Coup de soleil russe

Par Jacqueline Dauxois
Juin 2020

Alors que les cinémas sont fermés pour cause de pandémie mondiale, le 29 mai 2020, à sept heures du soir, le Centre de Russie pour la Science et la Culture rediffuse Coup de Soleil,  de Nikita Mikhalkov, qui raconte l’un des épisodes les plus tragiques de la Révolution russe, dont c’était le centenaire : la reddition au pouvoir soviétique de la flotte impériale de la mer Noire.

D’après une nouvelle de dix pages d’Ivan Bounine,  le film raconte la chute d’un monde et montre le sort effroyable réservé par les Soviets (les Alliés ne se sont pas mieux conduits envers eux) aux officiers vaincus du général Wrangel.

Tourné en 2014 par l’auteur d’Urga et de Soleil trompeur, c’est un film classique dans lequel la forme et le fond ne font qu’un, au service d’une histoire qui démontre une fois encore combien le cinéma russe a de choses à dire.

Paradoxalement, l’essentiel est exprimé par des silences. Silence dans le camp de prisonniers, où un colonel de cosaques prend dans ses mains des jouets d’enfants. Silence de l’exécution d’un traître par un autre prisonnier. Silence des amants lorsque la musique parle pour eux et fait entendre l’un des duos les plus célèbres de la littérature lyrique, “Mon cœur s’ouvre à ta voix”, de Saint-Saëns (où Dalila prend Samson au piège).

L’histoire débute et s’achève avec les prisonniers. Enfermés dans un camp, les vaincus de l’armée Blanche attendent d’être évacués et libérés, comme le gouvernement révolutionnaire le leur a promis lorsqu’ils se sont rendus. Aucun d’eux ne comprend comment on en est arrivé là, mais ils sont loin d’imaginer le sort que les vainqueurs leur réservent. L’un de ces officiers se souvient du passé. Dès lors, les deux récits s’imbriquent. Dans l’histoire des soldats prisonniers, décrite jusqu’à leur assassinat avec des couleurs glacées, vertes et bleues, s’encastrent les souvenirs radieux du jeune lieutenant dans la Russie d’avant, belle, heureuse et dorée.

Les épisodes de la vie dans le camp culminent avec le rappel de la poussette qui, dans le Cuirassé Potemkine d’Eisenstein (1926), dévale les escaliers d’Odessa et qui cahote, ici, le long des gradins du camp pour se retourner en bout de course et finir dans le feu.
La poussette est moins une référence culturelle qu’une répartie. Celle du Cuirassé Potemkine, avec son bébé, accablait l’armée du Tsar, celle de Coup de soleil accuse l’armée Rouge.  Mais il ne s’agit plus dénoncer seulement des crimes de sang ; il s’agit du monde, il s’agit de l’Homme, de la créature, femme et homme.

Dans un monde devenu méconnaissable, le plus cruel pour un officier russe est la subversion de l’image de la femme. Jadis, symbole d’amour et de bonheur, devenue la plus cynique pourvoyeuse de la mort, la femme, commissaire du camp, est dénaturée et le monde est perdu. Un Russe comment peut-il vivre, si on lui rompt dans le cœur l’image idéale de l’éternel féminin ?

Dans la poussette d’Eisenstein se trouvait un bébé. Celle de Mikhalkov est vide parce qu’elle ne peut pas contenir ce monde perdu qui a vu la destruction de l’homme russe, comme le dit un de ses personnages. La poussette d’Odessa dévale les escaliers au milieu des cadavres, celle du camp cahote au milieu de morts vivants, ces prisonniers qui ont été contraints d’arracher eux-mêmes leurs épaulettes, car la destruction de “l’homme”, c’est celle de l’âme humaine.

En contraste avec l’univers sombre et confiné du camp, les épisodes de la vie d’avant resplendissent, s’ouvrent sur la beauté du monde et racontent une histoire d’amour, qui commence par la poursuite irréelle d’une écharpe bleue qui s‘est envolée du cou de la belle pour parcourir tout le bateau et continue par l’amour fou. Le beau lieutenant croit que l’inconnue a quitté le bord où on mène une vie de rêve entre cabines d’acajou, salle à manger fastueuse et séances de prestidigitation. Il se jette du bateau encore en marche pour la rejoindre, il s’est trompé, c’en est une autre, trop tard, le bateau est parti.
Rien n’est trop tard dans le monde d’avant. Elle, restée sur le pont, persuade le capitaine de faire demi-tour pour aller le récupérer. Il monte à bord en dansant.

Plus tard, il manque tomber dans les machines en suppliant l’inconnue de descendre à terre avec lui parce que c’est « une question de vie ou de mort », dit-il, il devrait dire « d’amour ou de mort ». Dans la chambre de l’amour, tout est dit sans un mot, rien n’est montré de la gymnastique du sexe, régal privé, ennui au cinéma, mais on la voit, elle, de dos, entièrement déshabillée, s’approcher de lui, dans son uniforme dont le sabre tombe, et il dit : « C‘est mon sabre », elle répond : «  Je sais », en continuant d’approcher. C’est tout. C’est le seul dialogue de cette unique nuit d’amour. Le désir brûle et flamboie dans le silence, il ne sait pas son nom. À l’aube, elle s’en va sans le réveiller, laissant deux lignes gribouillées : « Ce qui s’est produit ne s’est pas produit et ne se produira plus jamais pour moi ». Près du griffonnage, elle pose un bonbon et emporte son eau de Cologne. De quoi le désespérer jusqu’à la fin de ses jours dans le ventre du bateau coulé par le fond.

Autour de cet amour que l’inachèvement rend pathétique, surgit le décor de la Russie d’avant dans toute sa beauté, les bateaux qui naviguent sur la Volga, les paysages avec leurs églises à bulbes, un petit paysan russe qui guide le beau lieutenant au cœur brisé. Cet enfant est paniqué à l’idée de Darwin que l’homme descend du singe, donc ses parents aussi, le lieutenant aussi, et le tsar. Il incarne la sainte Russie. Le lieutenant a perdu sa croix dans le lit d’amour, le petit fait bénir la neuve par un pope escroc qui demande dix roubles. L’enfant a oublié de rendre sa montre au lieutenant et court inlassablement après lui.

Cet enfant, devenu un homme, on le retrouve aux dernières images du film, lorsque la péniche où ont été enfermés les prisonniers va être envoyée par le fond. Un homme est debout sur le môle avec les commissaires du camp, c’est l’enfant devenu grand qui a perdu son âme. Le lieutenant reconnait le petit paysan du temps d’avant : c’est lui qui a reçu les prisonniers et leur a demandé, à l’un après l’autre, d’arracher leurs épaulettes. Il l’appelle à travers le hublot. La péniche s’enfonce dans la mer.