes : culture ? populaire ?

Chéri et La fin de Chéri, suivis de La Naissance du Jour, de Colette

Janvier 2024
Lus par Nicolas Saudray

En 1920, Colette, âgée de quarante-sept ans, publie son bref roman Chéri. Comme elle nous semble lointaine, cette histoire de cocottes et de riches oisifs, située avant le séisme de 1914 !

Léa, demi-mondaine mûrissante en qui le public a eu vite fait de reconnaître l’auteure, couve le beau Chéri, vingt-quatre ans, encore célibataire et sans profession. Le lecteur le prend d’abord pour un gigolo, entretenu par cette femme elle-même entretenue. Mais non, Chéri est riche, par sa mère, et s‘il fréquente assidûment une femme bien plus âgée que lui, c’est parce qu’il l’aime !

Quel était, dans la réalité, le modèle de ce garçon ? On n’en a pas trouvé. Colette, touchée par l’approche de la vieillesse, a rêvé ce jeune homme complaisant. Et à force de le rêver, elle l’a suscité, comme dans un conte de fées. Un an après la publication du livre, elle noue une idylle avec Bertrand de Jouvenel, un fils que son mari, l’important Henry de Jouvenel, directeur du grand journal populaire Le Matin, a eu d’une première épouse. Bertrand est encore plus jeune que Chéri : dix-sept ans. Et il vaut beaucoup mieux. Après avoir été, paraît-il, le héros du roman Le Blé en herbe, assez éloigné des faits (1923), il deviendra un économiste connu, et un pionnier de la prospective.

Revenons en arrière. Nous sommes encore avant 14. Chéri se marie. L’épousée est jolie, intelligente (une bachelière, quelle rareté, à l’époque !) et plutôt fortunée. Chéri, ce bel animal,  n’en est pas réellement épris. Il quitte le domicile conjugal pour revenir auprès de Léa. Le livre finit sans finir : Chéri marche dans une avenue bordée de marronniers en fleurs. Ce n’est que partie remise.

Chéri, à ce stade, n’éveille aucune sympathie chez le lecteur. C’est une petite frappe, on a envie de lui donner des claques. Sa seule excuse est la passion que Colette alias Léa éprouve pour lui.

Au cours des quatre années suivant la publication du roman qui lui est consacré,

Colette séduit Bertrand de Jouvenel, subit son éloignement progressif, divorce d’avec le père de Bertrand dont elle était déjà séparée de fait, rencontre Maurice Goudeket, courtier en perles, qui deviendra son époux et qui, encore juvénile par comparaison avec elle, a quand même trente-six ans. Le roman est adapté au théâtre et y connaît un vif succès.

En 1924, l’auteure s’avise de terminer l’histoire de Chéri, qu’elle avait laissé en plan dans les marronniers. Le jeune homme a fait la première guerre mondiale, il a été décoré. Ce n’est donc pas un bon à rien. Il reprend la vie commune avec son épouse, devenue doctoresse dans un hôpital. Mais il n’a toujours pas de métier, et n’en cherche nullement. Tout au plus joue-t-il à la Bourse. Et il y gagne de l’argent ! De quoi se plaindrait-il ?

Il s’ennuie. Il ne se console pas de ne plus être tout à fait jeune. Aucune bête, chien, cheval ou chat, ne lui avait accordé de sympathie, remarque l’écrivaine. Ce qui, de sa part, vaut condamnation.

Il décide de revoir Léa. Désastre ! Elle n’était pas monstrueuse, mais vaste, et chargée d’un plantureux développement de toutes les parties de son corps. Ses bras, comme de rondes cuisses, s’écartaient de ses hanches, soulevés près de l’aisselle par leur épaisseur charnue. La jupe unie, la longue veste impersonnelle entrouverte sur du lige à jabot, annonçaient l’abdication, la rétraction normales de la féminité, et une sorte de dignité sans sexe. Est-ce la quinquagénaire Colette qui se caricature ? Elle a pourtant conservé du charme, jusque dans sa vieillesse.

À la fin du récit, Chéri le déçu, Chéri l’inutile se tire un balle dans l’oreille. Conclusion logique. C’est le plus sombre des romans de Colette, adonnée d’habitude au genre rose-et-gris.

Les deux livres sont sauvés par sa plume agile et gourmande. Dans ma jeunesse, on m’avait appris qu’un beau style se reconnaît à la rareté des adjectifs et des adverbes. Colette prend le contrepied de cette sagesse. Plus encore que chez Proust, les adjectifs tombent en pluie. Mais ils sont si bien choisis, si sensuels que le lecteur se laisse enjôler. Parfums, couleurs, saveurs, tout lui est apporté. Et il ressent comme une envie de rejoindre ces personnages, si heureux, malgré leurs tribulations, de vivre en une telle ambiance.

Mieux encore, de la même plume : La Naissance du Jour. Une femme dans son jardin, au bord de la mer, en connivence avec la nature, et il ne se passe presque rien. Quelle diablesse, cette Colette !

Ses romans ont été réédités dans plusieurs volumes de la collection Bouquins. 

Souvenirs d’enfance

Par Jacques Darmon
Décembre 2023

Du plus loin que je me souvienne, je fus un enfant heureux.

Ma petite enfance s’est déroulée à Alger – El Djazaïr, les Îles – entre les deux extrémités de l’avenue de la Bouzaréah, au cœur de Bâb-el-Oued, le quartier populaire de la ville.

Je suis né le 12 août 1940, à 23 heures m’a-t-on dit.

Mon père était absent à ma naissance. Affecté d’abord à Marseille, revenu à Alger à la  fin de 1940, il fut mobilisé à nouveau en mars 1943 et ne revint qu’en juillet 1945. Ma mère, seule avec un, puis deux enfants (mon frère Claude naquit en août 1942), habitait dans l’appartement de sa belle-mère au 14 de l’avenue de la Bouzaréah, mais vivait le plus souvent possible chez sa mère, au 44 de la même rue, à trois cent mètres de là.

L’appartement de ma grand-mère maternelle que nous appelions Mamy (et que mes enfants plus tard appelleront la Grande Mamy) me paraissait immense. Destiné à abriter une famille de cinq enfants, il était pratiquement vide quand ma grand’mère y vivait seule (avec ma cousine Françoise à partir de 1946). Les deux pièces du fond étaient inhabitées. Très sombres, emplies de vieux meubles et de vieux livres, elles me paraissaient mystérieuses, je n’y entrais qu’avec crainte.

Mon plus ancien souvenir est sans doute un rêve : je me vois dans les bras de ma grand’mère descendant à la cave de l’immeuble du 44 de l’avenue de la Bouzaréah. Ma mère tient Claude dans ses bras. On entend le bruit des sirènes. Tout est sombre.  J’ai longtemps cru que le seul moment où les bruits de guerre sont parvenus à Alger était le débarquement américain de novembre 1942. J’avais alors à peine plus de deux ans. Est-il possible que j’aie gardé un souvenir si fort ? Je ne sais, Mais j’ai appris récemment que des bombardements allemands sur Alger se sont poursuivis jusqu’à la défaite de Rommel, début 1944 ! Le souvenir de cette anecdote à quatre ans serait plus vraisemblable

En revanche, j’ai un souvenir précis du 8 mai 1945 : je suis debout, chez ma grand-mère, au balcon de son appartement. Je regarde l’avenue de la Bouzaréah, noire de monde, des Français, des indigènes, tous mélangés. On crie, on chante : la Carmagnole, la Marseillaise, partout des drapeaux bleu, blanc, rouge. La guerre est finie, toute la ville est en fête : la paix est revenue.

Par la suite, quand nous retournions chez ma grand-mère, je passais de longues heures sur ce balcon : situé au deuxième étage, il donnait directement sur la « place des Trois Horloges », ainsi dénommée parce qu’une horloge publique y montrait trois cadrans.

Cette place était au cœur de Bâb-el-oued. Une grande majorité de musulmans, les « indigènes », arabes ou kabyles (ne pas confondre !), qui tenaient tous les magasins d’alimentation, mais aussi une forte minorité juive, en général des commerçants (pharmaciens, droguistes, magasins d’habillement ou de tissus,..) ou des professions libérales (avocats, médecins,…). Les rues étaient grouillantes de monde.

Un tram y faisait un virage délicat (en langage pataouète, on disait : « là où le tram y se tord ») ; les rails crissaient bruyamment ; souvent, la perche déraillait et quittait le caténaire. Le tram s’arrêtait alors et le receveur descendait pour s’efforcer, en tirant sur une corde, de remettre son patin sur le fil électrifié. C’était un spectacle fascinant. Dès que le tram redémarrait, des petits « yaouleds », pieds nus, se précipitaient pour grimper sur les pare-chocs arrière en poussant de grands cris. Je les enviais de se livrer à un sport qui ne m’était pas permis !

La circulation automobile me paraissait considérable : en fait, il passait à peine une vingtaine de voitures toutes les minutes. Un de nos jeux consistait à noter la marque de ces automobiles et à nous livrer à des calculs statistiques aussi compliqués qu’inutiles. Que d’après-midi à compter les « Celtaquatre » et les « Citroën » !

Mon père avait été appelé, en mars 1943, au sein de l’armée d’Afrique. D’abord en opérations au Maroc, il débarqua en septembre 1943 en Corse, puis en avril 1944 en Italie, où il participa à la bataille du Monte Cassino. Il atteignit, avec l’armée du futur maréchal Juin, Saint Tropez le 4 septembre 1944 ; il participa à la libération de Colmar et poursuivit la guerre jusqu’en Allemagne dont il ne revint qu’en juillet 1945.

La légende bien-pensante veut que ce soient les indigènes qui aient constitué l’essentiel de ces recrues algériennes. En fait, il y eut sous les drapeaux exactement le même nombre de musulmans et de pieds noirs : 150 000. Et il y eut le même nombre de pertes dans ces deux communautés : environ 15 000 (un pourcentage énorme !). Mais, dans la population algérienne, les pieds noirs étaient dix fois moins nombreux que ceux qu’on appelait les indigènes.

Dans l’attente du retour de papa, ma grand’mère paternelle nous accueillait dans son appartement au 14 avenue de la Bouzaréah. Enfants, le trajet du 14 au 44 de cette avenue que nous faisions si souvent, Claude et moi, représentera toujours un grand voyage.

Situé sur le même palier que l’appartement de mon oncle Aïzer, son fils ainé, le logement de ma grand-mère paternelle, Meriem qu’on appelait Marie, donnait sur une petite cour intérieure. Il se composait de deux pièces séparées par un couloir qui me paraissait immense (mais quand je le reverrai en 1962, je constaterai qu’il n’avait pas plus que trois mètres !). Ma grand’mère habitait l’une de ces pièces, nous vivions dans l’autre. Cette chambre unique nous servait de chambre à coucher, de salle à manger et surtout de salle de jeu.

J’ai gardé l’image de longues journées passées assis sur le carrelage, entouré de quelques jouets assez frustres : une chaise d’enfant en bois et une grande boite à biscuits en fer blanc qui contenait tous mes jouets : essentiellement une locomotive et un avion en fer. Cet avion a traversé le temps et l’espace : ma mère l’avait encore dans son placard à Paris en 1980 ! La chaise en bois est toujours là. Il y avait aussi un petit chien en peluche (que j’ai gardé précieusement jusqu’à l’âge de quatre ans, quand mon frère m’en a privé pour en faire à son tour son doudou.

De ce souvenir, j’ai gardé la conviction que les enfants s’amusent avec des objets sans importance et qu’il est absurde, et peut-être dangereux pour eux, de leur offrir des cadeaux sophistiqués et coûteux. Je n’ai jamais pu offrir de tels cadeaux et j’ai ressenti une joie profonde à voir mon petit-fils Benjamin, à quatorze mois, s’amuser à pousser un balai ou une petite chaise en plastique blanc.

J’ai commencé l’école à cinq ans, à « l’école des demoiselles Alberti ». L’école, au bout de l’avenue de la Bouzaréah, se trouvait près d’un grand square où nous allions jouer en sortant l’après-midi. C’était une école de filles (nous étions quatre garçons perdus parmi vingt filles !) à classe unique, dirigée par ces deux vieilles demoiselles, près du lycée Bugeaud. C’est là que j’ai appris à lire et à compter. J’ai gardé l’image d’une grande salle où les petites tables de bois étaient alignées en trois ou quatre rangées : chaque rang correspondait à un niveau scolaire. Si un élève progressait en cours d’année, il changeait de rang ; en cas d’échec, aussi ! J’ai gardé le souvenir que cet ordre avait un sens : il n’était pas indifférent d’être dans la rangée de droite ou dans celle de gauche, ou encore au premier ou au dernier rang.

En 1945, mon père est revenu.

J’ai un souvenir étrange de ce retour : je me vois dans une gare de chemin de fer, couché sur le quai pour regarder sous le châssis de la locomotive, tandis que ma mère se précipite dans les bras d’un homme en uniforme que je ne connais pas. Très probablement, c’est un rêve ou une confusion avec une autre scène : comment mon père aurait-il pu revenir en train de la guerre en Europe ! Néanmoins, Claude a le même souvenir : papa aurait-il débarqué à Oran ?

Reste que j’ai toujours été fasciné par les trains : au jardin Laferrière, je passais de longues heures, accroché aux grilles qui donnaient en contrebas sur les voies ferrées. Je répétais sans cesse : « je veux être mécanicien des Rrains ». Plus tard, je me suis passionné pour les trains électriques. Il y avait en face du petit lycée Condorcet, une boutique spécialisée dans la vente de modèles réduits. Sur la vitrine, une plaque de papier d’argent : lorsqu’on appuyait avec la paume de la main, un train se mettait en route. Chaque jour, à la sortie, je passais quelques minutes à voir s’animer tout un paysage avec locomotives, wagons, chefs de gare, passages à niveaux… L’ironie du destin a voulu que je n’aie jamais eu l’opportunité professionnelle de m’approcher de l’industrie ferroviaire, tandis que mon frère Claude a présidé la principale société du secteur !

Après le retour de mon père, nous avons quitté l’avenue de la Bouzaréah. Nous habitions une villa à Hydra. Il y avait là, en hauteur au-dessus d’Alger, quelques petites maisons dans un environnement de bois et de prés (le quartier a bien changé : il est devenu aujourd’hui le lieu de résidence des privilégiés du régime !). J’avais six ans, mes souvenirs sont plus précis. La villa me semblait grande. Ma mère me dit plus tard qu’elle était construite sur pilotis ! Dans le petit jardin, il y avait un figuier aux branches très basses. Claude et moi avons passé des heures dans cet arbre : refuge, cachette, île au trésor…Aujourd’hui encore, je suis toujours heureux de retrouver l’odeur familière du figuier.

L’école, un grand groupe scolaire assez récent, était à quelques centaines de mètres. Pour s’y rendre, il fallait traverser un bois, pour nous une forêt. J’ai toujours associé le départ pour l’école aux fortes senteurs de pin et de mimosas du chemin forestier. Nous traversions seuls cet espace immense et j’étais très fier à six ans de tenir la main de mon petit frère (encore plus fier aujourd’hui, quand je remarque que mes petits enfants ne vont pas seuls à leur école située à quelques centaines de mètres !).

Bien entendu, dans les écoles publiques d’Algérie, l’éducation était calquée sur les cours que l’on enseignait en métropole. Le « Lavisse », manuel d’histoire, expliquait, à nous autres Berbères judaïsés, que « nos ancêtres, les Gaulois, étaient grands et blonds ». Les exercices de grammaire nous faisaient conjuguer : « le fermier sème son blé ». C’était le beau temps de l’intégration !

Curieusement, j’ai beaucoup moins de souvenirs de cette école que de l’école Alberti. Claude me rappelle que l’école était surtout fréquentée par les Arabes du quartier et que les Français y étaient peu nombreux. Une image cependant : un jour, sur le chemin de l’école, jouant avec mes camarades, je tombe au sol ; je me relève et je continue à courir jusque dans la cour. A mon arrivée dans l’établissement, je suis accueilli par les cris de mes camarades, la maîtresse se précipite sur moi et m’entraîne rapidement dans la salle principale- la classe des Grands- celle où se trouve l’armoire à pharmacie. Elle me fait asseoir et se penche sur mon genou gauche. Dans ma chute, j’avais heurté un tesson de bouteille dont un morceau était resté fiché dans mon genou, lequel saignait abondamment. Je ne sentais rien et je ne m’en étais pas aperçu. Il m’en est resté une cicatrice profonde au genou droit qui se voit encore aujourd’hui. J’ai eu beaucoup de chance de ne pas avoir sectionné une veine ou un tendon plus gravement.

Le quartier n’était pas un lieu tranquille : un soir, mes parents étaient partis dîner à Alger, chez mon oncle Aïzer. Nous étions restés seuls, Claude et moi, gardés par notre femme de ménage arabe. Vers onze heures du soir, une bande de gamins (ou jeunes adolescents, je ne sais) se sont mis à jeter des pierres sur les volets de la maison. Terrorisée, la jeune femme s’est précipitée sous le lit et nous a pris auprès d’elle. Le caillassage s’est poursuivi avec des cris pendant de longues minutes. Je me suis souvenu que mon père m’avait laissé un numéro de téléphone en cas de problème. Courageusement, je suis sorti de notre cachette et je l’ai appelé. Une demi-heure plus tard, mes parents affolés étaient de retour, accompagnés des sirènes hurlantes de deux motards de la police bottés et casqués. Bien entendu, les gamins avaient disparu. Pour remercier les policiers de leur intervention, mon père leur offrit à boire : je garde cette image des deux hommes en uniforme, en pleine nuit, un verre à la main, dans notre salle à manger. J’ai longtemps été très fier de cet acte de lucidité à six ans et demi.

J’ai également le souvenir d’un voyage qu’à la fin de l’année 1946, nous avions fait en Algérie. Je ne sais quel était l’itinéraire. Papa conduisait une Citroën bleue ; nous étions, Claude et moi, assis à l’arrière dans un spider découvert ; les normes de sécurité d’aujourd’hui interdiraient ce genre de véhicule. Pour nous cependant, c’était un jeu fantastique : rouler en plein vent, voir le paysage défiler…

Ma mère et ma tante Marcelle m’emmenaient souvent pour de longues promenades « en ville », c’est-à-dire dans les beaux quartiers de la rue Michelet ou de la rue d’Isly. Toutes deux, encore jeunes, étaient attirées par ces magasins brillants où s’étalait la mode de la métropole. Fascinées par ces vitrines, un jour, ma mère et ma tante m’ont perdu. Je me suis retrouvé seul dans la rue. Probablement en pleurs, Toujours est-il qu’une dame m’a recueilli et, je ne sais comment, elle a pu trouver mon adresse (aurais-je été capable de la lui donner ?) et me ramener chez ma grand-mère au 44 de l’avenue de la Bouzaréah.  A mon arrivée, toute la famille était réunie dans le plus total affolement : ma mère bien sûr qui s’est jetée sur moi en pleurs ; ma tante Marcelle, ma grand-mère, mais aussi mes oncles Raoul et William qu’on avait appelé de toute urgence.

J’étais, parait-il, un enfant très agité. Ma mère me raconta plus tard qu’elle m’avait sorti trois fois, la même après-midi, du bassin dans le jardin du square Laferrière ! On me dit aussi qu’en visite chez la tante Céleste (en fait, ma grande tante, la sœur de ma grand-mère), j’avais lancé un lourd pilon de cuivre par-dessus le balcon. Un passant aurait pu y perdre la vie. Bien heureusement, je ratais mon coup !

Mon oncle Raoul était médecin, mais dans la famille, on continuait d’utiliser des remèdes traditionnels : les rhumes étaient soignés par des inhalations, les angines par des cataplasmes. J’ai souffert de ces linges très chauds emplis de graines de moutarde fumantes que l’on posait sur le thorax. Plus désagréables encore étaient « les ventouses » : des petits pots de verre dans lesquels on enflammait des bouts de papier et qu’on appliquait rapidement sur le dos du malade. L’air chaud provoquait une aspiration, le pot collait à la peau. Quelques minutes plus tard, on décollait la ventouse avec un claquement sec et apparaissait une boule de chair rouge. Je n’ai jamais compris comment cette pratique barbare pouvait chasser les microbes !

En 1941, les lois raciales de Vichy, rapidement mises en vigueur en Algérie, interdisaient la fonction publique aux juifs. Mon père, qui venait d’être démobilisé, fut expulsé de l’administration des PTT (et ma cousine Viviane fut exclue du lycée Bugeaud). Il prit en charge une marbrerie située au pied de l’immeuble, au 12 de l’avenue de la Bouzaréah. Comment cette marbrerie est-elle entrée dans la famille ? On me dit que mon grand-père Jacob l’aurait acquise pour aider son frère, « l’oncle Emile » !

A son retour en 1945, Papa avait repris son métier d’ingénieur des télécommunications, on disait alors des PTT. Mais, pour une raison que je n’ai jamais comprise, il continuait également de gérer la marbrerie avec son oncle Emile.

J’ai toujours trouvé assez cocasse que le jeune polytechnicien s’occupât désormais de stèles et de pierres tombales. J’ai passé, vers cinq-six ans, beaucoup de temps dans cette marbrerie. Je regardais longuement les ouvriers (arabes) polir le marbre avec des machines extraordinaires. Pendant toute l’opération, l’eau ruisselait sur la pierre pour la refroidir. On ne voyait que le disque de polissage. Puis, lorsque l’écoulement s’arrêtait, du bloc informe jaillissait une plaque parfaitement lisse et brillante, de couleur vive. Commençait alors la gravure des inscriptions. Les ouvriers arabes avaient pris sous leur garde cet enfant de six ans. Très vite, ils me donnèrent un marteau et un ciseau et m’ont appris à graver dans le marbre des lettres qu’ils avaient tracées au crayon. Plus jeune encore, Claude a suivi le même apprentissage amical.

 A l’heure du déjeuner, les adultes se rendaient au bar voisin pour déguster l’anisette traditionnelle ; je n’avais droit qu’à la limonade. Mais je pouvais goûter la « kémia » : sur le comptoir du bar, des dizaines de petites soucoupes contenaient des choses délicieuses, des olives, des escargots à la sauce piquante, des anchois, des tramousses (qu’on appelle lupins en France), des pois chiches, des fèves… Tous parlaient forts, riaient, c’était une fête.

Je n’ai connu aucun de mes deux grands-pères, décédés tous deux avant ma naissance, la même année, en 1936.

Isaac Akoun, mon grand-père maternel, appartenait à une famille installée à Alger depuis de nombreuses années. Ma grand-mère en conservait une photographie sépia, accrochée au-dessus du piano dans une grande chambre de son appartement. On y voyait un homme déjà âgé, la figure sympathique et souriante, le visage rond, les yeux vifs, le cheveu rare, qui dégageait une impression de bonté et de simplicité. Il était habillé à l’occidentale, une allure qui aurait pu être celle d’un petit-bourgeois français. Il avait été appelé à la guerre en 1914. En juillet 1918, à la naissance de ma mère, son cinquième enfant, il fut renvoyé dans ses foyers en tant que père de famille nombreuse (à partir de cinq enfants, à l’époque !).

Son acte de mariage le dit peintre, mais, en fait, il tenait dans la rue de la Lyre un magasin de tissus. L’histoire de ce magasin est étrange. En 1865, un officier de l’armée française, âgé de vingt-quatre ans, tomba amoureux d’une jeune juive d’Alger. Raoul-Marie de Donop était le petit-fils d’un général de Napoléon, Frédéric-Guillaume, mort à Waterloo, dont le nom est gravé sur un des piliers de l’Arc de Triomphe à Paris. La jeune fille, Messaouda Akoun, était la sœur de mon arrière-grand-père. Pour se marier, DONOP demanda, comme le prescrit le règlement militaire, l’accord de son colonel. Celui-ci refusa sèchement : un officier français ne se marie pas avec une indigène ! Le lieutenant Donop fit appel devant le ministre. Napoléon III était alors favorable à la montée des élites locales, tout à son idée de créer un royaume arabe d’Algérie. Le ministre donna son autorisation (sous réserve que le lieutenant Donop change de corps d’affectation). Les amoureux se marièrent en novembre 1866 (Messaouda prit le prénom de Marie-Félicité et très probablement se convertit à la religion chrétienne). On dit que la nouvelle épouse en costume traditionnel fit une entrée remarquée à la cour de l’Empereur !

Toujours est-il que Donop devenu général (et même inspecteur général de l’artillerie en 1905 !) se soucia de l’avenir des frères de sa femme, Abraham et Charles : il acheta pour eux ce petit magasin de la rue de la Lyre. Abraham (que l’on appelait « degauche », dit ma mère !) à son tour épousa une « française », Jeanne Anus, et quitta l’Algérie ; Charles, mon arrière-grand-père, resta seul propriétaire de l’échoppe.

La rue de la Lyre, une des plus commerçantes d’Alger, traversait la casbah. Grouillante de monde, elle était fréquentée quasi-uniquement par les arabes. Le « magasin », comme on disait dans la famille, était une étroite pièce, large d’à peine plus de deux mètres et longue de cinq mètres. Dans toute la profondeur, des étagères étaient remplies de coupons de tissus : du coton, mais aussi de la soie, toujours en couleurs vives. Sous leur voile blanc, les femmes arabes portaient toutes des vêtements de couleur (robes ou sarouels,..). « Des goûts d’arabe », disait ma grand-mère. Peut-être est-ce là que j’ai formé ma préférence pour les teintes vives (que ce soit pour les vêtements ou pour les gâteaux !) et ma détestation du noir ! Un seul meuble : un long comptoir, parallèle aux étagères chargées de tissus, le long duquel se pressait une clientèle bruyante et agitée. Un mètre en bois permettait de mesurer le tissu vendu. Il fallait une dextérité exceptionnelle pour faire tourner les coupons, dérouler des longueurs de tissus et les mesurer dans le même mouvement. A la mort de mon grand-père, en 1936, il fallut organiser son remplacement dans l’urgence, le « magasin » étant la principale source de revenus de la famille. Les deux ainés, Charles et Raoul, terminaient leurs études supérieures d’avocat pour l’un, de médecin pour l’autre. Ce fut ma grand-mère qui, courageusement, assura seule la gestion du magasin jusqu’à la fin de la guerre. A son retour de captivité, mon oncle William, le plus jeune, la remplaça et prit la responsabilité de faire vivre toute la famille. J’ai toujours eu une admiration très grande pour l’abnégation de cet homme exceptionnel, qui ne s’est jamais plaint et qui a toujours assumé avec discrétion et efficacité les charges lourdes qui lui étaient confiées à un âge où beaucoup ne songent qu’à s’amuser. Son exemple m’est resté à l’esprit et m’a beaucoup servi dans la vie.

La famille Akoun, très occidentalisée, habitant Alger la capitale depuis de nombreuses années, avait des convictions religieuses qui relevaient plus de la tradition que d’une foi profonde. On (les hommes, bien entendu !) n’allait à la synagogue que pour les grands évènements (naissance, bar mitsvah- il n’y avait aucune cérémonie pour les filles !-, mariage, décès) et les grandes fêtes (kippour, pessah, pourim,..). Le shabbat était faiblement respecté : on ne travaillait pas, mais, pour le reste, chacun faisait ce qu’il voulait. Mes oncles Charles et Raoul, qui se disaient libre-penseur, affichaient leur dédain pour des manifestations trop traditionnelles.

A la veille de ces jours de fête, ma grand-mère et ses deux filles passaient des heures dans la cuisine à préparer des plats délicieux, des plats dont je garde aujourd’hui encore la nostalgie : loubia, t’fina, marsah, chorba, chtetrah et tchoutchouka…

Le plat principal était bien sûr un couscous géant accompagné d’une dizaine de plats complémentaires : bouillon aux légumes, des boulettes, des pois chiches, des merguez, de la viande de bœuf… ou encore le couscous d’Alger au beurre et aux fèves, accompagné de petit lait.

La partie la plus savoureuse de cette cuisine était la pâtisserie et les sucreries ; dans ce domaine, l’imagination des pieds-noirs était sans limite. Ces fêtes étaient l’occasion de délices gastronomiques : les galettes couvertes de sucre glacé blanc pour pourim, les sphériès, sorte de beignets confectionnés à partir de miettes de galettes azymes arrosées de miel, à Pessah mais aussi les knedlet , les remshet, les dattes tous fourrés à la pâte d’amandes, les mokrod,…

Mamy, ma grand-mère maternelle, Esther née Milloul, était une grande dame. Restée veuve encore jeune avec 5 enfants, elle était le vrai chef de la famille. Elle n’avait fait que des études très élémentaires mais, lorsqu’elle parlait, ses fils adultes obéissaient, parfois de mauvais gré mais acceptant toujours ses décisions. Tant qu’elle a vécu à Alger, la vie familiale était centrée autour d’elle. Chaque samedi, à midi, la famille se rassemblait.

J’ai gardé un souvenir émerveillé de ces repas qui réunissaient une douzaine d’adultes et d’enfants. C’était joyeux, animé, affectueux… Dans la famille de ma mère, on avait le sang chaud et le ton montait vite, comme souvent chez les méditerranéens. Je me souviens de discussions bruyantes et animées. Des controverses auxquelles je ne comprenais rien éclataient et, soudain, un de mes oncles quittait la table, furieux ! Entre ces hommes foncièrement bons et généreux, ces querelles ne duraient jamais longtemps. Le samedi suivant, tout recommençait. Ils avaient une joie profonde à vivre ensemble, si proches.

C’est ainsi que nous avons transmis à nos enfants cette tradition de nous réunir le plus souvent possible en famille, au moins une fois par semaine. Et je suis particulièrement heureux quand mes enfants, en l’absence de leurs parents, reprennent à leur compte cette coutume ancienne et recréent ainsi à la génération suivante un rite dont la valeur symbolique me parait très importante.

Le départ d’Algérie de toute la famille en juillet 1962 a brisé cet équilibre. Il a brisé Mamy également. Elle a survécu quelques années, pendant lesquelles elle a habité, un peu perdue, dans un appartement à Sceaux. Elle est morte en octobre 1979, à 92 ans, inconsolée.

Ma tante Marcelle était la troisième des enfants, l’ainée des deux filles. Cette femme n’était que bonté. Très jeune, elle fut mariée par ses parents. Beaucoup plus tard, maman m’en a dit la raison, bien surprenante au regard des mœurs d’aujourd’hui. Au moment de la crise de 1930, mon grand-père Isaac connaissait de grandes difficultés dans son magasin de la rue de la Lyre. Craignant pour l’avenir de sa fille ainée, il confia à une marieuse le soin de rechercher un parti qui la mette à l’abri du besoin. C’est ainsi qu’elle épousa à 15 ans un homme de 17 ans plus âgé qu’elle, un commerçant de Blida. Ce mariage arrangé fut un mariage heureux. Pendant plus de 50 ans, ils formèrent un couple inséparable. Mon oncle, Sauveur Bensaïd, adorait sa femme. C’était un homme simple, d’une grande bonté ; il avait participé à la guerre de 1914 et je me souviens que, sur les photos sépia, il avait fière allure dans son uniforme. Quand je l’ai connu, c’était déjà un homme âgé. Extrêmement scrupuleux, il était perpétuellement inquiet, poussant la prudence jusqu’à la pusillanimité. Je me souviens de l’avoir un peu bousculé autrefois, énervé par sa lenteur quand je le voyais fermer les portes de son appartement ou du magasin avec trois ou quatre verrous superposés, mais je reconnais aujourd’hui qu’il avait raison : je mesurais mal les dangers d’une Algérie que je ne connaissais pas.

Marcelle et Sauveur n’eurent pas d’enfants ; ce fut un grand malheur, car ils auraient été de merveilleux parents. Aussi nous ont-ils adoptés, Claude et moi, comme leurs propres enfants. J’ai passé des moments extraordinaires avec eux.

Ils habitaient Blida, à 50 km au sud d’Alger.

Blida était un très ancien village arabe. Comme dans beaucoup de villes d’Algérie, l’administration coloniale avait organisé l’agglomération nouvelle autour d’une grande place, appelée la place d’armes, au centre de laquelle se trouvait un kiosque à musique : il servait de terrain de jeu aux enfants dans la semaine et abritait le dimanche quelques concerts de l’harmonie municipale ou de la fanfare militaire de la base aérienne toute proche. Sur le pourtour de cette place, plantée d’orangers à la forte odeur, un cinéma, quelques terrasses de café et des arcades sous lesquelles vivotaient de petits commerces. On s’y promenait lentement avant d’aller déguster une glace à la vanille ou un créponnet.

Marcelle et Sauveur habitait dans la rue principale, la rue d’Alger. Cette rue était toujours très animée ; y passaient quelques voitures, mais surtout des centaines de piétons, des charrettes tirées par des ânes, des marchands ambulants les épaules chargées de toute sorte de matériels : tapis, casseroles, bonbonnes d’eau, … Comme dans toutes les villes d’Algérie, au pied de chaque porte, des dizaines d’hommes assis regardaient passer la foule. En fin de journée, ma tante avait l’habitude de s’accouder à la fenêtre et d’échanger, par-dessus le flux de la circulation, à voix très haute, de longues conversations avec ses voisines qui habitaient de l’autre côté de la rue.

Leur appartement était situé au premier étage, auquel on accédait directement de la rue par un petit escalier intérieur. La porte d’entrée ouvrait en contrebas : pour éviter de descendre à chaque fois qu’un visiteur se présentait, une longue corde allait du pêne de la serrure jusqu’au palier du haut. A chaque coup de sonnette, je me précipitais pour tirer sur cette corde. Quelle surprise, en arrivant à Paris en 1948, de lire ce conte de Perrault où il est confirmé qu’en tirant la chevillette, la bobinette cherrera !

Cette maison était remplie de richesses inouïes pour un enfant. Il y avait d’abord un grand placard en haut de l’escalier qui recelait un trésor : des dizaines de boites de conserve contenant des tranches d’ananas. Les Américains, en débarquant en 1942, avaient apporté chocolat, chewing-gum et ananas. Je ne sais comment ces boites sont arrivées jusqu’à Blida. Lorsque ma tante voulait me faire plaisir, elle en ouvrait une. Cet ananas de conserve, que les véritables gourmets rejettent avec mépris, était pour moi le comble de la récompense. Aujourd’hui encore, je suis toujours ému par le goût sucré (et probablement très artificiel) de ces rondelles régulières, évidées en leur centre, à la couleur jaune éclatant. Mais les mœurs ont changé, l’ananas frais a remplacé la conserve !

Une autre richesse de la maison était le placard aux livres. A vrai dire, ce n’était pas une bibliothèque, pas de grands classiques, ni même d’auteurs importants. Mais l’accumulation hétéroclite de revues (Reader’s Digest) et de littérature de gare. J’y ai passé de longues heures, plongé dans la lecture de cette bibliothèque de bazar.

L’arrière de la maison donnait sur une immense terrasse où j’ai passé de merveilleux moments. On y séchait le linge sur des fils tendus. Dans un coin, une buanderie avec deux grandes cuves en ciment. Au centre de la terrasse, une grande ouverture donnait une vue sur le rez-de-chaussée où grandissait un extraordinaire citronnier. Sur le côté sud, on apercevait les montagnes qui fermaient la plaine de la Mitidja et les sommets enneigés de Créa, la « station de sports d’hiver ». Au-delà, se trouvaient Médéa, Boghari, Berrouaghia, villages d’origine de la famille de mon père, mais, à cette époque, je n’en savais rien. En contrebas de la terrasse, se trouvait un enclos où les paysans qui venaient au marché laissaient leurs ânes en attente. Toute la journée, on entendait les braiements de dizaines de bêtes. Je regardais sans me lasser ces ânes qui résistaient à leurs maitres, lesquels n’hésitaient à les frapper durement avec de longs bâtons.

J’accompagnais souvent mon oncle Sauveur à son magasin. Situé à quelques dizaines de mètres de la maison, c’était un immense espace où l’on vendait de tout : des articles d’habillement, des machines à coudre, des pianos, …  Je me souviens avoir passé de longues heures à appuyer sur le pédalier de machines à coudre Singer. J’y portais tant d’attention qu’un jour ma tante m’a offert une machine miniature qu’on manœuvrait en faisant tourner à la main une petite roue. Il y avait aussi des pianos sur lesquels je tapais comme un garnement. Mon oncle, qui n’était que bonté, prenait le risque, pour faire plaisir à ce neveu adoré, de voir ses clients s’enfuir devant ce bruit assourdissant. Mon grand plaisir, c’était de manipuler la caisse enregistreuse, une splendide caisse en bois, très lourde, avec des décors de cuivre, dont on ouvrait le tiroir d’un rapide coup de manivelle qui déclenchait une sonnerie grêle. Refermer ce tiroir et recommencer à tourner la manivelle, j’ai dû le faire plus de mille fois ! Parfois, Sauveur nous confiait à Claude ou à moi la responsabilité de rendre la monnaie ; il nous fallait démontrer nos capacités en calcul mental !

Le destin a voulu que je revienne à Blida, à la fin de mon service militaire ; j’ai retrouvé à 22 ans mes souvenirs d’enfance. La terrasse était bien sûr moins grande que je ne l’avais imaginé ; le placard ne contenait plus de boites d’ananas ; mais le citronnier, les ânes, la rue d’Alger étaient encore là. Quelques mois plus tard, hélas, tous ces souvenirs devaient définitivement disparaître !

Mon oncle Charles était l’ainé de la famille Akoun ; après des études de lettres et de droit, il était devenu avocat, le premier diplômé de l’enseignement supérieur de la famille. Très tôt, il s’était passionné pour la politique. En 1936, il participait à des meetings pour défendre le projet de statut Blum-Violette, très favorable aux indigènes qui auraient reçu enfin le droit de vote. Charles affrontait les manifestations brutales des colons et des antisémites, très puissants à cette période. En 1940, il partit à Londres. Nous ne le revîmes qu’en 1945. On me dit qu’il avait été parachuté plusieurs fois en France. Entré en résistance, il avait changé de nom et s’appelait désormais Ancier. A la libération, Charles s’installa définitivement à Paris. Il devint très connu dans les cercles politiques ; il était l’avocat officiel du parti socialiste S.F.I.O.

Jeune, Charles était très grand et mince. Avec l’âge, il prit du poids : quand je l’ai connu en 1948, à Paris, c’était un homme très corpulent. Charles était non seulement l’ainé, mais aussi celui qui avait fait les études les plus longues, dont la culture était infiniment supérieure à celle de ses frères et sœurs ; il vivait au sein de la bourgeoisie parisienne à un niveau d’aisance financière unique dans la famille, au contact d’hommes célèbres. Il pensait que ces caractéristiques devaient naturellement faire de lui le chef de la famille. Il n’en fut rien. Ses frères le considéraient comme appartenant à un monde lointain et étranger. Il ne serait venu à l’idée de personne de lui demander conseil : il ne savait plus rien de la vie en Algérie. En cela, son attitude préfigurait celle des habitants de la métropole quand la guerre éclata en Algérie : jusqu’au bout, ils n’ont rien compris de ce qu’était la réalité de ce pays. De cet éloignement, je crois que mon oncle a beaucoup souffert et, à son tour, il s’est écarté de sa famille.

Charles vécut difficilement la fin de sa vie : sa clientèle vieillissait avec lui, ses amis politiques étaient remplacés par des hommes plus jeunes, les solidarités nées dans la Résistance s’effaçaient et ses revenus diminuaient. Sa mort en 1991 me laissa un souvenir douloureux. Il avait décidé d’offrir son corps à la science. C’était sans doute une décision généreuse (qui, du même coup, l’éloignait des rites juifs d’inhumation). Il gisait dans son appartement minuscule. Je m’y trouvais seul avec sa fille Danielle quand les représentants de je ne sais quelle institution sont venus chercher le cadavre. Ils emportèrent le corps nu de ce vieux géant, à peine enveloppé dans un drap. Quelques instants plus tard, il ne restait rien de mon oncle, parti dans la solitude et l’anonymat ; c’était une fin déchirante.

Mon oncle Raoul était tout le contraire de son frère Charles. Toujours souriant, chaleureux, amical, il fit des études de médecine et devient un pédiatre très réputé. Opérant à l’hôpital d’Alger, spécialiste notamment des enfants prématurés et des accouchements difficiles, il était très connu non seulement de la communauté juive mais aussi de beaucoup de familles musulmanes. Comme de nombreux médecins de cette génération, il pratiquait une péréquation entre les membres de sa clientèle : il soignait gratuitement les familles pauvres (généralement arabes) et vivait des honoraires perçus auprès des autres malades. Cette générosité lui sauva la vie en 1960. Favorable aux mesures politiques en faveur des musulmans, Raoul était devenu la cible des extrémistes pieds-noirs. Une après-midi, la mère d’un de ses jeunes patients vint le voir en urgence et lui dit : « Docteur, partez ; ils vont vous assassiner demain ». L’avertissement était sérieux. Raoul partit pour Paris le soir même. La menace n’était pas imaginaire : alors que deux ans plus tard, il était installé rue de la chaussée d’Antin à Paris, une bombe explosa devant sa porte blessant légèrement sa femme Madeleine. L’attentat ne fut pas revendiqué.

Mon oncle William était le troisième garçon, né quatre ans avant ma mère. Celle-ci m’a raconté qu’il la protégeait toujours, à l’égard de tous les dangers et de toutes les menaces. C’était lui qui lui avait présenté papa, son camarade de lycée. C’était un homme de devoir. Il fit deux ans de service militaire de 1938 à 1940. Mobilisé en 1940, il fut fait prisonnier et interné dans un stalag. Il réussit à s’évader en 1942 et regagna la zone sud, puis l’Algérie. Jamais, il ne voulut s’en vanter… William n’était pas triste, mais son sens du devoir le rendait sérieux. Pendant la guerre, protecteur de maman, il était aussi pour nous, en l’absence de papa, l’homme de la famille. Puis, après son divorce, il consacra toute son existence, avec une modestie admirable et un courage silencieux, à sa fille et à sa mère.

J’allais souvent voir mon oncle William au magasin de la rue de la Lyre. D’un geste rapide qui faisait mon admiration, il faisait tourbillonner les coupons de tissu, présentait à ses clientes quelques mètres d’étoffe, qu’il mesurait le long d’un mètre cloué sur le comptoir. D’un coup de ciseau, il entamait le bord du coupon, puis d’un geste brusque, dans le sens du fil, il découpait la longueur exacte. Je rangeais les coupons et je m’exerçais à mesurer des tombées de tissu.

En 1962, avec toute la famille, il quitta pour toujours l’Algérie et vint s’installer en métropole, à Paris. L’inaction lui pesait. Il mourut en 1984.

Ma famille paternelle était très différente. Mon grand-père Jacob, que je n’ai pas connu, a laissé une réputation exceptionnelle. J’ai trouvé dans les papiers de mon père quelques renseignements sur lui et une photo. C’était un homme grand, avec la barbe d’un patriarche. Juif religieux et croyant sincère, très pieux, il se rendait à la synagogue chaque matin. Autodidacte, le soir, il étudiait avec les rabbins. Tout autour de lui, à Médéa d’abord, puis à Alger, il avait la réputation d’un sage, un « tzadik », un juste, à l’avis duquel chacun se rangeait sans contester. C’était un homme d’allure sévère mais, dans la communauté, il jouait un rôle de conciliateur. Je n’ai jamais su quelle était son occupation professionnelle ; je pense que, comme son fils ainé, il faisait commerce de légumes secs. Mais le commerce n’était pas son souci principal : l’étude était au centre de sa vie. J’ai beaucoup regretté de n’avoir pas rencontré ce grand personnage dont je porte le nom et le prénom.

Ma grand-mère Meriem dite Marie (en fait, Myriam) était toute petite. J’ai eu le sentiment de la revoir en lisant cinquante ans plus tard la description qu’Albert Camus faisait de sa propre mère dans « Le premier homme ». Elle n’avait fait aucune étude ; elle consacrait sa vie à son mari et à ses enfants. Elle sortait peu. Elle était d’une frugalité étonnante. Toujours habillée de noir, je la voyais coudre et tricoter des dentelles des après-midis entières, souvent avec sa sœur Mathilde (qui mesurait cinquante centimètres de plus qu’elle !). Le vendredi, elle mettait sur le feu le repas du samedi, pour respecter le shabbat sans travailler. D’une très grande gentillesse avec nous, elle nous avait hébergés tous les trois de 1942 à 1945.  Depuis la mort de son mari Jacob, son fils ainé Aïzer, qui habitait sur le même palier, subvenait à ses très modestes besoins. En 1955, elle nous a rejoint à Paris. Malheureusement, elle était déjà atteinte de sénilité et avait perdu toute conscience de ce qui l’entourait. Elle est décédée en octobre 1958, sans même savoir qu’elle avait quitté l’Algérie.

Aïzer, le fils aîné, portait le nom de son grand père. C’était un homme sévère mais très attentif. Il était affecté de quintes de toux exceptionnellement violentes qui m’effrayaient beaucoup et qui l’obligeaient à quitter brusquement la table. C’est chez lui que j’ai fait connaissance de la pratique religieuse juive. Avant chaque repas, il se lavait les mains et prononçait une courte prière. Nous fêtions la fin du jeûne de Kippour, quand les hommes revenaient de la synagogue. Ce qui m’a le plus marqué, c’est la fête de Pessah, un moment très solennel. Après une longue ( !) prière, passait au-dessus de nos têtes le plateau du Seder, empli de tous les ingrédients prévus par la Torah, tous chargés d’une forte signification : le pain azyme ou matzot, qui rappelle la précipitation du départ d’Egypte, l’œuf qui symbolise le cycle de la vie, l’os de mouton pour le sacrifice fait au Temple, les herbes amères qui représentent les Hébreux tenus en esclavage,.. C’était au fils aîné que j’étais qu’était posée la question rituelle : « Pourquoi ce soir n’est-il pas un soir comme les autres ? ».

Son commerce se déroulait dans un de ces magasins situés le long du port d’Alger, sous les quais hauts, que nous appelions en raison de sa forme : « la voûte ». C’était un volume étrange, une sorte de grotte de quatre ou cinq mètres de diamètre, s’enfonçant profondément sous la terre. Partout des sacs de jute contenant des lentilles, des pois chiches, des fèves…. J’ai le souvenir que Claude et moi passions de longues heures à escalader ces sacs empilés sur de grandes hauteurs, à jouer dans ces odeurs fortes. C’était une aventure passionnante !

Aïzer connut une fin tragique. Alors qu’il était de retour avec toute sa famille à Paris, en septembre 1962, il reçut un appel d’Alger lui proposant d’acheter « la voûte ». Revenu sans ressources d’Algérie, craignant de ne pas avoir les moyens d’entretenir correctement sa famille, il ne pouvait négliger cette opportunité. Il prit l’avion du retour. À son arrivée à l’aéroport d’Alger, il fut enlevé par des inconnus. Me sachant militaire en Algérie, ma tante Andrée, son épouse, me demanda de lancer des recherches. Nos contacts étaient difficiles ; le téléphone marchait mal ; après de longues heures d’attente, notre conversation était hachée par des bruits de fond et des grésillements. Elle était désespérée de ne pouvoir rien faire de Paris, mais ses enfants, à juste titre, lui interdisaient de prendre l’avion pour Alger. J’ai vainement tenté d’activer les recherches. Dans mon régiment, les officiers accueillaient la nouvelle avec indifférence. J’obtins du commandant la permission de me rendre à l’état-major, à Alger. J’y trouvai une administration militaire en ruine. Dans des couloirs abandonnés, la plupart des bureaux étaient vides. Enfin, je découvris le responsable désigné : il était seul dans une grande pièce, son téléphone était muet. Il enregistra ma déclaration, mais je ne mis pas longtemps à comprendre que le papier sur lequel il avait noté les circonstances de cette disparition rejoindrait au mieux les quelques dossiers dans les armoires, et plus probablement la corbeille à papier. Face aux centaines de disparitions, l’armée, qui avait interdiction d’intervenir, n’avait aucun moyen pour effectuer des recherches et encore moins pour exiger des autorités du FLN de vider leurs prisons. Malgré la présence de plus de huit cent mille soldats sur le sol algérien, les malheureux Français enlevés étaient abandonnés à leurs bourreaux. Plusieurs années plus tard, un rescapé aurait affirmé à ma tante André qu’Aïzer était mort dans une prison d’Alger.

En dépit de mon uniforme et de mon grade, je n’avais rien pu faire pour le sauver. Je reste persuadé que ma tante André m’en a toujours fait intérieurement le reproche – et sans doute avait-elle raison.

Tata André était une femme de grande intelligence : elle n’avait pas fait d’études mais, avec son œil vif, elle comprenait les situations et jugeait les caractères avec une grande rapidité. Elle a été pour son mari un soutien exceptionnel.

Leur fille Viviane était la plus âgée de mes cousines. Née en 1928, pour moi, elle faisait partie des adultes. Elle fut une victime des lois antijuives adoptées par le régime de Vichy : dès octobre 1940, elle dut quitter le lycée. Ces lois iniques furent maintenues, après le débarquement allié de novembre 1942, par le gouvernement du général Giraud. Il fallut que le Congrès juif américain fasse pression sur les autorités militaires américaines pour que celles-ci, à leur tour, imposent, avec un an de retard, en 1943, l’abrogation de ce régime discriminatoire.

La vie en Algérie était délicieuse. Comme aurait pu le dire Talleyrand, qui n’a pas connu la vie à Alger dans les années 50, ne sait pas ce qu’est la douceur de vivre. Très naturellement, la mer jouait un rôle essentiel. Le jeudi, j’allais à la Pointe Pescade où l’on pouvait sauter dans l’eau à partir de quelques rochers. J’admirais ceux qui avaient le courage de sauter de plusieurs mètres.

Le dimanche, nous allions à la plage en famille, à la Madrague, à Sidi-Ferruch, où l’odeur des pins se mêlait au sel de la mer. On apportait un pique-nique, des sandwiches, des cocas (pas le soda, mais des chaussons emplis de tomates, anchois et poivrons). Aux petits vendeurs arabes, on achetait des merguez ou des brochettes. À la roulotte du marchand, des cornets en papier journal emplis de frites chaudes que l’on salait abondamment à partir d’une boîte de fer dont le couvercle était troué. Mon oncle Raoul insistait toujours : « Pas de bain, les enfants, pas de bains avant la fin de la digestion ». Pendant deux heures, nous attendions impatients que le délai fatidique soit écoulé. Après cent vingt minutes exactement, nous courrions en criant dans les vagues. Partis tôt, nous ne revenions qu’à la tombée du jour.

De cette enfance au bord de la Méditerranée, j’ai gardé la passion de la mer. Pas de la haute mer : je n’aime pas l’océan, je n’ai aucun goût pour les bateaux. Non, la mer pour moi, c’est le bord de l’eau, les vagues, le sable et surtout l’horizon où le ciel se noie dans l’eau. « La mer allée avec le soleil ». C’est le changement incessant des couleurs et de la lumière, ces périodes de grand silence avec le seul bruit des vagues ; ces moments délicieux où, la peau brûlée par le soleil, on retourne se baigner dans l’eau fraîche et transparente.

La mer, c’est bien sûr la Méditerranée avec sa couleur et ses odeurs si particulières. J’ai vu à l’Orient des plages incontestablement plus belles : sable blanc, eau d’émeraude, palmiers et cocotiers, cieux de braise… J’ai vu des océans plus impressionnants par leur masse et leur grandeur. Mais il n’est qu’une mer où je me sente chez moi et que je n’ai jamais envie de quitter, même après plusieurs semaines de vacances. La Méditerranée fait partie de moi.

Dans l’ensemble, le climat méditerranéen était agréable. Mais en été, nous connaissions parfois des journées de grande chaleur. Le sirocco, vent du sud, apportait des températures proches de 40°. Le simoun, vent du Sahara, transportait des grains de sable rouge qui couvraient, à l’intérieur des maisons, les sols et les meubles. Deux fois, nous vîmes des nuages de sauterelles : des millions d’insectes s’abattaient sur la ville. Dans l’appartement, le sol en était jonché : on marchait sur ces sauterelles avec un bruit sec de bois mort.

Quand il faisait très chaud, nous restions, à l’heure de la sieste, dans l’appartement dont tous les volets étaient clos, souvent couchés sur le carrelage dont la fraîcheur était précieuse.

Le soir, nous installions sur le balcon, les adultes sur des chaises, les enfants assis sur le sol. Souvent, après le dîner, ma grand’mère m’envoyait chercher des glaces. Muni d’une grande casserole dans laquelle étaient disposés quatre ou cinq petits verres à eau, j’allais chez Grosoli, le marchand voisin, acheter des « créponnets », sorte de sorbets au citron très concentré. Puis je revenais à la maison avec précaution portant la casserole comme un bien précieux. Dans la douceur du soir, en silence, nous goûtions ces boules blanches au parfum fort.

J’adorais aussi me rendre chez le boulanger acheter une part de « calentita », une sorte de flan à la farine de pois chiche. Cuit au four, il était servi très chaud sur de grandes plaques. Le boulanger les découpait en parts rectangulaires qu’il saupoudrait de sel blanc. Nous les emportions en nous brûlant les mains et la bouche ! C’était délicieux et très bon marché. Curieusement, ce plat typiquement algérien (en fait espagnol ) n’a pas su traverser la méditerranée : il a disparu (on me dit qu’il existe à Nice une variante de ce plat, la soca ?).

C’était une vie de plaisir très simple, sans aucun luxe, mais très gaie.

Les relations parents-enfants étaient très affectueuses. Le principe était que tout revenait en priorité aux enfants. Néanmoins, des règles devaient être respectées. En cas de défaillance, la punition était sévère. Le coupable de mensonge recevait un petit piment de Cayenne sur la langue. La sensation de brûlure n’était pas dramatique, mais aujourd’hui, ce châtiment corporel serait incompréhensible pour des parents modernes. De même, en cas de crise grave, nous étions, Claude ou moi, enfermés quelques minutes dans un placard assez vaste que nous appelions « le cabinet noir ». Je ne veux pas être mal compris : nous n’avons reçu, ni Claude ni moi, une éducation rigide. Bien au contraire, nous avons été entourés de beaucoup d’amour et d’attention. Mais très tôt, nous avons appris qu’il existait des règles et que celles-ci devaient être observées. Inévitablement, Irène et moi avons repris la même attitude avec nos enfants, sans cependant recourir aux mêmes sanctions !

J’ai gardé énormément de souvenirs de l’Algérie ; j’ai conservé des images, des odeurs, mais, en définitive, je connais peu ce pays. J’ai vécu entre Alger et Blida. Mon service militaire m’a conduit trois semaines dans les Aurès. Pour le reste, je suis toujours resté dans le cercle familial.

Je peux aujourd’hui difficilement parler de ce pays que je connais mal et où, je dois le dire, je n’ai pas envie de revenir. J’ai le sentiment très fort que l’Algérie que j’ai connue, aussi limitée soit-elle, a disparu et je ne veux pas qu’un voyage dans l’Algérie d’aujourd’hui efface ces souvenirs auxquels je tiens pour les remplacer par la vision désespérante d’un pays en voie de sous-développement dont les habitants sont malheureux.

Au printemps 1948, mon père est muté à Paris, nous quittons définitivement l’Algérie. Sans en prendre conscience à l’époque, je ne quitte pas seulement l’Algérie.

Je quittais l’environnement familial. A Alger, j’étais sans cesse entouré par mes parents, bien sûr, mais aussi mes grand’mères, mes tantes, mes oncles, mes cousins et cousines. Tout autour se trouvaient de grandes familles apparentées et des dizaines d’amis et de connaissances nouées depuis de longues années. A Paris, j’arrivais dans un désert affectif : mon père, ma mère et mon frère étaient les seuls parents proches. Autour de nous, de simples connaissances, sans aucune histoire commune. Nous sommes désormais des déracinés.

Immigration 2023

Par Bernard Auberger
Novembre 2023

Bernard Auberger, inspecteur général des finances honoraire, a été durant trois ans un avocat bénévole des immigrants sans papiers. Le point de vue qu’il exprime aujourd’hui  est le sien, et non celui du site Montesquieu, qui n’a pas à avoir de doctrine. Les lecteurs qui souhaiteraient exprimer un désaccord peuvent cliquer au bas de l’article.   

Limiter l’immigration par la loi dans notre pays ! Cette perspective déchaîne les passions. Non pas auprès de nos 67 millions de concitoyens qui songent plutôt à leur pouvoir d’achat, à leur sécurité, à l’éducation de leurs enfants, voire au développement durable ; mais dans notre personnel politique excité par un projet qui divise mais devrait permettre de se différencier.

Ce n’est pas si sûr : le discours de Grenoble n’a pas servi à la réélection du Président sortant en 2012 ; non plus que les positions catégoriques de deux candidats échouant à  obtenir le minimum de suffrages nécessaire pour obtenir le remboursement de leurs frais à l’élection présidentielle récente. Autour de nous, Georgia Meloni, qui avait été élue à la tête du gouvernement italien sur un programme de maîtrise des flux migratoires, a dû reconnaître son impuissance devant l’arrivée de dix mille habitants supplémentaires sur l’île de Lampedusa. Quant au chef d’Etat hongrois opposé à tout compromis sur l’immigration, il  s’est résolu à admettre qu’un demi – million  d’étrangers seraient nécessaires pour faire tourner son économie.

Nous-mêmes avons adopté 29 lois relatives à l’admission et au séjour des étrangers  dans notre pays depuis 1980. C’est dire leur  pertinence et leur efficacité. Nous sommes tenus par des engagements internationaux depuis trois quarts de siècle, avons inscrits certains d’entre eux dans notre Constitution, acceptons les décisions de la Cour Européenne des droits de l’homme et de la Cour de Justice de l’Union Européenne. Entrés prochainement dans une nouvelle  phase de règlementation européenne, nous devrons la transposer dans notre droit. Le Conseil d’Etat ne manquera  pas de rappeler, comme pour chaque nouveau projet dans ce domaine, que le recours au règlement et à l’action administrative suffirait  pour accroître l’efficacité de la politique gouvernementale, sans besoin d’une législation supplémentaire

Est-ce à dire que nous ne devons rien faire pour calmer notre opinion publique, qui considère que nous sommes excessivement généreux  à l’égard des étrangers et que nous tolérons beaucoup trop de refusés du droit d’asile et d’indésirables sur notre territoire ?

Evidemment non ! Mais avant tout, il nous faut  reconnaître l’apport de l’étranger à notre société, qu’il s’agisse de travailleurs salariés, d’artistes, de chercheurs. D’autant que des dizaines de millions de Français ne rencontrent pas d’immigrés et moins encore de demandeurs d’asile, car cette population est agglomérée dans moins d’un quart de nos départements, avec des  concentrations  bien connues comme à Calais ou à la Porte de La Villette. Ces localisations s’expliquent par le besoin de s’assembler  de la part d’étrangers ne connaissant ni nos usages ni notre langue.

L’adoption d’une attitude commune positive correspond à notre intérêt .Nos gouvernants en ont pris conscience récemment : deux évolutions sociales se conjuguent pour nous  conduire à accepter un apport de population : notre défaillance démographique et la réticence de nos actifs  à occuper certains emplois indispensables au bon fonctionnement de notre société.

Comme chez la plupart de nos voisins dans l’Union Européenne et notamment les plus proches et les plus peuplés, notre démographie naturelle est aujourd’hui déficitaire, le nombre des décès annuels  l’emportant sur celui des naissances de plusieurs dizaines de milliers d’âmes chaque année. L’arrivée d’étrangers contribue à combler ce déficit,  à rajeunir notre population en âge de procréer et accessoirement à financer nos dépenses sociales et même notre régime de retraites  par répartition ; il ne faut pas la tarir.

Notre immigration a crû dans les trois dernières années après s’être stabilisée autour de 300.000 par an au cours des trente années précédentes. Un tiers de cet afflux ne se fixait pas sur notre sol. Certains requérants demandeurs d’asile, déboutés, sont néanmoins restés dans notre pays. On les évalue de  300.000 à 500.000, ce qui paraît beaucoup, mais doit être rapporté à une population totale de 67 millions d’habitants.

Il est de la responsabilité de nos représentants politiques de s’inquiéter de la conservation de notre style de vie issu de notre histoire millénaire ou récente ; mais celui-ci n’est pas en danger du fait de la présence d’un nombre excessif d’étrangers sur notre sol. Il correspond en pourcentage de notre population totale à ce  que nous avons organisé, puis accepté au siècle dernier. Ces immigrés  deviendront majoritairement  des Français de langue et de comportement ; mais volontairement et d’autant plus vite que nous les assimilerons par le mariage, par notre tradition de tolérance, par une politique de logement, de santé, d’éducation et de droits civiques adaptée et conforme à notre état de droit.

Ce n’est pas de mesures d’inspiration policière que nous avons besoin, c’est d’un renforcement des moyens des préfectures pour éviter que les esprits développent rancœur ou découragement, faute de réponses rapides ou de procédures à la portée des requérants.

La France bénéficie   d’un groupe de cinq cents chercheurs, démographes et sociologues qui ne cautionnent nullement la menace d’un grand remplacement de notre population actuelle par une population africaine débordante d’ici le demi-siècle. Leurs conclusions sont fondées sur l’observation, le calcul et la raison. Soyons rationnels, considérons la valeur de leurs travaux et rejetons les peurs artificiellement suscitées par des préoccupations d’intérêts à court terme.

Reportons nous aux publications de François Heran, professeur au Collège de France, à ses écrits pour la Documentation Française ou aux analyses de l’OCDE.  Considérons aussi que les envois réguliers d’argent dans leur pays par les immigrés au travail contribuent tout autant au développement de leurs pays d’origine que les transferts de capitaux par des mécanismes internationaux d’aide au développement. Enfin, soyons réalistes : renvoyer les intrus dans leur pays d’origine n’est guère praticable, non plus que dans des pays dont ils ignorent tout.

Enfin nos 700.000 bacheliers annuels ne sont pas concurrencés par les immigrés, puisqu’ils  souhaitent occuper d’autres fonctions que les postes  en souffrance dans la restauration ou dans l’agriculture, voire dans les nouvelles industries que nous nous efforçons de recréer sur les sites autrefois fermés par notre imprévoyance.

Aujourd’hui, adopter une politique de sélection voire d’exclusion à l’égard des immigrés ne serait  fondé  ni économiquement ni démographiquement. Ce serait l’abandon de toute ambition pour notre pays ; une véritable démission,  un grand déclassement.

Les cloches de Nagasaki – Takashi Nagai

Décembre 2023 – Les cloches de Nagasaki
Lu par Nicolas Saudray

          Fondé au XVIème siècle par des commerçants portugais, Nagasaki devient alors le principal port du Japon. Sous l’influence de jésuites, une importante communauté de convertis au catholicisme s’y constitue. Mais les Portugais sont bientôt remplacés par des Hollandais, d’ailleurs cantonnés à un îlot, et le culte catholique est interdit à compter de 1614. Ses fidèles plongent dans la clandestinité.

          En  1867, l’ère Meiji leur rend la liberté, non sans une certaine suspicion. Au XXème siècle, bien qu’éclipsé, comme port, par Yokohama, Nagasaki se mue en une ville industrielle. Le Franciscain Maximilien Kolbe fonde un couvent dans la montagne attenante, puis repart vers la Pologne…vers Auschwitz.

          Takashi Nagai est né en 1908 dans un autre district. Vingt ans plus tard, il vient faire ses études à la Faculté de médecine de Nagasaki, dans le quartier chrétien d’Urakami. Les catholiques qu’il fréquente le convertissent. De 1937 à 1940, il officie comme médecin militaire durant les campagnes de Chine, puis revient à Nagasaki, y achève son doctorat, devient le doyen de la Faculté.  Spécialité : la radiologie. Il manipule donc des matières radio-actives. En juin 1945, on lui découvre une leucémie, qui le place en quelque sorte parmi les héritiers de Marie Curie. La Bombe, survenue moins de deux mois plus tard, n’en est donc pas la cause, mais elle va aggraver le mal.

       Est–il nécessaire, ce bombardement ? Le cas d’Hiroshima prête déjà à controverse.  Mac Arthur et Eisenhower déconseillent cette opération ; ils estiment que le Japon est déjà battu. Soucieux de terminer la guerre au plus tôt, et donc d’épargner des vies américaines, le président Truman tranche en sens inverse.

          Le 6 août 1945, donc, un appareil parti des îles Marianne lâche « Little Boy » sur Hiroshima. La Maison Blanche attend le lendemain pour révéler au monde la nature de cette arme.

         Le 9 août aux premières heures, l’armée soviétique envahit la Mandchourie, alors sous contrôle japonais. Durant la conférence de Yalta, Staline avait promis de le faire, mais il ne se montrait pas pressé. Constatant, au lendemain d’Hiroshima, que le Japon est aux abois, il se précipite à la curée.

           Dès lors, monsieur Truman, pourquoi bombarder si vite une seconde ville ? Sévèrement attaqués du côté de l’Asie, menacés, de l’autre côté, d’une réédition d’Hiroshima, les Japonais ne peuvent que céder, sans qu’il soit besoin d’une nouvelle catastrophe. Il faudrait leur laisser au moins le temps de se concerter. Ils ont un héritage confucéen, leurs décisions sont toujours collectives. S’ils ne se soumettent pas tout de suite, c’est parce que les Américains exigent une capitulation sans conditions : solution d’une extrême rigueur, pour un pays qui n’a  même pas été envahi encore. Par comparaison, la France, largement envahie en 1940, a pu assortir l’armistice d’assez nombreuses conditions. Le bombardement de Nagasaki est donc une erreur.

          Le 9 août 1945, dans la matinée, un nouveau bombardier décolle des Mariannes, avec à son bord un objet baptisé « Fat Man ». L’objectif est une ville industrielle appelée Okura. Des nuages la couvrent, le pilote rebrousse chemin. Plus au sud, la nuée s‘écarte, une autre ville apparaît : Nagasaki. Les aviateurs larguent la bombe.

          C’est là que commence le livre. Takashi Nagai le terminera en 1946, mais ne pourra le faire imprimer qu’en 1949, en raison des réticences des autorités américaines d’occupation, qui exigeront des compléments de nature à atténuer la responsabilité de leur pays. Ces distorsions n’empêcheront pas un succès mondial. Tout récemment, des Japonais éclairés revoient l’ouvrage, le débarrassent des ajouts. Nous disposons enfin d’un témoignage authentique, qui fait l’objet d’une nouvelle traduction en français, publiée par les éditions onTau, d’inspiration catholique.

          Lors de l’explosion, le docteur Takashi Nagai se trouve dans son  bureau de radiologue de l’hôpital, vaste établissement qui se confond avec la Faculté. Le nucléaire, il connaît, de par sa spécialité médicale. Mais il ne se doutait pas de sa puissance de destruction. Il décrit avec minutie, sans pathos, tout ce qu’il voit, les innombrables cadavres, l’amoncellement des décombres. Il évoque  les disparus – ces infirmières rieuses qu’il aimait bien, et qui ne reviendront plus. Lui-même a eu une veine sectionnée par un éclat de verre, il faut le panser à plusieurs reprises.

         Le sinistre a atteint tout particulièrement le quartier chrétien. Takashi ne retrouve plus sa maison, ni sa femme, pulvérisée. Heureusement, leur fils et leur fille, partis à la campagne, sont sains et saufs.

          Des secours sont improvisés. Takashi se dévoue, à la limite de ses forces. La plupart de ceux qu’on avait cru sauver meurent, par l’effet des radiations. Et bien des sauveteurs tombent malades à leur tour. C’est le cas du docteur Nagai, qui s’en tire de justesse. Il attribue ce miracle à l’intercession de Maximilien Kolbe.

          L’effectif des morts a donné lieu à diverses estimations. L’éditeur japonais actuel retient un chiffre de 70 000 – plus les effets des séquelles, au cours du temps.

          Le docteur passe son temps libre à réconforter ses compatriotes. Il dissuade quelques jeunes qui commençaient à rêver d’une revanche sur les États-Unis. À son avis, le sacrifice des innocents de Nagasaki prolonge celui de Jésus ; c’était une prière adressée à Dieu pour qu’il convainque l’empereur Hiro-Hito d’arrêter la guerre, et l’empereur l’a arrêtée, sitôt après le bombardement de la ville. Cette présentation, difficile pour un lecteur de 2023, les survivants chrétiens l’acceptent. Nagasaki mon amour.

          En 1946, les jambes de Takashi cessent de le soutenir. Il se réfugie dans une cabane de quatre mètres carrés, où il vit couché. Son plaidoyer incessant pour la paix  lui vaut le surnom de Gandhi japonais. Des personnalités de marque lui rendent visite.

          En 1949, consécration de la cathédrale d’Urakami rebâtie. On y suspend une cloche retrouvée intacte dans les cendres. D’où le titre du livre. Mais Takashi en rédige d’autres.

          Il s’éteint en 1951, entouré d’affection et de respect. En 2021, le procès de béatification de ce grand témoin et de son épouse s’ouvre à Rome.

         Deux ans plus tard, le secrétaire général des Nations-Unies, Antonio Guterres, se rend sur les lieux des bombardements atomiques et, naïvement, réclame la suppression de toutes les armes nucléaires. Se rend-il compte qu’elle livrerait la planète aux possesseurs des plus grosses troupes ? Durant l’immédiat après-guerre, qu’est-ce qui nous a sauvés, nous autres Européens de l’Ouest, des entreprises de Staline ?  Sans doute la menace de la bombe A.

Éditions onTau, 208 pages, 20 €

Le crépuscule des héros

Jacques Darmon
Septembre 2023

Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher
Baudelaire

Thomas Carlyle prétendait que « l’Histoire du monde n’est rien d’autre que la biographie des grands hommes ». A l’inverse, Tolstoï, 50 ans plus tard, a écrit un gros livre pour démontrer que Napoléon n’était pas un génie et que le sort de ses batailles -victoire ou défaite – ne dépendait pas de lui. (Mais la postérité a oublié ces critiques et n’a retenu de Guerre et Paix que la romance de Natacha et du prince André !).

En fait, à mon sens, ces deux interprétations sont inexactes, car partielles.

Certes, les héros ne sont pas des dieux. Ils ne font pas l’histoire. On sait depuis longtemps que les sociétés sont commandées par des conditionnements qui transcendent les volontés humaines. Les hommes, acteurs de l’histoire, expriment autre chose que ce qu’ils ont voulu dire, agissent pour des motifs qu’ils ne soupçonnent pas et aboutissent à des résultats qu’ils n’ont pas voulus.

Néanmoins, le rôle des héros est important.

Pour les hommes des siècles précédents, le héros ou le “grand homme” incarnait un peuple dans ce qu’il avait de meilleur. Noble ou roturier, il représentait le modèle d’une civilisation fière d’elle-même. Par son action, son rayonnement, il mobilisait les énergies, donnait du courage aux hésitants ; il était un modèle pour les plus actifs ou les plus ambitieux.

On prête à Louis XIII une réflexion qui me semble éclairante :« Le privilège des grands hommes est de donner des secousses à leur siècle ».

Il était sans doute enthousiasmant de suivre – ou même simplement d’admirer- Charlemagne, Jeanne d’Arc, Napoléon… L’école a longtemps exalté le souvenir de Roland, de Bayard mais aussi de Pasteur, de Guynemer et de Jean Moulin. Le roman national français est rempli de héros.

Ce temps est fini

Les Héros ont aujourd’hui disparu.

Les jeunes gens qui entrent à l’École Polytechnique se voient remettre une médaille portant la devise de l’École : “Pour la Patrie, les Sciences et la Gloire”.

Cette devise est aujourd’hui aussi démodée que le bicorne ou le grand uniforme noir à boutons dorés qu’ils reçoivent simultanément. Ni la Patrie, ni les Sciences, ni la Gloire ne seront au centre de la vie de la plupart de ces jeunes gens. L’argent, le pouvoir, le culte narcissique du moi, la mode et le politiquement correct, pour la grande majorité d’entre eux, remplaceront ces valeurs désormais archaïques.

Pasteur a cédé la place aux héros de Star Academy. Greta Thunberg qui veut sauver la planète en participant à des manifestations soulève plus d’enthousiasme que Jean Moulin qui a payé de sa vie son dévouement à la patrie.

Au Panthéon de la République, les champions sportifs, les vedettes de la télévision ou du cinéma remplacent les grands chefs politiques ou militaires, les poètes et les savants. Si un champion sportif devient également une star de la chanson, il accède au sommet : Yannick Noah, personnalité préférée des Français en 2005 !.

La République n’a pas besoin de savants, disait Fouquier-Tinville au procès de Lavoisier et il l’envoyait à l’échafaud. Nos sociétés modernes affirment n’avoir pas besoin de héros.

Il est de bon ton en politique de refuser « l’homme providentiel ». Les experts en management affirment qu’un bon manager est celui qui sait s’entourer d’une équipe et que le succès est nécessairement collectif. Partout, la verticalité est condamnée. L’époque souhaite la concertation, la participation, le « vivre ensemble » … Pour choisir les membres de nos conventions, commissions, consultations…le tirage au sort remplace l’expertise, l’expérience ou le mérite.

 Les héros d’autrefois avaient pourtant fière allure. Mais aujourd’hui, ils dérangent ; ils s’opposent à la passion égalitaire Par contraste, ils soulignent la médiocrité des autres.

D’ailleurs, par l’application du principe de précaution et l’affirmation d’une présomption systématique de responsabilité, les démocraties modernes ont mis en place toute une législation pour interdire tout acte d’héroïsme à ceux qui seraient tentés.

Guillaumet, Mermoz et les autres Héros de l’Aéropostale, avec des avions pauvrement équipés, des moteurs peu fiables, n’hésitaient pas à franchir la cordillère des Andes pour transporter le courrier dans les délais prévus. Aujourd’hui, il leur serait interdit de décoller, leur employeur pouvant à tout moment être condamné pour mise en danger de la vie d’autrui.

Pasteur n’aurait pas davantage l’autorisation d’expérimenter l’effet du vaccin contre la rage sur Joseph Meister et l’enfant serait mort !

Si Christophe Colomb prenait la mer de nos jours, à son retour, il serait immédiatement incarcéré pour avoir risqué la vie de ses marins.

Peut-être les motifs d’héroïsme ont-ils disparu. Le héros d’autrefois devait parfois faire face à des choix que l’on appelait cornéliens, entre deux exigences morales contradictoires.

Il était encore possible, dans les années 50, de faire disserter des lycéens sur ce conflit du devoir et du désir. Ces débats nous semblent aujourd’hui étranges car au moins une des deux exigences morales, parfois les deux, ont disparu. La gloire, l’honneur, qui animaient ces héros ne sont plus des valeurs. Il ne s’agit pas d’une divergence entre générations ; nous assistons à un changement fondamental de civilisation.

Aucune tête couronnée d’Europe ne partagerait les tourments de Titus et aucun souverain n’abandonnerait Bérénice. Chimène, quelques heures après la mort de son père, épouserait immédiatement Rodrigue, aux applaudissements des téléspectateurs.

Peut-être faut-il des temps héroïques pour que puissent apparaître des héros ? Hegel disait qu’un grand homme est la rencontre d’un homme et d’un moment.

La caractéristique des temps héroïques, c’est que les hommes qui vivent ces époques ne sentent plus la nécessité de rechercher dans la mythologie ou dans les temps anciens leurs références ou leurs visions. Ils les vivent. « Le coup de marteau de la destinée de Napoléon avait fêlé les crânes de son temps », disait Zola. Une seule fois, dans sa vie, Kant a renoncé à sa promenade matinale quotidienne : le jour de la prise de la Bastille !

Dans ces périodes héroïques, les destinées individuelles deviennent de véritables légendes. Les ambitions enflent. Le temps s’accélère.

Il en fut ainsi de la Révolution et de l’aventure napoléonienne. Il en fut ainsi également de la période de la première guerre mondiale. Les années 1930-1945 ont modifié radicalement la vie de millions de personnes et ont transformé des individus ordinaires en héros fabuleux.

Difficile de croire que le début du XXI° siècle, en dépit de ses réussites techniques et économiques, soit une période héroïque. Les destins individuels ne sont pas tirés vers l’exception et la grandeur. Les ambitions sont lilliputiennes.

Même l’art contemporain se recroqueville. Dans la littérature d’autrefois, les héros ne manquaient pas : Don Quichotte, d’Artagnan, Jean Valjean, Edmond Dantès, le capitaine Nemo, Cyrano, … Les romans d’aujourd’hui (et plus encore les films) décrivent des passions ordinaires, des vies médiocres. Ils aiment à dépeindre des victimes, à raconter des déchéances, à faire connaître des conflits familiaux ou conjugaux… Une littérature à la hauteur de la société qui la lit !

L’absence des héros cependant crée un grand vide : les héros ayant disparu, le temps est venu des super-héros et des demi-héros.

Les super-héros sont omniprésents dans le monde virtuel du cinéma, des jeux vidéo ou des mangas.

Ils ressemblent à des héros car leurs actions sont exceptionnelles et, pour la majorité d’entre eux, moralement parfaites. Mais justement ce caractère exceptionnel les place hors du monde réel, dans le cercle du merveilleux, de l’imaginaire, illustration d’une société qui ne veut quitter les rêves de son enfance.

Les demi-héros, en revanche, sont des personnes bien réelles, qui ne cherchent pas à « donner des secousses à leur siècle » mais qui au contraire restent au cœur de la vie quotidienne.

On note dans cette catégorie les acteurs de faits divers. : ceux qui sauvent des enfants, qui secourent des noyés, qui défendent la femme menacée…

Mais aussi la victime dont le drame justifie l’attention et la compassion de tous. Un incendie, un immeuble effondré, une canicule, une inondation, dans une société marquée par l’incertitude, et la peur du risque, nous offrent autant de victimes à plaindre et à soutenir.

Parfois, des citoyens ordinaires deviennent des héros à leur corps défendant : les journalistes de Charlie Hebdo, Samuel Paty… Autant, de victimes dont la mort a pris une dimension qui les dépasse.

Mais le véritable demi-héros, aujourd’hui, c’est “l’homme sans qualités” ; celui qui gagne aux jeux télévisés, Mme Michu conviée à participer à une « convention citoyenne » ou le « youtubeur » adolescent qui publie ses photos de vacances. Le guerrier aux vertus surhumaines cède la place à l’homme (ou la femme) qui vous ressemble.

Enfin, il faut faire une place à part à une autre catégorie de demi-héros : ceux qu’on n’admire pas mais qu’on veut néanmoins imiter. Parmi eux, les « influenceurs » et les « égéries »

Les « influenceurs » (masculins, féminins ou autre) exercent, comme leur nom l’indique, une influence décisive sur ceux qui les suivent (les « followers »), qui se comptent parfois par millions. Grâce à la puissance des réseaux sociaux, l’admiration des foules les entoure. Mais ce sont des demi-héros : il ne s’agit pas de rêver d’avoir la vie ou les qualités de ces influenceurs. Il s’agit de s’habiller comme eux, de manger comme eux, de danser comme eux. Éventuellement de leur ressembler physiquement.  Ce sont des guides de la vie quotidienne dans ce qu’elle a de plus trivial. Il n’est pas question de valeurs. La qualité morale, la profondeur de réflexion, le courage sont totalement hors sujet (d’ailleurs, beaucoup de ces « influenceurs » sont en fait de « mauvais garçons » ou de « vilaines filles » !).

Les « égéries » constituent une autre classe de demi-héros. Déjà, la nymphe qui protégeait Numa Pompilius, roi de Rome, avait, au XIX° siècle, donné son nom aux femmes d’influence, qui entouraient des hommes politiques puissants. L’époque moderne a de nouveau transformé le sens de ce substantif. Les « égéries » sont désormais aussi bien des hommes que des femmes (ou des transgenres ou des indéterminés…). Mais leur rôle s’est simplifié : les égéries modernes ne donnent plus de conseils (c’est heureux !) ; elles ne cherchent pas à peser sur la politique d’un pays ou la destinée d’une grande entreprise. Elles se contentent de jouer le rôle de porte-manteau, présentant au désir du consommateur des vêtements, des bijoux, des parfums (qui ne leur appartiennent pas !) … Il semble que nombreux sont ceux qui croient s’identifier aux qualités physiques ou aux succès mondains de la vedette qui sert d’égérie. Étrange ? Mais la multiplication de ces égéries montre que ce phénomène d’identification fonctionne bien. La publicité en raffole.

Chaque société a les héros qu’elle mérite.

Égypte : les expériences d’un secrétaire d’ambassade

Par Patrick Hénault
Juillet 2023

Le Caire, juin 1967, au lendemain de la Guerre des Six Jours : un peuple ébranlé par une défaite militaire majeure, une armée considérée comme puissante anéantie en quelques jours, les ambitions internationales du pays et de son Raïs, le président Gamal Abdel Nasser, subitement évanouies.

Que retenir de ce premier poste d’un tout jeune diplomate entré au Département depuis un an à peine ?

Plusieurs vignettes surgissent pêle-mêle dans la mémoire du deuxième secrétaire (Sicritir el thani…) que j’étais alors. Elles me paraissent dessiner en creux les contours des mouvements qui vont, dans les années qui suivent, bouleverser les équilibres au Proche-Orient.

Les trois années de cette première affectation apparaissent, avec le recul, comme suspendues dans le temps. Alors que les plans de paix se suivent, du plan Jarring au plan Rogers, l’affrontement  avec Israël continue sous la forme d’une guerre d’usure perceptible du Caire entre survols à basse altitude de chasseurs-bombardiers soviétiques Sukhoi, à l’étoile rouge bien visible sur les ailes  (pour rassurer la population et signifier un avertissement à Israël) et bombardements israéliens à proximité de la capitale, y compris sur l’aérodrome militaire du Caire (dont ma femme et moi avons été témoins un jour en sortant d’une visite dans le quartier de Mataria), avec leur lot de dégâts collatéraux (de nombreux morts dans deux attaques sur une usine et une école). On assiste à l’emploi des premiers missiles sol-air dont les traces jaunâtres strient le ciel après le passage éclair des Mirages israéliens que l’on entend sans les voir.

Représentant l’ambassadeur à la consécration de la cathédrale copte de Saint Marc, dans le quartier populaire d’Abbasia, je me trouve avec le corps diplomatique tout près du président Nasser, situation exceptionnelle pour un diplomate junior dans un pays où le chef de l’État, compte tenu des circonstances, voit fort peu les chefs de mission. Taille et gabarit impressionnants, teint cuivré des fellahine (paysans de la vallée et du delta du Nil), nuque verticale dégageant une aura palpable de puissance absolue. Cette longue cérémonie, rythmée par les profondes mélopées de la liturgie orientale, sert à montrer l’unité du pays et la protection que les plus hautes autorités accordent à la minorité copte.

 Deux ans après, le chef de la révolution des officiers libres disparait alors qu’il tente de réconcilier l’OLP de Yasser Arafat et la Jordanie du roi Hussein lors du Septembre noir.

Quelques mois plus tard, à l’occasion d’un voyage à Akhmîm en Moyenne Égypte, près de Minya (où une mosquée recouvre l’ancien temple du dieu Min), nous passons une journée dans un village copte, très pauvre comme tous les villages de la région, difficile à distinguer des agglomérations à majorité musulmane, si ce n’est les croix qui surmontent le double clocher de la modeste église et, chez les habitants, un discret tatouage cruciforme au poignet. Conversation avec une paysanne dans sa maison, un abri au sol en terre battue où elle tient à nous servir le café, le plus coûteux de ses approvisionnements.

On l’appelle, selon l’usage, du nom de son fils ainé, Um El Dib (la mère du Loup). Paraissant très âgée mais ayant en réalité une quarantaine d’années seulement, elle est entourée d’une ribambelle d’enfants et nous parle à sa manière de la guerre. Elle prie pour qu’Israël « ne nous lance pas des pierres » : son fils vient d’être mobilisé sur le front du canal de Suez. J’ai rarement rencontré autant de majesté et de dignité.

L’Égypte ayant fermé le canal de Suez dès le début des hostilités en juin 1967, plusieurs navires marchands s’y trouvent bloqués, dont un navire des Messageries Maritimes, le Sindh. Il est ancré dans le Grand Lac Amer, près d’Ismaïlia, avec treize autres cargos. L’ambassade, après s’être heurtée à la réticence des autorités, peu désireuses de voir des étrangers se rendre sur le front, finit par obtenir que soit respecté son droit d’accéder régulièrement au cargo sous pavillon français.

La mission, assurée par deux diplomates de la Chancellerie dont parfois l’ambassadeur, François Puaux, commence à l’aube dans la banlieue sur la route d’Ismaïlia (normalement interdite) où un officier des renseignements militaires (Mukhabarat Al Harbiya Wal Istitla) nous prend en charge. Parcours en convoi d’une centaine de kilomètres dans la tiédeur matinale sur une route où la faible circulation est fréquemment perturbée, comme partout dans les riches terres agricoles du Delta, par d’imprévisibles traversées de bêtes, de paysans et d’enfants.

À l’approche du canal, présence militaire de plus en plus visible, avec une organisation du terrain à la soviétique, les emplacements de batteries et autres concentrations de forces masqués par d’immenses dunes artificielles dressées face au Sinaï que l’on finit par apercevoir dans le lointain une fois ces obstacles franchis. Nous sommes pris en charge par le shipchandler des Messageries et transférés par vedette sur le Sindh. Accueil chaleureux par l’équipage. Le commandant reçoit ce jour-là, pour ce qu’ils appellent leur grand’messe, les commandants des treize autres navires qui se sont organisés en Great Bitter Lake Association (GBLA). Cette petite communauté, à l’initiative naturellement du commandant de l’un des navires britanniques, s’est constituée en véritable club, avec rituels et cravate de rigueur…  Du navire immobilisé entre les deux armées, on peut examiner aux jumelles de marine les casemates de la Ligne Bar Lev créée par Tsahal. Les marins de la GBLA nous disent être témoins d’affrontements réguliers : échanges d’artillerie au-dessus du lac Amer, combats aériens. Au retour d’une de ces visites, à bord de la vedette de liaison, un tir israélien passe juste au-dessus de nos têtes pour éclater droit devant nous dans un remblai de protection. Fort heureusement, il ne s’agit pas du début de ce que les artilleurs appellent un tir de réglage, mais d’un coup isolé parti on ne sait pourquoi de l’autre rive.

Ces navires sont restés bloqués pendant huit ans. Ils ne devaient sortir du Canal de Suez qu’en 1975, après la guerre du Kippour au cours de laquelle, même si elle fut repoussée après avoir surpris Tsahal et infligé de lourdes pertes à l’adversaire, l’armée égyptienne sauvait l’honneur du pays et créait les conditions d’une négociation qui a abouti en 1977 à la spectaculaire visite en Israël du président Anouar el Sadate, successeur de Nasser.

Janvier 1968, six mois à peine après la guerre des Six Jours : une rencontre des plus marquantes, celle de René Dumont. Alors professeur à l’Agro, le futur candidat écologiste s’est rendu en Égypte, à la demande du président Nasser. Invité par le numéro deux de l’ambassade, Pierre Susini, à un déjeuner sous la tente à l’orée du désert près de Pyramides de Guizeh, il nous a résumé le rapport qu’il prépare pour le Raïs : l’Égypte mène deux guerres, une pour le développement du pays, l’autre contre Israël. Elle a les moyens de gagner l’une d’entre elles mais pas les deux. Il lui faut choisir. L’avenir lui donnera raison.

Je ne suis jamais revenu au Caire si ce n’est à l’occasion d’escales nocturnes lors de voyages vers l’Asie en Falcon de l’Armée de l’Air, pour y respirer, chaque fois avec la même intense émotion, son inoubliable parfum de terre, mélange hors du temps de la boue du Nil et des épices du Khan Khalil.

Jean Tulard : L’Empire de l’argent, s’enrichir sous Napoléon

Un livre marquant lu par Nicolas Saudray
Juin 2023

On ne présente plus Jean Tulard, historien, membre de l’Institut. Il sait tout sur le Premier empire, et beaucoup sur d’autres périodes. La liste de ses œuvres tient en quatre pages. Ce qu’il écrit est toujours rigoureux et limpide.

L’Ancien régime ne manquait pas de négociants trop habiles et de financiers rapaces. Mais les appétits devaient se concilier, tant bien que mal, avec des valeurs aristocratiques ou religieuses. La Révolution change tout cela. Elle supprime les contrepoids, et l’on voit, après elle, la majeure partie de la classe dirigeante occupée à s‘enrichir. Malgré sa sympathie pour le monde napoléonien, Jean Tulard a décidé de ne rien cacher.

Bonaparte lui-même, après une jeunesse famélique, se renfloue grâce au pillage de l’armée d’Italie. Devenu premier consul puis empereur, il n’a plus besoin de cela, mais il distribue largement à son entourage, et tolère ses débordements. Pour  financer don empire, il recourt peu à l’emprunt, car le crédit de l’État est encore bas, à la suite des abus de l’Ancien Régime et de la Révolution. Il préfère mettre les États vassaux en coupe réglée.

Les ministres ne sont pas les derniers à se servir. Talleyrand, c’est bien connu, s’est laissé corrompre par les Américains (vente de la Louisiane), puis par l’Autriche et la Russie ; mais il dépense sans compter. Fouché, un peu moins riche, est beaucoup plus économe. Cambacérès, gastronome patenté, éblouit Paris par ses festins.

Les maréchaux ont reçu d’importantes dotations de terres, en Allemagne, en Italie, en Illyrie. Cela ne leur suffit pas (d’ailleurs, ces propriété lointaines leur échapperont en 1814). Ils pillent allègrement. Soult et Masséna se distinguent. Les contemporains nous ont quand même laissé le nom d’un homme intègre : Suchet.

En revanche, les hauts fonctionnaires sont très peu payés en début de carrière. Ils doivent justifier de ressources personnelles, afin de tenir leur rang, et sont incités à épouser des héritières. Cette formule avantageuse pour l’employeur se prolongera jusqu’à la fin du XX ème siècle

Les spéculations du banquier Ouvrard, imprudemment soutenu par le Trésor public, provoquent une crise financière. Son rival Récamier, surtout connu aujourd’hui par son épouse, finit lui aussi par faire faillite, et même deux fois. Plus prudents sont les Le Couteulx originaires de Rouen, déjà connus avant la Révolution, ainsi que le Suisse Perrégaux, qui donne sa fille en mariage au maréchal Marmont, et transmet sa maison de banque au fameux Lafitte.

Dans ce tourbillon, les industriels, notamment ceux du textile – le duo Richard-Lenoir, les frères Ternaux – méritent le respect. Ils prennent de gros risques et créent des emplois. Leur reprochera-t-on d’avoir profité du bas niveau des salaires ? C’était la loi du marché, et s‘ils ne l’avaient pas respectée, ils auraient été évincés par des concurrents. Leur succès, dû dans une large mesure à la protection  offerte par le Blocus continental, a hélas pour contrepartie la ruine des ports français de l’Atlantique et de la Manche, qui vivaient du commerce maritime.

Et la masse des Français, que pense-t-elle de tout cela ? Les rentiers (principalement des retraités) ont perdu les deux tiers de leur avoir sous le Directoire. Napoléon ne leur rend pas leur argent mais assure le maintien de ce qui reste. De même, il n‘indemnise pas ses sujets, fort nombreux, qui ont souffert de l’anéantissement des assignats, mais il dote le pays d’un instrument solide, le franc germinal, qui inspirera la confiance jusqu’en 1914.

Nous déplorons, autour de nous, quelques scandales politico-financiers. Consolons-nous. La moralité publique est quand même meilleure que sous le Premier empire.

Le livre :   Jean Tulard, L’Empire de l’argent – S’enrichir sous Napoléon. Éd. Tallandier, 2023. 208 pages, 19,90 €.

 

Cyrano de la Lune, Cyrano du Soleil

Par Nicolas Saudray
Mai 2023

Qui lit encore Cyrano de Bergerac (1619-1655) ? Presque personne. Mais grâce à Rostand et à quelques autres, il jouit d’une haute réputation. Et elle est méritée : précurseur de la science-fiction, ce gentilhomme désinvolte l’est aussi de l’écologie.

Vers le début du XVIème siècle, un Sarde nommé Sirano vient tenter sa chance à Paris. Son fils ou son petit-fils, devenu un riche marchand de poisson, achète une charge de secrétaire du roi pour s’anoblir, ainsi que le fief de Mauvières dans la vallée de Chevreuse. Cette terre inclut des prairies qu’un précédent possesseur, périgourdin, s’est diverti à baptiser du nom de Bergerac. Le nouvel acquéreur s’intitule donc seigneur de Bergerac, en sus de Mauvières. Et voilà comment Hercule-Savinien, petit-fils de l’anobli, se trouve indissolublement lié, dans la mémoire collective, à cette future sous-préfecture de la Dordogne, où il n’a jamais mis les pieds.

Son père est avocat. Lui-même est élevé au château de Mauvières, bien différent du bel édifice Louis XV que l’on peut voir aujourd’hui. Puis fait des études assez sérieuses dans un collège parisien. À vingt ans, il s’engage dans l’armée, reçoit deux blessures qui laissent sans doute des traces durables  – un coup de mousquet, un coup d’épée à travers la gorge – et revient tout bonnement à Paris pour terminer ses études.

Suivent quinze ans de vagabondage intellectuel et de demi-bohème. Savinien est noble, mais du degré le plus modeste, celui des écuyers. Il se dit seigneur de Bergerac, mais n’y a aucun droit, car dès 1638, son père, sans doute gêné aux entournures, a vendu cette terre, ainsi que celle de Mauvières.

Savinien appartient au groupe très peu organisé des libertins, ainsi désignés pour leurs mœurs et surtout pour leur distance envers la religion – qu’ils ne rejettent pas nécessairement, mais dont ils veulent qu’elle ne se mêle point de la science. Théophile de Viau a donné le ton, a été condamné au supplice de la roue. Libéré in extremis, il meurt peu après. À la génération suivante brillent, outre Cyrano, qui n’est pas le plus célèbre à l’époque, D’Assoucy, Gabriel Naudé (médecin, bibliothécaire du cardinal Mazarin), Gui Patin (doyen de la Faculté de médecine de Paris, infatigable épistolier), La Mothe Le Vayer (magistrat, membre de l’Académie française, précepteur du jeune Louis XIV et de son frère !), et même Scarron (premier mari de celle qui deviendra la très catholique Mme de Maintenon). Saint-Évremond poursuivra cette tradition de libre pensée, mais non d’athéisme, et devra se réfugier en Angleterre. Pourquoi cette brusque prolifération d’esprits forts ? Peut-être à cause des luttes féroces entre catholique et protestants, qui ont, aux yeux de certains, discrédité la foi chrétienne. Ils sont assez nombreux et voyants pour influencer de hauts personnages comme le Grand Condé ou La Rochefoucauld, l’auteur des Maximes, et pour que Pascal écrive à leur intention ses Pensées, avec son fameux pari qui n’a jamais converti personne.

Les libertins se réclament volontiers de Gassendi (1592-1655). Ô paradoxe, ce chanoine est fort convenable, et pieux. Originaire des environs de Digne, mort la même année que Cyrano mais né vingt-sept ans avant lui, Gassend ou Gassendi s’emploie à démontrer que la doctrine de l’univers formé d’atomes, héritée de Démocrite ou de Lucrèce et réputée païenne, se concilie fort bien avec le christianisme, les atomes ayant été créés par Dieu. Aujourd’hui, les Églises chrétiennes ne professent pas autre chose. Cyrano semble avoir bénéficié de l’enseignement de ce brave homme, de même que son cadet Molière.

Ayant vécu sous Louis XIII et durant la minorité de Louis XIV, Cyrano n’a pas assisté à la mise au pas de tous les déviants par le Roi Soleil.

En 1653, pour des raisons alimentaires, âgé déjà de trente-quatre ans, il entre au service du duc d’Arpajon. Sa mission consiste à célébrer son maître par sa plume, moyennent quoi celui-ci finance ses premières publications. Des satires injurieuses, dirigées contre d’anciens amis (à l’époque, les procès en diffamation n’existent pas, et on répond aux injures par d’autres injures). Des lettres d’amour, exercices de style dont on peut douter qu’ils aient jamais eu une destinataire.

Le duc finance aussi la mise en scène de la tragédie La Mort d’Agrippine. Mais le public s’offusque d’un couplet de Séjan suivant lequel les dieux n’existent pas. Une profession d’athéisme ! Après quelques représentations, l’œuvre doit être retirée de l’affiche, et ne verra plus jamais le jour. En réalité, Cyrano n’est pas athée, car il raille l’athéisme de son ex-ami D’Assoucy. Je le sens plutôt panthéiste.

Quant à son Pédant joué, comédie inspirée de Lope de Vega, elle met en scène un homme âgé intéressé par une jeune fille qui le dupe avec l’aide de son propre fils. Elle aussi, cette œuvre n’a qu’une courte carrière. Molière reprend l’idée dans l’École des femmes.

La mort de Cyrano a fait couler beaucoup d’encre. Rostand retient la version de la poutre qui lui serait tombée sur la tête. Un accident, ou un guet-apens ? La plume acérée du personnage et ses talents de duelliste lui avaient fait beaucoup d’ennemis. Une âpre querelle d’héritage l’opposait à son frère. Toujours est-il que, durant ses derniers jours, il demande l’hospitalité d’un cousin, à Sannois, dans la banlieue nord de Paris. Un grand blessé cherchant un abri ? C’est à Sannois qu’il meurt. On l’enterre chrétiennement. Il avait trente-six ans.

xxx

 Parmi ses œuvres, seuls deux écrits posthumes intéressent encore les amateurs : L’Histoire comique des États et Empire de la Lune, suivie de L’Histoire comique des États et Empire du Soleil.

L’auteur a puisé à quelques sources, dont Lucien de Samosate, cet Oriental de langue grecque qui vivait au IIème siècle de notre ère, et qui a laissé une empreinte originale dans la littérature de l’empire romain. Son ouvrage plaisamment titré Histoire vraie met en scène un héros qui, emporté par un tourbillon, assiste à une bataille entre le roi de la Lune et le roi du Soleil. Mais ce n’est qu’un conte fantastique, sans prétention philosophique évidente.  

Cyrano se réclame plus nettement de la Cité du Soleil du dominicain calabrais Campanella, dont la première version est parue en 1602, et dont l’auteur est mort à Paris en 1639. Peut-être le jeune gentilhomme a-t-il suivi des cours que le dominicain donnait en latin. Il a en tout cas connu des gens qui l’avaient côtoyé. Mais les propos diffèrent. Campanella dépeint une république idéale et communiste, à la manière de Platon. Des prêtres la gouvernent, et décident de tout, même des mariages. Cette cité-modèle se situe à Ceylan, le Soleil n’étant que son Dieu lointain. Par contraste, Cyrano écrit des cascades d’aventures tantôt gratifiantes, tantôt satiriques, sans souci de cohérence. Et elles se déroulent vraiment dans des astres.

Une troisième source, plus proche, est le petit roman de l’évêque anglican Francis Godwin, L’Homme dans la lune, publié en 1638 après sa mort. Une traduction française est parue en 1648. Exempte de dissertations, elle se lit avec agrément. Le narrateur, un ancien soldat espagnol, ayant tué un adversaire en duel, doit fuir son pays, laissant sa femme et ses deux enfants. Il se rend aux Indes et y achète de pierreries à bas prix, pour les revendre cher en Europe. Mais au retour, il tombe malade, et doit s’arrêter un an dans l’île de Sainte-Hélène, ce paradis sur Terre. Là, il apprivoise des cygnes sauvages – parfois qualifiés d’oies – auxquels il s’attache par des cordes, et qui l’emportent jusque dans la lune.

Cet astre est peuplé de géants, qui préfigurent ceux des Voyages de Gulliver, sauf qu’ils sont bons, à la différence des créatures assez grossières de Swift. Ils ont de belles épouses, et la vertu règne dans leur royaume. On voit poindre ici un discours moraliste du prélat anglican, et les facéties de Lucien sont loin. Après quelque temps, néanmoins, le narrateur souhaite revoir sa petite famille, mais les cygnes, au lieu de le ramener en Espagne, le lâchent en Chine. Il est emprisonné pour être entré sans passeport dans l’empire du Milieu. Bien traité malgré tout,  il apprend la langue, s’émerveille de ce pays si intensément cultivé, et rencontre des jésuites – à l’époque, des  conseillers scientifiques de l’empereur – qui s’intéressent à cet Espagnol (trait savoureux de la part d’un ministre protestant). Grâce à eux, il espère pouvoir rentrer bientôt dans sa patrie, via Macao. Fin de ce récit espiègle.

À cette lecture, Cyrano est saisi d’émulation. Soucieux toutefois de ne point plagier Godwin, il imagine un autre moyen de gagner la Lune : son narrateur attache autour de son corps des fioles remplies d’une rosée que le soleil aspire comme il aspire toute rosée. Mais l’opération a été mal calibrée, et le voyageur n’arrive qu’en Nouvelle-France (Québec) : un prétexte à une conversation cosmogonique avec le gouverneur. Puis notre voyageur se confie à des fusées de la Saint-Jean, et atteint enfin son but lunaire. « C’est le paradis terrestre ! » s’exclame-t-il. Nous nous croyons revenus aux harmonieux tableaux de Campanella et de Godwin. La déception ne tarde pas : les habitants de la lune sont des géants qui marchent à quatre pattes. Voilà qui annonce les Voyages de Gulliver, en pire.

L’imprudent voyageur est mis en cage. On lui reproche notamment d’avoir déclaré que la Lune est une lune, alors que c’est un monde à elle seule, et que pour ses habitants, la lune, c’est la Terre. Inversion des points de vue, relativité de jugements : ces attitudes deviendront habituelles chez les philosophes des Lumières.

Les Luniens ne sont pas bornés pour autant. Ils ont inventé des villes montées sur des pas de vis. À la belle saison, quelques tours de vis les font sortir de terre. L’hiver venu, elles y rentrent, et se trouvent ainsi à l’abri du froid. Une autre particularité lunaire consiste, de la part des vieux, à respecter les jeunes et à leur obéir : encore une inversion qui annonce Jonathan Swift, dont l’un des « voyages » nous présente des hommes passés sous la domination des chevaux.

Le sort du captif est adouci par le démon de Socrate, un être bienfaisant qui, dans les propos du philosophe athénien, était une sorte de conscience invisible. Ce « démon », devenu un habitant de la Lune, prend le narrateur en amitié et lui tient d’interminables discours, auxquels l’intéressé s’efforce de répondre. D’autres discoureurs philosophiques, dont un Espagnol (clin d’œil à Godwin) se joignent à ces joutes. L’un d’eux n’hésite pas à remettre en cause l’immortalité de l’âme et la résurrection.

Cyrano trouve le moyen de glisser dans tout cela un couplet sur la majesté des grands nez, attributs naturels d’hommes remarquables. Son nez à lui – une gravure d’époque le révèle – est immense et plongeant. Le voilà justifié, sans attendre Rostand. Les décennies suivant la mort de l’écrivain y apporteront encore plus de gloire : le nez spirituel de Pascal, les nez bourboniens de Louis XIV, Louis XV, Louis XVI et Louis XVIII.

Assez bavardé, les amis ! Assez de bêtises ! Un grand homme noir surgit (un envoyé de Dieu ?). Il empoigne le narrateur et le ramène sans ménagements sur la Terre.

Malgré son imagination et sa fantaisie, Cyrano n’a pas le talent de conteur de Swift et de Voltaire. La patience du lecteur est soumise à rude épreuve. L’originalité de la démarche lui apporte une ample compensation.

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Après la lune, le soleil. Dans le même genre, ce sera plus vivant.

Le narrateur commence par se reposer de ses épreuves, près de Toulouse. Il en publie le récit, avec un vif succès (ce succès que Cyrano n’a jamais connu de son vivant). Mais des gens du pays, excité par un curé, l’accusent de sorcellerie et menacent de le brûler. Évidente allusion aux aventures de Théophile de Viau, et à la tragédie de Giordano Bruno, dont Cyrano a lu les écrits relatifs à l’univers infini.

Pour échapper à ce sort, le narrateur construit une petite nacelle de bois et la munit d’un miroir chargé de capter l’énergie solaire. C’est à ma connaissance le premier écrit de science-fiction, du moins en France. Ainsi, deux civilisations se distinguent, s’opposent presque. Pour l’hellénisé Lucien, la croisière dans l’espace résulte par hasard d’un phénomène naturel – un tourbillon. Quand l’homme essaie de forcer la nature, cela se termine mal ; par exemple, les ailes d’Icare se décollent. Au contraire, pour l’Occidental Cyrano et ses successeurs, l’homme peut conquérir l’espace par ses inventions et son audace. Ajoutons que le recours à l’énergie solaire fait de notre essayiste un annonciateur des Verts.

Peut-être aurait-il renoncé à se rendre dans le soleil, s’il avait su que le rayonnement de cet astre allait être capté, de façon symbolique, par Louis XIV, encore jeune lors de la rédaction de l’Histoire comique.

Quatre mois de voyage n’entament nullement la volonté du voyageur spatial. Grâce aux rayons du soleil, il n’a pas eu faim (Cyrano ne se doute pas du froid intense que nos cosmonautes doivent combattre). Arrivé à destination, il foule un sol qui, à notre surprise, n’est ni gazeux ni brûlant, mais doux. Les habitants, des nains, dansent autour de lui : une préfiguration de Gulliver chez les Lilliputiens. Au lieu de rester parmi eux, notre homme, poussé par sa force intérieure, poursuit sa route jusqu’au royaume solaire des Oiseaux, qui sont beaux mais méfiants. Il est arrêté et traduit en jugement, au motif qu’il a tenté de se faire passer pour un singe, alors qu’il est un homme. Le parlement des Oiseaux, devant lequel il comparaît, est une caricature des parlements français, avec leur gens de robe et leurs arguties. Par cette description, Cyrano a voulu conjurer, à mon sens, le procès pour opinions suspectes dont il se sentait ou se croyait menacé.

Pourquoi le fait d’être un homme constituerait-il un crime ? Parce que, disent les oiseaux, les hommes, sur la Terre, piègent et tuent nos semblables, à qui mieux mieux. Voilà Cyrano précurseur, une deuxième fois, des écologistes. Incapable de réfuter cette accusation, son narrateur est condamné à mort. Des oiseaux vont lui chanter des airs si lugubres que ses organes se désarticuleront, et il tombera sans vie. Mais au dernier moment, sur la requête d’un perroquet sympathique, le roi des Oiseaux le gracie.

Après ce sommet, le récit perd de sa force. Le héros se repose sous de grands chênes, qui se plaignent à lui de la cognée des bûcherons. Des discours mythologiques et géographiques envahissent les pages. Je retiens celui qui attribue une âme, non seulement aux hommes, mais aussi aux animaux et aux plantes. Nous ne sommes pas loin de la métaphysique hindoue – ni de l’écologie, là encore.

Un condor ramène enfin notre homme sur la Terre. Et là, que trouve-t-il ? Descartes, avec sa physique. L’adversaire de Gassendi, maître à penser de Cyrano. Descartes a horreur du vide, alors que Gassendi (et la postérité lui donnera raison) l’estime nécessaire pour permettre le mouvement des atomes. Cyrano emmêle joyeusement tout cela. Il oublie que Descartes considère les animaux comme des machines privées d’âme. Il se rallie à l’idée farfelue du philosophe, suivant laquelle tous les corps émettent des images corporelles que nos sens reçoivent. Aujourd’hui, Gassendi est oublié, tandis que Descartes se porte encore assez bien dans la mémoire des hommes ; mais c’est pour son Discours de la Méthode et pour son optique, non pour ses théories les plus ambitieuses.

Selon certains érudits, L’Histoire comique des États et empire du Soleil, publiée à titre posthume, serait inachevée. Pourquoi donc ? Parce qu’elle ne saurait être conclue par Descartes ? Notre auteur n’en était pas à une contradiction près ?

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 Après cette publication, le souvenir de Cyrano s’estompe, sauf pour quelques spécialistes. L’heure de Jonathan Swift a sonné. Sa plume est plus habile, plus imagée. Il a le sens des péripéties, et sait se mettre à la portée du public. D’où un immense succès qui dure, et s’est prolongé par le cinéma. Une thèse de Nancy Crampton, soutenue en 1935 à l’université d’Indianapolis, montre toutefois, dans le détail, que Swift, qui lisait couramment le français, a plus emprunté à Cyrano qu’à aucun autre auteur.

En 1897, Edmond Rostand, jeune auteur peu connu et légèrement neurasthénique, descendant d’une lignée d’armateurs marseillais, donne au théâtre parisien de la Porte Saint-Martin sa pièce Cyrano de Bergerac.  Elle mobilise une cinquantaine de personnages. Pour financer la production, son épouse Rosemonde, petite-fille du maréchal Gérard, a dû engager ses diamants. Rostand a dessiné lui-même le décor et les costumes. Dans son entourage, peu croient au succès. Et c’est un triomphe ! La France retrouve son panache, déplumé en 1870. À l’entracte de la générale, le ministre des finances, d’un geste napoléonien, détache sa Légion d’Honneur et l’épingle au revers d’Edmond. En 1901, le lauréat est élu à l’Académie française ; il n’a que trente-trois ans.

Mais son Cyrano, chevaleresque, romantique, se trouve assez loin du personnage historique – un mauvais garçon plutôt, fortement soupçonné d’avoir volé les bibelots de son père pour subsister.

Et le succès continue. Celui que le vrai Cyrano avait cherché en vain, et dont il bénéficie enfin, par Rostand interposé. Encore aujourd’hui, la pièce est la plus jouée de tout le répertoire théâtral français. Le rôle-titre est tenu sur scène par Jean Marais, Pierre Dux, Maurice Escande, Jean-Paul Belmondo. Au cinéma, par Gérard Depardieu.

Curieusement, cette pièce si française séduit d’emblée les Américains – peut-être parce qu’elle leur donne un sentiment de gloire exotique. Avant la première guerre mondiale, elle est jouée quatre cent fois, en anglais, aux États-Unis. Un opéra y est monté en 1913. Puis une comédie musicale. Un deuxième opéra suit, cette fois en France (1936). En 1959, c’est le thème d’un ballet de Roland Petit !

En 2016, Alexis Michalik présente au théâtre parisien du Palais-Royal, à la fois comme auteur et comme metteur en scène, sa pièce Edmond, où il raconte, de façon romancée, la genèse et la création de l’œuvre par Rostand. On dirait des fusées-gigognes : Cyrano, Rostand, Michalik. Le dernier élément tient l’affiche sans interruption depuis sept ans.

Cyrano de Bergerac : c’est le nom d’un cratère de 80 km de diamètre sur la face cachée de la lune.

Les livres :
Cyrano de Bergerac, Les États et Empires de la Lune et du Soleil,
édition critique par Madeleine Alcover (riche de commentaires), Honoré Champion 2004, 622 pages, 19 € à l’époque ;
Francis Godwin, L’Homme dans la lune, trad. fr. 1648, sur la Toile.

Charleville-Mézières et Sedan entre deux trains

Par Nicolas Saudray
Avril 2023

          Les lecteurs de la rubrique « Patrimoine » du site Montesquieu vont croire que je me spécialise dans des villes supposées ingrates du quart nord-est de notre pays : Saint-Quentin, Bar-le-Duc, Verdun…Mais j’ai aussi évoqué Nice et Bordeaux entre deux trains. Mes choix  les plus récents sont dus à des hasards familiaux : j’ai recherché, pour un livre, les traces de certains de mes ancêtres, et voulu voir les lieux où ils avaient vécu. Cette fois, ce sont les Ardennes, qui renferment, dans les clairières d’une vaste forêt moutonnante, deux monuments majeurs, la place Ducale de Charleville et le château-fort de Sedan.

         Charleville-Mézières

          Boulevard Arthur-Rimbaud, musée Arthur Rimbaud, maison natale d’Arthur Rimbaud, magasin Rimbaud, sépulture d’Arthur Rimbaud…Si le poète voyait cela, il rigolerait un bon coup. Adolescent, il rêvait de Paris, et surnommait sa ville natale, Charleville, dans ses lettres à ses amis : Caropolmerdis. Quelle injustice !

          Notre pays compte peu de villes artificielles, avec des plans en damier. Les bastides médiévales sont restées de taille modeste. Ce n’est pas le cas de Charleville, championne de ce modèle urbain, et née de la volonté d’un prince d’origine italienne : Charles de Gonzague, duc de Nevers et de Rethel, cousin des ducs de Mantoue avant de leur succéder. Mais la cité n’a rien d’italien.

         À Paris, les travaux de la place Royale, première place de cette capitale et future place des Vosges, débutent en 1606, avec l’architecte Louis Métezeau. L’année suivante, les travaux de la place Ducale de Charleville commencent sous la direction de Clément Métezeau, frère cadet de Louis. Le style est le même, caractérisé par de hauts toits pentus. La place Royale mesure 127 mètres par 140. La Ducale est à peine moindre : 126 mètres par 90. Un grand seigneur a osé rivaliser avec le roi de France.

         Quelques différences, toutefois. La Ducale est moins régulière. Gonzague s’étant réservé un petit côté pour son palais, on a eu en fin de compte (1843), un hôtel-de-ville en pierres jaunes, un peu incongru mais tolérable. Puis, les bombardements de 1940 ayant endommagé les toits, ils ont été reconstitués au prix de quelques simplifications. L’ensemble dégage néanmoins un fort sentiment de rigueur et de symétrie. C’est l’incarnation d’une volonté éclairée.

         Une autre différence entre la royale et la provinciale tient aux couleurs. La place des Vosges est rouge à parements blancs. Cet aspect tient pour partie à de fausses briques, peintes sur la pierre. À Charleville, les briques sont plus discrètes, et les parements, faits de pierres jaunes, plus larges. Il en résulte une tonalité d’ensemble orangée, qui surprend le visiteur venu de Paris, mais à laquelle il ne tarde pas à se rallier.

        Enfin, l’intérieur de la place de Vosges, occupé à l’origine par une pelouse rase, est aujourd’hui un jardin public arboré, tandis que la place Ducale est restée en principe libre, et le regard peut l’embrasser toute entière. Toutefois, la nature ayant horreur du vide, des foires et d’autres manifestations pas toujours esthétiques s’y succèdent. J’ai eu droit, sans perdre tout à fait mon plaisir de pèlerin, à un marché de Noël criard. Au lecteur qui, alléché par mon récit, s’apprêterait à faire route vers Charleville, je recommande de se renseigner, et de venir en période de vues dégagées.

          Je lui recommande aussi de profiter de l’éclairage nocturne de la place, suggestif, joliment dosé. Une féerie.

          Sur cette place s’ouvre un musée d’Ardenne fort bien conçu. Il rassemble des souvenirs de diverses époques, y compris la préhistoire. Une haute horloge ressemble aux comtoises en bois, mais elle est en pierre sombre, à l’image de ce dur pays.

          Le vieux Charleville entoure la place. Il est, comme je l’ai dit, en damier, homogène, d’une hauteur uniforme, sans fausses notes. Quelques différences de style se fondent dans la couleur jaune des pierres. Jaune aussi, le beau théâtre néo-classique. Çà et là, des volets fraîchement repeints en blanc égaient cette monochromie.

           Plus au nord, le musée Rimbaud occupe un ancien moulin sur la Meuse, de bonne taille, dont un côté arbore de grosses colonnes néo-classiques. L’intérieur est moderniste, et instructif.  Le 29 août 1870, trois jours avant le désastre de Sedan, Arthur, âgé de seize ans, ancien collectionneur de prix d’excellence au collège de Charleville, fait une fugue et débarque gare du Nord à Paris. L’ambiance étant guerrière, il est arrêté pour absence de papiers, emprisonné, taxé d’une amende, renvoyé chez lui. Beau début dans la vie !

          Trois ans plus tard, en fugue à Bruxelles, Arthur dénonce à la police belge son ami Verlaine qui, dans une crise de jalousie, a tiré sur lui et l’a blessé. Cette fois, c’est Verlaine qui va en prison. Il y reste quinze mois. Que dit Rimbaud ? L’étoile a pleuré rose au cœur de tes oreilles.

          Au sortir de ce musée, franchissons la Meuse sur une passerelle. Toujours belle, la Meuse, et navigable en théorie, mais la vraie navigation ne débute qu’en aval, à Givet. Nous voici soudain dans une petite Brocéliande, qui fait inopinément partie de la ville, et se nomme, en toute modestie, le mont Olympe (196 mètres).

          Charles de Gonzague y avait bâti un fort. Louis XIV n’a pas hésité à le raser. Peut-être faisait-il confiance à l’énorme  château de Sedan, plus à l’est, pour garder cette frontière. Et craignait-il que l’empereur ne s’empare du poste avancé bâti à la légère par Gonzague. Au temps de la jeunesse d’Arthur Rimbaud, un maître de forges nommé Lolot y a construit, en remplacement, une tour de fantaisie, qui se trouve toujours là, bien qu’en ruines.

          De Mézières, sur l’autre rive d’un bras de la Meuse, il y a moins à dire. Une fausse jumelle de Charleville, plus ancienne, dépendante du roi et non d’un duc, durement atteinte par les guerres mondiales. Les jumelles ont été réunies en 1966, mais aujourd’hui encore, un bon kilomètre d’immeubles des XIXème et XXème siècles, sans commerces, sépare les deux centres. La population de la nouvelle commune a culminé en 1975, avec 60 000 habitants. Aujourd’hui, sous l’effet du déclin de l’industrie ardennaise, il n’y en a plus que 46 000.

          Par opposition à Charleville, capitale commerciale, encore assez animée, Mézières est la capitale administrative, plutôt triste. Les casernes ont été réaménagées en bureaux. Le colossal hôtel-de-ville a été reconstruit entre les deux guerres, dans un style néo-Renaissance.

          Des restes de la citadelle se montrent derrière ces bâtiments. Audacieusement, les ruines de la porte de Bourgogne ont été coiffées d’un grand immeuble d’habitation. Quand on vient de la ville, le montage ne se découvre qu’au dernier moment. Quand on vient de l’extérieur, c’est un défi.

         En 1904, le moulin Mazarin a été transformé  en une aimable usine hydro-électrique, d’une architecture néo-classique, sur un bras de la Meuse : la centrale Mazarin. Elle tourne toujours.

          Sedan

          Longtemps, grâce à son industrie drapière, Sedan (prononcer S’dan) a été la première ville du secteur. Son déclin est encore plus marqué qu’à Charleville-Mézières : 24 000 habitants en 1975, 16 000 aujourd’hui.

         Mais il lui reste un charme bizarre. Son château-fort est le plus vaste d’Europe – dans un genre trapu plutôt qu’aérien. On le doit aux La Marck, sangliers des Ardennes, et à leurs héritiers les ducs de Bouillon. Vers 1500, il a été entouré de terrasses d’artillerie qui ont porté l’épaisseur des remparts à 26 mètres. Un demi-siècle plus tard, ajout de quatre bastions. L’ensemble compte sept niveaux.

          Une restauration récente lui a rendu son attrait. Quand on entre dans la vaste cour intérieure, on a la surprise  d’y trouver un hôtel quatre-étoiles, dont la façade  militaire ne rebute pas les clients : 52 chambres, dont certaines portent des reproductions de peintures murales d’autrefois. D’autres bâtiments ont été revivifiés dans le style du musée Grévin, avec goût. Des hommes du XVIème siècle festoient dans une galerie ; on les croirait vivants. Du chemin de ronde, la vue embrasse la ville, avec au premier plan l’ancien temple protestant rhabillé en église néo-classique, et à l’arrière-plan, comme presque partout en France, des tours d’HLM.

          Ancienne terre du Saint-Empire, Sedan est devenu une principauté indépendante. Les Bouillon en font une métropole protestante, avec une académie renommée. De ce glorieux passé, la ville conserve la nostalgie, malgré la couleur socialiste de ses derniers maires. C’est ainsi qu’une rue et un lycée  portent le nom d’Élisabeth de Nassau, fille du fameux Guillaume d’Orange, épouse d’un  duc de Bouillon et mère de Turenne.

         En 1642, Richelieu contraint le duc de Bouillon  à échanger Sedan contre des biens situés à l’intérieur du royaume. Ce qui permet au roi de contrôler désormais une importante place-frontière.

          Les débuts de l’industrie du drap à Sedan peuvent être datés de 1646. La manufacture royale de Dijonval naît peu après, en pleine ville Elle est reprise par  la famille Paignon qui, en 1755, fait construire l’impressionnant bâtiment actuel. On croirait un couvent ou un palais. Converti aujourd’hui en logements de qualité, il reste un des témoignages les plus marquants de la première architecture industrielle.

         Malgré les efforts des gouverneurs successifs, et la révocation de l’édit de Nantes, une partie de la population reste protestante, surtout dans la bourgeoisie. Vers 1740, donc une quarantaine d’année avant l’édit de tolérance de Louis XVI, les manufacturiers protestants du textile émergent, en concurrence avec Dijonval, et sans tutelle royale : les Poupart de Neuflize, les Ternaux…

         Les prolongements seront durables. La banque de Neuflize poursuivra son activité jusqu’à une date récente (Neuflize-Mallet-Schlumberger). Quant à Guillaume Ternaux, possesseur d’usines à Sedan et ailleurs, il sera le plus grand industriel français de sa génération. Louis XVIII le fera baron. L’année suivante, à la surprise générale, il rendra son titre, car cet adepte des idées saint-simoniennes professe que la vraie noblesse est celle des industriels.

          Moins homogène que le vieux Charleville, mais presque aussi intéressant, et bâti de la même pierre jaune, le vieux Sedan porte la marque de cette bourgeoisie triomphante. La Maison des Gros Chiens, vaste hôtel particulier de style Louis XIII orné de sculptures, est convertie en manufacture de draps par Cunin-Gridaine, autre notable, ministre sous Louis-Philippe (il a sa rue à Paris). Face à elle se trouve la Maison des Petits Chiens, de moindre ambition.

          À la fin du XIXème, l’industrie du tapis s’installe (le point de Sedan). Les villas cossues de l’avenue qui dessert la gare témoignent de cette époque.

          Charleville a Rimbaud, Sedan a Yves Congar (1904-1995). Un cardinal, ce qui ne manque pas de sel dans une ville si marquée par le protestantisme. Jeune garçon, il vit l’occupation allemande durant tout le premier conflit mondial, et tient un émouvant journal, orné de dessins de son cru [1].

Au début, l’auteur n’a que dix ans ; l’imprimeur a respecté ses fautes d’orthographe. 25 août 2014 : à leur arrivée, les Allemands incendient l’église paroissiale des Congar ; le pasteur protestant prête sa chapelle ; plus tard, le RP Congar datera de ce geste son penchant œcuménique. Septembre 2014 : le père d’Yves est retenu comme otage, de manière intermittente (vers la fin du conflit, il sera même déporté en Lituanie). La famille doit loger des Allemands, qui font cuire quatre poules. Réquisition, non seulement des voitures, mais aussi des bicyclettes. Novembre : il n’y a plus de pain. Mai 1915 : les occupants ayant institué une taxe sur les chiens, les Congar préfèrent administrer une piqûre au le leur, et Yves se fend d’un poème funèbre…

          Devenu dominicain, le RP Congar est l’un des enfants terribles de l’Église. Si l’on en croit Wikipedia, il manifeste par deux fois sa colère contre les pesanteurs dogmatiques en urinant contre la porte de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi (ex-Saint Office), à Rome. Rimbaud, Congar, même combat. Mais le concile de Vatican II, dont il est l’un des animateurs, voit son triomphe. Il est fait cardinal à quatre-vingt-dix ans, un an avant sa mort.

          En mai 1940, Sedan a été bombardé deux fois : d’abord par les Allemands qui voulaient y faire place nette, avant de franchir la Meuse par une percée mémorable ; ensuite par les Franco-Britanniques qui espéraient empêcher cette traversée, et qui y ont perdu beaucoup d’avions.

         En 1961, la famille Sommer, déjà implantée dans le voisinage (Mouzon), crée une grosse usine de feutre à Sedan. C’est le chant du cygne de l’industrie dans cette ville.

          Éprouvé par trois guerres, le vieux centre bénéficie aujourd’hui d’une bonne restauration, qui sera bientôt achevée, et lui permettra d’attirer les visiteurs auxquels il a droit.

[1] Yves Congar, Journal de la guerre 1914-18, Cerf, 287 pages.

La dynamique positive de Narendra Modi à l’approche des élections générales de 2024

Par Philippe Humbert
Mars 2023

Ce document peut être rapproché de celui du même auteur qui figure plus haut sous la rubrique « International » du site Montesquieu-avec-nous : « D’un monde bipolaire à un autre – Les trois âges de la diplomatie de l’Inde » (décembre 2021). 

Les prochaines élections législatives générales destinées à élire les députés à la chambre basse du parlement  (« Lok Sabha ») auront lieu en Inde au printemps de 2024. Elles revêtent une grande importance car elles permettront de savoir si le parti nationaliste hindou BJP (« Parti du peuple indien ») et la coalition NDA  (« National Democratic Alliance ») consolideront encore davantage leur domination acquise lors des élections générales précédentes de 2014 et 2019 sous la direction de Narendra Modi, premier ministre, et concrétisée par la majorité absolue détenue au Lok Sabha (303 sièges sur 543).

Au moment où l’Inde devient le pays le plus peuplé de la planète, la 5ème puissance économique, le 3ème pays émetteur de CO2, et assure la présidence du G20, il s’agit  aussi de discerner la stratégie de l’Inde au sein d’une géopolitique mondiale en grande tension.

1) Au début de cette année 2023,  Narendra Modi et le parti BJP conservent un socle électoral important, non affecté par le ralentissement de la croissance, tandis que la crise ouverte par la guerre en Ukraine est l’occasion d’élargir le rôle de l’Inde sur la scène internationale.

La dynamique positive du parti BJP

Majoritaires au Lok Sabha, le BJP et ses alliés de NDA  contrôlent les assemblées et pouvoirs exécutifs de 14 États de l’Union  sur 28, dont la population est de 583 millions ( 41 % de l’ensemble du pays ). La séquence récente des élections régionales en 2021/2022 a été dans l’ensemble favorable à NDA malgré un contexte très difficile (crise sanitaire, récession, violences communales…). En décembre 2022, le BJP renforçait  encore sa position au Gujarat, détenue depuis 27 ans, « laboratoire » de sa stratégie de terrain, en enlevant 156 sièges sur 192, succès un peu terni par une alternance dans l’Himachal Pradesh (40 sièges pour le Congrès, 25 pour le BJP, mais à égalité de voix (43 %). Fort de son socle électoral, le premier ministre omniprésent sur la scène médiatique et son parti dictent le tempo face à une opposition (Congrès, AAP, partis régionaux) divisée.

Le déclin du parti du Congrès s’est poursuivi en 2022 avec une défaite humiliante au Gujarat et la surprenante victoire du parti AAP (« parti de l’homme ordinaire ») à ses dépens au Penjab, réduisant encore son assise locale. En réaction, le Congrès a pris deux initiatives : porter à sa présidence un non- membre de la famille Gandhi, une innovation sans précédent, en la personne de Mallikarjun Kharge, un « dalit « du Sud  (intouchable), respecté et bon orateur, et le lancement d’une grande marche (« Yatra ») de 3500 km  depuis le sud de l’Inde jusqu’au Cachemire, conduite par Rahul Gandhi, rappelant la fameuse marche du sel du Mahatma Gandhi en 1930.

Le jeune parti AAP d’Arjin Kejrival créé en 2013 est influent uniquement dans son Etat de naissance, Delhi. Il a percé au Penjab grâce aux émeutes paysannes de 2020/2021 et a fait une petite entrée à l’assemblée de Goa.

Les partis dits régionaux, TMC (All India Trinamool Congress) au Bengale, le DMK (Dravidra Munnetra Kazhagam)  au Tamil Nadu, le BRS (Bharat Rashtra Samithi) au Telangana, le CPI (M) (Communist Party of India) au Kerala et autres sont puissants dans leur État sans avoir progressé vers la constitution d’un front commun anti–BJP au plan national.

La perspective d’une  croissance économique autour de + 6/7 % en 2023/2024  a conduit au choix d’un budget de  stabilité  et de consolidation.

Après la très forte contraction du PNB en 2020/2021, due à la crise sanitaire, 2021/2022 a connu un net rattrapage (+ 8.7 %),  mais le rythme a progressivement ralenti au cours de l’année. La croissance est estimée à 6.8 %  pour l’exercice 2022 / 2023, un taux élevé par rapport aux grandes économies mondiales, mais inférieur aux besoins propres de l’Inde pour tirer avantage de sa démographie (12 millions d’arrivants chaque année sur le marché du travail

La synchronisation de l’économie indienne avec celle des pays développés constatée au moment du rebond de 2021 / 2022, le ralentissement des perspectives mondiales en 2023 , les incertitudes fortes de la géopolitique conduisent à retenir un plafonnement de la croissance de l’Inde autour de 6.5 % pour 2024 et 2025 . C’est dans ce contexte que le budget de l’Union pour 2023 /2024  a été construit et présenté le 1er février.

Ce budget de continuité prévoit peu d’innovations et aucune réforme d’ampleur d’ordre fiscal, financier ou social. Il vise la stabilité et à ramener  le déficit public fiscal de l’Union  à 5.9 % du PNB, en tirant parti des fortes progressions des ressources fiscales liées au plein effet de la TVA en période de hausse des prix et  d’un arbitrage entre un allégement de l’impôt sur le revenu des classes moyennes, une forte hausse des investissements publics  et  des économies sur les grands programmes sociaux .

L’allègement de la fiscalité directe a un objectif politique et aussi vise à soutenir la consommation, principale moteur de la croissance, amoindrie par la hausse des prix initiée par la guerre en  Ukraine qui devrait se maintenir autour de 6% (« core inflation » hors énergie) sous l’effet de la politique prudente de la « Reserve Bank of India ».

 Le choix stratégique du budget est de prévoir une hausse de 33% des investissements publics, des dépenses d’infrastructure et des chemins de fer (« capital expenditure ») destinée à entrainer un rebond  des investissements privés (construction, industrie), qui sont peu dynamiques sauf dans certains secteurs (énergies renouvelables, aviation civile, numérique, automobile)

Il est attendu de cet effet de stimulation par les investissements la possibilité de mettre fin au pic de dépenses sociales organisé pour compenser la crise du covid, d’où une forte réduction des grands programmes sociaux comme le MGNREGA (National Employment Guarantee Scheme) qui apportent directement des  compléments de revenu.

À l’image de tous les budgets précédents, l’absence délibérée de toute priorité pour                        l’éducation et la santé ne prépare pas le pays  à faire face aux  trois défis structurels : celui du marché de l’emploi marqué par un fort chômage diffus bien supérieur au taux de 7.8 % officiel – le secteur industriel étant incapable de compenser l’exode rural et les services étant créateurs d’emplois  dans l’IT, la finance et les banques pour des travailleurs formés ; le défi  du développement, l’Inde se situe au 135ème rang mondial pour l’index composite rassemblant les indicateurs de santé, d’éducation et de capital humain ; le défi  des inégalités de revenu et de patrimoine non corrigées par les mécanismes de redistribution et les programmes sociaux.

S’abstenant de toute mesure « populiste »  (probablement différée à l’approche des élections de 2024) et s’en remettant à la maîtrise des « fondamentaux » (déficit public, endettement), le gouvernement de Narendra Modi  donne l’impression de jouer sur la performance macro- économique du pays  et l’image globale de la 5ème puissance mondiale.

 Le «  multi- alignement » de sa diplomatie accroît le rôle de l’Inde dans la crise géopolitique actuelle.

Théorisée par le ministre des affaires étrangères S. Jaishankar en 2020, cette approche va bien au-delà du rejet de toute alliance qui est depuis des décennies la marque de la diplomatie de l’Inde. Elle n’est pas non plus un simple avatar du « non- alignement nehruvien » hérité de Bandung et fondé sur les valeurs  gandhiennes de non-violence. Il s’agit là d’une realpolitik assumée au nom des intérêts nationaux, qui se déploie tous azimuts  pour, selon S. Jaishankar, « engager l’Amérique, gérer la Chine, cultiver l’Europe, rassurer la Russie, faire participer le Japon, attirer les voisins, étendre le voisinage… »

Dans cet esprit, l’Inde multiplie les grands écarts sur la scène mondiale. D’un côté, elle est membre du groupe des pays émergents (BRICS) ; elle a adhéré à l’OCS (Organisation de Coopération de Shanghaï), pilotée par la Chine qui se pose en promoteur d’un nouvel ordre mondial ; elle s’associe en septembre 2022 à un exercice militaire conjoint « Vostok 2022 » avec la Russie et la Chine en Extrême Orient.

Dans le même temps, l’Inde est membre du Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (QUAD) aux côtés du Japon, de l’Australie et des USA et participe au projet IPEF (« Indo Pacific Economic Framework »)  lancé en septembre 2022 à Los Angeles avec 13 pays sans la Chine. Elle voit d’une manière favorable les  initiatives européennes se développer dans l’Indo-Pacifique (« AUKUS » avec la Grande Bretagne, coopération de sécurité avec la France) en liaison avec le Japon, la Corée du sud.

Se superposent ainsi plusieurs objectifs : le plus important est de contenir la Chine, la vraie seule menace  pour les intérêts vitaux indiens ; le second est de mener aux côtés de la Chine et de la Russie une campagne de remise en cause de l’ordre mondial censé être dominé par les Occidentaux ; le troisième est de maintenir le partenariat avec la Russie, pour sécuriser les fournitures militaires russes  et espérer utiliser la Russie pour modérer la Chine dans les contentieux territoriaux et la rivalité stratégique  avec l’Inde .

Malgré ses aspects négatifs pour l’Inde (un rapport de force sino-russe encore plus favorable à la Chine, une présence chinoise grandissante en Asie Centrale, la hausse des prix de produits vitaux ), l’Inde n’a pas condamné l’agression russe, ne participe pas aux sanctions, bénéficie du pétrole russe vendu au rabais, alors que ses partenaires occidentaux sont la source principale des technologies, des investissements, des débouchés commerciaux dont elle a besoin (excédents commerciaux avec les États-Unis et l’UE, déficit de 80 milliards de dollars avec la Chine)

Depuis  le 1er décembre 2022, l’Inde assure la présidence du G20 qui est divisé entre la coalition occidentale pour la défense de l’Ukraine, étendue désormais aux alliés eurasiatiques (Japon, Corée du Sud, Australie) à la faveur d’une interconnexion avec l’OTAN, le camp « révisionniste » mené par Chine et Russie, et un ensemble de pays qui répugnent à prendre parti. C’est une heureuse circonstance pour le gouvernement de Narendra Modi à la veille d’une séquence électorale très active.

2) Les stratégies du BJP et des oppositions d’ici mai 2024

Des élections régionales sont prévues courant 2023 dans 9 États de l’Union qui envoient 116 députés au Lok Sabha. Les résultats de ces élections dans des États du Nord-Est (Tripura) et du sud (Karnataka) en dehors du berceau de l’Hindi Belt, cœur électoral du BJP, auront une portée particulière dans la perspective de 2024, même si les électeurs ne votent pas nécessairement dans le même sens pour des élections locales ou nationales.

L’idéologie de « l’Hindutva » (Hindouité)  sera en 2023/2024 le fil directeur de l’action du gouvernement  de Narendra Modi.

Ce concept éprouvé avec succès depuis les élections de 2014 est la vision d’un État majoritaire hindou fondé sur la domination de l’hindouisme dans l’ensemble de la société et vis-à-vis des autres communautés (musulmans, chrétiens, bouddhistes). Il a inspiré des initiatives majeures au niveau fédéral de l’Union (cf. la suppression de l’autonomie constitutionnelle du Jammu-Cachemire en 2019, le Civil Right Act en 2020) et se démultiplie dans les Etats à direction BJP (cf. l‘adoption par 11 Etats d’une législation visant les chrétiens soupçonnés de convertir des hindous, qui pourrait être généralisée dans tout le pays)

2023 sera jalonné  par l’acte à portée symbolique national de la reconstruction d’un temple hindou sur le site de la mosquée détruite en 1992 par des activistes hindous à Ayodhia (Uttar Pradesh) qui doit être ouvert au public, opportunément, au début de 2024.

Sous la pression des organisations hindouistes, une autre bataille pourrait être engagée en 2023 en vue de l’établissement d’un code civil uniforme (mariages, héritage, statut des femmes). Soutenu historiquement par les progressistes au nom de l’égalité, ce projet risque d’être instrumenté pour homogénéiser des domaines entiers du droit civil autour des valeurs hindouistes au détriment des us et coutumes d’autres communautés.

Parallèlement, le BJP, fidèle à son volet « welfariste », tient sur les terrains de conquête, notamment dans les États du Sud culturellement hostiles un discours de « good will » apaisé, en apparence  apolitique, visant à se présenter comme un bon serviteur pour le bénéfice de tous. C’est sous cette bannière que le BJP a lancé en janvier 2023 une campagne multiforme dans 60 circonscriptions électorales détenues par l’opposition, s’adressant sans distinction à toutes les minorités négligées, des musulmans pauvres aux populations tribales.

Dans le même temps, la présidence du G20 par l’Inde  fournit à Narendra Modi une occasion exceptionnelle d’exalter les vertus du nationalisme, autre volet de l’« hindutva » et la fierté de l’influence grandissante d’une Inde courtisée sur la scène mondiale. 

Tout en restant à distance de l’affrontement entre la coalition de soutien à l’Ukraine et la Russie/Chine, Narendra Modi s’est placé en porte- parole et interlocuteur des pays en voie de développement, à la recherche d’un nouveau multilatéralisme échappant à la prééminence historique de l’Ouest. Dès janvier 2023, le premier ministre invitait 120 pays du « Global South » à une visio-conférence aux thèmes fédérateurs : la crise sanitaire et les vaccins, le changement climatique et le financement de l’adaptation par les pays riches, la diffusion des technologies de l’énergie solaire et la promotion de l’Alliance solaire Internationale – organisation internationale dont le siège est à Delhi –  l’élargissement du rôle des pays émergents dans les institutions internationales (FMI, BIRD…), selon une approche à l’allure altruiste visant aussi de se différencier des objectifs commerciaux, financiers et militaires des «Nouvelles  routes de la soie » de Xi Jinping.

Nul doute que la mise en scène et le déroulé de la présidence du G 20 jusqu’à la clôture prévue en septembre 2023 à Delhi seront portés au crédit du premier ministre, même si les enjeux, les risques et le réalisme ou non des positions indiennes ne sont pas perçus par la masse des électeurs.

A 16 mois des élections, la stratégie des oppositions n’est pas définie.

Le « bulletin de santé » du Congrès est une première incertitude. Ce parti reste le grand parti national, face au BJP : en 2019, il présentait des candidats dans 403 circonscriptions, gagnait 52 sièges, était placé second dans 196 circonscriptions, avec une part des voix de       19.5 %. Face à un risque existentiel lié aux défaites successives aux élections régionales, l’initiative inédite de la marche de 3500 km se terminant le 31 janvier 2023 à Srinagar où avaient été invités 21 partis d’opposition n’a pas provoqué à elle seule un retournement de la situation, tant les problèmes d’organisation (centralisation, absence de démocratie interne, personnalisation), de ligne politique et de leadership sont profonds et anciens.

Ensuite, les oppositions hésitent entre deux stratégies différentes :

  • La constitution avant les élections d’un front uni anti-BJP, associant tous les grands partis d’opposition dont, question ouverte, le Congrès ou non, derrière un chef présenté comme le futur premier ministre et un programme minimum accepté par tous. Encore faudrait-il pouvoir arbitrer les rivalités de personnes et définir une plate-forme commune.
  • Une autre option serait que les partis d’opposition  partent à la bataille séparément, sur leurs points forts,  et d’agréger ensuite les sièges gagnés pour former une nouvelle majorité au Lok Sabha, conduite par le leader du parti le plus performant.

Les 9 élections régionales de 2023 devraient éclairer la stratégie des opposants au BJP en vue de 2024, en fonction du rapport de force sur le terrain et des initiatives du gouvernement.

3) L’ « Hindutva » sans partage, un danger pour la démocratie indienne 

 Portés par une dynamique positive à l’intérieur comme à l’extérieur, le premier ministre et le parti BJP vont poursuivre leur stratégie de conquête centrée sur la vision d’un État majoritaire hindou et de sa domination idéologique et culturelle sur les segments minoritaires de la société indienne.

Une légitimité recherchée par les élections  sous influence 

En surplomb des divisions multiples de la société indienne, cette vision a vocation à rassembler tous les hindous  et à traduire ce fait majoritaire numérique et ethnique lors des élections (le groupe des 303 députés BJP du Lok Sabha ne compte aucun musulman). Pour autant, le BJP n’entend pas porter atteinte au rythme, formel et encadré par la puissante Commission électorale, des élections qui jalonnent continuellement et polarisent la vie politique indienne au niveau national, régional et municipal.

Le BJP et ses alliés sont d’autant plus enclins à respecter la démocratie représentative qu’ils disposent de moyens d’influence très puissants : l’omniprésence personnelle et le charisme de Narendra Modi, le soutien de l’appareil de l’État central, les concours financiers des milieux d’affaires et des plus grands groupes privés comme ceux de Gautam Adani et de  Mukesh  Ambani dans le cadre du « capitalisme de connivence » observé par des analystes , les médias et les réseaux sociaux. Plus largement, des moyens d’intimidation sont utilisés à l’encontre des journalistes via des dispositions comme l’ « Unlawful Activities Prevention Act »  et le « Prevention of Money Laundering ». La censure récente d’une série de la BBC sur les pogroms anti musulmans de 2002 au Gujarat est une autre illustration de ce climat répressif qui met en danger la liberté de la presse. L’image du « double engine »  employée par le premier ministre pour qualifier les vertus de l’alignement d’une majorité BJP dans un État avec la majorité BJP au Centre symbolise la collusion partisane entre l’Union et les États à direction BJP.

Une mise sous tension constante de la société par un hindouisme intolérant et dominateur.  

Le projet de l’instauration d’un code civil uniforme et les législations anti conversions qui visent et punissent les chrétiens soupçonnés de vouloir convertir des hindous illustrent cette volonté de réduire pluralisme et diversité interreligieuse à partir de dispositions juridiques. Le même objectif est recherché dans la vie quotidienne par la création d’un climat de violences, d’intimidation, de controverses, autour d’incidents plus ou moins réels ou spontanés, et par les réseaux locaux de la mouvance fondamentaliste hindoue, accompagné de critiques mettant en cause l’indépendance des autorités judiciaires.

A l’échelle d’un pays de 1.4 milliard d’habitants, on ne peut parler d’un phénomène général  et uniforme. La situation concrète en Uttar Pradesh, dirigé par un chief minister fondamentaliste ou au Gujarat fief du premier ministre est très différente  de celles du Bengale occidentale, du Tamil Nadu ou du Kerala pour des raisons tenant au parti au pouvoir, à la qualité de la société civile, aux contre- pouvoirs  culturels.

Soucieux de leur image au sein du G 20, Narendra Modi et son gouvernement vont s’efforcer dans les mois qui viennent de ne pas provoquer les critiques internationales  par des initiatives voyantes à leur niveau. Mais il est probable que la corrosion  de la démocratie indienne va continuer et même s’accentuer selon les résultats des élections régionales de 2023 et à l’approche de celle, décisive, de 2024, tant il est vrai que « l’hindutva » est au cœur de l’identité du parti au pouvoir à Delhi et dans les États de l’Union dirigés par le BJP/NDA.

Les souvenirs d’un préfet (François Leblond)

Lus par Nicolas Saudray 
Mars 2023

          Les vies des préfets sont, plus que toutes autres, émaillée d’incidents pittoresques et de manifestations de la France profonde. François Leblond en offre un bon exemple.

          Il naît en 1937 dans une famille distinguée : sa mère est une  nièce d’Émile Boutmy, le principal fondateur de Sciences Po (dont il a d’ailleurs écrit la biographie). Mais le père meurt alors que l’enfant n’a que dix-huit mois. C’est presque la gêne.

         François est élevé à Lyon par une mère digne d’éloges, professeure de collège, malade durant deux ans. Il fréquente le fameux lycée du Parc puis, comme boursier, Sciences Po. Reçu au concours de l’ENA de la fin de 1961, le jeune homme s’inscrit dans la grande tradition du mérite républicain.

         Suit un service militaire en Algérie, adouci par la présence de son épouse, et accompli pour partie en qualité de vice-consul de France à Constantine.

         D’abord directeur de cabinet du préfet de la Vendée, François est appelé en 1968 au ministère de l’Intérieur, service de l’information des maires. Ce qui le conduit au cabinet du ministre, Raymond Marcellin, pour presque cinq ans. Dans un article figurant sous la rubrique « Histoire du XXe siècle » du site Montesquieu-avec-nous, « Raymond Marcellin et la Résistance », François rendra hommage à ce personnage, qui incarnait une conception traditionnelle mais souvent efficace du maintien de l’ordre. François s’occupait plutôt de relations parlementaires et devait être présent presque chaque jour dans les couloirs de l’Assemblée ou du Sénat. Il aurait pu, dans la foulée, se faire élire député, mais son ministre n’a pas voulu se séparer de lui.

          Après d’autres tâches de cabinet auprès d’autres ministres, François est nommé sous-préfet de Meaux, chef-lieu d’un gros arrondissement dont le titulaire a vocation à devenir bientôt préfet. Mais le changement de majorité politique de 1981 interrompt pour quelque temps son ascension, et il se doit se contenter d’un poste de directeur-adjoint du cabinet du préfet de police de Paris. Son fait d’armes le plus marquant est l’évacuation de l’îlot Chalon, près de la gare de Lyon, devenu un  repaire du trafic de drogue (et maintenant réhabilité).

          1986 : enfin, à presque cinquante ans, François est nommé préfet de police de Corse. Ce n’est pas une sinécure, car des attentats retentissent toutes les nuits.

         Au retour de Corse, les postes préfectoraux s’enchaînent : Lot, Vaucluse, Indre-et-Loire, Var, Essonne. Nombreuses sont les péripéties pittoresques. Je n’en mentionnerai que deux. Préfet en Avignon, François se voit confier la protection de la petite Mazarine, dont l’existence est encore presque inconnue, et qui est élevée secrètement à Gordes. Un peu plus tard,  dans les mêmes fonctions, il s‘oppose à un tracé du TGV Paris-Marseille qui entaillerait largement les vignes ; il réussit à faire prévaloir le tracé actuel – mis au point dans son bureau, et beaucoup plus respectueux.

          Préfet de la région Auvergne, il œuvre en bonne intelligence avec son président, Valéry Giscard d’Estaing. Malgré l’opposition virulente de la ministre de l’Environnement de l’époque, il signe le permis de construire du parc à thèmes Vulcania, promis à un vif succès (310 000 visiteurs en 2022, avec une durée moyenne de visite de six heures).

         Retraité, François préside et anime un important cercle d’études et de réflexion, la COFHUAT (Confédération française pour l’Habitation, l’Urbanisme, l’Aménagement du Territoire). À présent président d’honneur, il y reste très actif.

        Son cursus confirme l’importance du facteur politique dans ce type de carrières. Le changement de 1981 l’a manifestement retardé. Mais il a su nouer des relations confiantes avec des personnalités socialistes telles que Pierre Joxe ou Michel Charasse, et donner sa mesure à la tête d’une préfecture de région.

          Le corps préfectoral vient d’être supprimé, par une mesure hâtive qu’on regrettera certainement. Il serait temps qu’un chercheur écrive son histoire mouvementée – un élément central de celle de notre pays depuis Napoléon. Les Souvenirs de François Leblond lui fourniront un matériau de choix.

 

Le livre : François Leblond, Souvenirs d’un préfet, Éd. Librinova 2023, 152 pages, 15,90 €. Peut être commandé sur la Toile ou dans toutes librairies. 

Tchekhov dans une nouvelle sauce

Vu par Nicolas Saudray
Mars 2023

J’étais resté sous le charme de la Cerisaie, au TNP, il y a longtemps. L’Oncle Vania qui vient d’être donné à l’Odéon par le metteur en scène bulgare Galin Stoev (né en 1969) a tout ce qu’on veut sauf du charme.

Vania, quinquagénaire, se donne beaucoup de mal pour gérer un domaine appartenant à sa nièce. Il n’arrive pas à se faire aimer d’une autre nièce (par alliance celle-là, et mariée). D’où ses déclamations sur  la vanité de la vie. Dit autrement, cela pourrait émouvoir. Mais le spectateur n’éprouve aucune compassion pour ce personnage bavard et gesticulant. Il a plutôt envie de lui dire : « Tais-toi et va-t-en ».

Deux bons acteurs seulement, en cette aventure. D’abord, celui qui représente un docteur, en qui Tchekhov, médecin lui aussi, a certainement mis beaucoup de lui-même. Ce Cyril Gueï est un Noir, d’origine ivoirienne. Surpris, le spectateur est bientôt séduit par sa force expressive. De plus Tchekhov, écologiste avant l’heure, lui a confié un discours sur la nécessaire préservation des forêts.

Le second acteur de qualité est Andrzej Seweryn, sociétaire honoraire de la Comédie française, bien connu, qui joue le patriarche de la maisonnée. Mais le metteur en scène l’a rendu incompréhensible ; il le montre tantôt éructant et à l’article de la mort, tantôt élégant et guilleret.

Les autres acteurs sont médiocres ou franchement mauvais. Les costumes,  d’époque sauf une robe-pantalon, sont assez laids. L’élégante langue russe de l’auteur a été traduite en un français racoleur et vulgaire, alors qu’il existait des traductions classiques.

Force m’est d’ajouter quelques critiques envers le grand Tchekhov lui-même. Comme dans d’autres de ses pièces, le grand nombre des personnages rend difficile la compréhension des liens de parenté ou d’alliance. Et le dernier acte est de trop. Vania ayant tiré sur son beau-frère, on devrait l’interner ; pas du tout, la pièce se prolonge et s’effiloche, alors que la plupart des personnages sont partis pour la ville, où ils espèrent une existence meilleure.

Malgré toutes ces erreurs, la pièce, telle qu’elle est donnée, ne laisse pas indifférent. Et d’abord grâce à des trouvailles de mise en scène. L’élément principal du décor est un grand panneau transparent et coulissant, que les personnages passent leur temps à ouvrir et à refermer, comme pour souligner la futilité de leurs occupations. Un piano mécanique régale l’assistance de ses notes saccadées, chargées d’ironie. Les orages et les coups de pistolet secouent la maison d’une manière suggestive. À la fin, pour parfaire l’ambiance rurale, de vraies poules envahissent le salon.

Le spectacle a aussi le mérite de démentir l’idée reçue selon laquelle Tchekhov nous aurait présenté des oisifs, voués à être emportés par la révolution qui couvait. Vania se tue au travail. Le médecin plus encore, sans compter les soins qu’il dispense à ses arbres. Le patriarche, un ancien professeur de sciences qu’on appelle Excellence, passe ses journées enfermé à rédiger des rapports dont on nous suggère qu’ils seront inutiles, mais qui témoignent d’une volonté de progrès. Et la pièce s’achève sur ces mots, annonciateurs d’une vie future. « Nous nous reposerons, oncle Vania ». Parce que nous avons beaucoup œuvré.

Alors pourquoi les pensées nihilistes répandues au long des quatre actes ? Tchekhov, semble-t-il, récuse la condition humaine, faite de travail (encore aujourd’hui, malgré les 35 heures et la retraite à 64 ans). Car ce travail, professe-t-il apparemment, n’aboutit à rien.

Consultons quand même la pièce suivante, inspirée par le succès d’ « Oncle Vania ». Il s’agit des « Trois sœurs », drame de l’ennui, non plus des campagnes mais des villes moyennes. Là aussi, on travaille. L’une des sœurs est professeur, la deuxième mère de famille, la troisième employée du télégraphe. Et à la fin, cette dernière, dont le fiancé vient de mourir, confie aux deux autres : « Il faut travailler, rien que travailler. »

En tout cas, aucune pulsion révolutionnaire n’apparaît. La révolution russe a été menée par des ouvriers très minoritaires, à Pétersbourg et Moscou surtout. Les campagnes étaient tranquilles.

Laon entre deux trains

Par Nicolas Saudray
Décembre 2022

         Au sujet de Laon, préfecture de l’Aisne, je serai moins disert que sur les villes précédentes, car j’ai disposé de moins de temps sur place. Cela ne signifie pas qu’elle présente moins d’intérêt, bien au contraire.

          Laon, c’est Lugdunum, comme Lyon et Londres : la citadelle du dieu gaulois Lug. Juchée sur une butte-témoin, fragment de la côte d’Île-de-France, la ville haute domine la plaine de Picardie d’une centaine de mètres. Relativement épargnée par les guerres, hormis l’explosion d’une poudrière en 1870, c’est aujourd’hui un heureux legs des siècles. À ses pieds, la ville basse, détruite en 1944, a été rebâtie de façon correcte, mais sans grand attrait.

          Cette opposition du haut et du bas, les butineurs du site Montesquieu ont pu aussi l’observer à Bar-le-Duc, autre cité remarquable. Mais contrairement à sa sœur lorraine, dont le commerce est depuis longtemps descendu dans la plaine, la ville haute picarde a conservé à peu près son animation.

          Ici, du bas vers le haut, on peut monter par une route et entrer sous une porte fortifiée, vestiges de remparts qui comptaient une quarantaine de tours (il en reste une dizaine). On peut aussi grimper tout droit, par des escaliers. On ne peut plus emprunter le funiculaire, arrêté en 2016 pour cause de coût excessif.

          Arrivé à l’une de plates-formes du sommet, le visiteur jouit de deux vues panoramiques. Au nord, la vaste plaine de Picardie, avec dans le lointain un bataillon d’éoliennes, dont une légère brume, en ce début d’hiver, tempère l’acrimonie. On se demande si elles ne vont pas attaquer, comme un corps de lanciers. Mais non, elles restent là-bas en ordre de bataille, fantomatiques. Au sud, l’espace grand ouvert est moins habité, plus boisé.

          Qui dit Laon dit cathédrale. Gothique, un peu plus ancienne que Notre-Dame de Paris, elle est curieusement plus ornée.  Mais c’est le bouquet de tours qui frappe le visiteur. Paris, Reims et Chartres l’ont habitué à n’en voir que deux, plus à l’arrière une mince flèche ou une statue. Cette fois, il y a quatre tours carrées d’égale importance et, au-dessus du transept, une tour-lanterne à la normande. Les anciens architectes en avaient même prévu sept, dont six auraient porté une flèche. Il en manque deux, et une seule des six coiffures prévues a été réalisée. Grêle, elle troublait l’harmonie. Les révolutionnaires l’ont abattue et, pour une fois, ils ont bien fait. Les quatre tours carrées sans flèche mesurent 56 mètres de haut, contre 69 mètres à Paris.

          Des bouquets de tours, il y a eu d’autres en Europe, et on en voit encore. La fameuse abbatiale de Cluny en comptait sept, toutes pourvues de flèches. Quatre d’entre elles subsistent, dont une petite. Sans sourciller, Napoléon a laissé abattre les autres. La cathédrale de Tournai, en Belgique, montre aujourd’hui cinq tours fléchées, dont les plus hautes mesurent 83 mètres. Cluny et Tournai, il est vrai, , sont romanes pour l’essentiel, contrairement à Laon. Mais ces trois sanctuaires partagent un même dessein architectural.

          Laon a un solide passé carolingien. Vers 1250, lors de l’achèvement de la cathédrale, elle comptait quelque dix mille habitants, et figurait donc parmi les grandes villes du royaume. Le roi de France et l’évêque en étaient co-seigneurs. Mais l’homme à la mitre manifestait davantage sa présence, et s’appuyait sur un chapitre, particulièrement nombreux, de 83 chanoines. Si bien que la ville a vécu  dans une ambiance cléricale. À la fin du XVIème siècle, elle a pris le parti de la Ligue. Pour l’en punir, le bon roi Henri IV a rasé tout un quartier et y a bâti une citadelle, dont ne subsistent que divers éléments. En 14-18, pendant quatre ans, Laon a été occupé par les Allemands mais, située à l’arrière du front, n’a pas subi de dommages. Puis cette cité administrative, sans industrie, a échappé au déclin subi par tant d’autres et a pu, depuis 1962, maintenir sa population aux alentours de 25 000 habitants.

          La cathédrale est flanquée d’un spacieux palais épiscopal, devenu tribunal. De là jusqu’à l’église Saint-Martin, la vieille ville s’étire sur l’échine rocheuse :  arcades, colombages, logis à tourelles, soit au total quatre-vingts monuments inscrits ou classés. À défaut de la richesse économique, les Laonnais ont la meilleure, la richesse culturelle.

         Ainsi se clôt un cycle de visites à de petites ou moyennes villes trop peu connues du nord-est de la France, que j’avais entrepris pour accompagner des recherches familiales. Le lecteur du site Montesquieu trouvera ces portraits cavaliers dispersés dans la rubrique « Patrimoine ». Un ordre géographique pourrait consister à partir de Paris vers l’est (Bar-le-Duc, Commercy), et à revenir par une grande boucle au nord-ouest (Verdun, Sedan, Charleville-Mézières, Laon, Saint-Quentin. Bonne route !

Les querelles de l’histoire Le tournant du XX° siècle : 1968 ou 1981 ?

Par Jacques Darmon
Février 2023

Le mouvement de libération sociétale a pris naissance autour des années 1968. Né à Paris en mai 1968, il s’est répandu dans le monde entier (comme le printemps arabe né en Tunisie a essaimé dans tout le Moyen-Orient). En France, il a bouleversé l’université, les milieux intellectuels, l’espace médiatique.

Mais la France profonde est restée étonnamment conservatrice. Les élections de novembre 1968 ont vu le triomphe de la droite traditionnelle. Pompidou, qui succédait au Général de Gaulle, en était l’exemple le plus significatif.  Si Giscard d’Estaing a tenté quelques gestes de modernisation (majorité à 18 ans, loi Veil…), les convictions des premiers ministres qui se sont succédé, Barre et Messmer, ne laissaient aucun doute sur l’orientation de la société.

Le véritable tournant est 1981.  C’est à ce moment que la génération de 1968 a pris le pouvoir. La société elle-même a évolué rapidement vers des libertés accrues. Les mœurs se sont assouplies. Surtout, un renversement des valeurs est progressivement apparu. La colonisation, fardeau de l’homme blanc, est devenue un crime. Le travail, autrefois valeur fondatrice de la vie humaine, devient un mal nécessaire, et le gouvernement a créé un ministre du temps libre.

À partir de ce moment, les réformes sociétales se sont poursuivies, voire accélérées : le mariage pour tous, la PMA, la dispute du « genre »…

1981 marque également le retournement économique. Alors que la reconstruction de la France après 1945 et les Trente glorieuses avaient marqué une croissance forte (plus de 6% annuel en moyenne) et une amélioration sensible du niveau de vie des Français, à partir de 1980, la France décroche, la croissance ralentit (à 2% puis 1,5% annuel), le niveau de vie stagne, la désindustrialisation commence…

Les historiens débattront de savoir si ce déclin résulte des erreurs politiques françaises (la retraite à 60 ans, les 35 heures, les dévaluations du franc…) ou d’un retournement du contexte économique mondial. Ce qui est certain, c’est que le tournant de la société française se situe en 1981 et non en 1968 !

Les « boumeurs »

Il est devenu usuel de moquer et de critiquer les « boumeurs ».

Il faut d’abord définir ce néologisme. Généralement, on appelle « boumeurs » les personnes nées pendant la période du bébé-boum qui a suivi la deuxième guerre mondiale, donc nées de 1946 à 1975.

Je note l’erreur de calcul des critiques qui reprochent aux « boumeurs » de n’avoir pas su agir rationnellement pendant la période favorable qu’on appelle « les Trente Glorieuses » (1950-1980). Cette période a pris fin avec le renversement économique (lié aux trois chocs pétroliers (1973-1978), vers 1980. A cette date, les plus jeunes des « boumeurs » étaient au berceau, les plus âgés avaient 34 ans. Autant dire qu’aucun d’entre eux (la majorité politique jusqu’en 1978 était à 21 ans) ne se trouvait aux commandes politiques ou économiques. Les « boumeurs » sont les bénéficiaires des Trente Glorieuses ; ils n’en sont pas les acteurs.

Ceux qui ont animé la France pendant ces Trente Glorieuses sont nés avant 1946! Certains sociologues les appellent : « la génération silencieuse ». Ceux-là ont reconstruit la France, ruinée, détruite après la Seconde Guerre mondiale et l’Occupation. Ils ont travaillé dur : 48 heures par semaine, samedi matin compris ; et la retraite à 65 ans, d’un montant souvent en- dessous du minimum vital. Leur niveau de vie était très bas : les cadres gagnaient nettement moins que les smicards d’aujourd’hui (en pouvoir d’achat). L’équipement des familles était rudimentaire: peu de salles de bains, beaucoup de WC sur le palier. Dans les campagnes, l’électrification n’était pas terminée. Ces Trente Glorieuses, ils ne les ont pas trouvées dans leur berceau : ils les ont construites par leur travail (bien fait), par leurs initiatives. Ils ont fondé la puissance économique du pays. Ils ont créé toutes les infrastructures. Ils ont formé tous les grands groupes industriels qui animent l’économie d’aujourd’hui.

Les « boumeurs » ont bénéficié de la croissance économique des Trente Glorieuses : de 1950 à 1980, le PIB de la France  a quadruplé en francs constants ! C’est une génération qui a cru que l’opulence était acquise, et qu’il était temps d’en profiter. C’est la génération des 35 heures, des 5 puis 6 semaines de congés payés, de la RTT, de l’État-nounou. C’est surtout une génération qui n’a su ni prévoir l’avenir ni même prendre conscience des immenses transformations qui se déroulaient sous ses yeux. Le sol se dérobait sous ses pieds. Elle ne le voyait pas, toute occupée à jouir de son confort (provisoire). Pour éviter des décisions trop douloureuses, elle a accepté de laisser croître la dette de l’État, le déficit du système de retraites et celui de la balance commerciale.

Les bébé-boumeurs ont su bénéficier des apports de la mondialisation et des technologies nouvelles sans en apercevoir les conséquences : chômage, déclassement, désindustrialisation…Le réveil devait inévitablement être douloureux

Quant aux membres de la génération suivante, qui adresse ses reproches à ces « boumeurs » – sans doute à juste titre car ils en supportent les conséquences –  que font-ils pour redresser la situation de la France d’aujourd’hui ? J’entends beaucoup de plaintes, je vois beaucoup de manifestations. Mais je constate que, dans cette génération, nombreux sont ceux qui veulent travailler moins et s’amuser plus, qui se détournent de la chose publique…

Dans la critique des « boumeurs » entre une bonne part de jalousie : trop souvent, ceux qui les accusent en fait leur reprochent en fait de ne pas leur laisser la possibilité de vivre comme eux dans l’euphorie, car l’environnement est moins favorable. Mais cette génération ne semble pas prête à supporter les sacrifices de la « génération silencieuse » !

Cela dit, après avoir repris cette analyse triviale de l’évolution sociologique, je reste sceptique sur la division proposée par certains sociologues entre génération X (1980-2000), et la génération Y (ou millenials). Trop de facteurs différents interfèrent : technologie (informatique puis télécommunications et réseaux), économie (mondialisation et division internationale du travail ; chômage), politique (indépendance nationale, création de l’Europe ou multilatéralisme), sociologie (réformes sociétales…). Ces différentes transformations ne sont pas intervenues en même temps et ne se déroulent pas au même rythme. Il est donc difficile de caractériser des générations entières. Ceux qui s’y essayent (sociologues ou journalistes) se livrent à un jeu amusant mais sans véritable base scientifique. Ils ne sont d’ailleurs pas d’accord entre eux sur les dates précises de ces générations successives !

Politique de l’urbanisme et juge administratif

Par Daniel Labetoulle
Décembre 2022

 

Daniel Labetoulle, président honoraire de la section du conseil d’État, nous a confié ces pages, qui constituent sa contribution à un colloque du 29 novembre 2022. Il a la modestie de se qualifier de grand témoin de l’évolution du droit de l’urbanisme, alors qu’il en a été, avec clairvoyance et persévérance, l’un des auteurs. Mais il n’hésite pas à signaler les problèmes qu’on n’a pu résoudre, et notamment celui des profits privés souvent engendrés par les expropriations.

             

D’un « témoin » – grand ou petit – on attend qu’il dise la vérité, toute la vérité, ou du moins toute sa vérité ; d’un vieux témoin que, sans trop raconter ses campagnes, il contemple le présent avec le passé en arrière-fond. Je me propose ainsi, sans brider ma subjectivité, de livrer quelques remarques suggérées par le regard que je porte sur l’évolution du droit de l’urbanisme au cours  des cinq ou six dernières décennies.

Je distinguerai deux plans : celui, le plus connu, du permis de construire ; celui des politiques foncière et d’aménagement. Ce qui me conduira à une appréciation contrastée :

– s’agissant des permis, l’évolution du  droit et de la pratique du contentieux a eu le grand mérite d’assurer solidement  le respect du principe de légalité,

– sur le bilan des politiques foncière et d’aménagement, je reste sur ma faim.

Et ce rapprochement m’incitera à me demander si la lumière projetée sur le droit du contentieux – qui n’est tout de même que du droit du contentieux et ne touche pas directement au fond  – n’a pas été comme un trompe-l’œil dissimulant une insuffisante réflexion sur les aspects  plus politiques (au sens noble du terme) du droit de l’urbanisme.

I Le permis

-1- Vers la fin des années soixante, la situation du droit du permis de construire et de son contentieux  était critique.

 Du fait de la législation, confrontée aux exigences de l’urgence du développement des villes et qu’une forme compréhensible de réalisme  avait conduite à consentir des accommodements à la vision pure du principe de légalité : il était par exemple légalement possible de déroger à la règle, et on ne s’en privait pas ;  ou d’appliquer par anticipation une règle encore à venir.

Du fait aussi de pratiques déviantes de certaines administrations. Alors que, seul à l’époque  l’affichage en mairie faisait  courir le délai de recours, les permis n’y apparaissaient parfois que sur des panneaux autres que ceux le plus couramment consultés. De façon plus raffinée, il arrivait qu’on prononce le retrait d’un permis attaqué au contentieux et que l’instant d’après on délivre un nouveau permis identique, que le requérant, qui en ignorait l’existence, ne songeait pas à attaquer ou ne le faisait que trop tard, ce qui conduisait alors à un non-lieu sur la première requête et à une irrecevabilité sur la seconde.

J’ai un souvenir très précis  du volontarisme avec lequel cette manœuvre fut déjouée :  en ouvrant le délibéré le président Raymond Odent, président de la section du contentieux, dit en substance : «  Votre solution du non-lieu et de l’irrecevabilité est d’une orthodoxie irréprochable, mais  c’est inacceptable ; il faut trouver autre chose ; je ne sais pas quoi ; cherchez et revenez quand vous aurez trouvé ». Après quoi il fut jugé de façon imaginative que seule la notification par l’administration du second permis faisait courir le délai à l’encontre du requérant initial

Je me souviens également du vice-président Chenot disant à l’issue d’un délibéré : Nous avons annulé ce permis ; c’est bien, mais il faudra en annuler d’autres.

A cette époque, il s’agissait avant tout  de protéger la situation du requérant. Puis, progressivement, le juge a intériorisé  que le contentieux du permis  met  en présence non seulement le requérant et l’administration, mais aussi le bénéficiaire du permis et qu’entre ces trois acteurs s’établit un jeu  subtil et parfois pervers, dont la perception impose tout à la fois de déjouer les obstacles à l’introduction des recours, d’assurer la sécurité juridique du titulaire du permis, qui est un acte créateur de droits, et de lutter contre les recours abusifs.

Mais ce volontarisme du juge n’aurait pas suffi  si on était resté «  à droit constant ». Il fallait innover. À la suite du rapport du Conseil d’Etat (CE)            « L’urbanisme  pour un droit plus efficace » de 1992, la loi du 9 février 1994 a introduit  deux innovations majeures, deux  « ébranlements » : une  limitation de l’exception d’illégalité vis-à-vis des documents d’urbanisme ; l’obligation faite à l’auteur d’un recours de notifier celui-ci au titulaire .

Ces deux règles sont aujourd’hui entrées dans les habitudes mais à l’époque elles ont, dans cette maison et notamment au sein de la section du contentieux, suscité de très vives critiques, au motif, d’ailleurs exact, qu’ elles allaient à l’encontre de principes bien établis du recours pour excès de pouvoir : et ce n’est peut-être pas  par hasard que le rapport qui les proposait ne fut soumis à l’approbation que de la réunion de la section des Travaux publics et de la section du Rapport et des études. Retenons en tout cas que la théorie classique du recours pour excès de pouvoir a payé un lourd tribut à la cause de l’urbanisme.

Le gouvernement et le parlement eurent moins d’états d’âme, du moins pour ce qui touchait au contentieux. En revanche, alors que le rapport du CE  proposait aussi bien d’autres dispositions, qui procédaient  de la même logique de « remède de cheval » mais qui visaient les acteurs et le fond du droit (encadrer les  POS , limiter la possibilité de les réviser  à tout moment,  création sur l’ensemble du territoire de directives d’aménagement à la main de l’Etat, fin de l’applicabilité directe de la loi littoral et de la loi montagne, rationalisation du droit de préemption)  – le gouvernement et le législateur se sont bien gardés de les mettre en débat et ne sont pas allés au-delà du droit du contentieux.

Sans doute touche-t-on là à une donnée permanente : la tentation est grande pour les pouvoirs publics de faire comme si pour résoudre les problèmes de l’urbanisme et notamment du permis, il suffisait de modifier  le droit du contentieux, évitant ainsi d’aborder les sujets politiquement plus sensibles des pouvoirs respectifs de l’État et des collectivités locales ou celui de l’équilibre à trouver entre l’action d’urbanisme et le droit de propriété ; comme si aussi la fragilité de bien des permis ne tenait pas d’abord à l’imprécision de la règle de fond applicable : qu’il s’agisse de bien des dispositions de la loi littoral ou de bien des articles de PLU relatifs à « l’aspect des constructions ».

Pour le droit du contentieux administratif, certains ont  regretté la constitution progressive d’un particularisme des règles applicables en matière d’urbanisme ; mais on peut aussi  penser que les réformes du droit du contentieux de l’urbanisme ont contribué à une maturation des esprits pour faire évoluer le droit du contentieux en général. Ma conviction et mon espérance vont  en ce sens et, du fond de ma retraite il me semble que c’est  par exemple ce qui se passe ou s’annonce pour la  possibilité, introduite par l’ordonnance du 18 juillet 2013 relative au contentieux de l’urbanisme, qu’a désormais le juge  d’engager une procédure de régularisation.

Quoi qu’il en soit, grâce à la convergence  du gouvernement, du législateur et du juge, le bilan du contentieux du permis – à l’actif duquel il faut bien entendu porter la réduction des délais de jugement et le développement du référé – parait   raisonnablement satisfaisant.

II Les politiques foncière et d’aménagement.

Ici je vous dois un aveu préalable : J’ai la nostalgie de  la façon dont, à peu près au moment où j’entrais dans cette maison, Pierre Racine aménageait le littoral du Languedoc-Roussillon et Paul Delouvrier la région parisienne. Si la fin des 30 glorieuses a sonné le glas d’aussi vastes projets, les principes et la méthode mis en œuvre par ces deux hommes d’exception auraient pu avantageusement être transposés à une échelle plus modeste : d’une part avoir un dessein d’aménagement pour, par exemple, définir clairement, fermement, à une échelle suffisante, une alternance des espaces urbanisés et des espaces naturels, d’autre part,  prévenir la spéculation et introduire un souci d’égalité de traitement  dans la recherche d’une conciliation entre les exigences de l’intérêt général et le droit de propriété.

Pour ce qui est de l’aménagement pris au sens de planification et de répartition de l’espace, on pourrait, sur le mode « qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse »  tenir pour anecdotique qu’il n’y ait plus de ministre de l’aménagement du territoire ;  encore faudrait- il – qu’on me pardonne cette mauvaise métaphore- être sûr qu’il y a encore du liquide dans le flacon. Qu’en est-il ? Les timides directives territoriales d’aménagement dont  la loi de 1995 avait prévu qu’à l’initiative de l’Etat elles pourraient être créées sur « certaines parties du territoire » n’ont guère eu de portée et la loi du 12 juillet de 2010 a acté leur abandon, tout en prévoyant la création d’un nouvel instrument les « directives d’aménagement et de développement durable »  qui, sauf erreur n’a pas été mis en œuvre depuis… En l’absence d’un cadre suffisamment large, la juxtaposition des SCOT et des PLU – ceux-ci apparaissant trop comme le réceptacle de diverses politiques pour que la fonction initiale de répartition de l’espace ne soit pas diluée –  parvient mal à exprimer une vision d’ensemble.

Et si on apprécie – c’est mon cas – la façon dont pour les besoins des prochains JO une action vigoureuse et cohérente est mise en œuvre autour de la Seine- Saint-Denis, on aimerait que l’expérience née de l’occasion d’un évènement  exceptionnel soit mise durablement au service d’une authentique politique d’aménagement.

Si j’en reviens à Pierre Racine et Paul Delouvrier, leur main n’avait pas tremblé lorsque, pour prévenir la spéculation, ils avaient institué un droit de préemption sur des milliers d’hectares (plus de trente mille en Languedoc Roussillon) classés en zone d’aménagement différé.

Il n’y a pas en effet de droit de l’urbanisme sans atteintes au droit de propriété ; et  c’est bien l’intérêt général qui, toujours, doit primer. Encore faut-il que ces atteintes ne soient pas colorées d’arbitraire et – c’est probablement plus difficile – qu’elles respectent une dose minimale d’égalité ou d’équité entre les personnes. C’est que bien souvent la décision d’urbanisme est, par nature, porteuse d’inégalité : tracer la ligne entre une zone constructible et une zone qui ne l’est pas enrichit les uns et désole les autres.

Sans doute est-ce un cas extrême, mais il est significatif : lorsque le souci – légitime – de protection de l’environnement a  conduit à limiter fortement la constructibilité à l’île de Ré, la valeur vénale des terrains constructibles s’est envolée, d’une façon qui a créé un effet d’éviction d’habitants traditionnels : ceux dont le terrain était devenu inconstructible, mais ceux aussi que  la valorisation de leur patrimoine place dans des situations difficiles pour le paiement de l’impôt sur la fortune ou le règlement des successions.

La plus-value est inhérente à la rareté, et elle porte en elle la spéculation. Mais a-t-on suffisamment réfléchi à la question de son attribution et de sa répartition ? Voici près d’un demi- siècle, le professeur Gilli, alors président de Paris Dauphine et qui n’a rien d’un collectiviste, avait publié un livre  – « redéfinir le droit de propriété » – édité par le très officiel « Centre de recherches et de rencontres  de l’urbanisme », dans lequel il proposait de capter certaines plus- values pour alimenter un fonds destiné à indemniser les propriétaires de terrains voisins devenus inconstructibles. La création du plafond légal de densité avait paru reprendre à son compte le raisonnement mais en l’émasculant en l’amputant de l’aspect redistributif.

Je ne méconnais pas la difficulté de la mise en œuvre d’une telle idée. Il est tout de même dommage qu’on n’ait pas cherché plus avant et que d’une certaine façon le droit de propriété soit le paravent à l’abri duquel la totalité de la plus- value est captée : par certains, au détriment d’autres. Peut-être les débats contemporains sur les « profits exceptionnels » liés à la crise de l’énergie ou le partage de la valeur pourraient-ils suggérer que l’ouvrage soit remis sur le métier.

Autre exemple d’une réflexion qui n’a pas progressé et peut être même régressé : celui des réserves foncières. On peut remonter ici à un très intéressant avis de la section des Travaux Publics  du 8 octobre 1964 (n°290 384)  bien connu à l’époque et repris dans la belle étude que le CE a consacrée en 2008 au droit de préemption ; il s’agissait de savoir si l’agence foncière et technique de la région parisienne pouvait utiliser la possibilité qui lui avait été conférée de recourir à l’expropriation pour  constituer des réserves foncières. Le Conseil n’avait pas dit non, mais avait mis en lumière le risque d’un détournement dans la mesure  où ce dispositif «  pourrait conduire, en cas de revente des terrains par l’expropriant, à la réalisation d’une plus-value – peut-être d’ailleurs envisagée comme seul but de l’expropriation – ce qui constituerait un détournement de procédure et par suite un détournement de pouvoir ». C’était identifier clairement le risque de dérive et la nécessité d’y parer par des précautions appropriées.

Pourtant ni la loi d’orientation foncière  de 1967 ni les textes ultérieurs relatifs à la constitution de réserves foncières n’ont fait écho à ce souci ; sans doute parce qu’il s’agissait alors de personnes publiques qu’on n’imaginait pas se livrant à des pratiques spéculatives. Mais aujourd’hui ce sont essentiellement  des opérateurs agissant dans le cadre du droit privé qui dans  des zones d’aménagement concerté, après avoir acquis par  voie d’expropriation des terrains, les revendent à des prix qui peuvent excéder très sensiblement la somme du  prix d’achat et du coût des équipements. Qu’un aménageur spécule et recherche un bénéfice n’est pas en soi anormal, mais qu’avec le relent de détournement de pouvoir mis en relief par l’avis de  1964 ce « business as usual » prospère sur des biens acquis par expropriation et revendus peu après devrait interpeller. Or ne voilà-t-il pas qu’en 2022, tour à tour, le Conseil constitutionnel, la Cour de cassation mais  même – hélas, hélas, hélas !- le Conseil d’État ont dédaigné l’occasion qui leur était clairement offerte de mettre de l’ordre dans cette pratique déviante.

Dans la même veine, on peut aussi regretter qu’alors pourtant que c’est à la demande du gouvernement qu’en 2008 le Conseil d’État avait mené une étude consacrée au droit de préemption qui mettait en lumière diverses dérives et proposait des clarifications  – comme notamment la distinction entre une « préemption planifiée », à laquelle il peut être pertinent de recourir, et une « préemption d’opportunité », à éviter – ces préconisations ne paraissent guère avoir été suivies d’effets.

Il serait grand temps que je conclue. Mais en vérité je suis revenu à mon point de  départ : une politique du contentieux ne suffit pas à faire une bonne politique publique.

La situation des finances publiques

Par Michel Prada
Décembre 2022

Michel Prada a été successivement directeur de la Comptabilité Publique et directeur du Budget. Il est donc particulièrement bien placé pour faire le point sur ce sujet si important qu’est la situation des finances publiques

Répondant à l’aimable sollicitation des « Montesquieu », et bien qu’étant éloigné de l’opérationnel, j’ai tenté de faire un point sur la situation des finances publiques et, plus particulièrement, sur le budget de l’État. Je dois émettre, ab initio, un caveat : bien que la documentation soit abondante et la transparence réelle, les sujets sont très complexes, à raison de l’interdépendance accrue des trois composantes de la dépense publique, les APUC [1] (l’État et ses « opérateurs »), les APUL [2] (et leurs opérateurs) et les ASSO [3], qui sont de façon croissante interconnectées, ce qui rend parfois délicate l’interprétation analytique de leurs situations respectives. Il est, au demeurant, intéressant de noter que la gestion publique est de façon croissante abordée sous l’angle de la comptabilité nationale, langage macroéconomique commun aux États de l’Union Européenne, mais qui rend parfois délicate l’interprétation concrète des données de détail et pourrait avoir des effets pervers sur le pilotage budgétaire.

Je fais, en premier lieu, le constat que la situation présente de nos finances publiques est préoccupante et que les perspectives ne sont pas rassurantes.

Je hasarde, en second lieu quelques considérations personnelles qui méritent sans doute vérification voire contradiction.

1-La situation et les perspectives des finances publiques.

Elle est décrite en grand détail dans les deux documents qui accompagnent et encadrent le projet de loi de Finances pour 2023 : le projet de loi de programmation des finances publiques pour 2023-2027 (dont l’adoption est problématique à l’heure où je rédige ce papier) et le programme de stabilité.

11-La situation de départ est la suivante :

-le solde négatif du compte des APU, 3,1% du PIB en 2019, s’établit à 5% en 2022 ;

-le ratio de dépenses publiques, 53,8% du PIB en 2019, passe à 57,3% en 2022 ;

-le ratio de prélèvements obligatoires, 43,8% du PIB en 2019, atteint 44,2% en 2022 (à noter que l’écart entre ces prélèvements et la dépense est couvert, pour environ 8%, par des recettes diverses, « non obligatoires », domaniales par exemple) ;

-le ratio de dette publique, 94,4% du PIB en 2019 (il était un peu supérieur à 20% quand j’ai quitté la direction du Budget en 1986…) serait de 111,9% à la fin de 2022.

Cette situation résulte

– du laxisme quasi continu des gouvernements successifs depuis le début des années 90 ;

– de la crise financière de 2007-2010 ;

– de la crise sanitaire 2020…à ce jour non encore conjurée,

– de la crise internationale consécutive à la guerre russo-ukrainienne.

Le cœur des déséquilibres se situe au niveau du budget de l’Etat et de ses opérateurs. En effet :

– le solde négatif des APUC s’établit à 5,4% du PIB en 2022 ;

– le solde des APUL est équilibré ;

-celui des ASSO est légèrement positif à 0,5%.

Mais cette situation est délicate à interpréter en raison des financements croisés qui logent, dans le budget de l’Etat, des charges appartenant aux autres secteurs, plus particulièrement aux ASSO.

12-La perspective n’est guère rassurante car le redressement engagé reste très progressif et repose sur des hypothèses de croissance relativement optimistes.

– Pourtant, la prévision de croissance en volume reste très loin de la période glorieuse du siècle dernier : plus 1% en 2023 et de 1,6 à 1,8 % de 2024 à 2027. Elle repose sur une analyse de la croissance potentielle, qui dépend de l’évolution envisagée des facteurs de production  (capital, travail et « productivité », le  « facteur résiduel » du « Stoléru » de notre jeunesse). Cette prévision est, néanmoins, jugée trop optimiste par les experts de la Commission européenne qui confirment les chiffres du K et du W mais anticipent un facteur résiduel nettement moins dynamique…

– Le gouvernement entend mettre un terme au « quoiqu’il en coûte » et reprendre la maîtrise de la dépense publique.

La loi de programmation  et le programme de stabilité abordent cette problématique de manière holistique, en renforçant le contrôle de la dépense, par l’État, sur tous les auteurs de dépenses, même si la trajectoire est plus exigeante pour les APUC que pour les APUL et pour les ASSO. Cette ambition se heurte cependant à la résistance des élus locaux (la première ministre ayant dû modérer le propos) et des partenaires sociaux (réforme des retraites). L’État reste, quant à lui, confronté à la poursuite de la crise, à la transition énergétique, à la hausse des taux d’intérêt et au réarmement du pays.

Au total, la situation de fin de période  – 2027 –  serait la suivante :

– le déficit d’ensemble reviendrait à 2,9% du PIB ;

– le ratio de dépense publique retomberait à 53,8% ;

– le ratio de prélèvements obligatoires s’établirait à 44,3% ;

– le ratio de dette publique diminuerait d’un point, à 110,9% du PIB, ce qui reste très élevé, bien au-dessus de la moyenne européenne (95,2% en 2021), très loin de l’Allemagne (70% en 2021) et place désormais la France dans le camp des « pays du Sud »

2- Quelques réflexions personnelles.

21- La première question que pose la perspective ci-dessus concerne la soutenabilité de la dette publique.

Il y a quelques mois, un débat assez vif a opposé les tenants de l’orthodoxie à ceux qui défendent l’idée que la dette publique n’est pas en soi un problème et qu’il suffit de la faire « rouler ». Cette dernière thèse était, notamment, soutenue par certains théoriciens de la TMM (théorie moderne de la monnaie). Il est intéressant de lire sur ce sujet le livre de Stéphanie Kelton, professeur d’économie et conseillère d’Obama (Le mythe du déficit) [4].

Son analyse, qui s’inscrit dans le contexte américain, démontre précisément, en plaidant pourtant l’inverse pour les USA, que la croissance excessive de la dette publique pose problème :

– elle montre que la dette n’est limitée que par les capacités productives et que son excès déclenche l’inflation ; nous y sommes ! (même si on peut débattre des causes de l’inflation actuelle, sans doute liée à divers facteurs, le déluge de liquidités déversées sur les marchés depuis 2010, les dettes publiques et privées, la situation post-covid et post-Ukraine…)

– elle s’inscrit dans le cadre d’un pays qui bénéficie- pour le moment- d’une souveraineté monétaire absolue ; ce n’est plus le cas de la France.

Les « grands pays » ne sont pas à l’abri d’une crise due à l’excès d’endettement : l’exemple britannique (dont le niveau actuel de dette publique est significativement inférieur à celui de la France) l’a démontré dans le passé et encore il y a quelques semaines. D’ores et déjà, l’écart de taux entre la France et l’Allemagne – qui pèse bien sûr sur notre compétitivité – dépasse 60 points de base pour les emprunts à dix ans…Plus grave : on ne peut totalement exclure une crise compromettant notre capacité d’emprunt et menaçant le système monétaire européen.

Il faut espérer que la reprise de la croissance, le nouveau Pacte de Stabilité de l’Union, la démonstration d’une réelle volonté de maîtrise de la dépense publique (dont la réforme de l’assurance- chômage a donné l’exemple) et la normalisation de la politique monétaire de la BCE (dont Jacques de Larosière a souligné l’urgence dans son récent ouvrage, « En finir avec l’illusion financière ») permettent d’éloigner ce calice.

22- Il me semble que la dialectique des prélèvements obligatoires et de la dépense publique a été dévoyée, conduisant à de sérieux effets pervers dans la gestion budgétaire.

 – La diabolisation de la dépense publique a fait perdre de vue les considérants de sa légitimité. Son niveau et sa composition sont le résultat de choix fondamentalement politiques traduisant le degré de préférence pour la socialisation et la mutualisation. Il n’est, à ce titre, pas évident que la renonciation à la dépense publique se traduise par une réduction comparable de la dépense « nationale ». La diminution des dépenses de sécurité sociale se traduirait sans doute par une augmentation de la dépense privée, directe ou assurée par le marché. L’exemple des USA, qui consacrent 4 points de PIB de plus que la France aux dépenses de santé, en est la démonstration. Il n’est pas raisonnable d’assimiler dépense publique et « train de vie de l’Etat » comme le font certains plumitifs.

Bien entendu, cela n’exonère pas la puissance publique de bien gérer la dépense et de ne pas encourir le reproche de l’inefficacité, voire de la gabegie.

Bien entendu également, les opinions peuvent différer quant aux mérites respectifs de la mutualisation/socialisation/redistribution, versus ceux de la privatisation/ libre choix du marché/ responsabilité individuelle.

 – Symétriquement, la diabolisation des prélèvements obligatoires me parait résulter d’un raisonnement à courte vue. D’une part, la frontière entre prélèvements obligatoires et « consentis » est poreuse, dès lors que la marge de manœuvre est relativement limitée pour certains prélèvements « consentis » mais de facto incontournables (les assurances responsabilité civile, automobile par exemple). Il est vrai que les prélèvements consentis réservent une plus grande liberté de choix, d’opportunité ou de marché, et que d’aucuns peuvent défendre que la prestation privée a un rapport « coût-efficacité » meilleur que la prestation publique (les Américains le soutiendraient pour l’éducation, à la différence des Chiliens…).

On peut également s’interroger sur la nature des prélèvements obligatoires, sur les cibles de leur collecte – ménages ou entreprises – et sur leur impact sur la compétitivité de l’économie.

 –  Mais il me semble que ce qui est ici en cause, c’est la mise en cohérence des deux concepts : Il devrait, pour l’essentiel, y avoir couverture de la dépense publique – de fonctionnement ou de redistribution – par les prélèvements obligatoires, quel qu’en soit le niveau. Or c’est loin d’être le cas comme le montrent les chiffres ci-dessus (pour rappel, en 2022, la dépense publique s’élève à 57,3% du PIB, versus 44,2% du PIB pour les prélèvements obligatoires (les recettes diverses « non obligatoires » égales à 6 ou 7 % du PIB, permettant de limiter le déficit à 5% du PIB). Il est inquiétant de constater que le ciseau a tendance à s’ouvrir, le bouclage s’effectuant par l’endettement.

23- Cette déconnexion de la dépense publique et des prélèvements obligatoires, dans un contexte politico-médiatique de diabolisation des deux concepts, me semble avoir eu, depuis de nombreuses années, de graves effets pervers sur le plan des choix budgétaires qui ont privilégié les dépenses d’intervention au détriment des dépenses de fonctionnement des services publics, le bouclage final s’effectuant par la dette.

Tout se passe comme si, n’ayant pu maîtriser les transferts, voire désireux de les accroître pour mener des « politiques publiques », les gouvernements successifs avaient fait peser sur les services publics la contrainte de limitation de la dépense publique, tout en laissant filer le déficit.

Cette réalité n’apparait pas aisément à la lecture des documents budgétaires, principalement organisés autour des missions, programmes et ministères. Elle est aveuglante à la lecture du Compte général de l’Etat, principal porteur du déficit :

Compte général de l’État                      2006           2019       %              2021        % 2006-2021

Personnel                                                126,4          147,8     +16,9        151,6          +19,9

Achats                                                     17,1             24,1       +40,9        26,4             +54,4

Transferts ménages                             27,9             52,9       +89,6         60                 +89,6

Transferts entreprises                        18,1             17            – 0,3           68,7              +279,5

Collectivités locales                            69,1             71,4         +3,3           63,7              -7,9

Cette évolution est confirmée sur le plus long terme par les chiffres de la Comptabilité nationale pour l’Etat  (établis à partir de conventions et définitions différentes de celles du Compte général de l’État, ce qui explique les différences de montants) :

Année                                                 1998            2019         2021

% fonctionnement                           36                30,6           28

% transferts                                       49                61,2           64

% investissement                              15                8,2             8

Bien entendu, la tendance est amplifiée sur 2020-2022 par la pandémie et la conséquence de la crise internationale. Il reste qu’elle traduit une diminution constante de l’effort consacré au fonctionnement des services dont on commence à percevoir les effets délétères, malgré les efforts de productivité accomplis par les administrations, certaines étant d’ailleurs mieux armées que d’autres pour maîtriser le progrès technologique (les Finances versus la Justice…).

Une des composantes majeures de cette évolution concerne les rémunérations des fonctionnaires (avec un impact qui dépasse le seul État et affecte l’ensemble des administrations) dont l’évolution a été bridée par une application à mon sens inappropriée de l’outil de gestion de la masse salariale mis au point en 1986, qui distinguait, en complément du pilotage des effectifs, les mesures générales (la valeur du point d’indice) et les mesures catégorielles (le GVT). Le blocage du point d’indice, pratiqué à haute dose depuis le début des années 2000, a profondément dégradé la situation relative des fonctionnaires et engendré les problèmes très graves que posent aujourd’hui les fonctions éducatives et hospitalières, entre autres.

La préférence pour les transferts compromet le fonctionnement des administrations productrices de services, et renforce la tendance globale à la réduction relative de l’investissement productif, engageant le pays dans un cercle vicieux qu’il devient nécessaire de rompre.

 –  Pour conclure, il me semble que l’urgence commande de redonner la priorité aux fonctions de production, de privilégier l’investissement, et de ralentir (et de mieux cibler) les dépenses de transferts. Une telle démarche n’exclut bien évidemment pas la nécessité de progrès de productivité résultant de la digitalisation et de réformes dites structurelles. Il faut également retrouver une « martingale » opérationnelle entre la gestion de la dette et les perspectives de croissance

Ce sera très difficile compte tenu des efforts requis par la transition énergétique et la nécessité de mettre à niveau notre défense, dans un environnement peu porteur.

C’est possible si le gouvernement et le Parlement en affichent la volonté, si l’Union Européenne accompagne cette remise en ordre, si la politique monétaire européenne se normalise et si la dynamique du marché unique (y compris financier) redonne à l’Europe le dynamisme et la croissance que les années récentes ont fâcheusement altérés. Peut-être un abus de « wishful thinking »…

[1] Administrations Publiques Centrales
[2] Administrations Publiques Locales
[3] Administrations de Sécurité Sociale
[4] Éd. Les Liens qui libèrent, 2021 – 368 pages, 23,50 €

Steven Koonin : Climat, la part d’incertitude

Un livre lu par Patrice Cahart
Décembre 2022

Steven Koonin, professeur de physique théorique, est un scientifique américain de premier plan. Il a été sous-secrétaire d’État à la Science dans l’équipe du président Obama. Pendant quelque temps, il a adhéré à la vulgate relative au climat et aux énergies renouvelables. Puis des doutes lui ont venus, et il les a fait connaître à compter de 2014 – ce qui lui a valu des polémiques dont procède le livre d’aujourd’hui. Mais Koonin s’affirme démocrate, et rappelle volontiers son passage chez Obama : ce qui le met à l’abri, semble-t-il, des préjugés idéologiques tendant à minorer la menace qui pèse sur le climat.

Malgré sa relative technicité, l’ouvrage a connu un vif succès aux États-Unis. La traduction française vient de paraître. La polémique débute dans notre pays.

Une évaluation sidérante est présentée dès le deuxième chapitre : l’activité  humaine, dont on nous entretient sans cesse, n’est responsable que de 1 % de  l’énergie qui chauffe la surface du globe.

Le reste est dû au soleil, dont les variations – du moins celles qui ont été observées jusqu’à présent – ont un caractère cyclique. Dans l’un de mes ouvrages, je me suis permis de prévoir que le cycle de Gleissberg, actuellement en phase ascendante, allait se renverser vers 2060,  et donc nous aider [1]. Mais sur la longue période, les effets des cycles se compensent, et on devrait pouvoir les négliger.

Koonin insiste sur le caractère récent de ce 1 % d’énergie, d’origine humaine, qui agit sur le climat. Depuis 1900, observe-t-il, la population mondiale a été multipliée par quatre, et la consommation par tête a été multipliée par dix. D’où, au total, une multiplication par quarante. Par conséquent, à la fin du XIXe siècle et au début du suivant, l’activité humaine ne produisait qu’un quarantième du 1 % actuel – une quantité infime. En 2000, le 1 % « humain » est atteint, et il a engendré, abstraction faite des variations solaires, le degré supplémentaire de température[2] constaté pour le XXe siècle sur  la planète considérée dans son ensemble.

Un degré seulement, alors qu’on pouvait attendre davantage. La température moyenne du globe s’élève aujourd’hui à 288 degrés centigrades – soit 273 degrés du zéro absolu au zéro de l’eau qui gèle, plus 15 degrés au-dessus de ce dernier. En 1900, c’était 287 degrés. Logiquement, un surplus d’énergie chauffante de 1 % aurait dû agir de manière proportionnelle sur ces 287 degrés, et donc élever la température terrestre, durant le XXe siècle, d’environ 2,87 degrés.

C’est là que Koonin avance son second fait sidérant : l’effet décroissant des augmentations de gaz carbonique (ou dioxyde de carbone, ou CO2). La concentration de l’atmosphère en gaz à effet de serre, y compris la vapeur d’eau, étant déjà élevée, elle suffit pour rabattre vers la surface du globe 83 % de la chaleur (infra-rouges) qui en provient. Dès lors, écrit notre auteur, ajouter du gaz carbonique revient à repeindre en noir un carreau déjà noir. En termes plus précis, un doublement de la teneur de l’atmosphère en gaz carbonique n’engendrerait qu’un degré supplémentaire de température – encore un degré.

À ce stade du raisonnement, j’observe qu’en ajoutant ce nouveau degré à celui qui a été acquis au cours du XXe siècle, on retrouverait l’objectif de deux degrés qui avait été proposé par le GIEC – avant que la conférence des États tenue à Paris en 2015 ne le ramène à 1,5 °, sans analyse sérieuse et pour des raisons purement politiques. Ce supplément de deux degrés, nous ne le subirions pas à terme proche. En effet, Koonin nous indique que la teneur de l’atmosphère en gaz carbonique augmente chaque année de 2,3 ppm (parties par million). À cette vitesse, il faudrait 180 ans pour la doubler. De plus, suivant les prévisions les plus largement acceptées, la population du globe atteindra un maximum vers 2070, puis décroîtra un peu. Or la croissance démographique est à présent l’une des principales causes des émissions de gaz carbonique. Les 2,3 ppm devraient s’abaisser en même temps qu’elle.

Je remarque aussi que le degré supplémentaire serait atteint sans compression importante de la consommation d’énergie et sans changement majeur de son  système de production, car l’augmentation annuelle de 2,3 ppm prévue de manière indicative par Koonin prolonge simplement les données du passé proche. L’objectif « zéro carbone en 2075 » (ou a fortiori en 2050), si difficile à atteindre, perd donc son caractère impérieux.

Si les études sur lesquelles s’appuie Koonin sont fondées, les discours effrayants  qu’on nous sert sur le réchauffement et les efforts surhumains qu’on exige de nous appellent une sérieuse révision. Une incertitude importante affecte toutefois le méthane. Ce gaz à effet de serre se transforme, dans l’atmosphère,  en gaz carbonique sur une période d’une douzaine d’année. Il est donc inclus, en principe, dans la progression annuelle de 2,3 ppm mentionnée plus haut. Mais certains spécialistes redoutent un phénomène de spirale, dont ils pensent apercevoir les premiers signes : la chaleur croissante dégèle le sol des régions arctiques, libérant ainsi le méthane qui s’y trouve piégé depuis longtemps (végétaux fossiles) ; ce supplément de méthane fait monter encore la température terrestre, provoquant un nouveau dégel… Ce risque de progression auto-entretenue n’est évidemment pas inclus dans le chiffre de 2,3 ppm, qui reflète le passé, et devrait, pour l’avenir, être corrigé en hausse.

Bien que la menace sur le climat soit sans doute, tout compte fait, moindre qu’on ne le croyait avant le livre de Koonin, la prudence commande de poursuivre quand même la lutte contre le réchauffement – en évitant des mesures déraisonnables qui susciteraient, dans divers pays, des mouvements du type « gilets jaunes » et se retourneraient contre le climat.

La suite de l’ouvrage est consacrée aux effets réels du réchauffement. Les médias ont tendance à lui imputer chaque tempête. Or Koonin montre que la fréquence et la force des ouragans, dans l’Atlantique nord, n’ont pas augmenté sur la période 1851-2020. Il y a de bonnes chances que ce constat soit transposable à l’Europe. De même, la fréquence des tornades (tempêtes très localisées) ne s’est pas accrue aux États-Unis depuis 1954. Voilà des découvertes de taille.

Elles non plus, les précipitations sur la terre ferme ne manifestent depuis 1901,  dans le monde entier, aucune tendance montante ou descendante. Ce constat de Koonin met à mal l’idée selon laquelle le réchauffement accroîtrait de façon significative l’évaporation, restituée ensuite sous forme de pluies. Mais alors, pourquoi tous ces épisodes de sécheresse ? Parce que les pluies sont devenues plus irrégulières, tout en conservant leur volume global. Pourquoi ces incendies de forêts catastrophiques ? L’auteur publie un graphique suivant lequel la superficie des zones incendiées, dans le monde, a en fait baissé. Malheureusement, la courbe ne va que de 2003 à 2015, et plusieurs sinistres spectaculaires se sont produits ultérieurement. Koonin pourrait peut-être, à ce sujet, invoquer la croissance de la population, qui a accru les risques.

Il se montre moins convaincant au sujet de la montée des mers – la conséquence la plus préoccupante du réchauffement. La hausse de 3 mm par an, observée depuis une trentaine d’années, lui paraît reconductible. Sur un siècle, elle n’atteindrait que 30 cm, grandeur supportable. Mais cette prévision s’accorde mal avec les informations récentes dont nous disposons sur la fonte des glaces,  au Groenland, dans les Alpes, dans l’Himalaya, dans l’Antarctique. D’autres chercheurs, apparemment sérieux, avancent des prévisions doubles ou triples de celles de Koonin.

 S’agissant enfin de l’incidence du changement climatique sur la santé des humains, il reproduit une déclaration de l’Organisation Mondiale de la Santé, selon laquelle le problème environnemental le plus grave, dans une grande partie du monde, est celui de la cuisine faite en brûlant du bois, ou en brûlant des déchets. Cette pratique n’est pas due au climat, mais à la pauvreté.

La lutte pour le climat étant malgré tout nécessaire, quelles formes doit-elle prendre ? Koonin s’intéresse à la géo-ingénierie – l’ensemencement des nuages par des particules de soufre, pour renvoyer au soleil sa chaleur. Il signale le faible coût de l’opération (des tirs au canon suffiraient), mais craint des erreurs de réglage et des dissensions entre pays. Il s’intéresse aussi à la capture du carbone à la sortie des usines, et regrette son coût élevé, ainsi que la difficulté de stocker la masse capturée. La fusion nucléaire, encore incertaine, lui semble une autre voie prometteuse.

Je conclus ce compte-rendu par deux remarques. La première vient de Koonin lui-même. La planète proprement dite ne risque rien, au cours des prochains millénaires. Elle a connu des éruptions massives, des glaciations, des concentrations de carbone bien plus élevées qu’aujourd’hui. Elle s’en est toujours tirée. C’est sur ses habitants actuels que la menace pèse, sans qu’on puisse encore préciser l’échéance. Au cours des époques géologiques précédentes, les végétaux et les animaux se sont, nous dit-on, « adaptés » aux forts changements climatiques. Cela signifie que de nombreuses espèces ont disparu, et que d’autres ont surgi.

La seconde remarque, Koonin ne pourrait que l’approuver. La récente conférence sur le climat de Charm el-Cheikh, en Égypte, a réuni 33 000 personnes. Quelle masse de carbone dégagée dans l’atmosphère par les avions qui ont amené et ramené tout ce monde !

 

Le livre : Steven E. Koonin, Climat, la part d’incertitude.  Original américain 2021, traduction française aux Éditions de l’Artilleur 2022. Prix 22 €.

[1] Nicolas Saudray, Nous les dieux, Éd. Michel de Maule, 2015, dernier chapitre.
[2] 1,15° à l’automne de 2022.

Une famille extraordinaire, dans des circonstances non moins extraordinaires

Un livre de Corrado Pirzio-Biroli, lu par Nicolas Saudray
Octobre 2022

 

         Corrado Pirzio-Biroli, né en 1940, ancien diplomate au service de l’Union européenne, a l’un des arbres généalogiques les plus étonnants qui soient. Par son père, il est le neveu de Pierre Savorgnan de Brazza, le fameux explorateur généreux et pacifiste dont il a écrit une biographie : sans doute le seul colonisateur dont les anciens colonisés continuent de se réclamer aujourd’hui. Par sa mère, CPR est l’arrière-petit-fils de l’amiral von Tirpitz, le créateur d’une éphémère marine allemande, dont il a été, là encore, le biographe. Les curieux trouveront sous cette même rubrique du site Montesquieu un bref compte-rendu que j’ai fait de cet ouvrage en 2019. Mais CPR est surtout le petit-fils d’Ulrich von Hassell, l’un des conjurés de juillet 1944, pendu sur ordre d’Hitler en septembre suivant.

          L’ouvrage paraît ces jours-ci à la fois en italien et en français – une parution en allemand devant suivre sous peu. C’est l’histoire d’une double famille de résistants. D’un côté, des Italiens : un général de corps d’armée Pirzio-Biroli, oncle de l’auteur, est l’un des chefs de la malheureuse expédition italienne en Albanie, ce qui n’empêche pas ses neveux de s’opposer discrètement à la politique du Duce. De l’autre côté, des résistants allemands, auxquels l’essentiel du livre est consacré.

         Un premier Ulrich von Hassell, hanovrien, dont le pays est un allié de l’Autriche, combat les Prussiens en 1866. Le Hanovre ayant été vaincu et annexé par la Prusse, l’officier poursuit sa carrière dans l’armée allemande.

        Son fils, prénommé lui aussi Ulrich, entre dans la carrière diplomatique et épouse en 1911 Ilse von Tirpitz, fille de l’amiral. Cette union, qui consacre les qualités propres au fiancé, suscite un certain étonnement à Berlin, car les Hassell sont encore assez peu connus, tandis que l’amiral est l’un des principaux ministres de Guillaume II. Mais ce sera un bon mariage, jusqu’à la fin tragique.

          En septembre 1914, à la bataille de la Marne, Ulrich est grièvement blessé. La balle ne peut être extraite. Elle le gênera durant tout le reste de sa vie.

          Il poursuit sa carrière diplomatique et en 1932, donc avant l’avènement d’Hitler, est nommé ambassadeur à Rome. Peu après, bien que très réticent envers le dictateur, il adhère au parti nazi, pour se couvrir. En réalité, c’est un admirateur de Bismarck, donc un  partisan d’une Allemagne forte mais non hégémonique. Miraculeusement, son Journal a échappé à la Gestapo et éclaire aujourd’hui sa conduite.

          Ulrich von Hassell s’entend bien avec Mussolini. Indulgent envers le Duce, l’auteur du livre rappelle ses qualités, dont Hitler était totalement dépourvu : humour, don des langues… À l’époque, les relations entre les deux dictateurs sont très fraîches, Mussolini s’étant posé en protecteur d’une Autriche menacée par un Anschluss. Hassell cherche à éviter toute alliance des deux hommes, car une guerre européenne, il le sent bien, en résulterait.

         Mais Mussolini commet la faute d’envahir l’Éthiopie, et Anthony Eden  commet l’erreur d’exiger des sanctions contre lui. Une politique plus réaliste aurait consisté à s’abstenir de cette exigence, qui précipite le Duce dans les bras du Führer.

         L’ambassadeur Hassell est protégé par Neurath, le ministre des Affaires Étrangères du Reich, un homme de la vieille école. Mais il se heurte à la politique pro-nazie de Ciano, gendre de Mussolini – que CPR accuse au passage d’avoir chambré son beau-père. En février 1938, Neurath est remplacé par Ribbentrop. En mars 1938, Hassell, mis à la retraite à 56 ans, quitte Rome au moment même où se produit cet Anschluss qu’il cherchait à éviter, et que Mussolini a fini par accepter.

         Pour s’occuper, l’ancien ambassadeur écrit un livre d’histoire diplomatique et collabore à un institut de recherches économiques. Mais dès cette époque, il prend contact avec les opposants secrets au régime. Parmi eux, CPB distingue trois cercles : les conservateurs, dont les plus marquants sont Goerdeler, ancien maire de Leipzig, et le général Ludwig Beck, alors adjoint au chef de la Wehrmacht ; le cercle de Kreisau, avec pour chef de file l’avocat Helmuth von Moltke, d’une illustre famille militaire, et où l’on estime que seule une défaite militaire du Reich permettra de se débarrasser d’Hitler et de sa clique ; enfin des socialistes. Hassell se veut un intermédiaire entre les deux premiers cercles.

          Surestimant les forces franco-britanniques, et la volonté de ceux qui les dirigent, les opposants allemands pensent que l’affaire de Tchécoslovaquie tournera mal. Dans cette éventualité, ils se préparent à neutraliser Hitler (ce qui ne signifie pas nécessairement qu’ils le tueront). Le nouveau chef de l’État sera le général Beck. Mais comme on le sait, l’occasion souhaitée ne se présente pas. Le plus étonnant est que ces préparatifs inaboutis soient restés inaperçus de la Gestapo pendant six ans. Une profonde solidarité unissait ces conjurés, pour la plupart issus de la vieille aristocratie prussienne.

         Comme bien d’autres auteurs, CPB fustige la mollesse des Britanniques à Munich. En réalité, à cette date, il était déjà tard, la Belgique s’étant déclarée neutre. L’armée française ne pouvait plus atteindre directement la Ruhr. Elle aurait dû franchir une frontière difficile, beaucoup plus au sud : celle du Massif schisteux rhénan, des collines du Palatinat et du Rhin lui-même. La véritable occasion manquée s’était située en 1936, alors qu’Hitler remilitarisait la zone rhénane, et que la Belgique était encore une alliée des Franco-Britanniques [1].

          En 1939, la dernière fille de Hassell, qui porte un prénom très rare, Fey, épouse un diplomate italien, Detalmo Pirzio-Biroli, père de l’auteur du livre. Les noces sont célébrées suivant deux rites, le catholique et le luthérien.

         Au début de 1940, le retraité Hassell préconise de faire la paix. Mais la France et la Grande-Bretagne ne peuvent l’accepter, car ce serait ratifier la suppression de la Pologne.

        Plusieurs tentatives d’attentats contre Hitler se succèdent. Elles échouent par malchance, sans que la Gestapo se soit rendu compte de rien. Hassell n’y est pas mêlé techniquement. Il est plutôt un inspirateur, une caution morale. Il a rédigé un projet de Constitution pour la future Allemagne.

          Le 20 juillet 1944, l’engin déposé par Stauffenberg ébranle les tympans d’Hitler sans le tuer. L’auteur du livre pense que le complot aurait néanmoins pu réussir, si le général Fromm, commandant de l’armée de réserve et donc chef de la garnison de Berlin, avait fait arrêter les SS de la ville, comme on l’espérait, et avait proclamé le nouveau gouvernement, au lieu de tergiverser – sans sauver sa peau pour autant.

        Huit jours plus tard, Hassell est arrêté, torturé. Sa pendaison a lieu en septembre. Sa fille Fey, épouse Pirzio-Biroli, est internée dans un camp de concentration. Elle y trouve du beau monde : l’ancien chancelier autrichien Schuschnigg, Léon Blum et sa femme, un  frère de Stauffenberg…

          Corrado (l’auteur du livre) et Roberto Pirzio-Biroli, âgés respectivement de trois ans et demi et de deux ans et demi, sont séparés de leur mère et expédiés dans un orphelinat SS du Tyrol, où ils sont inscrits sous un faux nom, sans aucune mention de leur véritable origine. On espère ainsi les couper définitivement de leur famille, et en faire d’ordinaires serviteurs du Reich. En attendant, ils oublient l’allemand et passent au dialecte tyrolien. Un fermier du coin s’apprête à les adopter.

          Compte tenu de leur jeune âge au moment de la séparation, ils sont  incapables, après la chute du Reich, de fournir des indications permettant de les rattacher à leur famille d’origine. Ils pourraient devenir, à l’insu de celle-ci, de braves petits Tyroliens. C’est par un heureux concours de circonstances que leur grand-mère née Tirpitz parvient à les retrouver.

          Après la guerre, le père des enfants, Detalmo Pirzio-Biroli, poursuit sa carrière diplomatique, au service de l’Italie puis de la Communauté européenne. Il tente aussi sa chance dans la politique, sous une étiquette socialiste, mais ne parvient pas à ses fins.

          Son fils Corrado, l’auteur du livre, continue dans la voie diplomatique tracée par son père. Représentant de l’Union européenne en Autriche puis aux États-Unis, il devient un proche collaborateur de Romano Prodi, président de la Commission. Transcendant ses origines italiennes et allemandes, il aime à se présenter comme de nationalité européenne, et parle un français parfait.

           Le cadet, Roberto, est devenu un architecte réputé. Un cousin, Kai-Uwe von Hassell, a été ministre de la Défense en Allemagne du temps d’Adenauer.

           Le château de Brazzà, dans le Frioul, non loin de Venise, est toujours pour les Pirzio-Biroli une propriété familiale et une maison de vacances.

Le livre : Corrado Pirzio-Biroli, Prisonniers de sang, Michel de Maule, 2022.
536 pages, 28 €. Fourmillant d’anecdotes et richement illustré.   

[1] Sur ce sujet, voir Nicolas Saudray, 1870-1914-1939, Ces guerres qui ne devaient pas éclater, Ed. Michel de Maule, 2014.

Tournée meusienne

Par Nicolas Saudray
Septembre 2022

         Au sortir de la gare TGV Meuse, qui se trouve en plein champ, le car s’engage sur la Voie sacrée. C’est par cette route que les poilus étaient acheminés vers Verdun – vers l’ultime sacrifice – à bord de camions de l’époque dont l’un était conduit par Maurice Ravel. Les territoriaux, ces soldats trop âgés pour aller au front, rebouchaient inlassablement les ornières. Aujourd’hui, les panonceaux à l’entrée des villages rappellent ce titre de gloire, « Voie sacrée ». Mais ce sont des villages-rues, à la lorraine, gris, tristes. L’un d’eux se nomme Regret !

          Malheur supplémentaire, les éoliennes ont envahi la contrée, des deux côtés. Elles s’approprient ce paysage de cultures et de bois, le dépouillent de son histoire. Sacrée, vous avez dit sacrée ?

          Après Verdun, la route monte vers les Hauts-de-Meuse. Là, on ne trouve plus guère de villages, ils sont morts pour la France. L’ossuaire de Douaumont s’inscrit à l’horizon. Il ressemble à une basilique, avec sa longue nef voûtée, appelée cloître, et sa chapelle transversale. C’est d’ailleurs l’évêque de Verdun qui a pris l’initiative de sa construction, financée par une souscription internationale. Aujourd’hui encore, l’œuvre est gérée par une association, sans subventions.

          L’ossuaire abrite les restes de 130 000 hommes, Français et Allemands, ramassés dans les environs et mêlés de façon indistincte. La voûte du cloître, en plein cintre, est revêtue de quatre mille pierres, porteuses de quatre mille noms. Chacune a en effet été achetée par une famille qui savait que l’un des siens était tombé dans les parages. Quelques inscriptions au hasard : abbé Dubouard, Cazalis de Fondouce Pierre, Raoul-Duval Maurice, Tostivint Ange…Des familles allemandes avaient postulé elles aussi, et on n’avait pas donné suite. En 2014, lors du centenaire du début du conflit, on s’est décidé : six pierres ont été gravées de noms allemands, en signe de réconciliation. Et le travail se poursuit.

          Il faut surtout monter au sommet de la tour, qui évoque un  phare. Une mer d’arbres se déploie. La forêt a recouvert les plaies de la guerre. Rien ne heurte le regard : pas une éolienne, pas une cheminée d’usine. On ne pouvait rendre un plus bel hommage à tous ces hommes, français et allemands, qui avaient fait leur devoir jusqu’au bout. Douaumont est l’un des plus forts symboles de notre pays.

          Pourvu que ça dure. Les promoteurs éoliens se pressent, avides de tirer profit de tout cet espace, avec l’aide de certaines banques. Il y a tant d’argent à gagner !

          Redescente vers Verdun. Contre toute attente, c’est une jolie cité, moyennement atteinte par les combats de 1916, car elle se trouvait en arrière du front.  Une grosse forteresse, la tour Chaussée, garde l’entrée de la vieille ville. La sous-préfecture est installée dans une ancienne abbaye de prémontrés. La cathédrale romane et gothique se dresse en haut d’une colline. Ses bâtisseurs, les évêques, princes du Saint-Empire, étaient de puissants seigneurs, jusqu’à l’annexion de leur territoire par Henri II. Au XVIIIe siècle, un incendie a détruit deux des quatre tours romanes, et abattu les flèches des deux survivantes (jamais reconstituées). En contrepartie, l’édifice a été flanqué d’un remarquable palais épiscopal, tout en courbes gracieuses (devenu, non sans naïveté, le Centre Mondial de la Paix).

           Verdun est le théâtre d’un des pires épisodes de la Terreur. En septembre 1792, le duc de Brunswick s’empare de la ville sans difficulté. Pour éviter le pillage, une cohorte de jeunes filles de la ville, poussées par leurs parents, vient au-devant des envahisseurs et leur offre des dragées, spécialité locale. Après Valmy, la ville est réoccupée par l’armée française. Les pauvrettes sont alors accusées d’avoir pactisé avec l’ennemi. Elles sont arrêtées, jugées, guillotinées.

          Après un bombardement de 1916, les deux tours survivantes de la cathédrale sont refaites. Un peu grêles, mais célèbres pour leurs dix-neuf cloches.

          Bien que construite par Gustave Eiffel, la gare de Verdun est assez modeste. On ne dirait pas, devant cette installation proprette, qu’elle a vu passer,  en 14-18, des centaines de milliers de soldats, et permis l’évacuation d’un nombre correspondant de blessés.

xxx

          Mon itinéraire s’infléchit vers le sud. Trois voyageurs seulement dans le car Transdev. Passage, en pleine campagne, devant l’hôtel du Tigre, nommé en souvenir de Clemenceau. De quoi faire peur aux clients ! Toujours des villages moroses, mais rachetés par d’aimables clochers lorrains.

          Commercy, patrie de la madeleine, est une petite ville en déclin – victime comme tant d’autres, depuis des décennies, d’une politique qui favorise Paris et les métropoles. Heureusement, il y a le château, ce Versailles lorrain, immense, qui pourrait paraître massif sans ses deux avant-bras renfermant les écuries et les chenils, dont la convergence forme un élégant fer à cheval.

          Ce palais digne d’un roi a été bâti en 1708 par un simple comte de Vaudémont, fils naturel d’un duc de Lorraine. Le roi Stanislas y a ajouté de superbes jardins, remplacés aujourd’hui, hélas, par la voie ferrée Paris-Strasbourg et le canal de la Marne-au-Rhin. Le visiteur curieux peut néanmoins se faufiler derrière le château. Il découvre alors l’autre façade, plus sobre mais impressionnante,  dominant des douves.

          L’église Saint-Pantaléon s’associe avec bonheur à cet édifice. Elle se signale par un clocher lorrain – un demi-bulbe surmonté d’une pointe.

         À présent, le palais, restauré avec soin, héberge les services de la mairie. Une grande réussite.

          Un peu plus loin, le prieuré du Breuil, qui vient d’être restauré lui aussi,  montre d’avenantes façades de l’époque des Lumières.

          Et les gens de Commercy, quand vous les croisez dans les petites rues, vous disent bonjour, de confiance, sans vous connaître.

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            Dernière étape : Bar-le-Duc, une belle inconnue. Dès l’arrivée depuis la gare, le visiteur est frappé par un certain art de vivre : il traverse l’Ornain, affluent de la Meuse, peu profond mais bordé de deux lignes d’arbres qui le rendent majestueux.

         Comme beaucoup de cités d’autrefois, Bar se compose d’une ville haute et d’une ville basse. Commençons par la première, juchée sur un replat qui surplombe la vallée. Impitoyable envers quiconque lui désobéissait, Louis XIV a fait raser les remparts. Il n’en reste plus qu’une tour visible de partout, et une promenade assez secrète. Mais la muraille subsiste d’une autre manière : une   falaise de maisons ancienne, regardant la vallée. Malheureusement, comme dans presque toute la France, les hauteurs d’en face sont garnies d’immeubles-barres.

          Dans sa hargne, le Roi-Soleil a également fait démolir le château des ducs de Bar, n’épargnant, ce qui en dit long, que le bâtiment de la Chambre des Comptes du duché : un charmant édifice du début du XVIIe siècle, transformé depuis lors en musée.

         Montons encore un peu. Nous arrivons au cœur de la vieille ville – la place Saint-Pierre et ses alentours. C’est un conservatoire de l’architecture lorraine de la Renaissance. Devant une fière église se dresse une série de façades à meneaux, restaurées ou non – toutes authentiques. Nous devons cet ensemble aux ducs de Bar des XVe et XVIe siècle, dont le fameux « roi » René d’Anjou, et à leurs familiers. Mais, le duché étant réuni à la Lorraine, les ducs ont préféré résider à Nancy, et Bar a décliné. Les commerces ont glissé vers la ville basse, aujourd’hui prépondérante. En contrepartie, la ville haute a quand même eu quelques maisons baroques, très ornées.

          Redescendons nous aussi. L’espace intermédiaire est occupé par des jardins et des prairies pentues. Plus récente que la ville haute, la ville basse ne manque pas d’intérêt. Sur la pente, nous trouvons le collège Gilles de Trèves, renaissant, grandiose, avec une devise en latin : Que cette demeure reste debout jusqu’au jour où la fourmi aura bu l’eau de la mer, et où la tortue aura fait le tour de la terre. Une école communale, aujourd’hui. Les élèves ont bien de la chance.

          Nous arrivons à l’hôtel-de-ville, ancienne résidence d’un enfant du pays, le maréchal Oudinot. À l’arrière, le style Empire s’y montre avec un goût parfait. L’actuelle salle de fêtes forme à elle seule un hôtel particulier, d’aspect Louis XV.

         En haut comme en bas, Bar-le-Duc se caractérise par sa maîtrise des couleurs des volets. Encouragés, je présume, par la municipalité, beaucoup d’habitants ont repeint les leurs : le plus souvent en bleu, parfois en vert ou en rouge foncé. Cela donne un air pimpant qui manque à la plupart des villes de France. Un exemple à imiter, à commencer par Paris.

        Je dois m’arrêter là, car il faut que je monte tout en haut, afin d’interroger  les archives départementales.

          Venez vite à Bar-le-Duc !

Eolien. Retard ? mais quel retard ?

Par Ludovic Grangeon
Octobre 2022

Ancien cadre de la Caisse des Dépôts, Ludovic Grangeon est aujourd’hui un expert en économie et notamment en énergétique. Il publie sur la Toile une lettre d’information, Économie-Matin.

Si un mot s’applique bien à l’éolien, c’est bien celui de « retard » mais ce n’est pas celui qu’on croit. Le Gouvernement est si pauvre en arguments qu’il ne peut justifier l’équipement en « énergies renouvelables » que par le mot « retard », sans rien sur l’efficacité technique, économique et industrielle d’un tel choix, sauf…. un marketing efficace par les mêmes agences qui travaillent pour big pharma ou les pesticides…

On ne peut que saluer la belle réussite de ce marketing financier et spéculatif qui a réussi à nous vendre … du vent… Le siège constant de Bruxelles par de discrètes officines  au budget illimité y est pour beaucoup.

Effectivement, rien ne le justifie. La technologie des éoliennes HAWT dites « Poul La Cour » a 150 ans et elle est obsolète mais très rentable parce qu’elle est complètement amortie. Testée par les laboratoires nationaux dans les années 50, son rendement n’a jamais dépassé le marginal ou l’anecdotique. Les éoliennes tournent 90 % du temps mais elles ne fonctionnent à plein rendement que 20 % de ce temps et le reste en « roue libre ». Les lobbies industriels ont fortement communiqué sur l’image emblématique de ces mâts à hélices qui tournent désespérément dans le vide en ne produisant dans le meilleur des cas que 7 % de notre électricité, 1 jour sur 5, sans jamais savoir quand…

Par ailleurs, il est très étonnant de parler de ces « énergies renouvelables » qui n’en sont pas et de ne pas parler des véritables solutions. La géothermie fonctionne toute l’année. L’hydraulique pèse encore aujourd’hui 3 fois l’éolien.  La pollution par les batteries pèse trois fois l’amiante avec des centaines de morts au lithium. Faut-il rappeler que la simple ingestion d’une minuscule pile de montre par un enfant est mortelle ? Les mines de lithium font des ravages sur les populations.  Par contre les piles actives à combustibles ne fonctionnent pas qu’à l’hydrogène et ne rejettent que de l’eau.

Alors que la France est signataire de la Convention internationale de Florence sur les paysages, elle défigure en zones industrielles rurales des centaines de sites que le monde entier nous envie et vient admirer. Un projet de 30 éoliennes a même été évité de justesse sur le site de l’abbaye du Mont saint Michel… L’implantation massive dans la Beauce est en train d’assécher le grenier à blé français avec des éoliennes dont chacune brasse 35 tonnes d’air à la seconde, soit le plein trafic d’une autoroute à trois voies, et il y a des centaines d’éoliennes disséminées dans les champs…

L’éolien offshore, nouvelle tarte à la crème, est un désastre technique et écologique et une juteuse opération financière à nos dépens. Ces opérations suppriment l’équilibre des seuls milieux de hauts fonds nécessaires à la reproduction et à la diversité des espèces marines, notamment par les vibrations des machines qui portent jusqu’à 30km dans l’eau et perturbent toutes les espèces. Les seules zones de pêche viables sont irrémédiablement sacrifiées, avec des centaines d’emplois régionaux supprimés et non remplacés dans le développement durable. Jamais la reconversion et l’indemnisation des pêcheurs en aquaculture et autres activités n’a été proposée, et il est trop tard pour le faire.

Le risque d’accident aérien est bizarrement occulté. Pourtant, l’Australie a tiré les enseignements des turbulences jusqu’à 14 km d’éoliennes plus petites que celles-ci, survenues sur l’ancien avion du président des USA redressé à 100 m du sol….… s’y ajoute le problème permanent de navigation en mer des navires dans une zone fréquentée à proximité des installations portuaires

Un silence assourdissant plane sur les échecs des liaisons électriques à courant continu comme les éoliennes de l’Allemagne en Mer du Nord avec plus d’une centaine d’incidents techniques et d’interruptions de plusieurs semaines sans production. Ce problème n’est toujours pas résolu.

L’agrandissement de la taille des machines a été fortement critiqué par le directeur du centre d’essais éoliens européen au Danemark, (écarté depuis) en raison de vibrations et risques de casse, baisse de rendement, usure prématurée etc…) confirmés par une wikileak australienne sur les conclusions internes défavorables d’un constructeur éolien (Vestas).

Jean-Noël Jeanneney : Un Attentat — Petit-Clamart, 27 août 1962

Lu par Nicolas Saudray
Septembre 2022

L’attentat du Petit-Clamart, où De Gaulle faillit perdre la vie, remonte à soixante ans. Il est bon, en cet anniversaire, de lire ou de relire le livre de référence, que nous devons à Jean-Noël Jeanneney.

          Fils de Jean-Marcel Jeanneney, qui fut ministre du Général, et petit-fils de Jules Jeanneney, qui présidait le Sénat en 1940, l’auteur, historien de profession, a été, entre autres, professeur à Sciences Po et patron de la Bibliothèque Nationale de France. Son ouvrage est surtout basé sur un examen minutieux des archives, rendu possible par leur ouverture après un demi-siècle.

          De Gaulle a échappé d’extrême justesse. Cent cinquante douilles ont été ramassées sur les lieux. Nécessairement, il en manque, et le nombre de coup tirés par les agresseurs est donc encore supérieur. L’une de ces balles a traversé la glace arrière gauche de la voiture, derrière laquelle le Général était assis. S’il ne s’était pas baissé au dernier moment, sur l’injonction de son gendre, il aurait pris un coup fatal.

         La voiture roulait à 90 km/h. À une vitesse moindre, elle aurait subi davantage d’impacts. Malgré la crevaison de deux pneus, le conducteur a pu maintenir l’allure et s’évader du champ de tir. Une bonne publicité pour Citroën ! Entre l’arrivée du véhicule présidentiel, signalée aux tireurs par Bastien-Thiry qui agitait un journal, et la fin de la fusillade, quarante secondes seulement se sont écoulées.

         L’entourage du Général avait commis une imprudence, en laissant la radio annoncer que ce soir-là, il rentrerait à Colombey. En revanche, conformément aux règles de sécurité mises au point par…Staline, l’itinéraire avait été décidé au dernier moment. C’était sans compter sur les talents d’organisateur de Bastien-Thiry. Il avait placé, à différents endroits de Paris, des espions chargés de lui signaler, par téléphone, le passage de la DS. Les tireurs ont donc su très vite que la voiture, se dirigeant vers l’aéroport de Villacoublay, passerait par le Petit-Clamart, et se sont disposés en conséquence.

          L’auteur brosse le portrait des principaux conjurés. Certains sont presque des tueurs professionnels, d’autres, des amateurs qui ont tendance à se disputer. Une figure se détache, celle de Bastien-Thiry, polytechnicien, lieutenant-colonel, animé envers De Gaulle d’une haine qui confine à la folie – alors qu’il ne connaît même pas cette Algérie dont il lui reproche l’abandon.

          Capturés, les conjurés invoquent un prétendu droit de résistance à l’oppression. C’est l’occasion, pour l’auteur, d’inventorier les précédents, et notamment celui de la Ligue, avec sa théorie du tyrannicide, dont s’étaient inspirés les assassins d’Henri III et Henri IV. Mais si cette théorie conserve sa valeur à l’égard d’un pouvoir absolu, émetteur de décisions sanguinaires et arbitraires (Hitler par exemple), elle ne vaut évidemment pas contre un dirigeant investi par des votes réguliers, et agissant dans le cadre de lois démocratiques.

         On a reproché à De Gaulle d’avoir fait juger les conjurés par un tribunal militaire spécial. Mais la condamnation à mort des trois principaux était conforme à l’éthique du temps. Il semble que les juges aient néanmoins espéré la grâce des condamnés. Le Général l’a accordée à deux d’entre eux, l’a refusée à Bastien-Thiry. Pourquoi cette exception, quelque peu nuisible à l’image gaullienne ? Le Général a confié à ses proches que son assassinat aurait constitué pour lui-même une belle sortie. En revanche, il ne pouvait pardonner une tentative de tuer son épouse en même temps que lui.

         S’il avait réussi, l’assassinat n’aurait rien changé au sort de l’Algérie : l’indépendance était définitive, les pieds-noirs s’étaient repliés en France. La plupart des Français se sentaient plutôt soulagés.

          L’auteur se livre à une uchronie facétieuse : le premier ministre Pompidou étant encore peu connu des Français, et son devancier Michel Debré manquant de charisme, malgré d’évidentes qualités, le pouvoir serait échu à Antoine Pinay, qui aurait choisi Edgar Faure comme premier ministre, et aurait, après quelque temps, élargi Bastien-Thiry. Je pense pour ma part qu’une lutte, à l’issue incertaine, aurait eu lieu entre plusieurs grands barons du gaullisme. En tout cas, les années d’après 1962 auraient été assez différentes de celles que nous avons vécues.

         Jean-Noël Jeanneney nous a donné là une belle leçon de démocratie et de prudence.

Le livre : Jean-Noël Jeanneney, Un attentat – Petit-Clamart 27 août 1962,
Éd. du Seuil, 2016, 339 pages, ou en poche (Points-Histoire).

 

Souvenirs de la Maison des Morts de Dostoïevsky

Lus par Nicolas Saudray
Septembre 2022

 

          De tous les livres de Dostoïevsky, ses Souvenirs de la Maison des Morts sont celui qui me touche le plus. Loin de moi l’idée de nier le génie qui s’exprime dans les autres. Mais je suis un peu gêné par la propagande en faveur de la Sainte Russie que j’y découvre.

          La Sainte Russie, bien sûr, ce sont les icônes, et la magnificence des chants orthodoxes. C’est aussi, hélas, une répétition sans fin de conquêtes et d’oppression. Alors que la colonisation de l’Amérique et de l’Afrique par les Occidentaux est aujourd’hui sévèrement jugée, personne ne songe à critiquer la soumission et la perte d’identité des peuples autochtones de Sibérie. Et pourtant ! En Russie même, chaque brève phase libérale a été suivie d’une longue phase absolutiste. Et les malheurs actuels de l’Ukraine rappellent cruellement ce qui semble être une constante de son grand voisin.

         Dans mon essai Nous les dieux (Michel de Maule, 2015), j’ai dit que la Russie appartient à une civilisation byzantine, bien différente de la nôtre. De bons spécialistes du pays de Dostoïevsky et de Poutine m’ont fait part de leur désaccord. Il me semble hélas que les derniers événements me donnent raison. Massivement appuyé par son opinion publique, le dictateur actuel prétend que, l’Ukraine étant la mère de la Russie, elle appartient à sa fille (alors que seul le raisonnement inverse pourrait à la rigueur être soutenu).

          C’est entendu, l’Occident souffre d’énormes défauts. Dostoïevsky l’a montré, et après lui Soljénitsyne, dans son discours de Harvard. Sa vraie religion n’est pas le christianisme, mais le culte de l’Homme. Les considérations de niveau de vie et de pouvoir d’achat y ont pris le pas sur tout le reste. Mais au moins, les humains y sont à peu près libres.

         La parabole du Grand Inquisiteur, insérée par Dostoïevsky dans ses Frères Karamazoff, et si souvent citée, est en réalité, de sa part, un règlement de comptes avec l’Église catholique. Il oublie que l’Église orthodoxe russe s’est pas mieux conduite, en faisant monter les vieux-croyants sur des bûchers, comme on peut le voir dans l’opéra de Moussorgsky, la Khovantchina.

         La Maison des Morts échappe à ces travers. Tout y sonne vrai, sans idéologie.

Voici ce que j’ai vécu, dit l’auteur.

          Né en 1821, Fédor ou Fiodor Dostoïevsky a reçu une formation d’officier du Génie. Son père, médecin militaire, anobli comme beaucoup de fonctionnaires chevronnés, a acquis deux villages dont il mène les serfs d’une main  de fer. En 1839, alors que son fils a dix-huit ans, le Dr Dostoïevsky est assassiné par l’un de ces paysans.  Selon des biographes perspicaces, ce drame occulté va occuper une place centrale dans l’univers mental de Fédor. Se sentant, par héritage paternel, à la fois victime et coupable, le jeune homme éprouve le besoin de se racheter. Il va le faire successivement de deux manières opposées : d’abord en adoptant un idéal occidental de libération du peuple (et cela le conduira au bagne), ensuite en magnifiant le peuple russe, fait de serfs et d’anciens serfs, indissolublement lié dans son esprit à l’Église orthodoxe.

         Fédor commence donc par fréquenter de jeunes libéraux. Ils ne complotent pas contre le tsar, mais possèdent une presse d’imprimerie, qui leur permet de répandre des idées subversives. En 1849, la police lance un coup de filet et les arrête. Dostoïevsky, vingt-sept ans, manque de peu d’être fusillé. On l’envoie en Sibérie pour dix ans de travaux forcés. Après quatre ans et demi, sa peine est commuée par le redoutable tsar Nicolas Ier : il doit accomplir les cinq ans qui restent comme soldat, toujours en Sibérie. Sa liberté relative lui permet alors de loger en ville et de se marier. C’est durant cette longue période militaire qu’il rédige sa Maison des Morts.

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          Appelons-le D., bien qu’il se donne un nom d’emprunt. Durant le long voyage de son convoi de captifs vers la Sibérie, les paysans se sont massés par villages entiers au bord de la route, pout voir passer les forçats.

          Au bagne, les détenus politiques comme lui se trouvent noyés dans un flot de « droit commun » – des voleurs et des assassins. Toutefois, par un raffinement inattendu, les nobles prennent leur repas à part. Ce sont surtout des Polonais, dont D. se sent très différent, et avec lesquels il converse le plus souvent en français. Ce privilège accordé aux gentilshommes se retourne contre eux, car il leur vaut  l’hostilité des autres détenus, à quelques exceptions près. Tout le long de son livre, l’auteur décrit, en déployant son talent de portraitiste, la dureté, le manque de scrupules, l’absence de remords de ses compagnons d’infortune. Il déclare que son seul ami était un chien. Mais à la fin, il se contredit : J’ai connu les mêmes hommes pendant plusieurs années. Je les ai méprisés d’abord, ne voyant en eux que des bêtes fauves. Et tout à coup, au moment le plus inattendu, leur âme s’échappait involontairement au dehors. Elle révélait une telle richesse de sentiments, tant de cordialité, une si claire compréhension de sa propre souffrance et de celle d’autrui, qu’au premier moment je n’en croyais ni mes yeux ni mes oreilles. Rédemption !   

          Dure est la vie au bagne, du fait notamment de la chaîne de quatre à six kilos rivée à la jambe droite que chaque détenu doit porter jour et nuit, même quand il gît dans un lit d’hôpital. En théorie, c’est une précaution contre la fuite : elle empêche de courir, et rend difficile une longue marche. Mais D. estime que tout forçat qui s’en donne la peine est capable de limer le rivet de la chaîne. S’il s’en abstient, c’est par crainte d’être repris, ou par passivité. Dès lors, la chaîne est moins une précaution qu’un élément de la peine.

         À la moindre incartade, réelle ou supposée, le détenu est battu avec des baguettes – passe encore – ou avec des verges, dont il peut mourir. La plupart supportent ces supplices avec une endurance bien russe. D., pour sa part, réussit à tirer ses quatre ans et demi sans y goûter. Il ne proteste jamais, ne tente jamais de s’évader. Par sagesse ? Ou parce qu’au fond, il se sent coupable, à cause de son père ?

         Malgré tout cela, le bagne de l’époque impériale se révèle moins rigide – plus humain, en somme – que ne le sera le Goulag décrit par Soljénitsyne et surtout par Varlam Chalamoff. Les détenus sont autorisés à pratiquer, en dehors des heures de service, de petits métiers pour se faire de l’argent de poche. Le cas le pire est celui de ces bagnards qui capturent des chiens, les tuent, les écorchent, et font de leur peaux divers objets en cuir dont des chaussures. Le plus souvent, il s’agit d’un artisanat raisonnable. Avec l’argent ainsi gagné, les bagnards achètent des croissants à des vivandières qui travaillent pour leur propre compte, ou se procurent un supplément de vivres auprès d’autres détenus (lesquels acceptent donc d’avoir faim). Les malheureux qui sont condamnés aux baguettes ou aux verges graissent la patte du bourreau ; cet homme commence par un grand coup, pour le principe, puis frappe moins fort.

          Lui aussi, D. dispose d’un peu d’argent. Par quelle voie ? Il ne le dit pas. Sans doute  sa famille, restée là-bas en Russie, a-t-elle trouvé un moyen de lui en faire parvenir.

          Ce petit trafic d’argent s’accompagne d’un petit trafic d’eau-de-vie. Parfois, les détenus offrent à boire à un sous-officier, qui se laisse inviter.

          Un autre trait d’humanité, peu fréquent en Occident, est dû aux habitants de la ville voisine. À différentes occasions, ils apportent aux détenus des « aumônes » – de la nourriture, des friandises même. Si coupables qu’ils soient, ces hommes ont quand même droit à leur compassion.

          Les forçats sont autorisés à jouer des pièces de théâtre, auxquelles les gardiens, officiers compris, assistent avec plaisir. D. reconnaît à ces acteurs un certain talent. Pour Pâques, une semaine de repos est accordée, par roulement,  à tous les bagnards, afin qu’ils puissent faire leurs dévotions. Les morts ne sont pas si morts que cela.

          Les chiens subissent de mauvais traitements. Les chevaux du bagne, en revanche, sont admirés et cajolés. Lorsque l’administration en achète un, les bagnards assistent à la scène, conseillent l’employé chargé de l’achat, l’aident à marchander. Et quand les forçats se déplacent en troupe, leur mascotte, un bouc paré de rubans, bondit en tête de la colonne, pour la joie des habitants.

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          Dès son retour à Saint-Pétersbourg, en 1860, Dostoïevsky fait publier sa Maison des Morts. Et le public, y compris la cour impériale,  avale ces vérités toutes crues sans broncher. Car on ne vit plus sous Nicolas Ier, mais sous Alexandre II, tsar libéral. La censure a toutefois demandé à l’auteur de durcir l’un des chapitres, de crainte que les candidats au crime n’aient une image trop douce du bagne, et ne soient encouragés à commettre leurs forfaits. Dans d’autres cas, c’est Dostoïevsky lui-même qui a pris l’initiative des corrections. Pour pouvoir présenter un pope ridicule, il le qualifie de brahmine, et cela passe, malgré l’invraisemblance.

          En 1866, la publication de Crime et châtiment le rend célèbre. Par idéal, un jeune homme a tué une vieille usurière. N’est-ce pas Dostoïevsky lui-même, qui se sent à la fois coupable et innocent ?

          En 1868, parution de L’Idiot, consacré à un tout autre thème, l’épilepsie. Saisissant est le contraste avec Flaubert, autre victime de ce mal. Alors que l’écrivain occidental cache son mal, ressenti comme honteux, et n’y fait aucune allusion dans son œuvre, l’écrivain russe y voit un message divin qui lui permet de comprendre l’outre-monde.

          Trois ans plus tard, le public est gratifié des Possédés. Ce titre désigne les jeunes occidentalisés, brillants mais dangereux avec leurs idées révolutionnaires, que Dostoïevsky fréquentait avant son envoi au bagne. Maintenant, il les renie. Je m’étonne qu’Albert Camus se soit entiché de ce roman au point d’en tirer une pièce de théâtre. Peut-être, abusé par le personnage séduisant mais creux de Stavroguine, a-t-il pris l’ouvrage pour un plaidoyer en faveur des jeunes rebelles, alors que c’est tout le contraire.

          Dostoïevsky meurt en janvier 1881 à cinquante-neuf ans, six semaines  avant un événement qui  lui aurait peut-être ôté quelques illusions sur la Russie – l’assassinat du tsar libéral Alexandre II, auteur de l’abolition de l’esclavage et de celle du supplice du fouet

         Un dernier mot : le culte rendu par les Occidentaux à Dostoïevsky et, dans une moindre mesure, à Tolstoï, ne doit pas faire oublier deux autres maîtres de la langue russe, à peu près contemporains : le génial Gogol, ukrainien, dont le tort est de ne pas avoir achevé ses Âmes mortes ; et Tourguénieff, trop occidentalisé sans doute aux yeux des Russes d’aujourd’hui, mais qui est néanmoins un grand écrivain.

L’école publique et le vertige égalitaire

Par Jacques Darmon
Juillet 2022

L’homme est au pouvoir de la Fortune
au point tel qu’il est souvent contraint, comme dit le poète,
voyant le meilleur, de faire le pire

Baruch Spinoza   Ethique IV 17

Une des inégalités les plus choquantes et les plus cruelles est celle qui frappe les enfants : l’école [1] n’est plus capable, comme elle le faisait du temps des « hussards noirs de la République », de permettre à chaque enfant d’atteindre son meilleur niveau scolaire. Aujourd’hui, les enfants sont trop souvent renvoyés au déterminisme social de leurs parents : les enfants des classes les plus aisées ont plus de chances de réussite que les autres.

Or, l’école est un des principaux moteurs de « l’ascenseur social » : c’est par la qualité de leur formation que les enfants des milieux défavorisés peuvent espérer améliorer leur situation matérielle et leur statut social. L’échec de l’école, c’est en fait l’échec de toute la société.

L’école publique française, dont nous étions si fiers autrefois, aujourd’hui se situe à un mauvais rang dans les classements internationaux [2]. Pourtant, l’Etat consent un effort budgétaire important [3]. Les professeurs, dans leur immense majorité, exercent leur métier avec compétence et dévouement.

Cet échec, l’école française la doit à de nombreuses causes qui sont autant d’erreurs : absence d’autonomie des établissements et des chefs d’établissement, programmes mal adaptés, raccourcissement excessif du temps scolaire, sous-utilisation du temps péri-scolaire, formation insuffisante des professeurs, rémunération et temps de travail trop faibles, bureaucratisation excessive…

Ces  erreurs sont bien connues depuis longtemps. Si elles n’ont pas été corrigées,  cela tient au fait que l’école a été la victime d’une sorte de vertige égalitaire : les gouvernements successifs ont fait de la suppression (ou même simplement de la réduction) des inégalités sociales leur priorité absolue et ont abandonné toutes les réformes qui n’avaient pas pour effet direct de réduire ces inégalités. Devant la constatation que les enfants des catégories les plus favorisées (et notamment les enfants d’enseignants) obtenaient de meilleurs résultats que les autres enfants, ces gouvernements n’ont eu de cesse de tenter de réduire cet écart. La transmission des savoirs est devenue secondaire par rapport à l’exigence égalitaire. Le bon fonctionnement de l’institution scolaire a été négligé. Le cursus scolaire, l’organisation des établissements, les choix pédagogiques, les programmes ont été pensés en fonction de cet objectif égalitaire, en supprimant les matières trop « socialement sélectives », en renonçant à des exigences (par exemple grammaticales) trop socialement marquées.

Mais le paradoxe désolant, c’est que, même dans cette optique étroite d’égalitarisme, qui conduit à ne considérer l’école que sous le critère de l’égalité sociale et à négliger les autres causes de l’effondrement scolaire, la politique adoptée est inefficace.

Comme il est difficile de faire progresser ceux qui sont en retard, le choix implicite, au nom de l’égalité sociale, a toujours été de ralentir ceux qui réussissaient mieux. La notion d’excellence, qui par définition ne peut concerner tous les élèves, est ainsi devenue suspecte.

La suppression des « filières » (C, B, A)  en deuxième cycle du second degré répond à cette logique : éviter une sélection (ici par les mathématiques en série C).

Après avoir fait disparaître les classes d’excellence, il fallait mettre fin aux lycées d’excellence. La « banalisation » des lycées Louis-le-Grand et Henri IV est le parachèvement de cette politique: toutes les classes ont été uniformisées et le niveau de tous les établissements a baissé.

Simultanément, l’école s’est volontairement placée au niveau des plus faibles, faisant semblant de ne pas apercevoir les difficultés de certains élèves : les notes sont établies « avec bienveillance », les fautes ne sont plus sanctionnées, les appréciations des professeurs sont « neutres ». le niveau baisse mais le thermomètre ne fonctionne plus.

Or la baisse de niveau de l’école publique, loin de réduire les inégalités sociales, les accentuent. Car les élèves des classes les plus favorisées (ou ceux des milieux sociaux les mieux informés, comme les enseignants eux-mêmes), savent  trouver les failles du système pour échapper à ce nivellement. Bien plus, ils trouvent dans leur environnement familial [4] les moyens de compenser la faillite scolaire publique. Tandis que les enfants des catégories les plus modestes restent enfermés dans un système médiocre. On le répète à l’envie : dans l’école publique d’aujourd’hui, Péguy, Camus, Pompidou et bien d’autres n’auraient jamais été les bénéficiaires de la « méritocratie républicaine ».

Comme le disait Spinoza, les hommes politiques français, voyant le meilleur, ont fait le pire : pour l’essentiel, l’effondrement de l’école publique française (primaire et secondaire) résulte de la mauvaise application d’un bon principe.

Le bon principe, c’est l’affirmation d’une mixité sociale : faire en sorte que les enfants de tous les milieux, de toutes les origines cohabitent dans une même école ; donc refuser la ségrégation par l’argent ou par l’origine sociale.

Mais cet excellent principe s’est traduit de façon simpliste et erronée : mettre tous les élèves dans les mêmes classes.

La première étape, franchie en 1975, a été de réunir au sein d’un collège unique des élèves du cycle secondaire jusque-là séparés en enseignement long pour les bons élèves (les lycées) et enseignement court pour les élèves moins doués pour les études longues (les cours complémentaires). Dans la mesure où ces deux lignes d’enseignement correspondaient de fait à une ségrégation sociale –les enfants de la bourgeoisie optant tous pour l’enseignement long et les enfants des classes  populaires majoritairement pour l’enseignement court-  cette réforme semblait bien répondre à l’impératif de mixité sociale.

Mais elle avait pour effet de mélanger des élèves de capacité scolaire inégale. Résultat : les bons élèves sont freinés dans leur progression tandis que les élèves moins doués ne sont pas suffisamment soutenus. Inévitablement, ce mélange se traduisait par une baisse du niveau moyen.

Pendant cinquante ans, toutes les décisions du ministère de l’Éducation nationale ont visé à neutraliser les efforts de parents qui souhaitaient échapper à cette baisse de niveau en inscrivant leurs enfants soit dans des établissements dits d’excellence où le mélange social n’avait pas entrainé de baisse de niveau (car recrutant dans une zone où la mixité sociale était faible), soit dans l’enseignement privé.

Était-ce inévitable ?

Non, car il ne fallait pas confondre la mixité sociale (qui exige de scolariser dans le même établissement les enfants indépendamment de leur origine sociale) et la mixité scolaire qui, mélangeant tous les élèves, se traduit par une baisse généralisée de niveau.

Placer dans une même classe de bons élèves et des élèves en difficulté conduit à une triple conséquence négative :

– les bons élèves sont freinés par le niveau moyen de la classe

– les élèves en difficulté sont démotivés par la facilité de certains de leurs camarades et ne bénéficient pas d’un soutien spécifique [5]

– le professeur ne sait où placer son effort : soutenir les élèves en difficulté ou pousser en avant les bons élèves.

De plus, une catégorie d’élèves turbulents, parfois violents, vient perturber le déroulement de la classe. Là encore, par souci mal compris d’inclusion, ils sont mélangés avec les autres élèves. Vouloir les inclure dans des classes non équipées, ce n’est pas leur rendre service : leurs difficultés psychologiques ou scolaires ne font pas l’objet d’attention particulière, alors que le désordre qu’ils provoquent dans la classe entrave l’éducation de leurs camarades.

Cette politique repose sur un faux principe, répété à l’envi par les « spécialistes » de l’éducation : la présence de bons élèves stimulent les moins bons et leur permet de progresser. Implicitement, ce raisonnement consiste à penser que ce ne sont pas les professeurs qui délivrent l’enseignement mais les élèves ! Ce raisonnement est malheureusement faux. L’échec du système français le démontre, comme d’ailleurs le succès de tous les pays (notamment asiatiques et américains) qui ont adopté la solution inverse qui s’appelle : les classes de niveau.

En plaçant les bons élèves ensemble, l’école leur permet, indépendamment de leur origine sociale, d’atteindre leur meilleur niveau.

En regroupant les élèves en difficulté, l’école peut dégager les moyens de renforcer le support dont ils ont besoin.

Pour bien fonctionner, cependant, le système des classes de niveau suppose deux décisions d’organisation :

– il faut moduler les effectifs par classe : dans les classes des meilleurs élèves, les professeurs peuvent enseigner à 30 à 35 élèves ; en revanche, dans les classes d’élèves moins doués, il ne faut pas dépasser le nombre de 15 élèves par classe.

– il faut ajuster le profil des professeurs : dans les classes d’élèves en difficulté, il faut compléter la formation des professeurs sur le plan des capacités pédagogiques ; peut-être même mettre à leur disposition des moyens pédagogiques adaptés.

Il est clair que le système des classes de niveau ne doit pas être brutal. La plupart des établissements, pour chaque niveau scolaire, dispose de plusieurs classes ; donc la répartition entre ces classes, tout en respectant le niveau des élèves, n’est pas dichotomique : il y aura une gradation de niveau entre les différentes classes et non pas une séparation brutale entre les « bons » et les « mauvais ».

Par ailleurs, pour éviter de figer des erreurs d’orientation –toujours possibles- et pour tenir compte de la maturité évolutive des élèves, il faut prévoir des passerelles entre ces deux sortes de classes, non seulement en fin d’année scolaire mais en fin de chaque trimestre.

Enfin, il faut offrir aux élèves souffrant de troubles comportementaux un environnement scolaire spécialisé et adapté.

Dans l’organisation de l’école, deux réformes permettraient d’améliorer les résultats obtenus.

Les devoirs à la maison ont été supprimés car, compte-tenu des différences de confort et de support culturel qu’offraient les familles, les enfants des classes les moins favorisées pouvaient être handicapés. Là encore, la réponse est mal adaptée : il ne fallait pas supprimer cet effort personnel des élèves ; il fallait en revanche offrir à tous les élèves qui ne trouvaient pas chez eux l’environnement nécessaire pour ce travail personnel la possibilité de  faire leurs devoirs à l’école dans des classes d’études surveillées, après la fin des cours.

Enfin, le raccourcissement progressif mais continu de l’année scolaire joue également contre l’égalité sociale : dans les familles les moins favorisées, c’est l’école qui est le lieu du progrès et de la formation. Diminuer le temps scolaire, c’est augmenter les handicaps sociaux. Il est donc nécessaire de réduire d’une semaine les vacances de milieu de trimestre en novembre et en février.

A cette occasion, d’ailleurs, il serait possible d’améliorer la situation financière des enseignants, ces suppléments de tâches étant rémunérés.

Toutes les comparaisons internationales le montrent : le budget de l’éducation en France est satisfaisant ; il est supérieur (parfois très supérieur) à celui de pays qui réussissent beaucoup mieux que nous. La France réussit ce triple échec : des dépenses élevées, des professeurs mal payés, des élèves mal formés.

Il est temps de changer de méthode.

[1] Il s’agit ici du cycle primaire et secondaire
[2] Classement PISA 2020 : lecture : 23° sur 82 ; mathématiques : 25° sur 82
[3] Dépenses éducation  primaire et secondaire (2017) en % du PIB : France : 3,7 % ; Allemagne : 3 % ; Italie : 3 % : moyenne OCDE: 3,5 %
[4] Ou au sein de l’enseignement privé !
[5] D’où l’introduction de la « discrimination positive » : des avantages artificiels accordés à des élèves  qui n’ont pas trouvé le support nécessaire pour atteindre le niveau demandé : une mauvaise solution pour un vrai problème.

Saint-Quentin entre deux trains

par Nicolas Saudray
Juin 2022

Saint-Quentin passe pour une vielle industrielle, nordique et triste. Elle est néanmoins chargée d’histoire et vaut largement le détour.

          La Belgique, on le sent, n’est pas loin. Elle s’annonce par une architecture un peu disparate, à dominante de briques, avec parfois d’heureux parements de pierre. Les pignons sont souvent percés de fenêtres et donnent sur la rue, alors que dans la majeure partie de la France, on a préféré les accoler à ceux d’autres maisons, si bien qu’ils sont cachés.

          Philippe II, roi d’Espagne, est le premier à bombarder Saint-Quentin. Sa victoire, suivie du pillage de la ville, a lieu le 10 août 1557, jour de la Saint-Laurent. Pour commémorer ce haut fait, le monarque ordonne que son palais de l’Escurial ait la forme d’un gril, car tel avait été l’instrument du supplice du saint.  

          En 14-18, d’autres barbares endommagent les deux tiers des constructions. On rebâtit à l’identique, mais sans pouvoir toujours donner l’illusion de l’âge.

          Rescapée de ces mésaventures, la basilique Saint-Quentin n’est pas très connue, car elle ne porte point le nom de cathédrale, et n’a pas de tours. Un élégant clocheton, sur la croisée, tient lieu. Néanmoins, la nef majestueuse, qui concilie les différentes nuances de l’art gothique, a bel et bien les proportions d’une cathédrale. À noter une particularité unique en France : le double transept. En effet, la basilique a pour plan une croix de Hongrie, devenue croix de Lorraine, dont la traverse supérieure représente l’écriteau INRI. Une façade baroque, mince et blanche, nullement offensante, a été plaquée à l’entrée.

        Avant le drame de 14-18, l’hôtel-de-ville gothique flamboyant était l’un de plus beaux de notre pays. La reconstruction l’a raidi, mais la beauté subsiste. Il est flanqué de deux pavillons XVIIIe. Son beffroi revêtu d’ardoises abrite une collection de cloches que l’on voit bien d’en bas, et qui, à certaines heures, régalent le public de longues sonneries. Ainsi, le monument civil possède une tour bien mise en valeur, alors que l’église principale n’en a pas reçu. Le pouvoir bourgeois de la fin du Moyen-Âge défiait ainsi la suzeraineté ecclésiastique.

          La ville recèle aussi quelques jolis hôtels particuliers du XVIIIe siècle, tantôt en pierre, tantôt brique-et-pierre, et un musée de la même époque. Les pastiches n’en sont moins intéressants. Le théâtre, avec ses colonnes, sur la place de l’hôtel-de-ville, semble du pur Louis XVI, alors qu’il date du milieu du XIXe. Le palais de justice s’inspire du style Louis XV, notamment par ses sculptures, mais ses dimensions colossales révèlent un ouvrage de la Troisième République. Il faut voir le grand escalier avec ses rampes de marbre !

          Plus surprenante encore est l’empreinte de l’Art déco. Trois cents édifices saint-quentinois relèvent de ce style. Je n’en citerai qu’un, le fabuleux conservatoire de musique, avec ses hautes loges de verre pointues faisant saillie, qui semble sortir d’une conte de fées.

         Les deux enfants les plus célèbres de cette cité sont le peintre et dessinateur Maurice-Quentin de La Tour (Quentin étant ici un prénom), et Gracchus Babeuf, pionnier du communisme français, exécuté sous le Directoire. Par une ironie sans doute voulue, la place Gracchus Babeuf se trouve sous les fenêtres du palais de justice.

         Aujourd’hui, la ville paye durement la perte de son industrie textile, remplacée par celle de pays d’Asie. Ayant connu un pic de 67 000 habitants en 1975, elle n’en compte plus que 54 000. Souhaitons vivement qu’une nouvelle chance lui soit donnée.

Ukraine : des textes prémonitoires

Par Michel Peissik
Mai 2022

Michel Peissik, d’origine ukrainienne et membre de la promotion Montesquieu, a été nommé ambassadeur à Kiev en 1992. L’année suivante, il publiait sous un pseudonyme un article sur la naissance de l’État ukrainien. Deux ans plus tard, par un autre article sous le même nom, il faisait le point. Pour la commodité du lecteur, nous avons réuni ces deux documents.
Ils mettaient en lumière la volonté et la persévérance des Ukrainiens, mais révélaient aussi l’étendue des problèmes posés. Ils aident à comprendre la crise actuelle. Les lecteurs pourront noter les réserves de l’ambassadeur envers l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne.

I. L’article de 1993

L’Ukraine nouvelle, qui existe depuis seulement deux ans, occupe déjà, sur la scène internationale, une place enviable. Reconnue par plus de cent États dont près de la moitié ont effectivement une ambassade à Kiev, l’Ukraine est active dans la plupart des organisations multilatérales à vocation mondiale, à commencer par l’ONU. Sur le plan régional, elle joue un rôle marquant dans la communauté de la mer Noire et vient de contribuer à la création d’une association frontalière des Carpates.
Formellement, ce nouveau pays paraît donc avoir bien réussi, dans un très court délai, à devenir un membre de plein exercice de la communauté internationale. D’où vient qu’un doute persiste sur la pérennité de cet État, apparu après le putsch d’août 1991, sur les ruines de l’Union Soviétique ? Le doute naît d’abord des relations difficiles que l’Ukraine entretient avec la Russie où l’on n’imagine pas son existence indépendante sans que des liens étroits maintiennent très proches les deux pays. Mais il provient également de l’incertitude où l’on est en Europe sur son devenir à long terme.
Le retard de ce pays à entreprendre des réformes économiques ne le qualifie pas à s’intégrer dans l’Europe unie vers laquelle regardent déjà la Pologne ou la Hongrie.
Ses efforts pour trouver avec les pays baltes une voie commune et recréer une communauté d’intérêts entre la Baltique et la mer Noire ne rencontrent aucun écho. Bref, faute de se dessiner un avenir crédible en Europe, l’Ukraine donne créance aux affirmations néo-coloniales de la Russie selon lesquelles elle n’aurait d’autre alternative que de rentrer dans le giron de Moscou.
On voit bien l’intérêt des conservateurs russes à tenir de tels propos. Mais qu’en est-il en réalité ? La question est également d’importance pour la diplomatie française, souvent incapable de s’exprimer sur ce qu’elle ne conçoit pas clairement.

La volonté de vivre ensemble

Le drame historique des Ukrainiens est d’être un peuple sans État. Il leur a fallu, pour en avoir un, attendre le XXe siècle, pendant la première guerre mondiale, mais cet État ukrainien indépendant a duré à peu près dix-huit mois avant que la Russie soviétique ne mette fin à son existence. Le peuple ukrainien compte environ 50 millions de personnes dont 40 vivent en Ukraine, 8 en Russie et au Kazakhstan, et 2 ou 3 millions en Occident, principalement aux États-Unis et au Canada. Sa langue, malgré la répression des tsars et des soviets, a non seulement survécu, mais a sauvegardé son originalité irréductible au russe. Le problème est donc de taille et il n’est pas possible de refuser aux Ukrainiens le droit de disposer d’eux-mêmes. La suppression de ce droit, au nom du “réalisme politique”, pendant plusieurs siècles, a non seulement cimenté la volonté des Ukrainiens d’avoir leur propre État ; elle les a conduits à protester contre l’injustice qui leur était faite en s’alliant au besoin avec le diable pour l’obtenir.
L’Ukraine se trouve donc dans la situation de ces nouveaux États qui naissent de la chute des empires, au lendemain des conflits mondiaux, et dont les traités de paix organisent les conditions politiques dans lesquelles ils participeront à la vie internationale. La seule différence est que la guerre froide, par miracle, n’a jamais éclaté et qu’aucun traité de paix n’est venu sanctionner l’existence des nouveaux États issus de l’URSS.
Les éléments de démesure

Après des siècles d’efforts infructueux et d’innombrables morts pour exister en liberté, les Ukrainiens ont obtenu, sans coup férir et comme par miracle, l’indépendance dont ils avaient si longtemps rêvé. Mais ils ont hérité d’une de ces chimères dont le “petit père des peuples” avait le secret et qui n’en finissent pas de dégénérer jusqu’à retrouver les fondements du réel. Par la grâce de Staline, l’Ukraine, alors totalement asservie par les purges, les famines provoquées, les destructions de la guerre, s’est trouvée être membre fondateur des Nations Unies… Par un autre de ces faux-semblants qu’affectionnait le tyran du Kremlin, les frontières de l’Ukraine ont été tracées très au large à l’Ouest, et encore plus à l’Est et au Sud, avec le rattachement de zones colonisées par les autocrates russes depuis le 18° siècle. Khrouchtchev a mis le comble à cette exagération en faisant don de la Crimée à l’Ukraine pour fêter le « tricentenaire » de son « rattachement » à la Russie…
L’héritage des armes nucléaires est un autre élément de cette démesure. Fort sagement, les pères fondateurs de l’indépendance ukrainienne ont immédiatement proclamé que l’Ukraine nouvelle renoncerait immédiatement à cette encombrante succession. Mais, le temps passant, la présence de ces armes sur le sol national apparaît, de plus en plus, comme la garantie qu’aucun élément de ce prodigieux héritage ne sera remis en cause.

L’indépendance et la stabilité à tout prix

L’Ukraine nouvelle a été édifiée par une étrange alliance. Lors du putsch d’août 1991, son opinion publique unanime a souhaité être protégée des suites possibles du coup d’État où s’était compromis le parti communiste soviétique.
Dès que l’échec du putsch a été prévisible, chacun a compris en Ukraine qu’il fallait saisir l’occasion de se séparer de l’Union Soviétique et de mener une politique indépendante de Moscou dont nul ne doutait à l’époque que, libérant l’Ukraine du fardeau militaire et du “pillage”, des richesses nationales auquel se livrait sans frein le “Gosplan”, elle ne manquerait d’assurer à tous un bien-être sans limite.
La manœuvre fut conduite par la direction en place du parti communiste ukrainien que dirigeait alors Leonid Kravtchouk, sur des idées élaborées par les dissidents nationalistes auxquelles la perestroïka de Gorbatchev avait donné droit de cité.
À la tête du parlement élu au printemps 1990 et où, pour la première fois des non-communistes étaient représentés, Leonid Kravtchouk a emmené en bon ordre la majorité ci-devant communiste sur des positions d’indépendance nationale absolument opposées à leur credo idéologique.
Le socle de l’indépendance ukrainienne, qu’un référendum et une élection présidentielle irréprochables sont venus conforter, repose donc sur l’alliance du savoir-faire politique du parti unique, la veille encore au pouvoir, et de la légitimité nationale des opposants d’hier.
Il en est résulté que la politique du nouvel État ukrainien a suivi deux orientations majeures :
– un divorce résolu avec l’Union Soviétique, et bientôt avec les prétentions de la Russie de limiter son émancipation ;
– une préférence absolue pour la stabilité en toutes choses, qu’il s’agisse du maintien en place de l’ancienne nomenklatura du parti communiste ou de la satisfaction de principe de toutes les revendications sociales ou régionales, afin que rien ne vienne troubler l’unanimité nationale naissante. Cela explique l’absence du minimum de connaissances économiques à l’aide desquelles la monnaie nationale aurait été préservée et les indispensables réformes de structure auraient été engagées, avant que l’hyperinflation et la chute constante de la production ne découragent les plus ardents partisans de l’indépendance nationale.

Une impossible indépendance économique

On comprend bien, dans ces conditions, et compte tenu des liens de toutes sortes que l’ancien “Gosplan” s’était ingénié à multiplier, qu’il ait été impossible de faire d’un fragment d’industrie soviétique une économie cohérente.
D’ailleurs, faute de réformes économiques, les institutions financières internationales ont nettement refusé d’accorder la moindre assistance à l’Ukraine et les investissements étrangers, sans lesquels aucune restructuration industrielle n’est envisageable, sont restés très peu nombreux. Il n’est pas exagéré de dire que, sans une politique de stabilisation financière et de restructuration industrielle cohérente, l’économie de l’Ukraine est en voie de dégénérescence. La liberté de commercer est en effet mise à profit par les responsables des entreprises publiques pour spéculer et disposer de la propriété d’État. Les entreprises ont de plus en plus de difficultés à poursuivre la production de biens qui ne répondent plus à la demande. Il ne reste plus pour les sauver de la banqueroute et de la mise à pied de leur personnel qu’à ordonner à la Banque Centrale de leur accorder des crédits quasiment gratuits qui seront financés par une pure création de monnaie.
Il n’est donc pas étonnant que la valeur réelle de la monnaie ukrainienne soit en déclin rapide et qu’elle se dévalue beaucoup plus rapidement même que le rouble russe.
La récente crise du bassin charbonnier du Donbass, où la population russe est importante, a bien illustré l’impasse où se trouve l’économie.
Rendus furieux par une nouvelle flambée des prix, les mineurs se sont mis en grève, suivis en cela par la plupart des grands combinats de cette région frontalière avec la Russie. Ils ont exigé que, revenant sur la politique d’édification d’un État national ukrainien prévoyant la création de frontières et de douanes, les liens économiques traditionnels avec la Russie soient pleinement restaurés et qu’une autonomie de gestion soit accordée à leur région.
L’illusion qu’il suffirait de revenir à la situation soviétique antérieure est séduisante. Mais elle ne tient pas compte du fait qu’en Russie ce système n’existe déjà plus.
Avec un commerce extérieur lourdement déficitaire envers la Russie, et dépendant presque complètement de ce dernier pays pour son approvisionnement en énergie, l’Ukraine est dans une situation peu enviable. L’une de ses fragilités majeures tient à ce qu’elle a donné la priorité absolue à son indépendance étatique sans assurer les bases de son autonomie économique. Aujourd’hui, avec une situation très dégradée, et vue l’impuissance de ses dirigeants à concevoir des issues réalistes, l’Ukraine se trouve dans une impasse dont il est peu probable qu’elle puisse sortir seule.

Les termes de la négociation avec la Russie

Il est peu vraisemblable que Moscou mette à profit rapidement la situation de faiblesse où se trouve l’Ukraine pour la contraindre à rejoindre le giron russe. La raison en est, en premier lieu, que la Russie n’est pas actuellement, et sans doute pour longtemps, en état de mener une opération d’une telle ampleur. Mais surtout, il existe à ce sujet des divergences profondes dans l’opinion russe.
Aucun Russe ne peut, de gaieté de cœur, accepter la sécession de l’Ukraine qu’il considère comme le berceau de l’histoire de son pays. Les nostalgiques de l’URSS comme les nationalistes russes rêvent d’un retour à l’unité perdue sans s’embarrasser sur les moyens d’y parvenir. Soljenitsyne inspire un cercle plus vaste qui souhaite une association étroite des trois frères slaves, russe, biélorusse et ukrainien. Les réformateurs russes, héritiers de la pensée d’André Sakharov, dont Boris Eltsine est le fils spirituel, donnent la priorité à l’occidentalisation de la Russie, à sa modernisation, à son intégration au monde “civilisé”. En raison également de leur respect du droit des peuples à décider librement de leur destin, ils reconnaissent l’indépendance de l’Ukraine.
Mais ils ne peuvent se réconcilier avec une Ukraine qui souhaiterait rompre les liens historiques avec la Russie au point de devenir pour elle un pays étranger. Dans une démarche que les libéraux français ont privilégiée un moment vis-à-vis de l’Afrique du Nord, les libéraux russes s’accommoderaient bien pour l’Ukraine d’une indépendance dans l’interdépendance.
Dans la vie de tous les jours, en Russie, les nostalgiques se trouvent aux affaires étrangères, dans l’armée, et bien entendu, au parlement qui a proclamé, un beau jour, que Sébastopol était une ville russe bien que située sur le sol d’un pays étranger. Mais Boris Fiodorov, responsable des réformes économiques, est favorable à la liquidation des relations privilégiées avec les anciennes républiques de I’URSS et, en particulier, au passage accéléré aux prix mondiaux de l’énergie.
Il est peu vraisemblable pour autant que la Russie soit en mesure de renflouer l’économie ukrainienne, même si elle le souhaite. En dépit de péripéties qui seront peut-être animées, il est probable que les relations entre les deux pays n’évolueront pas dramatiquement même si, le rapport des forces étant défavorable à l’Ukraine, celle-ci devra concéder à Moscou un certain rapprochement.
Le domaine où les concessions de Kiev sont les plus probables est celui des armes nucléaires que l’Ukraine devra, tôt ou tard, transférer à la Russie, quelles que soient les apparences que l’on voudra y donner.

Pour la sécurité et la stabilité en Europe

Face à l’amoncellement des difficultés de tous ordres que connaît l’Ukraine actuellement et qui sont susceptibles de provoquer en Europe des secousses dangereuses, il y a fondamentalement deux attitudes.
La première consiste à ne s’en occuper à aucun prix et à s’en remettre à la Russie pour traiter le problème. Le risque est que la Russie, d’aujourd’hui ou de demain, se méprenant sur le sens de cette abstention, ne soit tentée, si l’affaiblissement de l’Ukraine continue de s’aggraver, de mettre fin à son indépendance et à la réintégrer en son sein, provoquant ainsi en Europe une crise majeure.
L’autre consiste à recommander que l’Europe unie, avertie par l’épreuve yougoslave de ne pas laisser sans réagir les situations de conflit potentiel, tente, par des mesures d’assistance économique et une politique concertée, de démêler l’écheveau des problèmes et de promouvoir une évolution sans à-coups dangereux.
Trois priorités se dégagent d’emblée :
– Aider la Russie et l’Ukraine à trouver un accord équilibré complet sur le retrait et la destruction des armes nucléaires déployées en Ukraine et associer à cet accord des mesures tendant à garantir la sécurité des centrales nucléaires civiles.
– Donner à l’Ukraine, avec l’aval, explicite ou non, des autorités russes, des assurances sur la sauvegarde de son indépendance et de son intégrité territoriale qui lui permettent d’envisager sans crainte excessive son inévitable rapprochement avec la Russie
– Mettre à l’examen des institutions financières internationales un programme de stabilisation de l’économie ukrainienne et de réformes lui permettant progressivement de rejoindre l’économie mondiale.
Dans l’arc de crises qui va de la Yougoslavie au Caucase, il serait périlleux de laisser éclater un nouveau foyer d’instabilité de cette ampleur. Ne pas y remédier à temps reviendrait à mettre à nouveau en doute, demain, l’utilité de la construction européenne.

II – L’article de 1995

Depuis six mois, l’image de l’Ukraine en Occident s’est vivement redressée. Cela tient, pour une part, à l’élection d’un nouveau président, décidé à mettre en œuvre, sans tarder, un programme radical de réformes économiques. Par ailleurs, la regrettable opération militaire russe au Caucase et les interrogations qu’elle suscite sur Boris Eltsine et sur la politique à venir de Moscou y participent également. En effet, cette crise de confiance retentit sur le type de relations que la Russie entretiendra avec les nouveaux États nés de la ruine de l’Union soviétique. Elle est également appelée à avoir des répercussions directes sur l’organisation de la sécurité en Europe : plusieurs pays candidats à l’adhésion à l’Union européenne demandent en effet à entrer dans l’OTAN pour se mettre à l’abri des éventuelles menaces que la Russie serait susceptible de leur faire courir. Ce contexte met évidemment en valeur la paix civile que, dans les transformations profondes où elle est engagée, l’Ukraine a su préserver ainsi que le caractère raisonnable et constructif de sa politique extérieure, en un mot, sa contribution positive à la stabilité en Europe.
Qu’en est-il au juste ? Cette appréciation positive se confirmera-t-elle ou certains éléments de faiblesse viendront-ils décevoir ces attentes ? L’Ukraine saura-t-elle établir avec la Russie des relations qui sauvegardent son indépendance ? En termes d’action diplomatique, convient-il d’en rester à la très prudente expectative qui a caractérisé la politique française envers ce pays ou doit-on, à la faveur de la présidence française de l’Union européenne, envisager une politique plus active ?
Créer les bases économiques de l’indépendance

Le nouveau président ukrainien, Léonid Koutchma, a fait campagne sur la nécessité de faire, de toute urgence, des réformes économiques radicales, faute de quoi l’indépendance même du pays serait mise en péril. Il ajoutait également que l’Ukraine devait se rapprocher de l’économie russe afin de restaurer, dans la mesure du possible, les liens économiques qui existaient du temps de l’Union soviétique. À la surprise générale, les électeurs, qui venaient d’élire un parlement dominé par les néocommunistes pour protester contre les difficultés économiques, lui ont donné raison, démentant au passage les analyses qui prédisaient une division permanente de l’Ukraine entre l’Ouest et l’Est du pays.
Avec une rare célérité, Léonid Koutchma a négocié et conclu avec le Fonds Monétaire International un accord de remise en ordre macro-économique et de réduction du déficit budgétaire, ce qui, en pratique, signifie l’abandon des subventions aux entreprises d’État non rentables et donc le début d’une réforme fondamentale de l’économie.
S’assurer que les productions répondent à une demande solvable est d’autant plus nécessaire que plus du tiers de l’économie ukrainienne était orienté vers l’industrie militaire. Introduire le calcul économique est d’autant plus indispensable que toute l’industrie lourde du pays dépend de l’énergie provenant de Russie, non plus à des prix de faveur, comme du temps de l’URSS, mais aux prix mondiaux. Par la vigueur des réformes qu’elle a entreprises, l’Ukraine est entrée dans le cercle vertueux de l’aide multilatérale occidentale qui, seule, peut lui permettre de créer les conditions susceptibles d’attirer les investissements considérables que nécessite la reconversion de son industrie. Pour autant, la partie ne sera pas facile ni politiquement, ni économiquement. La défense du socialisme reste le mot d’ordre de la majorité néocommuniste au parlement, qui s’oppose à des privatisations trop larges et auprès de laquelle la propriété publique de la terre demeure populaire. Cependant, la déroute économique de la présidence précédente avec hyperinflation, effondrement de la production industrielle et agricole et déficit extérieur béant a relativisé les certitudes. Un passage réussi à l’économie de marché donnerait, comme en Europe centrale, aux changements des trois dernières années un caractère irréversible qui ne manquerait pas de se transcrire en termes politiques et donnerait à la stabilité dans la région un fondement plus assuré.
Vers une démocratie de type européen

Les réformes préconisées par L. Koutchma supposent de la population, déjà éprouvée par une chute dramatique de son niveau de vie, de nouveaux et considérables sacrifices. L’opinion semble en comprendre la nécessité et aucun mouvement social important n’a eu lieu à ce jour. On retrouve un consensus similaire dans la vie politique. Des élections, que de nombreux observateurs étrangers ont jugées authentiques, ont permis de désigner les assemblées de tous niveaux, des conseils ruraux au parlement national. À la différence de leurs voisins du Nord, les Ukrainiens ont évité que les divergences politiques internes ne dégénèrent en affrontements armés. Les transformations très profondes, tant politiques qu’économiques, que l’Ukraine a connues depuis l’indépendance se sont donc opérées sans troubles, en préservant la paix civile. Cela semble tenir au fait que s’est dégagée une sorte de patriotisme local, assis, non sur des bases ethniques, dès lors qu’en Ukraine, les distinctions nationales ne sont pas marquées, mais sur la certitude partagée que les ressources du pays sont considérables et promettent à tous, à terme, un avenir économique satisfaisant. Peut-on pour autant considérer que des pratiques parfaitement démocratiques ont été établies ? La question est examinée par le Conseil de l’Europe en vue de l’adhésion de l’Ukraine à cette organisation. Le principal obstacle provient de l’absence de réforme constitutionnelle, le pays continuant de vivre sous la constitution rédigée sous Brejnev et maintes fois modifiée depuis. L’embarras provient de ce qu’impatient du régime d’assemblée qu’il a trouvé en arrivant au pouvoir et des mesures populistes, parfaitement contraires au redressement financier, qu’il permet aux députés d’adopter, le président Koutchma a proposé une loi constitutionnelle provisoire que le parlement répugne à adopter, parce qu’elle limite ses prérogatives et que ce partage des pouvoirs risque de se maintenir dans la constitution définitive.
Le sujet est susceptible d’être l’occasion d’une recomposition au sein du parlement au profit d’une majorité plus centriste, dans la mesure où la classe politique attache une importance particulière à l’adhésion de l’Ukraine au Conseil de l’Europe considérée comme une étape essentielle de son appartenance à l’Europe démocratique.
Satisfaire les exigences de la communauté internationale

La mauvaise réputation de l’Ukraine était largement due au refus de ce pays de se défaire, comme il s’y était engagé au moment de son indépendance, des armes nucléaires soviétiques demeurées sur son sol. L’opinion ultranationaliste, consciente de l’infériorité militaire du pays vis-à-vis de la Russie, y voyait la garantie suprême de son indépendance. L’affaire fut conclue après beaucoup de péripéties par l’intervention des États-Unis qui acceptèrent de garantir l’indépendance et l’intégrité territoriale du pays et persuadèrent la Russie de compenser la valeur de ces armes par des livraisons de combustible pour les réacteurs ukrainiens. L’Ukraine a dû également tenir compte des préoccupations de la communauté internationale concernant la sûreté de ses centrales nucléaires. Elle a récemment accepté en principe de discuter un plan d’actions, mis au point par l’Union européenne et le G7, prévoyant une modernisation de sa politique énergétique et la fermeture de la centrale de Tchernobyl. Compte tenu de la crise énergétique permanente où elle se trouve et de sa dépendance quasi complète envers la Russie dans ce domaine, le dialogue que l’Ukraine a accepté d’amorcer avec l’Occident est une preuve de sa bonne volonté et de son souci de tenir compte des intérêts de celui-ci. Un accord complet sur ce sujet exigera cependant que les deux parties se familiarisent plus complètement avec les problèmes et les possibilités de l’autre. De manière générale, on observe une volonté permanente de l’Ukraine de se rapprocher des institutions multilatérales spécialisées dont elle a par définition été tenue éloignée : régime de garanties de l’AEIA, de non-prolifération des technologies spatiales ou nucléaires, etc. On peut donc conclure sur ce point que, malgré les intérêts nationaux majeurs qui étaient en cause, l’Ukraine a pris les décisions qui convenaient pour s’adapter à son environnement extérieur et devenir ainsi un partenaire crédible de la communauté internationale. Il fait peu de doute que le rôle qu’elle se croit appelée à jouer en Europe et dans le monde, du fait de ses capacités et de ses ressources, l’a aidée à surmonter les difficultés inhérentes à un tel exercice.

Quelles relations établir avec la Russie ?

La question est d’importance majeure dès lors que l’histoire russe a commencé précisément à Kiev et où la Russie a combattu constamment, au cours des siècles, la sécession d’une province d’empire qui était son interface directe avec l’Occident. En plus de l’histoire, la géographie commande aux deux voisins de s’entendre puisqu’il n’existe pas entre eux de frontière naturelle claire et que plusieurs millions de ressortissants de chaque peuple vivent dans le pays voisin. L’appartenance à une même économie a de même créé des dépendances multiples. Ces liens sont rarement à sens unique : ainsi l’Ukraine dépend-elle de la Russie pour son énergie, mais la Russie peut difficilement exporter son pétrole et son gaz en Europe sans passer par le territoire ukrainien. Sur ces bases, plusieurs politiques sont possibles. Celle des réformateurs russes de 1991, qu’incarnait Boris Eltsine, visait d’abord, en rejetant les tentations impériales, à occidentaliser la Russie et à lui permettre, ainsi libérée de ses charges de tutelle coloniale, de réussir la mutation de son système économique. Mais, même sur ces bases, les libéraux russes n’ont jamais envisagé que l’Ukraine mette à profit son indépendance pour mener une politique que la Russie serait susceptible de trouver hostile. Bref, la proximité et l’imbrication des deux pays sont telles que la Russie estime de son intérêt de conserver vis-à-vis de l’Ukraine des moyens d’influence aussi efficaces que possible. Toute dérive vers des idées plus proches des nationalistes russes renforcera la sujétion où l’on souhaiterait maintenir l’Ukraine. L’équation ukrainienne est évidemment bien différente. Il existe aussi sur l’échiquier politique une forte tendance nationaliste qui milite activement pour que l’Ukraine s’éloigne autant que possible de la Russie, considérée comme une menace permanente pour son indépendance. Là encore, l’élection de L. Koutchma a marqué une véritable novation en plaçant au premier plan la nécessité de relancer l’économie en exportant sur le marché russe, le nouveau président s’est écarté de la logique de divorce envers la Russie suivie par son prédécesseur. Il semblait que les Russes ne pouvaient rêver d’un meilleur partenaire. Pourtant, la négociation d’un traité d’amitié destiné à jeter les bases de relations bilatérales d’une nature nouvelle avec l’Ukraine a fait apparaître la difficulté pour la Russie d’établir avec Kiev des rapports d’égalité entre États indépendants. En revanche, Moscou a multiplié les exigences sur des points destinés à pérenniser ses moyens d’influence : assurer aux Russes d’Ukraine le droit d’obtenir également la citoyenneté russe, refus de garantir définitivement les frontières entre les deux États… La logique de L. Koutchma est de parvenir vite, au prix de concessions politiques à la limite de l’acceptable pour l’aile nationaliste, à un accès facile au marché russe. Il y va de la survie des grands complexes industriels ukrainiens et donc du maintien d’un minimum d’activité pendant que se négocie avec les institutions internationales la stabilisation financière du pays, préalable à la reconversion de l’appareil productif national et à son accès au marché mondial. L’urgence d’un tel accord l’oblige à conclure avec Boris Eltsine, lequel a sans doute besoin, de son côté, d’un succès marquant dans “l’étranger proche” de la Russie. En tout cas, il est peu probable qu’il puisse transiger sur ce qui constitue le cœur de la souveraineté ukrainienne c’est-à-dire l’établissement de relations d’égalité avec la Russie, le refus d’accords tendant à rétablir un espace de défense ou de sécurité dominé par Moscou au sein de la CEI, etc. Sur ces bases, un accord paraît vraisemblable même si certains écueils, en particulier la Crimée, exigent des dirigeants des deux pays de l’autorité et du savoir-faire. Au total, parmi les nouveaux États apparus à la suite de l’Union soviétique, l’Ukraine paraît être le seul qui, par sa masse propre et sa cohésion nationale, soit susceptible de traiter avec la Russie sans devenir nécessairement son satellite.
Dans l’état d’incertitude où l’affaire de Tchétchénie a plongé l’Europe orientale, les éléments qui jouent en faveur de la stabilité méritent une attention particulière. S’agissant de l’Ukraine, trois actions sont susceptibles de renforcer ses chances de préserver son équilibre interne et par là d’influer favorablement sur la conjoncture régionale : — modérer, de concert avec les États-Unis, les prétentions russes envers l’Ukraine en obtenant que soient appliquées dans leurs rapports bilatéraux les normes internationales courantes (formulation de l’intangibilité des frontières, modalités de location des bases militaires, restructuration des dettes, etc.) ; — définir précisément le contenu et les perspectives des relations entre l’Union européenne et l’Ukraine à moyen et long terme afin de faciliter son évolution vers l’Occident ; — prévenir l’explosion de troubles ethniques en Crimée en donnant à l’organisation de sécurité et de coopération en Europe qui est présente sur place des moyens d’intervention préventive. En effet, pour la stabilité de l’Europe, la meilleure hypothèse est celle où les liens existant entre l’Ukraine et la Russie ne mettraient pas en danger l’indépendance de la première – ce qui provoquerait un conflit majeur – et contribueraient à l’occidentalisation progressive et complète de la seconde. Il ne peut évidemment y avoir de certitude de succès dans une telle entreprise, non plus d’ailleurs que dans la réussite d’un État neuf comme l’Ukraine. Il n’est toutefois pas sans conséquence que les premiers pas réalisés en un temps relativement court par un pays tel que l’Ukraine témoignent d’une réelle capacité à traiter ses problèmes intérieurs et extérieurs de manière rationnelle et prévisible et d’un sens du compromis qui peuvent passer pour une vertu dans cette région difficile. La France ne devrait pas continuer à négliger, moitié par ignorance, moitié par préjugé, les chances que ce nouvel État devienne demain un partenaire majeur de l’équilibre européen.

Note du site Montesquieu : peu avant le second article de Michel Peissik, l’accord de Budapest du 5 décembre 1994, signé notamment par la Russie et les États-Unis, a prévu l’abandon par l’Ukraine de ses armes nucléaires, en échange de la reconnaissance de son indépendance et de ses frontières. C’est cet accord qui a été violé par la Russie en février dernier. À noter également que Michel Peissik, par réalisme, ne proposait aucunement l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne, encore moins son intégration à l’OTAN.

Un ensemble franco-ukrainien, le quatuor Tchalik

Entendu par Nicolas Saudray
Avril 2022

Le père est accordeur de piano. Il vit, sous le régime soviétique,  à Odessa, une grande ville plutôt russophone (mais bien pro-ukrainienne aujourd’hui) de la malheureuse Ukraine.

Ayant rencontré sur place une Française, professeur de russe, il part avec elle en France, peu avant l’écroulement du régime soviétique. Les enfants naissent en France, ils sont citoyens français. Quatre d’entre eux, dont les âges s’échelonnent aujourd’hui de trente-deux à vingt-deux ans (Gabriel, Louise, Sarah, Marc), forment le quatuor Tchalik. Le cinquième est pianiste, ce qui permet à la fratrie de s’engager parfois dans un domaine restreint mais particulièrement intéressant, celui des quintettes pour piano et cordes.

Nous savions déjà que la musique est, dans une large mesure, une affaire de famille. En voilà une illustration éclatante.

Le répertoire du quatuor Tchalik s’étend de Haydn à Thierry Escaich. En 2019, dernière année normale, le quatuor a correctement gagné sa vie par ses concerts. C’est une information des plus encourageantes. La musique a toujours sa place dans notre monde, même quand on n’est pas encore très connu. De plus, l’aîné du quatuor est professeur de violon au conservatoire russe de Paris. Espérons que les fanatismes ne vont pas mettre cette institution à mal.

Ce soir, le concert, privé, est hébergé par Philippe Agid. Les Tchalik donnent le quinzième quatuor de Beethoven, avec une maîtrise digne des meilleurs ensembles. Un peu trop de fougue, peut-être, dans les premiers mouvements et les derniers ? Mais il en faut, de la fougue, quand on est jeune, quand on est slave, et quand les temps sont durs.

Toute interrogation cesse durant les vingt minutes de l’élément central, le fameux Chant de reconnaissance d’un convalescent à la divinité. Les Tchalik m’ont conduit au septième ciel et m’ont fait pleurer.

L’homme qui a écrit cette musique pouvait se dire : « J’ai rempli ma tâche, me voici en paix avec les hommes et avec Dieu ». Il a vécu encore plusieurs années. Mais quelle leçon pour nous !

La soirée s’est terminée avec un joli morceau de Boris Tishchenko, compositeur d’origine ukrainienne, ami de Chostakovitch.

Les Tchalik vont maintenant explorer la musique de chambre française, Reynaldo Hahn, Saint-Saëns. Il y a là des choses ravissantes et à moitié tombées  dans l’oubli.

Quatuor Tchalik : retenez ce nom !

Le Nouvel Échiquier

Dirigé par Jean-Claude Empereur et Charles Zorgbibe

Lu par Nicolas Saudray
Mars 2022

Jean-Claude Empereur, ENA 1967, s’est distingué dans l’informatique, la finance, l’animation de collectivités territoriales. Charles Zorgbibe, professeur émérite à la Sorbonne, a publié une cinquantaine d’ouvrages. Pour nous offrir un vaste panorama géopolitique sur le monde actuel, ils ont réuni une équipe de trente-six auteurs, dont quatre généraux et sept énarques – les autres étant surtout des universitaires et des chefs d’entreprise.

Paru avant la guerre d’Ukraine, le livre fait la première place à la Chine. En 2016, face aux Philippines, ce pays n’a pas hésité à se soustraire à un arrêt de la cour permanente d’arbitrage de La Haye. Mais son expansion économique et financière va bien au-delà des mers du Sud et des nouvelles routes de la soie. Les Chinois ont planté des jalons jusqu’au Groenland, riche en terres rares. Provisoirement, l’Ukraine et le Covid 19 ont fait passer ce souci au second plan. Tôt ou tard, il reviendra en pleine lumière.

Nos auteurs n’oublient pas la Russie pour autant. En 1997, avant la prise de pouvoir par Poutine, elle a signé un accord de désarmement partiel avec l’OTAN. On voyait poindre une ère pacifique. Les événements du Kossovo, en 1999, l’ont fait voler en éclats : les forces serbes ayant expulsé de ce territoire des centaines de milliers d’Albanais, l’OTAN a réagi en bombardant des objectifs serbes durant 78 jours, ce qui était manifestement excessif. Protecteurs historiques des Serbes, les Russes en ont conçu une solide rancune.

Les événements actuels ne peuvent donc être ramenés à l’ambition personnelle de l’actuel dictateur. Il bénéficie d’ailleurs d’un  soutien massif : le référendum de juin 2020 s’est clôturé avec un taux de participation de 68 %, dont 78 % de oui. Apparemment, le Kremlin estime avoir les mains à peu près libres à l’ouest du fait qu’il a apuré, en 2004, son vieux contentieux territorial sibérien avec la Chine. Combien de temps durera ce compromis ?

En Inde, la politique de Modhi, anti-musulman, anti-chrétien, reconstructeur de l’histoire, appelle le blâme. Elle peut néanmoins s’expliquer par un complexe de forteresse assiégée. Au nord-est, la Chine, qui a conquis une partie du Ladakh (Haut-Cachemire). Au sud, sur les mers, encore la Chine. Au nord-ouest, le Pakistan, détenteur comme l’Inde de l’arme nucléaire et affligé d’une démographie galopante.

L’ouvrage contient aussi un chapitre intéressant sur la Turquie, puissance de second rang, en proie à l’inflation, mais ambitieuse. Les Turcs possèdent une base importante à Mogadiscio en Somalie, pourtant fort éloignée de chez eux.

Face à tous ces trublions réels ou potentiels, que deviennent les États-Unis ? Ils hésitent entre le repli sur eux-mêmes et un essai  de « contenir » la Chine (avec quels moyens ?).

L’Europe fait assez pâle figure. La cour constitutionnelle de Karlsruhe a récemment rappelé que ce n’est pas une fédération, et je pense que le consensus fédéral fait défaut, notamment dans le pays de l’Est. Les politiques de l’énergie, si  importantes, diffèrent beaucoup d’un État à un autre. L’entrée de la Grèce dans la zone de l’euro fort a porté un coup à son tourisme.

La France était bien placée pour se tailler une large place dans l’informatique. Louis Pouzin, qui va avoir 91 ans, est l’un des précurseurs d’internet, avec  le projet Cyclades. Ce rôle de pionnier lui a valu la remise d’une médaille par la reine d’Angleterre. Mais le projet a pris fin en 1978, et les Américains ont ramassé la mise. Quant à Unidata, consortium européen animé par un Français, il avait proposé une gamme de machines. Son aventure a été encore plus brève : lancé en 1972,  il  a  été  liquidé  en  1975,  par  suite de  l’opposition  d’Ambroise Roux, patron de la Compagnie Générale d’Électricité et « parrain » de l’industrie française. L’informatique française est alors tombée sous la coupe d’Honeywell.

Aujourd’hui, néanmoins, une direction de recherche prometteuse, où les Français ont peut-être un rôle à jouer, est la RIMA (Recursive Internetwork Architecture). C’est un moyen d’accroître le volume des transmissions entre ordinateurs, non par des câbles (ils sont déjà assez performants), mais par une amélioration des logiciels.

Le pillage de nos ressources intellectuelles ne s’est pas limité à l’informatique. L’un des auteurs de l’ouvrage, spécialisé dans le capital-investissement, raconte comment des Chinois lui ont subtilisé ses meilleurs collaborateurs.

Le problème de la défense du climat fait l’objet d’un chapitre écrit par un  « climato-réaliste ». Cet auteur, qui n’engage pas ses coéquipiers, tente de prouver que l’accroissement de CO2 est dû à l’activé du soleil plus qu’à celle de l’homme. Cette thèse se concilie mal avec tout ce que je lis depuis dix ans. À noter toutefois que, selon cet auteur, le barrage opposé par le gaz carbonique au rayonnement de la chaleur vers le cosmos étant déjà consistant, les effets ne sont plus proportionnels. Ainsi, un accroissement de 10 % de la masse de carbone présente dans l’atmosphère se traduirait  par un supplément de chaleur très inférieur au dixième. Je ne puis que transmettre la remarque à plus savants que moi. Si elle se confirmait, nous bénéficierions d’un certain soulagement par rapport aux prévisions apocalyptiques qu’on nous assène.

En reposant l’ouvrage, on a une vision de quatre ensembles. La Russie et la Chine se conduisent en termes d’expansion et de puissance. Les États-Unis ne savent  pas très bien ce qu’ils veulent. Les milieux dirigeants de l’Europe, à Berlin et à Bruxelles surtout, ont donné la priorité à la transition énergétique, ce qui peut se concevoir, sauf quand les solutions retenues (l’éolien, le photovoltaïque) sont perverses. Ces différences d’approche qui s’étalent sous nos yeux laissent assez mal augurer de l’avenir.

Le livre  Jean-Claude Empereur et Charles Zorgbibe (dir.), Le Nouvel Échiquier – La société internationale après la crise de la COVID-19, VA Éditions, décembre 2021, 466 pages, 29 euros.
En complément, pour l’informatique Maurice Allègre, Souveraineté Technologique  française,VA Éditions, mars 2022, 202 pages, 18 euros.    

Éric Roussel : C’était le monde d’avant

Carnets d’un biographe

Lus par Nicolas Saudray
14 mars 2022

Éric Roussel est l’auteur qui connaît le mieux l’histoire politique française de la période 1930-2000. Outre les biographies présidentielles qui ont fait a renommée, il a publié un maître-livre sur le naufrage du 16 juin 1940, et présenté au public des mémoires ou des correspondances de personnalités très diverses.

Durant ce long parcours sur des terres encore ravagées par les passions, il ne pouvait tout révéler. Mais maintenant, les principaux témoins sont morts. Éric Roussel est lui-même parfaitement reconnu, membre de l’Académie des Sciences Morales et Politiques, donc de taille à se défendre. Gageons d’ailleurs qu’on n’osera guère l’attaquer, tant sa réputation de probité est établie. En outre, l’écoulement du temps lui a donné davantage de recul. Le moment est donc venu pour lui de communiquer aux lecteurs ce qui était resté en marge de ses ouvrages, ou sous-entendu.

Parmi les héros parfois involontaires de ses livres précédents, l’auteur en a choisi onze, de calibres inégaux. Il n’est pas question pour moi de résumer ce volume fait à la fois de vues panoramiques et de détail significatifs. Je glanerai quelques épis, en incitant le public du site Montesquieu à faire plus ample moisson.

De Gaulle donne lieu aujourd’hui à un vaste consensus, englobant des hommes politiques qui le combattraient vivement s’il revenait aujourd’hui. Éric Roussel a été et reste gaulliste, tout en éprouvant une certaine fascination pour des figures assez opposées, Mendès-France, Jean Monnet. Cela ne l’empêche pas de reconnaître les faiblesses du grand homme, par exemple son incompréhension du drame des harkis. Et de nous rapporter de terribles petites phrases. « Le bonheur n’existe pas » (confidence à Emmanuel d’Astier).

Celle de la page 276 surprendra par sa dureté : « Ceux qui me servent, je les méprise. Quant à ceux qui s’opposent à moi, je ne peux pas les supporter ». Elle est néanmoins vraisemblable, et l’auteur la tient de plusieurs sources. Mais peut-être a-t-elle été émise en un moment de contrariété. Et elle s’accorde mal avec la pluie d’honneurs qui s’est déversée sur les grands barons du gaullisme.

On savait que Pompidou et Couve de Murville, de cultures si différentes, ne s’aimaient guère. On ne mesurait pas la largeur de l’abîme. Malgré ses qualités diplomatiques, ou plutôt à cause d’elles, Couve était dépourvu du charisme d’un chef d’État. Pourtant, devenu premier ministre par suite des événements de mai  1968, il s’était cru apte à lui succéder, ce qui l’avait mis en concurrence avec Pompidou, et l’avait incité à participer à une campagne de rumeurs visant à discréditer ce rival, dans l’affaire Markovic. « Je le tuerai de mes propres mains », aurait déclaré la victime.

Jean Monnet était à première vue le moins romanesque des hommes. Un monsieur Tout-le-Monde. Éric Roussel décrit sa passion pour une Italienne mariée qui, ne pouvant divorcer dans son propre pays, adopta pour ce faire la nationalité soviétique.

Mitterrand, quelque temps fonctionnaire du gouvernement de Vichy, mais en même temps résistant, s’est donné beaucoup de peine pour accréditer un récit selon lequel, en 1943, un avion britannique l’aurait amené en mission à Londres. Qu’en penser ? Le biographe laisse planer le doute.

La rivalité de Jean Moulin et de Pierre Brossolette, au sein de cette Résistance, était connue. Éric Roussel estime qu’elle allait au-delà d’un problème d’ego. Moulin, rappelle-t-il, était un ancien préfet, formé sous la IIIème République, enclin à revenir au régime parlementaire. Brossolette, bien que socialiste à l’origine, préconisait la formation d’un parti solide autour du Général. Un précurseur du RPF, en somme.

Terminons par un représentant de l’autre camp. L’historien Benoist-Méchin, un moment ministre à Vichy, avait été écarté du gouvernement par Pierre Laval qui le trouvait trop allemand. Plus heureux que son ancien patron, il s’en tira, à la Libération, avec dix ans de prison. Puis s’offrit une seconde vie comme biographe de l’empereur Frédéric II et d’Ibn Séoud. Éric Roussel explique cet étrange cursus par un complexe de Pollux : Benoist-Méchin succédait, chez ses parents, à un enfant mort qui se prénommait lui aussi Jacques.

Souhaitons à Éric Roussel de vivre assez longtemps pour pouvoir écrire une biographie d’Emmanuel Macron. Voilà un sujet digne de lui.

Le livre : Éric Roussel, C’était le monde d’avant, Carnets d’un biographe. Éd. de l’Observatoire, 2022, 305 pages, 24 €.

Le Sciences Po d’Emile Boutmy, une école aujourd’hui menacée

Par François et Renaud Leblond
Janvier 2022

Ce qui vient de se passer à Sciences Po Grenoble est d’une gravité exceptionnelle. La qualité des études est compromise par cette action destructrice.  Chacun des instituts d’études politiques présents en France est concerné. Ce mal se rattache aussi aux campagnes conduites au titre de la cancel culture et de Woke qui cherchent à pénétrer dans chacun de ces établissements pour en remettre en cause tout le fonctionnement.

Les enseignants qui se battent pour préserver les valeurs auxquelles ils tiennent ont besoin de s’appuyer sur l’image laissée par des personnalités reconnues.

Pour Sciences Po, c’est, évidemment, d’Emile Boutmy, le fondateur, il y a 150 ans, qu’il paraît opportun de s’inspirer.  Sa pensée, son langage précis et limpide ont servi de guide à tous ses successeurs. C’est grâce à sa ténacité que s’est développé un enseignement original connu aujourd’hui dans le monde entier. Le cent-cinquantenaire de la fondation de l’école constitue une occasion de rendre hommage à ce grand Français qui, sûrement, s’il était parmi nous, n’aurait pas de peine à dénoncer ce monde inculte, prétentieux mais éminemment dangereux par la nature des procédés utilisés.

 Nous avons écrit sur lui un livre, il y a quelques années, « Emile Boutmy, le père de Sciences Po », dans lequel nous avons rappelé ce qu’il avait à cœur, en créant cet enseignement tout nouveau. Le moment semble venu d’en rappeler quelques éléments essentiels.

En 1872, lors de la création de l’École Libre des Sciences Politiques, la France était meurtrie par la défaite de 1870. Le mal n’était pas seulement militaire, il était aussi moral : la perte de l’Alsace- Lorraine était perçue comme une atteinte insupportable à l’identité du territoire. Boutmy, un des premiers, dénonçait cette grande faiblesse.

En créant Sciences Po, il entendait qu’on relève la tête et qu’on forme les dirigeants de demain en mettant l’accent sur ce qui avait manqué alors à ceux qui dirigeaient le pays : une vue d’ensemble sur tout ce qui constituait les intérêts de la France, à l’intérieur comme à l’extérieur. Il voulait des hommes conscients de leurs responsabilités et prêts à s’engager d’une façon nouvelle au service de la France. Des divergences de points de vue pouvaient exister au sein de l’école, car l’intérêt général est quelque chose de complexe et chacun peut le défendre avec des sensibilités différentes. Mais pour Boutmy, la base de tout était le respect des idées de l’autre. Ce principe a prévalu pendant cent cinquante ans, au cours desquels la France a connu des épreuves, des fractures. Les dirigeants de l’École comme les gouvernants ont su faire face – on pense à Michel Debré en 1945.

Il faut une nouvelle fois se battre. Quoi de mieux que de s’appuyer sur les conceptions d’un homme unanimement respecté de son temps pour son intelligence et sa détermination ? Il a traversé des épreuves mais il a triomphé de l’adversité parce qu’il a su convaincre tous ceux qui l’approchaient de la justesse de son combat. La gravité de la situation impose de s’inspirer de lui.

Que disait-il ? On l’a peut-être un peu oublié. Son programme de travail, sans cesse renouvelé en fonction de l’évolution de la situation, et sa volonté de défendre, en toutes circonstances, l’intérêt général et d’organiser l’école en conséquence, doivent encore nous aider aujourd’hui.

Nous citons ci-dessous quelques directives de sa part qui n’ont guère vieilli.

« La nouvelle école de Sciences Politiques veut rendre l’élite de la jeunesse française plus avisée, plus sage, moins exposée à être dupe des charlatans politiques »

 « Les faits doivent être savamment groupés, clairement expliqués et commentés » (Une méthode  nouvelle d’approche des sujets en privilégiant la synthèse par rapport à l’analyse devait constituer une aide à la décision).

 « Nous nous donnons le moyen de rajeunir et de renouveler l’esprit de l’École, d’y créer un large foyer de lumière et de retarder le moment où toute association humaine devient une coterie »

 « Tous ceux qui, dans un livre, dans une revue, expriment des idées nouvelles peuvent intervenir au sein de l’École pour mesurer leur effet sur un auditoire d’élite. Nous devons leur faciliter cette épreuve » (C’est sans doute l’élément majeur dans la crise d’aujourd’hui.)

Nous poursuivons.

« L’objectif  est de s’assurer que l’élève, après sa scolarité, sera apte à exercer un mandat de haute responsabilité »

 « L’instruction doit se proposer d’inculquer à l’élève l’art de bien apprendre et la passion de bien savoir »

On pourrait continuer. Ces règles n’ont pas pris de ride.

                                                                                  xxx

Le début de l’École n’a pas été un fleuve tranquille, Boutmy eut à lutter à la fois contre l’État qui n’admettait pas un tel foyer de liberté, et contre la faculté de Droit de Paris qui ne comprenait pas l’utilité d’un tel établissement.

 C’est un combattant qui a dirigé l’école pendant trente-cinq ans. Durant cette période, la vie politique a connu des périodes de grande tension : l’École en a été le témoin permanent sans, pour autant, s’immiscer dans la politique au jour le jour. Ses professeurs ont concouru à la quête de la vérité dans l’affaire Dreyfus et ont conclu à l’innocence de l’intéressé. Ils ont joué un rôle modérateur dans le conflit entre État et religion. De même, face au progrès du socialisme, c’est à l’École que se dessina une politique sociale novatrice. Il y a toujours eu, en ce domaine, un lien étroit entre la recherche de connaissances nouvelles et un enseignement qui en profitait. Le respect de l’autre, un des premiers enseignements d’Emile Boutmy, a rendu les anciens élèves attentifs aux finesses de l’action publique et a évité, bien souvent, les effets de la charlatanerie – dont Woke et Cancel culture sont une forme dangereuse

Il existe aujourd’hui, dans le corps enseignant, une immense majorité d’hommes et de femmes fidèles aux idéaux exprimés par le fondateur et qui sont meurtris par les attaques que subit l’institution. Comme lui, ils doivent lutter contre les démolisseurs. Comme lui, ils doivent appeler le soutien des responsables politiques au plus haut niveau. Aux moments les plus difficiles pour l’École, dix ans après sa création, c’est Jules Ferry, ministre de l’Instruction publique, qui, par son intelligence et sa volonté, a décidé de sa survie. Il faut une personnalité de cette ampleur pour remettre de l’ordre dans les esprits.

C’est à nos gouvernants, par un langage sans ambiguïté, de défendre contre des irresponsables une institution qui attire chaque année davantage d’étrangers et  constitue, depuis Boutmy une des forces de notre pays. Il y a danger, sachons- le !

Flaubert et son éditeur

Un livre lu par Nicolas Saudray

         Durant la majeure partie de sa carrière littéraire, Flaubert a eu pour éditeur le représentant le plus en vue de cette profession, Michel Lévy, fils d’un colporteur de Phalsbourg (Moselle). À l’époque, l’édition enrichissait son homme. Celui-ci possédait un hôtel particulier sur les Champs-Élysées et un château.

         Deux professeurs d’Université émérites ont raconté cette histoire pittoresque. Elle est publiée comme de juste aux éditions Calmann-Lévy, Calmann étant le frère et le continuateur de Michel.

         Madame Bovary figure parmi les grands succès commerciaux du siècle : 38 000 exemplaires vendus avant la fin de Second Empire. Elle ne procure pourtant à son auteur de 800 francs de droits, car il a signé le contrat à la fin de 1856, juste avant le procès pour outrage aux mœurs qui va lui assurer la célébrité – et se terminer par un non-lieu.

          La fois suivante, Flaubert perçoit 10 000 francs, à la fois pour Salambô et la deuxième édition de Madame Bovary.

          L’Éducation sentimentale le nourrit mieux, avec 16 000 francs. Ironie du sort, c’est un échec commercial, contrairement aux deux romans précédents.

          Tout cela est peu de chose à côté des 315 000 francs obtenus par Victor Hugo d’un autre éditeur pour ses Misérables, en 1862. L’empereur, magnanime, a laissé imprimer en France cet ouvrage d’un opposant politique, et a permis que les droits prennent le chemin de Guernesey.

          Même Zola, même Maupassant ont fait beaucoup mieux que Flaubert, financièrement. Et aussi George Sand, qui a obtenu de Michel Lévy un statut de salariée.

          Mais le plus étonnant, dans cette histoire, ce sont les conditions imposées par Flaubert au tout-puissant Michel Lévy. En concluant le « traité » de Salambô, il exige que l’éditeur prenne le livre sans le lire ! Les éditeurs ne sont à ses yeux que de vils commerçants, incapables d’apprécier la vraie valeur d’un ouvrage. On ne saurait donc admettre, de leur part, le moindre conseil, la moindre rectification.

           Michel Lévy se plie à cette exigence stupéfiante. En contrepartie, il obtient que le prochain roman de Flaubert lui soit réservé, et que ce soit un roman « moderne », pour changer du climat antique de Salambô. Ce sera l’Éducation sentimentale, un chef d’œuvre pour les générations futures, un échec dans l’immédiat.

          Deuxième condition extravagante pour l’époque, mais qui fait de Flaubert, cette fois, un précurseur : dans le même « traité », l’interdiction d’illustrer les livres – alors que tout Balzac et bien d’autres romans sont parsemés de vignettes. En effet, sauf à tomber sur un illustrateur de génie, les images banalisent la pensée de l’auteur, et empêchent le lecteur de rêver aux personnages. À présent, hormis les livres pour enfants, les éditeurs du monde entier se sont rangés à l’avis de Flaubert.

         Le bouillonnant Gustave s’est brouillé avec le fastueux Michel Lévy, à cause moins de l’échec de l’Éducation sentimentale que de la répugnance de l’éditeur à publier les ouvrages de son ami et mentor Louis Bouilhet, prématurément décédé.

        Mais Flaubert est resté en bons termes avec le frère, Calmann Lévy. Ce qui nous vaut aujourd’hui cet excellent ouvrage.

Le livre : Yvan Leclerc et Jean-Yves Mollier, Gustave Flaubert et Michel Lévy, Un couple explosif, Calmann-Lévy, 2021 – 178 pages, 18,50 €  

D’un monde bipolaire à un autre, les trois âges de  la  diplomatie de l’Inde

Par Philippe Humbert
Décembre 2021 

      Depuis 1947, le fil rouge de l’Inde indépendante  est l’autonomie stratégique, le refus de toute alliance  politico-militaire, la liberté de choisir sa voie dans le monde.

     Dans le monde bipolaire de la guerre froide , le mouvement des « non-alignés »  forgé à la conférence de Bandung en 1955 a permis à l’Inde de ne pas avoir à choisir entre le bloc oriental et le camp occidental. Elle développe alors une diplomatie universaliste, idéaliste, moralisatrice aux côtés du colonel Nasser, du premier ministre Chou-en-laï, du président Soekarno et autres leaders du tiers monde partageant le même anti-colonialisme , tout en récusant pour elle-même une alliance formelle avec le parrain soviétique et allant jusqu’à aider la Chine communiste à devenir membre du conseil de sécurité de l’ONU .

   Ce premier âge  de la diplomatie indienne est fracassé en 1962 par le conflit avec la Chine, suivi des guerres avec le Pakistan devenu une puissance nucléaire soutenue par la Chine, en 1965 et en 1971. Ces conflits conduisent à la création du Bangladesh. La dislocation de l’URSS en 1991 marque la fin de la polarisation de la guerre froide. L’Inde perd un partenaire majeur, son principal fournisseur d’armement et l’inspirateur, pendant plus de quatre décennies, de l’organisation de son  économie. D’où, en en cette même année 1990/91, une crise financière très grave.

S’ouvre alors une nouvelle période pour la diplomatie indienne. L’Inde ne croit pas à « la fin de l’histoire » au sein d’un monde unipolaire. Elle milite pour un monde multipolaire  et se met à la recherche de la puissance sur tous les plans. Un train de réformes économiques engage une libéralisation interne et externe, douze ans après Deng Xiao Ping en Chine, qui conduit à une vive accélération de la croissance. Une diplomatie régionale de bon voisinage s’élargit à un arc allant d’Afghanistan  à l’Indonésie, et tente de reconstituer  le faisceau culturel de l’hindouisme. L’Inde déploie des initiatives tous azimuts auprès  des pays développés, investisseurs et apporteurs potentiels de technologies civiles et de défense.  Des essais nucléaires ont lieu en 1998, démontrant une capacité connue dès 1974.

 Au tournant des années 2000 l’Inde se place à l’intersection des grands enjeux internationaux identifiés par le G20 : l’Inde n’est pas  signataire du traité de 1970 sur la non- prolifération des armes nucléaires, mais est de facto associée au « club nucléaire » ; l’Inde est impliquée dans la problématique de la lutte contre le terrorisme et l’insécurité maritime dans l’océan Indien aux côtés d’autres pays dont la France ; le dérèglement climatique lui donne un pouvoir d’influence grandissant au fur et à mesure des COP , car 3ème pollueur mondial après les États-Unis et la Chine , l’Inde est à la fois une victime et un acteur des solutions. L’Inde contribue au succès de la COP 21 à Paris mais aussi aux résultats plus mitigés de la COP 26 de Glasgow (l’objectif consistant à couvrir 50% des besoins électriques du pays à partir d’énergies renouvelables en 2030, et à atteindre la neutralité carbone en 2070). La crise sanitaire est l’occasion, inaboutie, de tenter de jouer un rôle positif par la fabrication à grande échelle  de vaccins et leur diffusion dans le monde, avant d’être rattrapé par l’énormité des besoins nationaux.

Par une ironie de l’histoire, l’Inde risque de connaître de nouveau les problématiques compliquées d’un monde bipolaire structuré par la rivalité « systémique «  entre les USA et la Chine.

Cette rivalité, dont la mise en scène n’est pas dénuée d’arrière- pensées des deux côtés, n’est plus seulement idéologique et militaire comme au temps de la guerre froide. Elle est géostratégique, technologique, économique et culturelle. De ce fait, elle place l’Inde dans une situation complexe et multidimensionnelle.

Au fond, on peut soutenir que l’Inde, sur les plans historique, idéologique (capitalisme indien, diaspora puissante et riche aux USA ), institutionnel ( une constitution « Westminster »), politique       (démocratie, même sous tension ) fait partie du « monde occidental ». C’est avec les pays européens,  les États-Unis, Israël que l’Inde a des relations dans les domaines les plus sensibles des technologies militaires, du renseignement, de la lutte anti-terrorisme, de l’industrie spatiale, de l’univers cyber  et aussi sur le plan de la culture, des arts, de la littérature. Le partenariat ancien avec la Russie est un contre-exemple imparfait car limité d’une part à des échanges commerciaux qui n’ont jamais prospéré, d’autre part à un pacte militaire important mais pas différent par nature de ce qui existe avec les États-Unis, la France ou Israël. Le constat en a été fait à nouveau lors de la visite du président Poutine à Delhi le 7 décembre 2021.

L’inde doit faire face à l’activisme multiforme de la Chine : les tensions frontalières, le « collier de perles «  des bases navales, les routes de la soie, l’alliance sino -pakistanaise en Afghanistan (un échec de l’Inde partagé avec les États-Unis). Étant aux premières loges de la montée en puissance de la Chine, elle est incitée à s’engager dans les initiatives destinées à la contenir dans le cadre de la stratégie dite indo-pacifique, mise en œuvre par différents grands acteurs :   la coalition du «  SQUAD » qui réunit l’Australie , le Japon aux côtés des États-Unis ; les actions pilotées par l’UE avec l’ASEAN, orientées vers le commerce , la connectivité , les droits humains , la sécurité maritime ; le partenariat bilatéral franco-indien ( exercices militaires communs , accès aux hautes technologies , facilités d’escale à Djibouti .. )

Mais si l’Inde peut avoir intérêt, pour sa propre sécurité et comme «  levier «  dans ses relations avec l’Occident, à rallier la stratégie anti-chinoise initiée par D. Trump et continuée par Joe Biden, sa position géographique et surtout l’énorme déséquilibre de puissance avec la Chine ( dont le PNB est cinq fois supérieur ), son premier partenaire commercial ,définissent des limites, indépendamment de la qualité de la relation bilatérale indo-américaine un peu assombrie par le contentieux  américano-russe. Par ailleurs, le tropisme de la Russie vers la Chine (dont le PNB est dix fois supérieur à celui de la Russie) réduit les marges de manœuvre de l’Inde vis-à-vis de la Chine par Russie interposée.

La participation de l’Inde au « sommet pour la démocratie » les 9 -10 décembre 2021, à l’initiative de Joe Biden, il est vrai au sein d’un aréopage hétéroclite, montre bien dans quel monde l’Inde est vue et se voit par rapport à la Chine, principale nation exclue.

Dans le monde bipolaire du 21ème siècle , plus fluide et pluraliste que celui du bloc oriental opposé au camp occidental, et où existe une gamme de fidélités et d’appartenances,  l’Inde aura moins de difficultés à concilier son arrimage à l’Ouest avec son souci traditionnel d’autonomie et trouvera avantage à conserver des canaux de relation  différenciés en Europe dans tous les domaines.

Au- delà des jeux diplomatiques,  l’Inde sauvegardera d’autant plus efficacement ses intérêts extérieurs face à la Chine qu’elle progressera dans la solution de  ses gigantesques défis économiques et sociaux  et maintiendra une démocratie pluraliste à l’intérieur.

Après une visite à la Bourse-Pinault

Par Jacques Darmon
Novembre 2021

Je reviens d’une visite (commentée) de la Bourse de commerce, rénovée et transformée en salles d’exposition des collections Pinault.

Il faut d’abord remercier François Pinault d’avoir merveilleusement rénové ce bâtiment exceptionnel, abandonné depuis plus d’un siècle. La coupole et les fresques qui l’entourent sont impressionnantes. Le cylindre de béton gris que le fameux architecte japonais Tadao Ando a placé au centre fait l’objet d’appréciations divergentes.

En dépit de la qualité du décor, je reviens de cette visite avec une colère froide.

J’affirme ne pas être un connaisseur en matière d’art. Je reconnais également ma totale ignorance en ce qui concerne l’art contemporain. Je ne porte donc aucun jugement sur la qualité et l’intérêt des œuvres présentées.

Ce qui provoque ma réaction courroucée, c’est ce que notre guide m’a indiqué des intentions des auteurs de ces œuvres.

Il s’avère en effet que la grande majorité de ces « artistes » exposés manient le pinceau, la truelle ou le tournevis pour délivrer « un message ». Ils souhaitent faire partager au visiteur leur réaction face aux souffrances de l’esclavage, aux désordres de la société de consommation, aux déséquilibres du monde capitaliste… Ils philosophent sur la place de l’Homme dans le monde, sur ces rapports à la Nature… Bref, ces « artistes » ne tentent pas de produire une œuvre d’art mais veulent exprimer, avec leurs moyens d’artistes, leur philosophie de la vie. Implicitement, tel le voyant de Rimbaud, ils prétendent faire découvrir au visiteur inculte la véritable nature du monde, lui dévoiler le sens de son futur… Nouveaux Zarathoustra, ils affirment nous arracher le bandeau qui nous empêche de voir, nous délivrer de cette oppression sociale qui nous interdit de penser. Bref, ce sont des libérateurs.

C’est là que le bât me blesse. Je n’ai pas de mépris pour ces tentatives : tout effort de réflexion est louable. Mais je n’ai pas non plus d’admiration automatique pour ce qui n’est souvent qu’un propos de café de commerce au service d’une philosophie de bazar.

C’est, me direz-vous, l’esprit du temps de donner la parole au citoyen.  Mme Michu est sans cesse sollicitée par les plus hautes autorités de l’Etat sur les sujets qui troublent la société ou qui menacent la République. Dans le fond, la fondation Pinault s’inscrit dans cette perspective : ici, Mme Michu a abandonné son micro ; elle a pris (avec un talent que je ne puis juger) son pinceau ou son ciseau.

Mais la vraie Mme Michu me demande simplement de l’écouter ; elle n’exige pas de lui construire un mausolée en forme de musée. Elle n’invite pas la foule à défiler, avec un profond respect et en silence, devant ses élucubrations. Bien plus, Mme Michu, femme du peuple, est polie : elle ne cherche pas à insulter ou provoquer le Bourgeois.

Ajoutons que Mme Michu ne prétend pas faire fortune en vendant ses aphorismes.

Je ne peux m’empêcher de penser à cette réflexion du regretté Professeur Fumaroli : « On appelait artiste celui qui avait créé une œuvre d’art ; aujourd’hui, on appelle œuvre d’art la production de quelqu’un qui se dit artiste ».

L’Enfer numérique, de Guillaume Pitron

Lu par Nicolas Saudray
Novembre 2021

 

Guillaume Pitron, né en 1980, de formation juridique, a été quelque temps journaliste, notamment pour le Monde diplomatique. En 2018, il s’est fait connaître par sa Guerre des métaux rares, où il a révélé au grand public le problème posé par le besoin croissant de ces métaux, ainsi que des terres rares. Ce livre a été couronné de plusieurs prix bien mérités.

Les Verts vivent encore dans la croyance que grâce à des solutions écologiques draconiennes, le monde pourra se libérer de la pollution. Illusion ! Une pollution va en remplacer une autre, à grands frais.

Le nouvel ouvrage de l’auteur, L’Enfer numérique, se situe dans la même ligne. Le numérique nous apporte beaucoup. Mais à quel prix ! Son empreinte écologique (émissions de carbone, terres rares, etc.) équivaut, pour le monde entier, à celle d’un pays comme le Royaume-Uni ou la France. Et elle augmente vite. Les ordinateurs ne vivent en moyenne que quatre ans. En conséquence, un simple SMS coûte 600 grammes de ressources, tous métaux et tous produits rares confondus.

« Quels seront les impacts écologiques, demande Guillaume Pitron, d’un monde dans lequel des essaims de véhicules autonomes marauderont, vides, à travers des cités endormies, et où des armadas de logiciels en découdront sur le Web, vingt-quatre heures par jour, tandis que nous vaquerons à nos loisirs ? Il nous paraît juste d’affirmer qu’ils seront colossaux ».

À la pollution s’ajoutera la dépendance. Les pays développés répugnent à extraire les substances rares chez eux, en raison des inconvénients écologiques de l’extraction. Ils préfèrent confier cette corvée à d’autres pays. De ce fait, ils se mettent entre leurs mains. De surcroît, ils ont laissé, pour des raisons de coût salarial, un seul producteur de Formose (Taïwan) assurer la moitié de la production mondiale de puces. Les conséquences apparaissent aujourd’hui : l’industrie automobile américaine et européenne se voit contrainte de ralentir sa production, par manque de ces cellules de base.

Un  chapitre inattendu du livre est consacré aux câbles transocéaniques. On s’imagine que les données transitent par les airs. Mais 99 % d’entre elles empruntent des câbles, sous terre ou sous les mers. Or ces liaisons, qui prolifèrent,  sont coûteuses et vulnérables. Les chaluts les endommagent. En 2006, un séisme a isolé Formose durant quarante-neuf jours.  Les navires câbliers passent leur temps à réparer.  

Comment freiner le développement de tout cela ? Guillaume Pitron suggère, discrètement, de rendre payant l’accès à la Toile. Nous sommes si habitués à la gratuité que nous sursautons. Mais cette gratuité devra, un jour ou l’autre, être reléguée au magasin des idées périmées. Dans un premier temps, je pense qu’il conviendrait de taxer les vidéos, particulièrement gourmandes en espace d’ordinateur. Les hébergeurs devraient répercuter cette taxe sur leurs clients, et auraient interdiction de la faire prendre en charge par la publicité. On réduirait ainsi la masse des vidéos de vacances ou de celles qui sont consacrées à nos animaux domestiques. En quoi le patrimoine de l’humanité s’en trouverait-il  réduit ?

L’audacieux Pitron laisse également entendre qu’il serait bon d’entraver la 5G et la voiture autonome. Il s’en prend ainsi, à juste raison, à l’idée suivant laquelle tout progrès technique serait bénéfique et inévitable. La fin du Concorde a prouvé le contraire ; il a fallu abandonner cet avion. Le niveau de performance atteint par la télévision et par l’automobile est bien suffisant. La planète ne peut s’offrir davantage.

Cet Enfer numérique pourra parfois paraître un peu confus. Le lecteur aurait tort de s’arrêter à cela. Les idées, pertinentes, se mettent en ordre d’elles-mêmes.

En refermant l’ouvrage, je me dis que l’homme devient l’esclave de ses propres créations.

Le livre : Guillaume Pitron, L’Enfer numérique, Éd. Les Liens qui libèrent, 2021, 346 pages, 21 €.       

Flaubert et Tourguénieff

Une correspondance lue par Nicolas Saudray
Octobre 2021

Disons-le d’emblée : cette correspondance n’a pas l’ampleur et l’intensité de celle que le même Flaubert a entretenue avec George Sand, et qui est l’un des monuments de notre littérature. Mais elle renferme bien des pépites.

Les deux écrivains se sont rencontrés en 1863 aux dîners Magny, ces rencontres parisiennes où chacun paye sa part. Flaubert a 42 ans, et Tourguénieff, 45. Le premier a été rendu célèbre par Madame Bovary. Le second est assez oublié aujourd’hui, car il n’a pas les prétentions philosophiques de Tolstoï et de Dostoïevsky. Mais à l’époque, il est aussi connu qu’eux – non sans raisons, me semble-t-il.

Déjà, ils commencent à se sentir vieux, l’un et l’autre. Tourguénieff est un bon géant. Flaubert vire à la misanthropie. Malgré leur dissemblance, les deux auteurs sont très vite liés par l’estime et l’amitié. Mon vieux chéri, écrit Gustave – en tout bien tout honneur. De telles relations ne sont pas très fréquentes entre écrivains ou artistes, car des questions d’ego ont vite fait de les embrouiller.

Tourguénieff voyage : Russie, Angleterre, Baden-Baden que les Français appellent encore Bade, et Bougival, où sa bonne amie de quarante ans la cantatrice et compositrice Pauline Viardot vit en famille. Flaubert le casanier se limite le plus souvent à une oscillation entre son ermitage de Croisset près de Rouen, et Paris où il revoit ses relations littéraires et artistiques. Sans cesse, il supplie son confrère russe de lui rendre visite en sa retraite normande. Et parfois, le Russe vient. En remerciement, le Normand lui envoie une barrique de cidre.

Des soucis de santé perturbent ce ballet. Tourguénieff, si solide en apparence, est torturé par des crises de goutte. Flaubert continue de couver son épilepsie, dont il ne parle jamais de manière ouverte.

Le lecteur d’aujourd’hui note avec mélancolie la place que la langue française occupe alors en Europe. Tourguénieff l’écrit comme si c’était sa langue maternelle (tout en l’entrelardant de citations latines, si éloignées de son héritage slave !). Les grands critiques littéraires de Berlin attendent avec impatience les publications de Flaubert, en français, et en rendent compte à leurs lecteurs avant même qu’elles n’aient été traduites.

La guerre de 1870 dérange cruellement les certitudes du Normand, qui se voulait un  artiste au-dessus de la mêlée. Je suis devenu patriote. En voyant crever mon pays, je sens que je l’aimais. Tourguénieff compatit. Flaubert envisage d’écrire une comédie rosse sur l’évasion du maréchal Bazaine, accusé de trahison, mais, malheureusement pour nous, ne donne pas suite.

Vers la fin, les deux écrivains connaissent des ennuis d’argent. Flaubert se saigne aux quatre veines pour sauver de la faillite le mari de sa nièce, gros négociant en bois. Un exploit méritoire, de la part de ce célibataire grognon. Pour Tourguénieff, c’est moins grave, mais quand même sensible : il a été volé par son intendant, en Russie. Du coup, les deux hommes deviennent attentifs  aux petits revenus que peut leur rapporter l’écriture. Tourguénieff traduit en russe l’un des Trois Contes et trouve une traductrice pour les deux autres.

C’est lui qui persuade Flaubert de postuler pour la place de conservateur de la Bibliothèque Mazarine, dont le titulaire est gravement malade. C’est lui encore qui demande à ce sujet une audience à Gambetta, alors en position dominante à la Chambre des députés. L’entrevue donne lieu de la part du Russe à une jolie caricature : Le dictateur arrive à pas délibérés. Jamais je n’ai vu de chiens savants dansant devant leur maître pareils aux ministres et sénateurs qui l’entourent. Flaubert se console aisément de l’échec.

Mais il est comme écrasé par la rédaction de Bouvard  et Pécuchet –  cette épopée de la bêtise, comme le dira plus tard Raymond Queneau – dont il pressent qu’il ne l’achèvera jamais.

En  novembre 1979, Flaubert se permet d’écrire : Je ne voudrais pas crever avant d’avoir déversé encore quelques pots de merde sur la tête de mes semblables.

Il meurt en mai 1880. Tourguénieff suit trois ans et demi plus tard. Ainsi prend fin une belle amitié. Mais pour nous, elle brille encore.


Le livre
 : Gustave Flaubert, Ivan Tourgueniev, Je n’ai pas les nerfs assez robustes pour vivre dans ce monde-là, Correspondance, Éd. Le Passeur, Poche, 8,50 € (très bon rapport qualité-prix)    

Nucléaire : un livre salutaire de Pierre Audigier

Lu par Nicolas Saudray
Octobre 2021

 

Voilà un livre qui arrive à point. Une déclaration ministérielle vient d’annoncer, sous toutes réserves, que le lancement du programme de six réacteurs, envisagé pour 2023 seulement, serait peut-être avancé d’environ un an. Puisse cet ouvrage conforter nos dirigeants dans cette bonne intention.

Ingénieur général des Mines (h), ancien chef de la mission scientifique de l’ambassade de France à Washington, ancien conseiller de l’Union européenne en matière d’énergie, Pierre Audigier était particulièrement placé pour effectuer un diagnostic du nucléaire. Il le réalise ici pour la France, à la lumière d’exemples étrangers.

L’auteur commence par rappeler la genèse du parc nucléaire français, dont l’objectif principal était de limiter, pour notre pays, l’incidence d’une éventuelle pénurie d’hydrocarbures. Curieusement, nous sommes ramenés aujourd’hui à cette situation : la pénurie de gaz vient, par contagion, de faire flamber les cours de l’électricité.

Or notre nucléaire est menacé, sinon d’un abandon, du moins d’un recroquevillement. Les deux réacteurs de Fessenheim ont été fermés, alors qu’ils pouvaient aisément fonctionner vingt ans de plus ; d’où pour EDF, sur cette durée, une perte de recettes de 16 milliards. Et ce n’est qu’un début. La programmation pluriannuelle pour l’énergie (PPE), suite d’une loi purement politique de 2019, prévoit la clôture prématurée de douze autres réacteurs, d’ici à 2035. Les Verts comptent bien qu’on ne s’en tiendra pas là.

Cette hostilité au nucléaire est essentiellement fondée sur la crainte que ses accidents inspirent au public. Pierre Audigier met les choses au point. L’incident de Three Mile Island, aux États-Unis (1979) ne s’est soldé par aucun dégât humain ou environnemental. Celui de Tchernobyl (1986) résultait d’une technique beaucoup plus sommaire que la nôtre, et les 3500 cancers de la thyroïde qu’il a causés auraient  pu être en grande partie évités par une distribution d’iode. L’incident de Fukushima (2011) relevait d’un grave négligence, car une vague de vingt mètres de haut avait été observée en 1885 dans cette région, et celle qui a inondé les installations ne mesurait que quatorze mètres. Nous sommes dans une très large mesure à l’abri de telles péripéties, car notre Autorité de Sûreté Nucléaire passe, avec l’américaine, pour la meilleure du monde, et est sans doute la plus exigeante.

La majeure partie du public croit aussi que les nuages dégagés par les centrales nucléaires sont porteurs de carbone, alors qu’il s’agit d’une innocente vapeur d’eau. Les hommes politiques n’ont rien fait pour dissiper ce mythe, alors que c’est pourtant leur rôle.

Quant au traitement des déchets nucléaires, notre auteur montre qu’il  trouvé, avec le projet Cigéo de Bure (Meuse), une solution raisonnable et sûre.

Face aux craintes largement imaginaires, Pierre Audigier aligne les avantages du nucléaire :

     ¤ une production régulière et pilotable, s’opposant à l’intermittence de l’éolien et du photovoltaïque ;

      ¤ une longue durée des installations, jusqu’à 80 ans d’après l’exemple américain, alors que les éoliennes ne fonctionnent guère plus de 20 ans ;

     ¤ en conséquence, un coût marginal modéré : seulement 33 € le mégawatt-heure pour les réacteurs en place, alors que pour l’éolien terrestre, il atteint dans les meilleurs cas 60 €, auxquels il faut ajouter le coût très élevé du réseau à mettre en place et d’une force de secours (gazière) destinée à pallier l’intermittence ;

     ¤ l’emploi de 220 000 personnes en France, alors que dans le cas des renouvelables, l’emploi se situe principalement hors de France.

Le public n’a pas encore pris pleinement conscience de cette balance des avantages et des défauts, si favorable au nucléaire. Selon un sondage sur un millier de personnes publié le 30 septembre par le Figaro (juste avant la parution du livre), 51% seulement des sondés ont une « vision positive » de cette énergie, alors que 63 % déclarent avoir une « vision positive » de l’éolien – lequel ne présente pourtant, dans le cas de la France, que des inconvénients. Il reste donc beaucoup de chemin à faire dans les esprits. L’ouvrage de Pierre Audigier y contribuera.

Quel peut être l’avenir du nucléaire dans notre pays ? Flamanville III a pris un retard considérable, en raison notamment d’un manque de soudeurs assez qualifiés ; ce qui révèle une défaillance de notre système de formation. Mais les deux EPR chinois, dont la technique est similaire, ont été mis en place dans des conditions bien meilleures. L’espoir nous est donc permis pour les six nouveaux réacteurs envisagés.

En revanche, Pierre Audigier doute que les petits réacteurs modulaires, en cours de mise au point dans divers pays, et tout récemment célébrés par le discours officiel français, puissent couvrir une part importante de nos besoins. Ce seront plutôt, si tout va bien, des articles d’exportation.

Au niveau mondial, le nucléaire est loin de connaître un déclin : 53  réacteurs sont en construction, dans 19 pays. Dès lors, le contre-exemple allemand ne doit pas nous paralyser. Selon une décision prise sur l’initiative d’Angela Merkel, nos voisins d’outre-Rhin doivent fermer leurs derniers réacteurs en 2022, ce qui les mettra dans la dépendance d’un gaz russe et polluant, acheminé par la conduite Nordstream 2. Mais peut-être l’échéance de 2022 devra-t-elle être différée, si l’actuelle flambée des prix de l’électricité persiste.

Dans ce contexte, les discussions européennes en cours présentent un intérêt majeur. Il s’agit de la « taxonomie », c’est-à-dire de l’établissement d’une liste de sources d’énergie réputées saines et durables. Un groupe de pays emmené par l’Allemagne entend exclure le nucléaire, en raison de ses déchets. Il plaide en revanche pour une inscription « transitoire » du gaz polluant sur la liste. Résultat,  dès maintenant : le produit des « obligations vertes » émises par l’Union peut financer les centrales à gaz, mais non le nucléaire. Si, en fin de compte, celui-ci était rejeté de la liste des « durables », il ne serait pas interdit, mais son financement deviendrait difficile, car les banques et autres institutions financières qui voudraient y participer risqueraient d’être stigmatisées. Pierre Audigier ajoute que, le courant éolien et photovoltaïque étant par hypothèse prioritaire sur le réseau, les centrales nucléaires seraient condamnées à de fréquents arrêts, et la rentabilité espérée des plus nouvelles d’entre elles plongerait.

Dans un avenir un peu moins proche, l’avenir du nucléaire semble appartenir à la « quatrième génération », c’est-à-dire aux réacteurs à neutrons rapides, qui créent plus de combustible qu’ils n’en consomment. La France a manqué ce train deux fois : la première en 1997, par l’abandon du projet Superphénix ; la deuxième en 2019, par le gel du projet Astrid, pour lequel huit cent millions avaient déjà été dépensés. Elle sera trop heureuse, le moment venu, d’emprunter cette technique à d’autres, moyennant redevances.

L’électricité sera de plus en plus au centre de notre économie et de notre vie quotidienne. L’avenir du nucléaire est donc aussi le nôtre.

Le livre : Pierre Audigier, Nucléaire – La Grande méprise des antinucléaires. Collection Alerte, Éditions Hugo Doc. 160 pages, 9,95 €.       

Immigration : le grand débat

Par Jacques Darmon
Septembre 2021

 

1)      Ce texte est long, très long, trop long. La brièveté est une qualité. Sauf quand elle se confond avec la superficialité et la légèreté. Le sujet l’interdit.

2)      Le sujet a été et sera abordé par des centaines de bons esprits qui ont déjà formulé des milliers d’observations et de suggestions. Ce texte ne prétend donc pas à l’originalité. Il s’efforce de mettre en ordre des réflexions souvent dispersées et surtout d’articuler des propositions concrètes d’actions.

3)      Ce sujet de l’immigration est explosif, au sens propre et au sens figuré. Chacun l’aborde avec ses propres références, son expérience, ses valeurs, peut-être même sa religion. Je ne prétends donc pas vous proposer une analyse convaincante. J’ai écrit ce texte pour moi-même. Pour savoir où je me situe. Pour m’assurer de la cohérence de mes réactions devant les nouvelles informations qui nous parviennent chaque jour. Pour cesser de m’indigner inutilement. Pour continuer à espérer également.

Sommaire

Immigration : le grand débat 1

I-      Pourquoi un problème ?. 2

1-Le passé : intégration et assimilation. 2

2-Le présent : immigration accélérée et reflux de l’assimilation, montée du séparatisme  3

2-1) L’immigration n’est plus un phénomène marginal 3

2-2) Les immigrés et les descendants d’immigrés changent d’attitude : 5

II – Quelle attitude face à l’immigration ?. 7

1-          Les deux erreurs : 7

1-1 Les « migrations de remplacement ». 7

1-2 Le mirage du « zéro immigration ». 8

2-Réguler l’immigration : Vers une immigration choisie. 9

2-1 Instaurer des quotas d’immigration économique par pays et par qualification. 9

2-2 Corriger les dérives du droit d’asile. 9

2-3 Limiter le regroupement familial : 10

2-4 Limiter le droit du sol 11

2-5 Le cas des mineurs isolés. 11

2-6 Lutter contre l’immigration illégale. 12

III – Quelles solutions pour les immigrés ?. 13

1-Quels buts visés ?. 13

1-1 Des fausses pistes. 13

1-2 Le vrai choix : assimilation ou intégration. 14

2-Des exigences face aux immigrés. 16

2-1 Rompre le lien entre terrorisme et immigration musulmane. 16

2-2 Lutter contre le séparatisme. 17

2-3 Rompre le lien entre immigration et délinquance : 17

2-4 Mobiliser l’opinion musulmane. 19

3-des obligations pour la France, pays d’accueil ?. 19

3-1 Accepter le communautarisme. 19

3-2 Une conception libérale de la laïcité. 20

3-3 L’école, une voie privilégiée pour l’intégration. 20

3-4 La discrimination positive. 21

3-5 Faciliter l’intégration par le travail 22

3-6 Poursuivre la lutte contre les discriminations. 22

Conclusion : Toutes ces mesures sont soumises à deux préalables exogènes : 22

4-1 Retrouver les chemines de la croissance. 22

4-2 Restaurer l’attractivité de la civilisation française. 23

L’immigration, la place des immigrés sont au centre du débat politique français. Trop souvent, les opinions exprimées, parfois violemment, sont des réactions affectives répondant à des idées a priori sommaires. Pourtant l’importance politique de cette question mérite une analyse rationnelle reposant sur une information objective.

I-Pourquoi un problème ?

La réflexion doit partir d’une première constatation : l’immigration n’a pas toujours été un sujet de conflit politique ; ce sont des évènements relativement récents qui ont porté ce sujet au premier rang de l’actualité.

 1-Le passé : intégration et assimilation

La France a toujours été un pays d’immigration. Sans remonter à la préhistoire et à l’arrivée de l’homo sapiens sapiens, les Romains, les Francs, les Wisigoths, les Alains, les Burgondes et bien d’autres ont précédé la naissance de la nation française. Les Bretons, les Provençaux, les Savoyards… les ont rejoints. Puis sont venues des vagues de pays plus lointains mais toujours européens : des Italiens, des Espagnols, des Portugais, des peuples d’Europe de l’est (Polonais …), des Russes (blancs ou rouges déstalinisés) …

Tous ces nouveaux venus se sont assimilés (parfois en conservant des liens très forts avec leur pays d’origine) : ils se considéraient comme français ; ils adoptaient le mode de vie français et s’en réclamaient.

La décolonisation a provoqué de nouvelles vagues d’immigration venues de l’ancienne Indochine, d’Afrique subsaharienne, du Maghreb.

La question de l’immigration a peu à peu changé de nature.

Jusqu’en 1980 environ, les vagues d’immigrés se sont progressivement intégrées. Certes, des différences subsistaient : différence d’origine ethnique, différence de religion (essentiellement l’islam). Certes, des immigrés faisaient état de réactions racistes, de discrimination à l’emploi, au logement… Mais dans l’ensemble, leur intégration à la communauté française (une fois les troubles liés à la guerre d’Algérie éteints) se passait convenablement. Les cas de conflits n’étaient pas rares, mais n’avaient pas un caractère systémique[1]. Les immigrés souhaitaient s’intégrer ; les « Français de souche », dans leur majorité ne le refusaient pas. L’État prônait ouvertement une politique d’assimilation, avec un certain succès. D’ailleurs, une minorité significative acceptait cette assimilation. On trouvait ainsi (en très petit nombre, il est vrai) des personnes issues de l’immigration ou des fils d’immigrés à l’Académie Française, à l’Assemblée nationale, à l’École Normale supérieure, dans les universités, dans les grandes entreprises, dans le milieu culturel et médiatique…

Jusqu’en 1980, la question de l’immigration n’était certainement pas totalement réglée, mais elle ne paraissait pas insoluble. L’État, les citoyens, les immigrés eux-mêmes pensaient qu’un effort supplémentaire de solidarité devait, à moyen terme, lever les dernières difficultés. Lorsqu’en 1975, le président Giscard d’Estaing, dans un geste humanitaire, a décidé de favoriser le regroupement familial, ni lui, ni l’opinion publique n’y ont aperçu un risque ou un inconvénient.

2-Le présent : immigration accélérée et reflux de l’assimilation, montée du séparatisme

Cette période, relativement paisible, a pris fin : l’immigration est devenue un double sujet d’affrontement, entre Français et immigrés mais aussi entre citoyens français.

Ce changement radical est d’autant plus difficile à maitriser que les causes en sont multiples : amplification de l’immigration, modification de l’attitude des immigrés, réaction de l’opinion française.

2-1 L’immigration n’est plus un phénomène marginal

Jusqu’à la fin des années 1970, le flux d’immigrés était constant et relativement faible. Compte tenu de l’intégration progressive des anciens immigrés, le nombre de ceux qui n’avaient pas encore accepté et assimilé les règles de vie de la nation française était faible et pratiquement constant.

Aujourd’hui, la part de la population française qui a des liens directs avec l’immigration ne cesse de croître (source : INSEE) :

En 2019, 6,7 millions d’immigrés[2] (nés étrangers à l’étranger) vivent en France, soit     9,9 % de la population totale[3] (37 % d’entre eux, soit 2,5 millions, ont acquis la nationalité française).

A la même date, le nombre d’enfants nés en France ayant au moins un parent immigré (donc non compris dans le nombre d’immigrés) s’élève à 7,3 millions.

Il y a donc en France près de 14 millions de personnes (20%) qui ont un lien direct avec l’immigration[4].

25% des enfants qui naissent en France ont au moins un parent immigré.

Jamais, dans l’histoire de France, le nombre d’immigrés n’a atteint de tels chiffres sur une longue période.

 

Or le flux annuel ne faiblit pas.

Les titres de séjour officiellement accordés s’élèvent en 2019 à 277 320 [5].

À ceux-ci s’ajoutent les bénéficiaires du droit d’asile qui sont en forte augmentation : un doublement des demandes ces cinq dernières années. La France est devenu le pays d’Europe le plus « attrayant » en 2019, avec 154 620 demandes enregistrées contre environ 120 000 en Allemagne. 38,2 % de ces procédures ont abouti à une décision positive (reconnaissance du statut de réfugié ou protection subsidiaire).

Au-delà de ces bénéficiaires de procédures légales, un aspect essentiel de la question d’immigration est la présence sur le territoire français d’immigrés « illégaux ».

Environ 900 000 étrangers séjourneraient illégalement sur le territoire français, selon Patrick Stefanini – ancien secrétaire général du ministère de l’Immigration. Beaucoup sont entrés en France sans demander de titre de séjour ou sans déposer de demande d’asile, souvent victimes d’un véritable trafic d’êtres humains.

Mais l’arrivée illégale « ferme » ne représente sans doute pas la majorité des situations de présence clandestine en France. Celles-ci résultent plus souvent du détournement de procédures légales d’immigration : à l’expiration de leur statut régulier provisoire, des candidats à l’immigration se maintiennent indûment sur le territoire national.

Si la majeure partie des demandes d’asile sont formellement rejetées, seules 15% des mesures d’éloignement étaient exécutées en 2018, d’où un stock de « déboutés » qui restent sur le territoire.

Le même constat peut être fait pour les titres d’immigration à court-terme, qui permettent de se rendre en France puis d’y rester illégalement à expiration du séjour autorisé. C’est notamment le cas des visas de tourisme et des visas étudiants.

L’entrée et/ou le maintien sur le territoire national de ressortissants étrangers sans titre de séjour adéquat constitue un « angle mort » récurrent des politiques migratoires

Un indicateur permet de mesurer ce phénomène : le nombre des bénéficiaires de l’aide médicale d’État (AME), qui assure aux étrangers en situation irrégulière un accès gratuit aux soins. Depuis la création de l’AME en 2001, le volume de ses bénéficiaires a augmenté à un rythme de 6% par an en moyenne : ils étaient 139 000 durant sa première année d’existence, contre 311 000 en 2018, soit une hausse de 128%. Cet instrument de mesure sous-estime fortement le nombre de clandestins présents sur le territoire, car tous n’utilisent pas ce droit qui leur est ouvert.

2-2 Les immigrés et les descendants d’immigrés changent d’attitude

Plus récemment, un changement fondamental est intervenu : si une minorité d’immigrés continue de souhaiter une assimilation à la société française traditionnelle et donc adopte les mœurs de cette société, la majorité se tourne aujourd’hui vers l’intégration, c’est-à-dire accepte les lois françaises tout en souhaitant conserver les traditions propres à son pays d’origine. Mais surtout, fait nouveau, une forte minorité s’oppose à la fois à l’assimilation et à l’intégration, faisant ainsi naître un risque de séparatisme. Enfin, une minorité de cette minorité se déclare en conflit avec la civilisation française (ou européenne ou chrétienne) et s’affirme prête à agresser ses représentants (police, pompiers, enseignants…) et ses représentations (drapeau, Marseillaise, Élysée…).

Plusieurs universitaires ou commentateurs attribuent cette évolution aux conditions difficiles rencontrées par ces personnes : chômage, discriminations, voire violences policières… Le sentiment d’être rejeté par la société française provoquerait en retour un refus de s’intégrer dans cette communauté hostile.

Ces facteurs économiques et sociaux ne doivent pas être écartés mais, dans cette évolution, le facteur religieux joue un rôle essentiel.

Environ 75 % des immigrés viennent d’Afrique et du Moyen-Orient. Très majoritairement, ils sont de confession musulmane.

L’islam a toujours montré une réticence particulière à l’assimilation dans un pays qui n’est pas musulman. Le Coran est un texte religieux ; c’est également un code civil. Il définit les règles de la société musulmane. La tradition affirme le destin de la religion musulmane de devenir la religion de tous les peuples (Dar-al-Islam).

Longtemps, ces caractéristiques peu œcuméniques n’ont pas empêché de nombreuses familles musulmanes de vivre en paix en France, pays du Dar-El-Harb.

Récemment, le contexte a changé : ce changement a deux faces qui sont liées.

On voit apparaître chez un nombre significatif de musulmans une conception « salafiste » de la religion. L’islam est professé en suivant une lecture rigide (extrême) des textes.  Les prescriptions de la Charia, qui étaient presqu’ignorées antérieurement, deviennent très présentes.

Simultanément apparaît un « islam politique » c’est-à-dire un courant très actif qui prétend, à l’intérieur du territoire national, imposer un mode de vie propre aux musulmans et, à l’extérieur, défendre une politique internationale proche de certains pays musulmans d’émigration (Maroc, Algérie, Turquie…).

Ces évolutions religieuses s’accompagnent d’une évolution sociale au sein de la population des immigrés intégrés : la mentalité des nouvelles générations change. Loin de chercher à surmonter les incontestables difficultés qu’elles rencontrent, elles s’enferment dans une attitude de refus et se replient dans un environnement communautaire.

Cette attitude est parfois renforcée et soutenue par des partis politiques et des associations qui ont fait du désespoir de ces immigrés (ou fils d’immigrés) leur fonds de commerce… avec l’espoir de nouveaux électeurs.

3) Face à ces transformations, la société française est troublée

 

Une inquiétude se manifeste de plus en plus vigoureusement. Dans la société française, l’immigration devient un sujet majeur d’affrontements politiques.

*La montée de l’insécurité est inévitablement liée à l’immigration.

Bien évidemment, parce que des attentats sont commis très officiellement au nom d’Allah et de l’islamisme.

Mais aussi parce que de nombreux faits divers (mais pas tous bien évidemment !) sont commis par des personnes (françaises ou étrangères) directement liées à l’immigration (immigrés ou enfants d’immigrés).

*La concentration d’une population issue de l’immigration (immigrés et enfants d’immigrés[6]) dans certains quartiers se traduit par un changement brutal d’environnement qui bouscule les habitants plus anciens et incite certains d’entre eux à déménager, dans un processus cumulatif.

*Simultanément, l’attitude séparatiste de certains immigrés ou enfants d’immigrés qui rejettent les signes d’appartenance à la société française encourage les revendications identitaires de ceux qui affirment craindre un « grand remplacement », c’est-à-dire l’effacement des mœurs et des coutumes de la France traditionnelle[7].

Alors que le processus de mondialisation et l’homogénéisation des cultures qui en résulte aurait dû faciliter une approche multiculturelle, on voit bien au contraire s’affirmer des réflexes identitaires. S’agit-il d’un phénomène significatif ou d’une lutte de retardement condamnée à terme ? L’avenir le dira.

Aujourd’hui, cette évolution est source de tensions. Mais les annonces catastrophiques de guerre civile sont exagérées car il existe des lueurs d’espoir.

-La plus importante : toutes les études montrent que les Français dans leur très grande majorité ne sont pas racistes. Ils sont ouverts aux étrangers ; ils soutiennent massivement les efforts de lutte contre les discriminations. Les minorités sont mieux protégées en France que dans tout autre pays.

Symétriquement, il faut constater que les musulmans présents en France, dans leur très grande majorité, ne sont pas hostiles à la France.

Certes, la pratique effective des rites religieux de l’islam par la population musulmane vivant en France est désormais très majoritaire (ce qu’elle n’était pas il y a trente ans). Mais, pour le plus grand nombre, le fait d’adopter des pratiques plus rigoureuses (qu’il s’agisse de la fréquentation des mosquées ou du port du voile), ne signifie pas nécessairement un refus de la France, de ses symboles, de ses mœurs.

Il faut donc également refuser l’angélisme de ceux qui veulent faire croire que le problème n’existe pas, et le catastrophisme de ceux qui suscitent la haine et la peur.

L’immigration pose des problèmes graves qui appellent des solutions urgentes, mais il faut tenter de les mettre en œuvre sans en faire un drame existentiel. C’est une question politique importante et difficile ; ce n’est pas une catastrophe nationale.

En fait, le débat porte sur deux questions différentes, qui sont intimement liées :

-Faut-il interdire, réguler ou encourager l’immigration ? Quelle attitude face aux mouvements migratoires ?

-Que proposer aux immigrés et aux enfants d’immigrés ? Quelle attitude face aux immigrés ?

II – Quelle attitude face à l’immigration ?

1-    Les deux erreurs :

Deux attitudes opposées, toutes deux illusoires, interdisent de rechercher une solution acceptable à la question de l’immigration.

1-1 Les « migrations de remplacement »

De nombreux experts et de nombreuses institutions affirment que la baisse de natalité des pays occidentaux et le vieillissement de la population[8] qui en résulte rendent nécessaire et souhaitable le maintien d’une forte immigration. L’accueil massif d’immigrés permettrait, sinon de reprendre une phase de croissance démographique, mais à tout le moins d’enrayer la baisse attendue.

C’est la position des experts de l’ONU[9] qui, dans un rapport diffusé en 2000, a lancé l’expression « migrations de remplacement ».

C’est la thèse de certains économistes, de partis politiques mais également de la Commission européenne qui diffuse des rapports officiels soutenant la justification économique de l’immigration et met en cause les États de l’Union qui refusent d’accueillir des migrants.

Mais les justifications économiques de l’immigration apparaissent aujourd’hui moins convaincantes.

Il est probable que les prochaines années ne verront pas une augmentation sensible des emplois offerts. La robotisation, l’effet de la mondialisation et de la désindustrialisation qui en résulte, les perspectives écologiques (les emplois verts seront loin de compenser les emplois détruits des industries polluantes !), même dans une hypothèse de croissance, se traduiront au mieux par une faible augmentation de la population active. Notamment, les emplois non qualifiés (ceux-là même qui sont accessibles à la plupart des immigrés) sont appelés à diminuer. Quantitativement, il n’y a pas nécessité de recourir à une immigration massive.

Dans une perspective de croissance faible, qui est pour la France (et sans doute pour l’Europe) l’hypothèse la plus probable pour les prochaines années, l’augmentation significative de la population entrainerait une baisse de niveau de vie[10], une difficulté croissante de logement et d’équipements, l’abandon des politiques de préservation des sols…et probablement l’échec des politiques de réduction des émissions de CO2.

Le remplacement du déficit des naissances par une immigration massive ajouterait à ces difficultés des tensions supplémentaires qui, en l’absence d’une politique (réussie) d’intégration, sont de nature à perturber profondément la société française.

 

Certains se placent, non sur le plan quantitatif, mais dans un souci d’équilibre du marché de l’emploi et du financement de la protection sociale.

L’apport des émigrés serait indispensable pour assurer les emplois dont les Français ne veulent pas. Mais si, en effet, il existe des emplois qui ne trouvent pas preneurs aujourd’hui, c’est que les salaires y sont trop bas : si ces rémunérations étaient plus élevées, les candidats ne manqueraient pas. En fait, l’entrée d’immigrés permet aux employeurs de ces secteurs de maintenir des salaires faibles : les syndicats ont raison de dire que l’immigration est au service du patronat !

Quant au raisonnement qui consiste à appeler à l’entrée d’immigrés jeunes pour, grâce à leur travail et leurs cotisations sociales, permettre à de vieux « citoyens de souche » de prendre jeunes une retraite confortable[11], il constitue une forme particulièrement déplaisante d’exploitation de la misère humaine.

Si l’immigration n’est pas une nécessité économique évidente pour la France, c’est un danger pour les pays d’émigration.

L’immigration se traduit par un appauvrissement des pays de départs. La conscience grandit sur le coût qui en résulte pour ces pays qui se trouvent privés à la fois de leurs élites les mieux formées et de leurs jeunes citoyens les plus actifs.

Dans ces conditions, l’immigration ne doit plus être considérée comme un objectif. Compte-tenu de son caractère inéluctable, c’est une contrainte à laquelle les pays d’accueil doivent faire face.

1-2 Le mirage du « zéro immigration »

Certains partis politiques, certains leaders politiques soutiennent l’objectif d’arrêter totalement l’immigration.

Certes, un flux continu (et éventuellement croissant) d’immigration aggrave les problèmes posés par les nouveaux arrivants (emploi, logement, écoles…). Le nombre sans cesse croissant d’immigrés non intégrés submerge tous les services publics chargés d’accueil (enseignement, justice, police…) et provoque des réactions hostiles qui rendent l’intégration plus difficile.

Néanmoins, il est illusoire de croire à la possibilité de suspendre toute immigration.

Le faible taux de croissance économique des pays à forte démographie (notamment en Afrique qui abritera probablement 2,5 milliards d’habitants en 2100 contre 800 millions aujourd’hui), la multiplication des troubles politiques et des conflits inter-ethnies ou internationaux dans l’environnement géographique de la France, notamment au Maghreb et particulièrement en Algérie et au Moyen-Orient , sans même évoquer les perspectives apocalyptiques -selon certains- du réchauffement climatique, tout concourt à accroître le nombre des candidats à l’immigration. L’Europe, et particulièrement en Europe les pays limitrophes de la méditerranée, sont les plus menacés.

Soumise à une pression croissante, la France, si elle souhaitait s’opposer totalement à ces mouvements migratoires, se trouverait doublement entravée : par son appartenance à l’Europe, par la priorité donnée aux « valeurs » dites de l’État de droit.

L’Europe est à la fois incapable à fermer ses frontières et peu disposée à le faire (à Bruxelles, on recule d’horreur devant ce que certains appellent « une Europe-forteresse » !). La preuve : la décision du Parlement européen de réduire les crédits budgétaires de Frontex, « coupable » de refouler trop énergiquement les migrants illégaux !

Les pays européens dont la France ont d’ailleurs signé en 2018 le pacte de Marrakech qui reconnaît explicitement que « les migrations sont facteur de prospérité et de d’innovation » et que les pays « s’engagent à faciliter et à garantir des migrations ordonnées et régulières ».

Plus encore, la France et l’Europe s’affirment guidées par des « valeurs » qui leur interdisent de fermer les yeux sur ces demandes de populations affamées ou menacées. S’il est clair que la France ne peut « accueillir toute la misère du monde », en revanche il est illusoire et moralement inacceptable de ne pas tendre la main à ceux qui ont besoin de notre aide.

Enfin, en application de ces « valeurs », des contraintes juridiques sévères encadrent l’action des gouvernements : la Cour de justice de l’Union Européenne, la Cour européenne des droits de l’homme, le Conseil constitutionnel, la Cour de cassation et le Conseil d’Etat multiplient, parfois superposent, des décisions qui limitent drastiquement la possibilité de lutter contre l’immigration illégale.

2-Réguler l’immigration : Vers une immigration choisie

Bien plus qu’un arrêt de l’immigration, ce qu’il faut rechercher, c’est le principe d’une immigration choisie. Alors qu’aujourd’hui, ce sont les migrants qui décident d’entrer en France, sans que le pays puisse efficacement s’y opposer, il faut se tourner vers une politique dans laquelle c’est la France qui choisit ceux qu’elle veut accueillir, selon ses propres critères.

Plusieurs mesures répondraient à cet objectif.

2-1 Instaurer des quotas d’immigration économique par pays et par qualification

Beaucoup de pays dans le monde ont mis en place des quotas d’immigration économique. : Etats-Unis[12] (depuis 1921), Canada, Nouvelle-Zélande, Australie, Royaume-Uni et 7 pays membres de l’Union Européenne : Autriche, Belgique, Estonie, Hongrie, Irlande, Portugal, Slovaquie.

L’instauration de quotas, non seulement constitue une limitation quantitative, mais permet à la nation d’accueil de choisir les pays d’origine des migrants et leur profil professionnel.

Comme dans plusieurs pays européens, la délivrance de visas long séjour doit être subordonnée à la maîtrise de la langue.

2-2 Corriger les dérives du droit d’asile

Le droit d’asile fait partie des principes de la République, mais sa signification a malheureusement dérapé. Il est urgent et nécessaire de maitriser ce phénomène.

Le droit d’asile, tel qu’il figure dans le préambule de la Constitution de 1946 auquel fait référence le préambule de la Constitution de 1958, donne une définition limitative du droit d’asile : « Tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur le territoire de la République ».

La Constitution de 1958, en son article 53-1, dit que … « les autorités publiques ont toujours le droit de donner asile à un étranger persécuté en raison de son action en faveur de la liberté ou qui sollicite la protection de la France pour tout autre motif ».

Le droit d’asile a été étendu à tout réfugié dont la vie ou la liberté est menacée (Convention de Genève du 28 juillet 1951). D’abord compris comme une menace physique (par exemple une zone de conflits), cette menace a été étendue aux risques économiques (famine, disette…) et bientôt aux risques écologiques (inondations, sécheresse,) ou même climatiques.

Il ne peut être question de remettre en cause le droit d’asile qui repose à la fois sur des exigences morales, des dispositions constitutionnelles et des conventions internationales. Mais il faut en corriger les dérives.

*Refuser systématiquement les demandeurs de pays considérés comme sûrs.

Il faut revoir la définition des pays sûrs : la Cour de Justice de l’Union Européenne considère que ne sont pas sûrs les pays qui ne garantissent pas un déroulement de la procédure judiciaire aussi protecteur des droits de la défense que les procédures des pays européens, autant dire la quasi-totalité des autres pays du monde [13]!

* Expulser les déboutés du droit d’asile

Sur 150 000 demandeurs d’asile, environ 60 % sont déboutés et donc font l’objet d’une OQTF (obligation de quitter le territoire français), mais 20 000 d’entre eux seulement (20%) sont expulsés ; les autres, soit près de 70 000 personnes, restent en France et deviennent des immigrés illégaux.

Le gouvernement français affiche sa détermination d’expulser la totalité de ces déboutés. L’expérience montre que ces personnes « disparaissent dans la nature » après leur échec et qu’il est alors difficile de les retrouver et encore plus de les appréhender.

Pour éviter les procédures longues et les risques « d’évaporation », il est indispensable de prévoir une expulsion immédiate le jour de la décision de rejet.

*Prévoir le retour des réfugiés

Le droit d’asile est lié aux risques que courent les demandeurs pour leur vie ou leur liberté. Dès lors que ces risques ont disparu, il n’y pas de raison de leur permettre de rester sur le territoire français : il faut les renvoyer dans leur pays. C’est ce que fait aujourd’hui le gouvernement social-démocrate du Danemark qui renvoie ses réfugiés en Syrie ou au Rwanda. Dès lors que les conflits ont cessé, l’asile n’est plus un droit.

*Faire instruire les demandes d’asile dans les pays de départ

Plus radicale est la proposition de faire instruire les demandes d’asile dans les pays de départ (donc avant l’entrée sur le territoire français). Impraticable dans les pays qui sont en état de guerre, cette solution pourrait être adoptée dans tous les pays où les services de l’ambassade de France (ou des consulats) fonctionnent normalement.

2-3 Limiter le regroupement familial :

Le regroupement familial, qui permet à un étranger en situation régulière de faire venir sur le territoire national son conjoint et ses enfants, a été mis en place par un décret du 29 avril 1976. Le Conseil d’Etat, en 1978, a consacré « le droit de mener une vie familiale normale »[14].

Une limitation consisterait à imposer un délai d’au moins deux ans (et non de 18 mois) avant de pouvoir en faire état (c’est ce délai de deux ans qui est prévu par la Directive européenne du 22 septembre 2003, laquelle prévoit même que le délai peut être porté à 3 ans !).

A noter qu’il existe une procédure parallèle dite de réunification familiale qui bénéficie aux réfugiés (les majeurs peuvent faire venir conjoints et enfants ; les mineurs peuvent faire venir leurs ascendants et leurs frères et sœurs) mais qui écarte toute condition de délai de séjour, de ressources ou de logement. Pourquoi ne pas aligner les deux procédures et rétablir les conditions de séjour et de ressources ?

2-4 Limiter le droit du sol

  1. a) Le droit du sol, qui donne la nationalité française à tout enfant né en France, fait partie des principes républicains auxquels la grande majorité des Français est attachée.

Un enfant né en France acquiert automatiquement la nationalité de plein droit à la date de la majorité[15] sous réserve de résider en France depuis au moins 5 ans. Il est vraiment regrettable que la déclaration de la manifestation de volonté ait été supprimée en 1998[16] : cette manifestation était un premier symbole d’intégration.

La question a été posée de supprimer cette automaticité pour les enfants d’étrangers en situation irrégulière. Une telle disposition a toujours été rejetée.

Cependant la situation du département de Mayotte (où 48% des habitants sont étrangers et où la pression de l’immigration illégale est très forte) est si exceptionnelle qu’elle a justifié des mesures particulières : l’enfant né à Mayotte n’obtient la nationalité française que si un des parents, à la naissance, est présent sur le territoire depuis de plus de 3 mois. Il s’agit d’éviter que des mères étrangères viennent accoucher sur l’île !

Il serait souhaitable de porter ce délai à 6 mois et de le généraliser à tout le territoire français.

  1. b) Le conjoint étranger d’un Français, sous réserve d’une durée du mariage de 2 ans (3 ans quand le couple réside depuis moins de 1 an) peut souscrire une déclaration acquisitive de nationalité.

Même si la loi du 26 novembre 2003 a prévu que le « mariage » devait être « une communauté affective et matérielle », les « mariages blancs » pour obtenir la nationalité française ne sont pas rares. L’énergie des préfectures et de la justice pour dépister ces mariages blancs est variable d’un département à l’autre.

2-5 Le cas des mineurs isolés

Les mineurs isolés (en langage administratif, les mineurs non accompagnés : MNA) qui entrent en France font à juste titre l’objet d’une protection particulière : ils ne peuvent être expulsés et sont pris en charge par l’aide sociale à l’enfance, gérée par les départements.  Cette protection ne suffit pas à les mettre à l’abri des groupes mafieux qui les exploitent : 10% d’entre eux sont condamnés pour des délits[17].

Le nombre de ces MNA est passé de 2 500 en 2004 à 31 009 au 31 décembre 2019[18].

Une proportion significative d’entre eux sont de « faux mineurs isolés » : ces adultes qui feignent d’être mineurs bénéficient d’une protection qui interdit leur expulsion et leur donne automatiquement droit à toutes les prestations de solidarité nationale. De plus, installés sur le territoire national, ils ont la possibilité de faire appel aux dispositions de la « réunification nationale » pour faire venir leurs parents et ascendants !

Le contrôle de l’âge de ces mineurs isolés (notamment par des tests osseux et l’utilisation du fichier biométrique national) devrait être obligatoire et systématique avant de bénéficier de la protection de la loi.

2-6 Lutter contre l’immigration illégale

La lutte contre l’immigration illégale est la condition nécessaire d’une politique d’immigration choisie mais elle dépend de façon significative de deux contraintes qui échappent au gouvernement français : le fonctionnement du traité de Schengen, les règles de droit des juridictions européennes et françaises.

2-6-1 Réviser Schengen

Le traité de Schengen (qui concerne 26 pays dont 22 membres de l’Union européenne) permet à un candidat à l’immigration de pénétrer sur le territoire des pays membres par la plus perméable de ses frontières extérieures, puis de se déplacer librement à l’intérieur de ce territoire ; c’est en quelque sorte le privilège du maillon le plus faible. Ces règles laissent désarmés tous les pays qui souhaitent contrôler l’immigration ; elle encourage les pays qui gardent une frontière extérieure de l’Union à laisser partir au plus vite les migrants qui ont pénétré sur leur territoire.

La pandémie de Covid-19 a conduit tous les pays de l’espace de Schengen à fermer leurs frontières, mais l’Europe est incapable de freiner l’arrivée de centaines de milliers d’immigrés illégaux !

La renégociation de ce traité est une priorité.

2-6-2 Durcir les règles concernant les immigrés illégaux

Ceux qu’on appelle les « sans-papiers » sont en fait des immigrés entrés illégalement en France.

Le fait d’entrer illégalement sur le territoire national doit être qualifié de délit, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui en France (en Grande-Bretagne, ce délit est puni de 4 mois de prison ferme, prochainement portés à 6 mois !).

Il faut cesser les régularisations conditionnelles. La régularisation d’immigrés illégaux (aujourd’hui 12% des titres de séjour accordés soit 30 000 par an) doit devenir exceptionnelle pour des motifs d’intérêt public.

Il faut porter le délai de rétention administrative à 6 mois, comme en Allemagne.

Il faut renforcer les contrôles sur les fraudes à la Carte Vitale[19].

Bien évidemment, la question principale est celle de l’expulsion des immigrés illégaux frappés d’un OQTF (obligation de quitter le territoire français). L’accord des pays d’origine est nécessaire ; il est souvent difficile à obtenir. La France doit utiliser les moyens dont elle dispose : subordonner l’octroi de l’aide publique et l’octroi de visas à cet accord.

2-6-3 Modifier les règles de droit européennes et françaises

Les règles de droit, telles que les interprètent les différentes et nombreuses[20] juridictions compétentes, constituent des obstacles très sérieux à l’application d’une politique de contrôle de l’immigration. Fondées essentiellement sur la protection du droit des individus (en l’occurrence les migrants), elles ont pour effet de laisser désarmés les pays devant l’immigration illégale.

Ainsi, le Conseil constitutionnel a inventé (décision du 6 juillet 2018) un « principe de fraternité » au nom duquel un citoyen peut, au mépris des lois en vigueur, aider un migrant à pénétrer sur le sol français et à se dérober aux recherches de la police. Tandis que la Cour de justice de l’UE interdit à la police d’intervenir au-delà de 20km à l’intérieur des terres : dès qu’un migrant a franchi cette distance, il ne peut être expulsé qu’après une procédure longue.

Une prise de conscience des institutions européennes serait nécessaire pour progresser sur ces deux sujets. Si cette évolution se faisait trop attendre, seul le vote par référendum de dispositions constitutionnelles permettrait de passer outre à ces réserves qui interdisent de maîtriser les flux d’immigration.

III – Quelles solutions pour les immigrés ?

Lorsque l’immigré se trouve sur le sol national en situation régulière, la question est de savoir quel accueil lui réserve la communauté nationale et quelles sont les obligations que cette communauté nationale entend lui demander en retour.

Face à ce choix, il est vain de distinguer immigrés ou enfants d’immigrés (nés en France -donc Français- ou nés à l’étranger). Pour tous, ce choix doit être assumé.

1-Quels buts visés ?

1-1 Des fausses pistes

a) L’échec de la victimisation

Les défenseurs des immigrés jouent parfois un rôle néfaste, contraire à leurs propres intentions.

Des médias, des partis politiques, des associations, des intellectuels, des professeurs d’université, des défenseurs des droits, des Hautes Autorités de n’importe quoi répètent tous les jours aux familles d’immigrés qu’elles sont discriminées, que leur race, la couleur de leur peau, leur religion les condamnent irrémédiablement à une situation de victimes et de dominés !

Il est bien évidemment contre-productif d’inviter les immigrés à s’intégrer à une société dont on ne cesse de dire qu’elle est consubstantiellement mauvaise, raciste, violente, injuste, inégale…

Il est totalement décourageant de répéter à longueur d’émissions de télévision qu’il faut six générations pour sortir de la misère (des dizaines de milliers de cas individuels démontrent le contraire), que leurs chances de sortie de la pauvreté sont faibles.

Il est absurde de laisser croire à partir de quelques très particuliers, sans le démentir, que la police est violente alors que, si elle effectue des contrôles dans des zones et sur des individus qui sont plus fréquemment concernés par des actes de délinquance, c’est par souci d’efficacité[21]non par racisme systémique.

Il est décourageant de ne pas pouvoir expliquer à un jeune qui se prénomme Oussama et porte une barbe noire ou à une jeune femme totalement voilée qu’il ou elle rencontreront nécessairement des réactions négatives qu’ils auront eux-mêmes provoquées.

Enfermer les jeunes issus de l’immigration dans leur statut de victimes n’est pas, en dépit des apparences et des bonnes volontés, leur rendre service.

Qui sont les victimes de ce jeu de rôle ? Les soi-disants « racisés » que ces militants enferment dans leur statut de victimes éternelles, de « dominés », de « vaincus de l’histoire », qui n’ont devant eux qu’une vie de plaintes, d’indignations, de revendications et en définitive de malheurs ? Ou encore ces citoyens de bonne volonté, souvent très jeunes, pleins d’empathie, qui se laissent entraîner dans une sorte de « croisade moderne » au service des droits de l’homme, sans prendre conscience de l’abîme où des manipulateurs les entraînent ?

La vraie voie de solution n’est pas de plaindre les « victimes » mais, bien au contraire, de les aider à sortir de ce statut de victime.

Soutenir les initiatives courageuses d’hommes et de femmes qui ont réussi leur intégration et faire connaître les réussites de l’ascenseur social, alors que trop souvent ceux qui ont échappé à leur malheur de classe et qui ont réussi à atteindre une situation sociale satisfaisante sont considérés par les militants de l’antiracisme comme des traîtres passés dans l’autre camp.

C’est le succès qui fera disparaitre le racisme et non l’écho des plaintes des « racisés ».

b) L’illusion du multiculturalisme

Certains pensent qu’en affirmant ouvertement le caractère multiculturel de la société française, il serait possible de réduire le conflit de civilisation que soulève l’islam.

En tant que solution aux problèmes posés par le développement de l’immigration, cette voie est illusoire.

Bien au contraire, les défenseurs d’un islam rigoriste sont violemment hostiles aux aspects « laxistes » (libertaires) de la société multiculturelle. Loin de souhaiter l’accroissement des libertés de vie et l’élargissement des mœurs, c’est justement cette permissivité qu’ils reprochent à la société française.

Le caractère multiculturel et les valeurs qui l’accompagnent sont un motif de mépris et de rejet par les islamistes qui préfèrent souvent les croyants du Livre aux bobos laïques et consuméristes des démocraties occidentales.

Le multiculturalisme libertaire n’intéresse que des individus appartenant aux classes les plus favorisées, qui sont déjà entrés dans la sphère mondialisée. En revanche, il ne fait qu’accroître le rejet de la civilisation occidentale par la grande majorité des nouveaux entrants.

Le multiculturalisme favorise le réveil de la conscience raciale et pousse les individus à s’affilier sur le mode communautaire (ou ethnique). Censé résoudre le problème de la diversité, il concourt à le rendre insoluble.

En écartant la notion de communauté culturelle nationale pour faire cohabiter des identités différentes, l’Etat crée les conditions de l’affrontement : une société exagérément hétérogène devient ingouvernable, les différentes communautés se disputant les avantages accordés par la puissance publique. L’État est alors requis d’intervenir de façon permanente pour calmer ces oppositions, sans d’ailleurs toujours y parvenir.

1-2 Le vrai choix : assimilation ou intégration

Deux voies s’offrent à un immigré qui souhaite réussir son entrée dans la société française : l’assimilation ou l’intégration.

a)-L’assimilation : une voie royale mais une porte étroite

La définition de l’assimilation a été magnifiquement résumée par Romain Gary : « Pas une goutte de sang français, mais la France coule dans mes veines ».

L’assimilation consiste donc pour un immigré à adopter, non seulement les lois de la France, mais aussi son histoire, ses valeurs, ses mœurs, sa culture…

La possibilité pour un étranger de se fondre par assimilation dans la collectivité nationale constitue un double succès : pour la nation, un citoyen de plus qui se joint à la communauté et l’enrichit de son patrimoine culturel ; pour l’immigré, la sécurité et la sérénité d’appartenir totalement à cette collectivité et la rencontre avec une nouvelle patrie.

C’est ainsi que la nation française a fonctionné dans le passé : les habitants des provinces périphériques d’abord (Bretagne, Savoie…), puis les immigrés venus de l’étranger se sont fondus progressivement dans un même creuset. Évolution accélérée par certaines épreuves communes (au premier rang : la première guerre mondiale).

L’assimilation, contrairement à ce que ces détracteurs laissent entendre, n’est pas un exil : elle ne suppose pas que l’immigré renonce à ses propres racines, à ses références culturelles, familiales, religieuses. Elle lui demande simplement d’adopter sans réserve les modes de vie et les coutumes du pays d’accueil. Et justement, les sociétés occidentales modernes, pays d’accueil, acceptent désormais une certaine diversité et laissent à chaque individualité une marge toujours plus grande d’autonomie ; les mœurs ne sont plus aussi rigides qu’autrefois, les modes de vie sont variés, les opinions encore davantage. Cette diversité est un facteur favorable à la politique d’assimilation. Il est donc inexact d’affirmer que parce que certains immigrés sont différents, ils ne peuvent appartenir à la nation française.

L’assimilation est donc la voie royale de solution du problème de l’immigration[22].

Cela dit, elle ne peut être la seule voie d’accueil des immigrés, pour des raisons qui tiennent les unes aux immigrés eux-mêmes, les autres à la France d’aujourd’hui.

  • La civilisation libérale-libertaire qui est aujourd’hui la nôtre peut heurter les convictions d’immigrés venant des pays de coutumes ou de religions différentes. Ce qui exclut une adhésion sans réserve.

Or si la diversité des mœurs des sociétés occidentales modernes est un facteur favorable pour l’assimilation d’immigrés venus « d’ailleurs », il faut noter que cette diversité de mœurs est plus facilement acceptée lorsqu’elle est le fait de Français de souche que lorsqu’elle apparait comme un signe distinctif de l’immigration. Ainsi, les ménages multiples d’un président de la République ne font pas l’objet de la même réprobation que la polygamie d’une famille africaine ! Le port du monokini ou du bikini est plus largement accepté que celui du burkini ; le voile d’une mariée plus que le hijab d’une musulmane !

Lorsqu’une réserve est exprimée par un Français de souche (par exemple, des croyants convaincus qui s’opposent à l’avortement ou au mariage gay), la démarche est plus facilement acceptée que lorsqu’un immigré affiche son désaccord.

Ce dernier point est particulièrement décisif quand un immigré doit choisir entre intégration et assimilation.

2) L’assimilation réduit, sans pouvoir les faire totalement disparaître, les risques de discrimination, notamment pour les catégories sociales les moins favorisées.

Pour ces raisons, l’assimilation, qui se traduit inévitablement par un choc culturel significatif, est plus fréquemment souhaitée par les personnes disposant d’un niveau de formation ou d’un statut social plus favorable.

3)La France attire toujours l’immigration par le niveau de vie qu’elle offre et les avantages sociaux qu’elle propose à tous les immigrés (légaux ou irréguliers). Mais la société française devient moins attrayante : les immigrés veulent venir (toujours plus nombreux) en France, mais trop souvent ils ne souhaitent plus se fondre dans une civilisation française qui doute d’elle-même et ne les attire plus. Et qui parfois semble les repousser.

L’assimilation qui suppose pour l’immigré d’abandonner une bonne part de son héritage culturel pour adopter les coutumes de son pays d’accueil n’est envisageable que si ce pays d’accueil offre un avantage particulier sur le plan culturel. En revanche, quand le bénéfice attendu de l’immigration se situe uniquement sur le plan économique (emploi, logement, prestations sociales), l’immigré ne sera pas tenté par une assimilation complète.

C’est pour cette raison que l’on observe que, parmi les immigrés ou enfants d’immigrés, ce sont les jeunes filles qui souhaitent l’assimilation (qui leur apporte de nouveaux droits) alors que les garçons, en majorité, restent sur les franges de l’intégration.

Si l’assimilation doit être favorisée et rester l’objectif final d’une politique d’immigration, il faut reconnaître que cette voie est étroite et ne peut être la seule solution proposée aux nouveaux venus.

b) L’intégration

Les immigrés qui refusent le choix de l’assimilation vivent une vie déchirée. S’ils ont émigré –geste difficile, douloureux et cruel- c’est parce qu’ils ne pouvaient plus vivre dans leur pays d’origine, chassés par la guerre, la persécution ou la pauvreté.

Mais si, simultanément, ils refusent de s’assimiler au pays d’accueil, alors ils deviennent psychologiquement apatrides.

C’est le drame de beaucoup d’immigrés et surtout d’enfants d’immigrés en France : ils n’ont aucune envie de retourner vivre dans le pays de leurs ancêtres mais ils refusent d’abandonner tous leurs repères culturels (ou religieux). C’est à eux que la France peut proposer la voie de l’intégration.

L’intégration consiste pour un immigré à accepter sans réserve les lois de la République mais à conserver les signes parfois ostensibles de son origine étrangère : habillement, choix des noms et des prénoms, apparence extérieure, mœurs alimentaires, composition familiale, pratiques religieuses, accès aux médias communautaires ou étrangers…

Elle constitue la voie la plus usuelle d’intégration du flot d’immigration dans la communauté nationale. Elle peut être une étape vers l’assimilation.

2-Des exigences face aux immigrés

 

Simultanément, le pays d’accueil est en droit de demander au nouveau venu d’accepter les règles de la communauté nationale.

2-1 Rompre le lien entre terrorisme et immigration musulmane

La grande majorité des actions terroristes sont le fait de personnes issues de l’immigration (parfois nées en France donc de nationalité française). Sur 41 individus responsables d’attaques terroristes récentes, 15 sont étrangers, 24 sont Français de confession musulmane.

Inévitablement, l’opinion assimile l’insécurité et l’immigration alors que bien évidemment la grande majorité des immigrés ne se reconnaît pas dans ces manifestations de violence.

Cette conviction est renforcée par la présence sur le territoire français des militants islamistes dont le combat vise, à terme plus ou moins éloigné, à assurer la victoire du modèle islamiste et la prééminence de la Charia.

Pour tenter de rompe le lien entre terrorisme et immigration musulmane, il faut lutter sévèrement contre ce qu’on appelle l’islam politique. Cet ennemi de la République doit être fermement combattu.

Il faut surveiller de près les lieux où se diffusent cette idéologie mortifère, expulser les imams dont l’influence est dangereuse, fermer les écoles coraniques dont l’enseignement est suspect…

Bien entendu, pour ne pas aggraver ce phénomène, il est indispensable de vérifier avec beaucoup de soin que, parmi les nouveaux immigrés, ne se glissent pas des individus dangereux.

2-2 Lutter contre le séparatisme

Sans partager ce sentiment extrême d’un véritable combat contre la société française (qui ne concerne qu’une très faible minorité), de nombreux immigrés en revanche, au-delà d’un certain communautarisme et, sans prétendre imposer leurs modes de vie aux Français dits « de souche », sont tentés par un véritable séparatisme : constituer des ensembles, voire des quartiers où les lois de la République s’appliquent peu, où des coutumes religieuses ou sociales étrangères à la France s’imposent.

Le fait que des quartiers entiers  deviennent « des territoires perdus de la République » provoque des conflits, génère des affrontements avec les représentants de l’ordre public et inévitablement des réactions racistes de ceux qui se sentent chassés de leur propre pays.

Le séparatisme compromet les chances d’intégration de tous les immigrés. Il a un effet cumulatif : la naissance de quartiers fermés a pour effet de provoquer le départ des autres habitants et donc d’accentuer l’effet de ghetto.

D’autre part, cette affirmation d’intolérance à l’égard des mœurs françaises rend plus problématique la demande de tolérance envers ceux qui cherchent à s’intégrer. Le refus de la société française affiché par certains immigrés entraine en miroir le refus de l’immigration par certains Français.

2-3 Rompre le lien entre immigration et délinquance :

Si certains s’opposent à l’immigration (notamment musulmane) pour des raisons identitaires, la cause principale de refus tient au lien qui apparaît entre sécurité, délinquance et immigration.

Certes, l’immense majorité des immigrés et des enfants d’immigrés ne sont pas des délinquants.

Mais ce lien ne peut être nié aujourd’hui : le nombre de délinquants appartenant à des familles issues de l’immigration (de nationalité française ou étrangère) est prédominant[23].

Ce lien n’est pas inévitable : il n’y a aucune fatalité à ce qu’un immigré ou un enfant d’immigré (même de nationalité française) devienne un délinquant.

Bien entendu, l’entrée dans la délinquance résulte de multiples facteurs : pauvreté économique, déstructuration familiale, absence de formation ou échec scolaire, tentation de la drogue… Les politiques publiques de développement de l’emploi, de mixité scolaire, de solidarité sociale concourent bien évidemment à cette lutte contre la délinquance.

Mais tous les pauvres ne deviennent pas des délinquants, tous les enfants de famille monoparentale ne deviennent pas des délinquants.

Il y a dans la délinquance des populations immigrées un facteur d’entraînement et de contagion qui leur est particulier et qui rend nécessaires des dispositions nouvelles.

Il faut exclure rapidement de la communauté immigrée ces délinquants pour clairement faire apparaître leur caractère minoritaire et, dans le même temps, réduire l’effet de contagion par lequel un délinquant entraine des jeunes dans son sillage. Le fait qu’un délinquant multirécidiviste reste en liberté nuit non seulement à l’image de la communauté des immigrés mais constitue un risque d’entraînement dans la délinquance de jeunes désœuvrés.

Il faut donc prévoir l’expulsion immédiate de tout délinquant étranger en situation illégale.

Quand le délinquant étranger bénéficie d’un titre de séjour, la réduction, voire la suppression de ce titre en cas d’infraction grave, doit être prononcée par l’autorité administrative.

La décision d’expulsion est aujourd’hui prise par un juge ; il faut la rendre automatique pour les crimes et les délits les plus graves (condamnation égale ou supérieure à 5 ans) ou en cas de multirécidive[24].

Il faut prévoir la déchéance de nationalité pour des coupables de délits graves présents sur le territoire depuis moins de 10 ans (uniquement les binationaux puisque il est interdit de rendre un individu apatride !).

Il faut aménager la politique pénitentiaire pour réduire cet effet d’entraînement. Il faut pouvoir séparer les détenus en fonction de leur dangerosité et de leur âge et éviter que la prison ne soit l’école du crime.

Il faut donc placer dans des centres de détention différents les petits délinquants et les  grands criminels ; de même, il faut disperser et isoler les islamistes.

Une telle politique suppose donc de construire de nouvelles prisons ; un premier objectif de 50000 places est un minimum (les 5 prochaines années verront la création de 5000 places !)[25].

Simultanément, pour réduire les risques de récidive, il faut renforcer la politique d’insertion des détenus en fin de peine.

En résumé, la présence sur le sol français de délinquants ou d’individus dangereux, non seulement menace la sécurité de tous les Français, mais compromet, par ses conséquences négatives, l’intégration de la masse des immigrés qui n’ont rien à se reprocher. La faiblesse de l’État à l’égard de ces perturbateurs rend plus difficile la solution d’intégration de millions d’immigrés honnêtes et pacifiques.

2-4 Mobiliser l’opinion musulmane

Il est clair que toutes ces actions tendant à faciliter l’intégration des immigrés dans la communauté française seraient accélérées si elles bénéficiaient du soutien public de l’immense majorité des immigrés qui ne sont ni des délinquants, ni des terroristes, ni des islamistes dangereux.

Cette mobilisation n’est pas inexistante : de plus en plus d’hommes et surtout de femmes prennent publiquement position, en dépit des risques qu’ils encourent. Mais ces initiatives sont encore peu nombreuses et ne concernent que des personnes ayant souvent atteint des niveaux d’éducation supérieure.

C’est la responsabilité des dirigeants politiques français de tenter de susciter une telle adhésion[26].

Les nombreuses  tentatives d’organisation de la religion musulmane n’ont pas abouti. Peut-être faut-il prendre la question non par l’approche religieuse mais par  la voie communautaire ?

3-Des obligations pour la France, pays d’accueil ?

Une fois l’immigration maîtrisée, la France doit se montrer bienveillante envers ceux qu’elle a laissé entrer sur son territoire.

Arriver dans un pays étranger est une expérience souvent dangereuse, toujours douloureuse. La solitude, le manque de ressources, l’inconnu de l’environnement…sont des obstacles

Dès lors qu’un immigré est sur le sol français, la France se doit de l’accueillir.

3-1 Accepter le communautarisme

Une certaine dose de communautarisme est à la fois inévitable et souhaitable.

Un immigré nouvellement arrivé a besoin de se retrouver dans un milieu qui lui apporte un soutien matériel et moral : il trouvera auprès de compatriotes.

Certains essaient de retrouver leur culture d’origine par des pratiques vestimentaires, des habitudes alimentaires. D’autres par une pratique religieuse, la consultation de médias communautaires. Pratiqués avec modération (c’est-à-dire sans ostentation ou provocation), ces rites (vestimentaires, alimentaires, religieux) peuvent permettre d’atténuer le traumatisme du déracinement.

De nombreux pays occidentaux (et notamment les États-Unis) vivent avec des communautés officiellement très soudées.

 

Le communautarisme pourrait être une solution transitoire : un sas d’attente avant de plonger dans une culture nouvelle. C’est ainsi que le comprennent les plus évolués des immigrés : lorsqu’ils ont réussi à acquérir une compétence intellectuelle ou professionnelle, ils songent immédiatement à quitter les quartiers où ils sont nés.

Mais, dans le même temps, ce communautarisme ne peut se confondre avec un séparatisme. Il faut notamment éviter la création de véritables ghettos racialisés. À ce titre, la concentration de logements sociaux dans les mêmes commues (parfois les mêmes quartiers) se traduit par un « remplacement » massif et brutal des populations anciennes par les nouveaux venus. Si les lois « SRU » successives ont prévu des minima de construction sociale (sans cesse alourdis), il faut simultanément introduire des maxima !

3-2 Une conception libérale de la laïcité

La laïcité est une valeur fondamentale de la démocratie française.

Aujourd’hui, cette question, qui a de nombreux aspects, est soulevée sur trois sujets essentiels.

Le premier est l’application des lois de la République. Beaucoup d’immigrés (notamment les jeunes) continuent de penser que les règles de Charia l’emportent quand elles sont en conflit avec les lois de la République. Sur ce point, aucun compromis n’est possible. Ceux qui n’acceptent pas les lois françaises doivent partir.

Le second sujet porte sur les pratiques coutumières. Le droit français a atteint un point d’équilibre qu’il faut conserver et défendre.

Si la burqa (ou le niqab) qui couvre totalement le visage de la femme est formellement interdite dans l’espace public depuis 2010, en revanche la loi française autorise le simple voile (hidjab), sauf dans les établissements scolaires.

De même, dès lors qu’il s’agit d’un vêtement destiné exclusivement à la baignade, les tribunaux français ont jugé que le burkini ne pouvait être interdit.

La loi française autorise l’usage de prénoms librement choisis.

La diversité de la mode rendrait proprement ridicule une tentative de condamner certains vêtements exotiques !

Le troisième sujet (qui a conduit à des meurtres) porte sur le droit au blasphème.

La démocratie française autorise (sans s’en réjouir) le blasphème, c’est-à-dire l’injure adressée à Dieu et à ses représentants. Le christianisme (après plusieurs siècles de déchristianisation) et le judaïsme (après plusieurs siècles de persécution) sont deux religions qui sont préparées à ces offenses : tout en en souffrant, elles ont renoncé à condamner le blasphème. L’islam n’est pas dans cette situation : le blasphème heurte violemment la conscience d’un musulman.

Pour tenter de concilier ces deux approches opposées, il est nécessaire de tenter un compromis. Il faut demander aux musulmans de ne pas réagir violemment aux propos tenus par des personnes physiques. Il faut demander aux institutions françaises de ne pas relayer et a fortiori de ne pas prendre à leur compte ces gestes agressifs. Il faut défendre Charlie hebdo qui publie des caricatures de Mahomet mais il était inutile de projeter ces caricatures sur les murs d’un Hôtel de région !

3-3 L’école, une voie privilégiée pour l’intégration

L’écroulement qualitatif du système éducatif français est un drame pour tous les Français ; c’est une catastrophe pour les immigrés et leurs descendants.

L’école certes ne peut à elle-seule combler les insuffisances d’une société toute entière et obtenir l’intégration des immigrés si ni les immigrés ni la société ne le souhaitent. Mais l’école doit jouer un double rôle pour les nouveaux venus.

C’est par l’école qu’un immigré apprend à connaître et à aimer la France. Ce qui signifie ne pas renoncer à leur apprendre la langue française (avec toutes ses exigences en matière d’orthographe et de syntaxe), la littérature française, sa géographie et surtout son histoire. L’abandon de ce qu’on appellet avec mépris « le roman français » est à l’origine du désamour constaté chez ces jeunes immigrés : ils ne l’aiment pas car ils ne la connaissent pas et ils ne la connaissent pas parce que l’école de la République a renoncé à leur apprendre.

C’est surtout par l’école qu’un immigré peut bénéficier d’une forme d’ascenseur social.  C’est par la formation, au niveau le plus élevé que l’élève peut atteindre, que le nouvel immigré trouvera les moyens de rejoindre les autres membres de la communauté nationale et de progresser dans l’échelle sociale.

En revanche, l’échec du système éducatif laisse le jeune immigré ou fils d’immigré totalement démuni car, en l’absence d’un soutien familial, et dans la méconnaissance inévitable des alternatives privées (qui seraient d’ailleurs financièrement hors d’atteinte), rien ne peut remplacer ce double rôle de l’école.

En dépit des efforts de discrimination positive, la politique de diversité sociale de l’éducation nationale est contraire aux intentions qui la motivent. En refusant les classes de niveau, on crée nécessairement des collèges et des lycées de qualité plus faible dans les zones où la proportion d’immigrés est importante. En conséquence, les enfants des classes les plus aisés (et ceux dont les parents pensent qu’ils ont de grandes potentialités) quittent les plus mauvais lycées pour l’enseignement privé[27]. Non seulement le niveau scolaire des classes de ces lycées et collèges est faible, mais la ségrégation sociale s’en trouve augmentée.

Paradoxalement, c’est pour favoriser la diversité sociale et donc notamment l’accueil des enfants d’immigrés qu’ont été mises en œuvre les réformes de structure qui ont conduit à l’effondrement du niveau scolaire. Le résultat est exactement contraire au but poursuivi ! En confondant mixité sociale et mixité scolaire, l’Éducation nationale rate les deux objectifs ! S’il existait des classes de niveau dans tous les établissements scolaires, les parents des classes les plus aisées ne craindraient plus que leurs enfants soient tirés vers le bas, les bons élèves de parents immigrés auraient accès aux meilleures formations et les plus faibles pourraient progresser en bénéficiant d’un taux d’encadrement par les professeurs plus élevé.

L’école ne se relèvera que lorsque les « réformateurs » auront compris que, pour aider les plus défavorisés, il faut tirer le niveau scolaire vers le haut et qu’à cette fin il ne faut plus confondre la mixité sociale (qui est une priorité) et la mixité scolaire qui, mélangeant bons et élèves et élèves en difficulté, est dévastatrice pour les deux catégories d’élèves !

Les enseignants et le système éducatif ont un rôle essentiel à jouer dans la remise en marche de l’ascenseur social et donc dans le succès de l’intégration des immigrés.

3-4 La discrimination positive

Faute de pouvoir s’appuyer sur l’école pour faire progresser les enfants d’immigrés, on tente de généraliser la « discrimination positive », de leur donner un avantage dans le parcours scolaire ou universitaire (points supplémentaires, quotas d’admission…).

La Constitution interdisant d’appuyer cette discrimination sur des critères ethniques, raciaux ou religieux, les mesures reposent sur des critères indirects : boursiers, quartiers défavorisés…

L’intention est louable, mais cet accès privilégié soulève autant de questions qu’il ne résout de problèmes.

On observe que dans les établissements qui pratiquent la discrimination positive à l’entrée, ceux qui en bénéficient rencontrent souvent des difficultés pendant leur scolarité et échouent parfois à la sortie.

La discrimination positive crée une injustice excessive à l’égard des non-discriminés et notamment ceux qui font partie d’autres minorités[28].

Les quotas d’admission équivalents pour tous les lycées pénalisent les élèves moyens des bons lycées (où la notation est souvent sévère) par rapport aux « bons élèves » (ceux qui ont des notes élevées) des lycées faibles qui, pour encourager leurs élèves, pratiquent une échelle de notation plus généreuse.

Par contrecoup, cette discrimination positive risque de provoquer des réactions négatives de la majorité de la population et ralentir l’intégration des immigrés.

C’est donc une politique à employer avec modération et probablement à titre temporaire.

Fondamentalement, les meilleurs des catégories défavorisées émergeront non de la discrimination positive mais du succès aux épreuves de sélection anonymes. C’est l’exemple de ceux qui ont su franchir ces obstacles qui sera encourageant pour les jeunes des générations suivantes.

3-5 Faciliter l’intégration par le travail

Les immigrés veulent travailler. Plus encore que l’aide financière, l’État doit leur faciliter l’accès au travail.

En premier lieu, tout immigré, a fortiori tout réfugié, doit avoir l’obligation et la possibilité d’apprendre à parler, lire et écrire en français. Tout immigré doit se voir proposer (et doit accepter l’obligation de) suivre une formation professionnelle correspondant à ses aptitudes.

Trop souvent, c’est la règlementation française qui leur interdit de travailler au risque de les transformer en SDF ou même en délinquants. Or la France maintient sur son territoire un nombre élevé d’immigrants (légaux ou illégaux) qui n’ont pas le droit de travailler. Cette contradiction est douloureuse pour les personnes concernées et dangereuse pour la nation.

Un accès plus aisé aux « petits boulots » (contrats courts, à temps très partiel…) faciliterait l’intégration de ceux qui sont démunis de tout (notamment les activités de vente à la sauvette). Poursuivre les vendeurs de tours Eiffel ou de glaces sur les plages est une stupidité !).

Ces facilités doivent être accordées non seulement aux immigrés légaux mais aussi aux immigrés illégaux qui ne sont pas expulsables.

3-6 Poursuivre la lutte contre les discriminations

Contrairement à certaines campagnes de presse, la France est bien placée dans la lutte contre les discriminations. Il y a bien peu de pays dans le monde où les représentants des différentes minorités soient mieux traités qu’en France ! Cette lutte contre les discriminations est trop souvent instrumentalisée pour servir des causes politiques !

Cela dit, un tel combat n’est jamais terminé. Il mérite d’être poursuivi, en prenant soin toutefois de ne pas accuser sans discernement les acteurs économiques (c’est-à-dire les entreprises) ou les responsables politiques.

Conclusion : Toutes ces mesures sont soumises à deux préalables exogènes :

4-1 Retrouver les chemins de la croissance

Fondamentalement, le succès de l’ascenseur social est lié à la croissance. Le chômage est la principale cause de rejet de l’intégration et de la montée de la délinquance.

Toute mesure qui freine la croissance économique favorise la situation des privilégiés installés et empêche les nouveaux venus d’améliorer leur situation.

Ce n’est pas un hasard si c’est dans les secteurs de forte innovation et de forte croissance que l’on rencontre le plus grand nombre de dirigeants issus de la diversité et de l’immigration !

Le paradoxe veut que ceux qui prônent la décroissance et mettent des obstacles à tous les projets ambitieux de développement sont aussi ceux qui s’indignent des limitations mises aux mouvements de population et des réactions hostiles de certaines couches de la population (qualifiées de populistes ou même de fascistes).

4-2 Restaurer l’attrait de la civilisation française

Pour que les immigrés se détournent du séparatisme, pour qu’ils acceptent sinon de s’assimiler, à tout le moins de s’intégrer, il faut qu’ils soient convaincus des mérites de notre société.

Souvent, les immigrés nouveaux ne sont plus tentés par l’assimilation certes parce qu’ils restent marqués par leur pays d’origine (parfois phantasmé par des enfants qui ne l’ont jamais connu), même s’ils n’envisagent pas d’y retourner, mais surtout parce que le modèle français ne les séduit pas.

Des Français de souche en sont responsables : les « déconstructeurs » ont peu à peu disqualifié tous les motifs de fierté des Français. Le mouvement « woke » et particulièrement la « cancel culture » a même transformé ce désintérêt en hostilité. Pourquoi s’intégrer à une société où des médias, des universités, des leaders politiques vous expliquent que cette société et d’ailleurs toutes celles qui l’ont précédée sont d’ignobles racistes ou esclavagistes. Nul n’est tenté de rejoindre l’enfer !

Le paradoxe veut que, là encore, ceux qui ainsi incitent les immigrés à vouloir rester dans leur ghetto (et pour une large part dans leur misère) sont justement ceux qui veulent libéraliser l’immigration et lever toutes les barrières aux mouvements de populations !

L’assimilation (ou l’intégration) des immigrés est liée à la capacité de la nation française à progresser, à sa vitalité sociale et culturelle

Mais, comme disait Rudyard Kipling, « Ceci est une autre histoire » !

Un exemple d’intégration réussie

Il est à New York un musée de l’immigration situé dans l’extrême sud de Manhattan. Dans un des immeubles pauvres où logeaient les immigrés au début du XX° siècle, la ville a aménagé à chaque étage deux appartements. Chacun de ces logements est décoré et meublé selon la tradition d’une famille ayant réellement existé en provenance d’origine différente : une famille italienne, une famille irlandaise, une famille juive d’Europe de l’Est…

Ces appartements contiennent des effets et des meubles ayant réellement appartenus à ces familles. On peut également entendre les témoignages de leurs descendants. Ce qui est frappant, c’est que tous les Américains d’aujourd’hui, issus de toutes ces familles d’origine différente, disent tous la même chose : « Le rêve de mon grand-père, le but de sa vie ici, c’était d’être Américain ».

C’est un témoignage magnifique d’une politique d’assimilation réussie.

On sait bien que ces nouveaux immigrés ont connu l’extrême pauvreté, ont souffert de discriminations, ont dû travailler dur dans un pays dont les lois sociales étaient peu protectrices. Mais leur but était clair ; ils étaient prêts à souffrir pour l’atteindre. Ce que disent leurs descendants, c’est que, dans l’ensemble, ils ont réussi.

Mais l’Amérique n’a cessé de leur dire qu’ils pouvaient réussir, que « le rêve américain » était une réalité.

 

 

 

[1]/  En 1986, un major de l’X, d’origine africaine, à la sortie de l’école, ne trouvait pas d’emploi en France. Mais au même moment, une commune bretonne élisait un maire d’origine africaine !
[2]/  On appelle immigré une personne née étrangère à l’étranger. La qualité d’immigré est permanente (même si la personne acquiert la nationalité française). Un enfant d’immigré peut être français (notamment s’il est né en France) ou étranger. ?? Les pieds-noirs rapatriés ont été comptabilisés comme immigrés ??.
[3]/  Ce pourcentage (9,9%) était de 7,4% en 1982 et 8,4 % en 2008.
[4]/  Il faut distinguer immigré et étranger.
La population étrangère vivant en France s’élève à 4,9 millions de personnes, soit 7,4 % de la population totale. Elle se compose de 4,2 millions d’immigrés n’ayant pas acquis la nationalité française et de 0,7 million de personnes nées en France de nationalité étrangère.
Les personnes vivant en France nées à l’étranger représentent 12,6 % de la population (8,4 millions), soit 1,7 million de personnes de nationalité française nées à l’étranger et 6,7 millions d’immigrés.
[5]/  Titres de séjour par motif d’admission (2019) :
Économique  39 131
Familial         90 502
Étudiant         90 336
Humanitaire   37 851
Divers            19 586
Total             277 320
[6]/  37,4% d’enfants d’immigrés en Ile-de France (Paris et première couronne), plus de 70 % dans plusieurs communes de Seine-Saint-Denis, 50% dans le XIX° arrondissement de Paris
[7]/  Il est intéressant de noter que cette crainte n’est pas propre aux « Français de souche » : en Guyane, Mme Christiane Taubira déclare : « Nous sommes à un tournant identitaire. Les Guyanais de souche sont devenus minoritaires sur leur propre terre » (avril 2007). On entend des déclarations analogues en Nouvelle-Calédonie… et en Corse !
[8]/ La population de l’UE diminuerait de 447 millions en 2020 à 420 millions en 2080 (Eurostat). Pour la France, l’effectif serait compris entre 50 et 55 millions en 2060 au lieu de 66 M en 2020.
[9]/ Le rapport de l’ONU (2000) sur « les migrations de remplacement » proposait d’accueillir en Europe 139 millions de migrants d’ici à 2025, soit, 5,6 millions par an ! On notera que le terme « remplacement » n’a pas été introduit par des représentants de l’extrême-droite, mais par un organisme officiel de l’ONU !
Ce n’est que onze ans plus tard que Renaud Camus publie son livre : « Le Grand remplacement ».
[10]/ Le PIB par habitant de la France est passé de 45 334 $ en 2007 à 39 257 $ en 2020 ! Le nombre de chômeurs est passé de 1 million en 1975 à 6 millions aujourd’hui.
[11]/ C’est encore la position de M. François Bayrou, commissaire au Plan, qui déclare : « L’apport des migrations peut améliorer le rapport actifs-retraités ».
[12]/  Fixé à 15 000 personnes par an par le Président Trump, ce quota a été porté à 62 500 par le Président Biden : à comparer aux 39 130 titres de séjour accordés par la France pour motif économique en 2019. Un taux équivalent au taux américain nous conduirait, à population équivalente, à accorder seulement 15 000 titres de séjour pour motif économique (ai lieu de 30 000).
[13]/  A noter la position stupéfiante du Conseil d’Etat qui a censuré un décret ajoutant le Bénin à la liste des pays sûrs, au motif que les lois du pays ne protégeaient pas suffisamment les populations LGBT !
[14]/  Le Conseil constitutionnel a donné valeur constitutionnelle à ce droit d’asile par décision du 9 janvier 1980. Le gouvernement a échoué à en suspendre l’application pendant la pandémie de Covid !
[15]/ Un mineur peut même faire une déclaration acquisitive de nationalité dès 13 ans.
16/ La loi du 16 juin 2011 a rendu obligatoire la signature d’une charte « sur les principes et valeurs de la république ».
[17]/ 76,25% des mineurs jugés en Ile-de-France en 2020 sont des MNA. Ces mineurs non accompagné sont à l’origine, toujours en Île-de-France de 30% des cambriolages et 44% des vols à la tire (rapport parlementaire de mars 2021).
[18]/  Ce chiffre ne concerne que les mineurs pris en charge par les services d’aide sociale à l’enfance des départements. Le nombre de mineurs isolés sur le territoire français est sans doute nettement plus élevé.
[19] 21 millions de personnes nées à l’étranger disposent d’un numéro de Sécurité sociale alors que le nombre d’étrangers vivant en France est de 7,9 millions !
[20] Cour européenne des droits de l’homme, Cour de justice de l’Union européenne, Conseil constitutionnel, Cour de cassation, Conseil d’État…
[21]/ Pendant la guerre d’Algérie, j’ai moi-même, avec ma tête de métèque, été contrôlé par la police, alors que je portais un uniforme d’officier. J’ai conclu que ces policiers manquaient de discernement. Je n’ai jamais vu dans cette erreur une malédiction congénitale !
[22]/  Fernand Braudel : « (L’assimilation) est le critère des critères pour une immigration sans douleurs » (L’Identité de la France).
[23]/  Les statistiques du ministère de l’Intérieur ne concernent que les étrangers ; elles n’incluent donc pas les immigrés naturalisés, ni les enfants d’immigrés nés en France. Les étrangers représentent 24% de la population carcérale en 2020 (7,4% de la population totale). Entre 40 et 60% des prisonniers sont de religion musulmane. En 2019, 93% des mis en cause pour vol dans les transports en commun en Ile-de-France étaient de nationalité étrangère (31% dans la France entière).
[24]/ La réforme, votée à l’initiative du président Sarkozy en 2003, a écarté cette double peine pour des personnes installées en France depuis plus de 20 ans. Cette limitation est logique car, après 20 ans de présence sur le territoire, si la personne garde le caractère statistique d’immigré, elle appartient de fait à la communauté nationale. Cette mesure doit être conservée. En revanche, il serait dangereux de réduire ce délai à 5 ans, comme certains le proposent.
[25]/ Avec une population quatre fois supérieure à celle de la France, les États-Unis comptent 2 000 000 de détenus. Proportionnellement, un chiffre équivalent serait de 500 000 places de prison en France (contre 58 664 en 2021 dans 186 établissements !).
[26] / Napoléon, en 1806, avait su mobiliser autour d’un projet commun toutes les communautés juives, mais c’était Napoléon !
[27]/  Ou contournent les règles de sectorisation !
[28]/  À Harvard, des étudiants asiatiques ont déposé plainte en justice –jusqu’à la Cour suprême- contre la discrimination dont bénéficient les étudiants noirs !

Un nouveau regard sur la Tapisserie de Bayeux

Par Nicolas Saudray
Septembre 2021

          Dans la confusion d’un Brexit mal exécuté, la contemplation de la « Tapisserie » de Bayeux offre aux spectateurs français une sorte de réconfort.

          Deux professeurs émérites de l’université de Caen ont publié un livre qui permet de se familiariser avec cette broderie de 69 mètres de long et de 50 cm de large, beaucoup mieux qu’au musée. L’œuvre est en effet reproduite scène après scène et détail après détail.

         Cette Telle du Conquest (toile de la conquête) est unique en son genre. Rien de comparable n’a été produit à cette époque ni aux suivantes. Les auteurs du livre confirment que le commanditaire était Odon, évêque de Bayeux, demi-frère de Guillaume, qui s’est réservé, dans les scènes successives, un assez beau rôle. Suivant la majorité des experts, le travail de broderie a été effectué par des moniales du sud de l’Angleterre. Quant aux dessinateurs des cartons reproduits par les brodeuses, sans doute des moines, leur connaissance de multiples particularités suggère que certains étaient d’origine normande, et d’autres, d’origine saxonne.

          Rappelons les événements. Édouard le Confesseur (plus tard saint Édouard) se trouve à la tête d’un royaume d’Angleterre assez récent. Avant lui, le pays était divisé en plusieurs États saxons, ou compris dans un vaste ensemble viking avec le Danemark et la Norvège. Saxon de mère normande, Édouard n’a pas d’enfant. Il désigne comme successeur son neveu Guillaume, duc de Normandie. La broderie commence quelque temps après cette décision.

         Le Saxon Harold, beau-frère d’Édouard, mais beaucoup plus jeune, traverse la Manche avec une petite suite, sur deux navires de type viking. Quel est le motif de ce voyage ? Peut-être une prise de contact avec le futur roi Guillaume, qu’il n’a jamais rencontré encore. Détournée par une tempête, l’expédition accoste au nord de la Somme. Le comte Gui de Ponthieu capture Harold. Informé de cette mésaventure, Guillaume rachète le captif à Gui qui se trouve être son vassal, le fait venir à Rouen, le traite avec largesse, et l’inclut dans  une chevauchée militaire en Bretagne, où le Saxon se conduit avec bravoure. Au retour, dans la cathédrale de Bayeux alors en construction, Guillaume fait jurer à Harold, sur deux châsses contenant des reliques, qu’il le reconnaîtra comme roi.

          De retour à Londres, Harold rend compte au roi Édouard, qui paraît surpris. Selon le chroniqueur Orderic Vital, il aurait assuré que Guillaume lui laissait la couronne. Ainsi induit en erreur, Édouard désigne-t-il alors Harold comme successeur ? En tout cas, après sa mort qui survient peu après, ce sont les grands du royaume – la broderie le dit expressément – qui confient la couronne au chef saxon. La monarchie est encore élective.

          Guillaume réunit alors une flotte, dont une bonne partie est construite pour les besoins de la cause, et recrute des guerriers dans diverses provinces de  France. Personne ne s’oppose à son débarquement, car Harold a dû faire face à une autre invasion, celle du roi de Norvège, dans le nord du pays. Revenu victorieux, mais avec une armée fatiguée, le roi saxon est vaincu et tué à Hastings (1066). La broderie s’arrête là. Ses derniers éléments, qui montraient bien sûr le couronnement de Guillaume, ont été perdus.

         L’œuvre d’art regorge d’informations sur l’armement et sur les opérations militaires – navales ou terrestres. Les nobles, normands ou saxons, ne portent pas de cottes de mailles entièrement métalliques, mais des broignes, vêtements de cuir sur lesquels des plaques de métal ont été cousues. Les archers sont rares ; les fantassins du temps préfèrent lancer des javelots. La broderie est avant tout un hymne à la cavalerie normande et à ses chevaux magnifiques, bien plus beaux que les hommes. Quant aux Saxons, ils combattent à pied.

          Cette prééminence du cavalier sur le piéton va durer encore quelque temps, puis l’évolution de l’armement et de l’art militaire la remettront en cause. À Crécy, à Poitiers, à Azincourt, les charges des destriers français se heurtent à des palissades de pieux, et des hommes d’armes ennemis se faufilent, tranchant les jarrets… Bien que remportées par un roi d’ascendance française, ces batailles peuvent apparaître comme une revanche posthume d’Harold sur Guillaume.

          Abondants sont aussi les détails civils. Seuls quelques vieillards arborent une barbe. Mais les Anglais se distinguent des Normands et autres Français par le port de la moustache. La broderie omet la reine Mathilde, qui n’est donc pas sa commanditaire, et ne présente que deux femmes : l’une reçoit un soufflet, l’autre st victime d’un pillage. Les Saxons boivent dans des cornes de bœufs.

         Ce nouveau livre sur la tapisserie de Bayeux se distingue des précédents par une interprétation audacieuse : il s’agirait d’une réhabilitation d’Harold, voulue par Guillaume et son demi-frère Odon pour se concilier leurs nouveaux sujets saxons. À l’appui de leur thèse, les auteurs citent principalement deux faits : Harold, au long de la broderie, est représenté plus souvent que Guillaume, et durant l’expédition de Bretagne, il est montré sauvant deux hommes, un Anglais et un Normand, des eaux du Couesnon.

         Avouons-le, cette révision ne m’a pas convaincu. L’objet de la broderie consistait à justifier la conquête de l’Angleterre par Guillaume en montrant la fourberie de son adversaire. Son titre aurait pu être : « Trahison et châtiment d’Harold ». Dès lors, il était normal de faire apparaître ce parjure plus souvent que le duc de Normandie. De ce point de vue, d’ailleurs, la scène perdue – le couronnement de Guillaume – aurait quelque peu rétabli l’origine. Quant à l’épisode du Couesnon, il s’inscrit dans une constante de la chevalerie : la bravoure d’un ennemi doit être reconnue.

          Mais la félonie de celui-ci est mise en évidence tout au long de la broderie. Guillaume a délivré Harold des griffes du comte de Ponthieu ; il méritait de la reconnaissance. De plus, au cours d’une cérémonie, Guillaume a remis les armes à Harold, qui est donc son homme-lige. Harold a juré fidélité devant des reliques. À son retour outre-Manche, ses contorsions devant le roi Édouard montrent qu’il tient un discours mensonger. Son accession au trône d’Angleterre est désapprouvée par l’apparition d’une comète. Sa mort au combat n’a rien de grandiose ; elle est dépeinte d’une façon plutôt piteuse. De toute façon, la broderie étant destinée à la cathédrale de Bayeux, son commanditaire n’avait aucun besoin de ménager un public saxon.

          Ce désaccord que j’exprime n’ôte rien à la finesse, à la minutie, à la clarté des autres analyses des deux professeurs. La réhabilitation d’Harold a d’ailleurs eu lieu ailleurs : sa fille ayant épousé le grand-prince de Kiev, l’Église orthodoxe russe le reconnaît comme martyr et le fête le 14 octobre.

          La « tapisserie » de Bayeux est une miraculée. Elle a échappé aux déprédations des protestants, aux ravages des révolutionnaires. En 1944, elle devait être emportée en Allemagne, où elle aurait pu être détruite par les bombardements, ou saisie par les Soviétiques.

          Une nouvelle épreuve lui est réservée : un voyage en Angleterre. Mais les conservateurs ont fait valoir que, pour l’heure, elle n’est pas en état d’être transportée. Ils ont demandé un sursis jusqu’en 2024.

Le livre : Pierre Bouet et François Neveux, La tapisserie de Bayeux – Révélations et mystères d’une broderie du Moyen-Âge. Éditions Ouest-France, 2018. 29 €