Coup de soleil russe

Par Jacqueline Dauxois
Juin 2020

Alors que les cinémas sont fermés pour cause de pandémie mondiale, le 29 mai 2020, à sept heures du soir, le Centre de Russie pour la Science et la Culture rediffuse Coup de Soleil,  de Nikita Mikhalkov, qui raconte l’un des épisodes les plus tragiques de la Révolution russe, dont c’était le centenaire : la reddition au pouvoir soviétique de la flotte impériale de la mer Noire.

D’après une nouvelle de dix pages d’Ivan Bounine,  le film raconte la chute d’un monde et montre le sort effroyable réservé par les Soviets (les Alliés ne se sont pas mieux conduits envers eux) aux officiers vaincus du général Wrangel.

Tourné en 2014 par l’auteur d’Urga et de Soleil trompeur, c’est un film classique dans lequel la forme et le fond ne font qu’un, au service d’une histoire qui démontre une fois encore combien le cinéma russe a de choses à dire.

Paradoxalement, l’essentiel est exprimé par des silences. Silence dans le camp de prisonniers, où un colonel de cosaques prend dans ses mains des jouets d’enfants. Silence de l’exécution d’un traître par un autre prisonnier. Silence des amants lorsque la musique parle pour eux et fait entendre l’un des duos les plus célèbres de la littérature lyrique, “Mon cœur s’ouvre à ta voix”, de Saint-Saëns (où Dalila prend Samson au piège).

L’histoire débute et s’achève avec les prisonniers. Enfermés dans un camp, les vaincus de l’armée Blanche attendent d’être évacués et libérés, comme le gouvernement révolutionnaire le leur a promis lorsqu’ils se sont rendus. Aucun d’eux ne comprend comment on en est arrivé là, mais ils sont loin d’imaginer le sort que les vainqueurs leur réservent. L’un de ces officiers se souvient du passé. Dès lors, les deux récits s’imbriquent. Dans l’histoire des soldats prisonniers, décrite jusqu’à leur assassinat avec des couleurs glacées, vertes et bleues, s’encastrent les souvenirs radieux du jeune lieutenant dans la Russie d’avant, belle, heureuse et dorée.

Les épisodes de la vie dans le camp culminent avec le rappel de la poussette qui, dans le Cuirassé Potemkine d’Eisenstein (1926), dévale les escaliers d’Odessa et qui cahote, ici, le long des gradins du camp pour se retourner en bout de course et finir dans le feu.
La poussette est moins une référence culturelle qu’une répartie. Celle du Cuirassé Potemkine, avec son bébé, accablait l’armée du Tsar, celle de Coup de soleil accuse l’armée Rouge.  Mais il ne s’agit plus dénoncer seulement des crimes de sang ; il s’agit du monde, il s’agit de l’Homme, de la créature, femme et homme.

Dans un monde devenu méconnaissable, le plus cruel pour un officier russe est la subversion de l’image de la femme. Jadis, symbole d’amour et de bonheur, devenue la plus cynique pourvoyeuse de la mort, la femme, commissaire du camp, est dénaturée et le monde est perdu. Un Russe comment peut-il vivre, si on lui rompt dans le cœur l’image idéale de l’éternel féminin ?

Dans la poussette d’Eisenstein se trouvait un bébé. Celle de Mikhalkov est vide parce qu’elle ne peut pas contenir ce monde perdu qui a vu la destruction de l’homme russe, comme le dit un de ses personnages. La poussette d’Odessa dévale les escaliers au milieu des cadavres, celle du camp cahote au milieu de morts vivants, ces prisonniers qui ont été contraints d’arracher eux-mêmes leurs épaulettes, car la destruction de “l’homme”, c’est celle de l’âme humaine.

En contraste avec l’univers sombre et confiné du camp, les épisodes de la vie d’avant resplendissent, s’ouvrent sur la beauté du monde et racontent une histoire d’amour, qui commence par la poursuite irréelle d’une écharpe bleue qui s‘est envolée du cou de la belle pour parcourir tout le bateau et continue par l’amour fou. Le beau lieutenant croit que l’inconnue a quitté le bord où on mène une vie de rêve entre cabines d’acajou, salle à manger fastueuse et séances de prestidigitation. Il se jette du bateau encore en marche pour la rejoindre, il s’est trompé, c’en est une autre, trop tard, le bateau est parti.
Rien n’est trop tard dans le monde d’avant. Elle, restée sur le pont, persuade le capitaine de faire demi-tour pour aller le récupérer. Il monte à bord en dansant.

Plus tard, il manque tomber dans les machines en suppliant l’inconnue de descendre à terre avec lui parce que c’est « une question de vie ou de mort », dit-il, il devrait dire « d’amour ou de mort ». Dans la chambre de l’amour, tout est dit sans un mot, rien n’est montré de la gymnastique du sexe, régal privé, ennui au cinéma, mais on la voit, elle, de dos, entièrement déshabillée, s’approcher de lui, dans son uniforme dont le sabre tombe, et il dit : « C‘est mon sabre », elle répond : «  Je sais », en continuant d’approcher. C’est tout. C’est le seul dialogue de cette unique nuit d’amour. Le désir brûle et flamboie dans le silence, il ne sait pas son nom. À l’aube, elle s’en va sans le réveiller, laissant deux lignes gribouillées : « Ce qui s’est produit ne s’est pas produit et ne se produira plus jamais pour moi ». Près du griffonnage, elle pose un bonbon et emporte son eau de Cologne. De quoi le désespérer jusqu’à la fin de ses jours dans le ventre du bateau coulé par le fond.

Autour de cet amour que l’inachèvement rend pathétique, surgit le décor de la Russie d’avant dans toute sa beauté, les bateaux qui naviguent sur la Volga, les paysages avec leurs églises à bulbes, un petit paysan russe qui guide le beau lieutenant au cœur brisé. Cet enfant est paniqué à l’idée de Darwin que l’homme descend du singe, donc ses parents aussi, le lieutenant aussi, et le tsar. Il incarne la sainte Russie. Le lieutenant a perdu sa croix dans le lit d’amour, le petit fait bénir la neuve par un pope escroc qui demande dix roubles. L’enfant a oublié de rendre sa montre au lieutenant et court inlassablement après lui.

Cet enfant, devenu un homme, on le retrouve aux dernières images du film, lorsque la péniche où ont été enfermés les prisonniers va être envoyée par le fond. Un homme est debout sur le môle avec les commissaires du camp, c’est l’enfant devenu grand qui a perdu son âme. Le lieutenant reconnait le petit paysan du temps d’avant : c’est lui qui a reçu les prisonniers et leur a demandé, à l’un après l’autre, d’arracher leurs épaulettes. Il l’appelle à travers le hublot. La péniche s’enfonce dans la mer.

VICE, un film d’Adam Mac Kay

Par Jacques Warin

      Ce film se situe dans la grande tradition des films politiques américains  (Tempête à Washington d’Otto Preminger, 1961 ; Les  Hommes du Président d’Alan Pakula, 1974). Plus près du second que du premier, car il ne s’agit pas de « politique-fiction », mais d’un « biopic » qui prétend résumer  –en un peu plus de deux heures-  quarante ans de la vie politique (et privée) de Dick Cheney. Ce dernier, qui ne fut jamais au premier plan de l’histoire des Etats Unis, joua un rôle capital au tournant de ce siècle, ayant été choisi par George W. Bush Junior pour être son vice-président et l’ayant accompagné pendant ses deux mandats (2000-2008).

    Le réalisateur, Adam Mac Kay, la cinquantaine, ne s‘était fait connaître jusqu’à présent que par un seul film (The Big Short, 2015), dans lequel il s’en prend à Wall Street et aux adorateurs du Veau d’Or (à travers la crise financière de 2008). Inutile de préciser que Mac Kay appartient à la gauche du parti démocrate et fut un fervent supporter de Bernie Sanders à la faveur des dernières élections présidentielles.

   Autant le dire tout de suite : le film, dont le titre repose sur un subtil jeu de mots (le même en français et en anglais), est tout entier « à charge ». Son propos est de dévoiler, à travers une succession de scènes à la fois comiques et hautes en couleurs, l’inculture et la sottise d’un homme, dont seules l’ambition et le culot lui ont permis de jouer les premiers rôles auprès d’un Bush, présenté comme un homme faible et inconsistant (c’est l’acteur Sam Rockwell, d’ailleurs peu ressemblant). Ce parti pris admis, on ne peut qu’admirer sa formidable efficacité, qui rappelle celle de Michaël Moore, le grand réalisateur pamphlétaire des années 2000, dont on n’a pas oublié Fahrenheit 9/11 (2004), qui prenait déjà pour cible le président Bush.

     Deux facteurs contribuent à faire de « Vice » un film extrêmement original, qui semble renouveler les lois du genre :

  • l’écriture d’abord, qui repose sur un montage ultra-rapide , où toutes les scènes s’enchaînent, sans laisser le moindre répit au spectateur, perpétuellement tenu en haleine par des « flash back » et même des « flash en avant », qui bouleversent la chronologie des événements (à la fois politiques et familiaux) ;
  • les deux acteurs principaux ensuite, qui interprètent les rôles respectifs de Dick Cheney (Christian Bale) et de sa femme Lynne (Amy Adams) ; ils sont absolument géniaux, lui à la fois cynique et obtus, mais quand même humain (par l’attachement qu’il voue à ses deux filles), elle ambitieuse déchainée, sorte de Lady Macbeth, finalement encore plus antipathique que lui (malgré l’intérêt quelle porte aussi à sa famille, seule refuge de « valeurs » auquel se réfèrent ces deux produits de la société américaine des années 60).

      Il y a d’ailleurs une scène d’anthologie, au milieu du film, dans laquelle le couple, se retrouvant au lit, se récite les vers de la tragédie de Shakespeare avant le meurtre de Duncan : scène bien sûr invraisemblable, car ces petits bourgeois du Wyoming n’ont aucune culture, mais – au second degré – d’un effet baroque et comique particulièrement percutant. Autre scène d‘anthologie, qui devrait faire, à elle seule, le succès du film : celle où George Bush rencontre Dick Cheney pour le convaincre d’être son vice-président  (en 2000) et où ce dernier, d’abord réticent, accepte finalement après avoir posé ses conditions : il supervisera l’administration, la Défense et la politique étrangère ! On se demande ce qui va rester à Bush et à ses secrétaires (ministres). Mais le futur Président est trop heureux de céder toutes les affaires à son ambitieux partenaire, qui en fera mauvais usage.

Encore une fois, c’est la « thèse » du film, qui tend à évacuer toute responsabilité de Bush et de Colin Powell dans cette entreprise, en mettant en avant les intérêts puissants de la firme Haliburton (que contrôlait Dick Cheney).

   À travers cette charge virulente, c’est ce poste a priori obscur de vice-président (ne jouant un rôle qu’à la mort du président), qui est mis soudain en pleine lumière. Le fait est que Dick Cheney a influencé de manière décisive les grandes décisions américaines du début du XXIème siècle (la guerre d’Afghanistan, en 2001, puis l’intervention en Irak en 2003) et qu’il a assuré le triomphe –provisoire- des idées des « néo-conservateurs », dont le parangon était Donald Rumsfeld, entrevu au début du film. Reste que si certains ont voulu pousser le parallèle avec l’actuel président des États-Unis, on peut s’interroger sur sa pertinence : les deux personnages représentent bien la droite du parti républicain, mais avec pour le premier une nuance interventionniste (il veut régler toutes les affaires du monde par la guerre) et pour le second une forte tendance isolationniste, renouant avec les vieux démons de l’Amérique des années 20-30.

Post-scriptum de Nicolas Saudray : Le poste de vice-président des États-Unis ayant été proposé à John Kennedy, encore sénateur, il émit cette réponse humoristique : I am against vice (je suis contre le vice). Ce qui signifiait qu’il désirait devenir président sans passer par une étape vice-présidentielle.

The Swimmer, film de 1967

Par Jacques Warin

Réalisateur : Frank Perry (et Sydney Pollack)
d’après la nouvelle de John Cheever
Interprètes : Burt Lancaster (Ned)
Janice Rule (Shirley)
Mary Champion (Peggy)
Kim Hunter (Betty)

 

Serait-ce une sorte de cinéma néo-réaliste « à l’américaine » ? ou plutôt de cinéma « néo-symboliste » ? Tiré d’une nouvelle de John Cheever datant des années 50, ce film de Frank Perry (mais dont certaines scènes ont été tournées par Sydney Pollack) oscille entre une description critique de la société américaine de cette époque (côte est) et une fable onirique qui retrace la descente aux enfers d’un membre de cette upper middle class qu’on imaginait abonnée aux success stories.

 C’est Burt Lancaster, déjà entré dans la cinquantaine, qui assure le rôle écrasant – et présent dans tous les plans du film – de ce « raté » de la société de consommation.  Certes, le sourire est là d’emblée, éclatant au départ, quand ce père de famille -en apparence comblé – décide, par un beau dimanche du mois d’août, de rentrer chez lui en utilisant, non pas la route, mais la « voie directe », la rivière Hudson, matérialisée, en distance, par les piscines des nombreux amis qui jalonnent son itinéraire.

Mais le sourire va rapidement se ternir, au fur et à mesure de cette odyssée des piscines et des surprises-parties. Et son aventure, qui ne devait durer qu’une après-midi, va dévorer –on ne le comprend que progressivement- les quelques années qui lui restaient à vivre. D’étape en étape, de piscine en piscine, Ned parvient enfin à la scène finale, d’une grande intensité dramatique, où, arrivé au seuil de sa maison familiale, il découvre qu’elle est déserte et battue par une tempête d’automne : sa femme l’a quitté, ses filles ont disparu, lui-même s’accroche en vain à la porte, désormais close sur un avenir qui n’existe plus.

 Il s’agit, bien sûr, d’un apologue, qui utilise un procédé nouveau (le flash-back dans le futur) et qui développe, avec un grand bonheur d’expression, le contraste existant entre une société dans laquelle ne compte que la réussite matérielle (maisons cossues, piscines à gadgets, réceptions alcoolisées) et la destinée d’un homme qui a échoué sur tous les plans (professionnel, sentimental et conjugal).

Cet échec, on le perçoit au hasard des rencontres successives que fait Ned au cours de son équipée, rencontres pendant lesquelles les amis qu’il croyait avoir, les relations d’affaires qu’il entretenait, les femmes dont il se croyait aimé, se montrent d’abord faussement enjoués, puis seulement indifférents, enfin franchement hostiles. Car tous ont quelque chose à lui reprocher, que ce soit un emprunt qu’il n’a pas remboursé, un engagement qu’il n’a pas tenu, ou même une de ces promesses de bonheur qu’il avait faites à ces femmes de rencontre et qui se sont dissoutes avec le temps.

Tous ces rôles féminins (qu’on ne peut toutefois qualifier de « seconds rôles ») sont d’ailleurs d’une grande justesse. Les actrices choisies pour les incarner sont très émouvantes, qu’il s’agisse de Janice Rule (Shirley), devenue lucide et même cruelle sur son amant d’autrefois, de Mary Champion (Peggy), ancienne baby-sitter de la famille, dont Ned ne peut comprendre qu’elle n’est plus, à ce stade, amoureuse de lui, et avec laquelle il voudrait tout recommencer, ou encore de Kim Hunter, devenue la femme froide américaine qu’elle avait sans doute toujours été. L’astuce du réalisateur consiste en effet à jouer sur le décalage entre le moment des retrouvailles et les souvenirs qu’elles entrainent, mais en les suggérant seulement, car le rythme du film emporte ses protagonistes vers un avenir plus sombre – jamais vers le passé.

 Burt Lancaster, presque toujours en maillot de bain, est extraordinaire de présence, d’abord chaleureux, puis inquiet, puis angoissé, enfin désespéré ; il trouve là l’un des meilleurs rôles de sa carrière. Rappelons qu’à cette époque il avait déjà cinquante-cinq ans et plus rien à prouver, ayant déjà marqué de son écrasante personnalité les principaux rôles de Tant qu’il y aura des hommes (From Here to Eternity, 1953) et du Guépard (1959) et ayant obtenu l’Oscar pour son interprétation d’Elmer Gantry (1960), cette histoire de faux prophète calquée sur celle du trop célèbre Billy Graham.

Mais c’est ce rôle de perdant, de looser, de rejeté de l’affluent society qu’il a, selon son propre aveu, préféré à tous les autres. Et c’est à travers ce personnage-miroir de l’Amérique des années 50 qu’il est parvenu à recréer l’émotion transmise par le grand romancier John Cheever dans une nouvelle d’une dizaine de pages.

« Le  Décalogue », dix films de Krzyztof Kieslowski (1988)

Par Jacques Warin

L’ambition de notre site est de faire connaître ce qu’on ne trouve pas ailleurs. C’est dans cet esprit que Jacques Warin, ancien diplomate, cinéphile chevronné, va présenter des films à la fois remarquables et oubliés ou négligés. Voici pour commencer un bouquet de dix.  

 Plus que Wajda, dont il fut l’élève, Kieslowski, trop tôt disparu en 1996, aura été le meilleur critique de la société polonaise. Les dix films qu’il a rassemblés sous le titre « Le Décalogue », et qui furent tous composés en une seule année (1987-1988), en donnent une excellente illustration.

Certes, les deux premiers qu’il ait tournés, censés commenter le 5ème et le 6ème commandements  (Tu ne tueras pas/Tu ne seras pas luxurieux), ont été réalisés en 1987, avant les huit autres ; mais ces derniers sont sortis d’un seul jet, en 1988, et l’ensemble forme un tout. Il constitue une mise en coupe réglée de la société polonaise à un moment crucial de son histoire : c’est l’époque où le communisme, rongé par la sclérose, est sur le point de s’effondrer, et où le catholicisme imprègne encore profondément les mentalités polonaises.

Dix films courts, percutants, chacun d’une durée de moins d’une heure, qui se réfèrent par leurs scénarios aux Dix Commandements de la Bible :

1/ Un seul Dieu tu honoreras,

2/ Tu ne commettras point de parjure,

3/ Tu respecteras le Jour du Seigneur,

4/ Tu honoreras ton père et ta mère,

5/ Tu ne tueras point,

6/ Tu ne seras pas luxurieux,

7/ Tu ne voleras pas,

8/ Tu ne mentiras pas,

9/ Tu ne convoiteras pas la femme d’autrui,

10/ Tu ne convoiteras pas le bien d’autrui.

 Sous prétexte d’illustrer ces préceptes judéo-chrétiens, le réalisateur polonais propose une vision critique de la société de son temps. Les dix épisodes qu’il tourne se situent dans la même banlieue un peu glauque de Varsovie, bien qu’il change de personnages et de milieu social à chaque fois. Les acteurs qu’il choisit pour tenir les principaux rôles sont tous excellents, quoique peu connus du public français (à l’exception de Krysztina Janda, actrice favorite des films de Wajda, qui n’apparaît que dans le deuxième épisode).  Se mettant résolument en rupture avec les deux mondes qui coexistent à la fin des années 80, la société communiste et la religion catholique, le Décalogue apparaît comme une œuvre révolutionnaire, ou peut-être même réactionnaire.

 Le style de Kieslowski, profondément original, s’inspire à la fois de Hitchcock (par un indéniable sens du « suspense ») et de Bresson (par l’importance donnée aux objets et à la psychologie des personnages). Les gros plans appuyés sur un téléphone, un ballon, une boîte aux lettres permettent au spectateur d’anticiper la fin d’une histoire qui, la plupart du temps, le surprendra. Des relations complexes unissent – et opposent – les individus :  une jeune femme dépossédée de sa fille par sa propre mère ( Tu ne voleras pas ), un homme harcelé par son ancienne maîtresse pendant la Nuit de Noël (Tu célèbreras le Jour du Seigneur), une universitaire respectable confrontée, quarante ans après, au mensonge qu’elle a commis pendant la Guerre pour sauver –ou ne pas sauver- une enfant juive recherchée par la police allemande. Elles aboutissent à des conclusions la plupart du temps dramatiques, et plus rarement comiques, comme dans le 10ème épisode, Tu ne convoiteras pas le bien d’autrui, où une collection de timbres est l’objet d’une âpre rivalité entre plusieurs gangs de philatélistes.

Mais à travers ces différents épisodes, c’est la société communiste (ou peut-être déjà post-communiste ?) qui se voit attaquée de front par une foule de détails « signifiants » : le patron d’un service d’un grand hôpital fait croître des pommes de terre sur son balcon, le mari trompé espionne sa femme en trafiquant les fils du téléphone, la station de ski de Zakopan, où se déroule, à la faveur d’un bref interlude, une partie du 9ème épisode,  n’est équipée que pour recevoir une centaine de skieurs dans la matinée (les autres sont renvoyés au lendemain), etc.

 Ce qui ressort avant tout de cette « série », composée sur le modèle de la série bergmanienne Scènes de la vie conjugale (1973), c’est la profonde humanité qui émane de tous les personnages de Kieslowski, confrontés dans leur vie quotidienne à des situations banales, auxquelles les Dix Commandements ne donnent pas de réponses adéquates. Après l’accident qui a provoqué la mort de son fils, dans le premier épisode (Tu honoreras un seul Dieu), le père se révolte contre son Créateur et brise les objets du culte dans une église. Le chauffeur de taxi qui poursuit son ancienne maîtresse (ou est-ce elle qui le poursuit ?) pendant la nuit de Noël a une curieuse manière de respecter cette fête d’obligation (troisième épisode). La fille amoureuse de son père, dans le 4ème épisode (Tu honoreras ton père), n’est peut-être pas sa fille, mais on ne le saura jamais, la fin restant très ambiguë. Le jeune voyou qui tue gratuitement un chauffeur de taxi, dans le 5ème récit (Tu ne tueras pas) est la victime de son enfance malheureuse, mais il sera quand même exécuté ; et c’est un réquisitoire impitoyable contre la peine de mort. Quant à l’épisode sur la luxure qui illustre le 6ème commandement, il met en scène les premiers émois amoureux d’un jeune homme de dix-neuf ans, conduit à une tentative de suicide par la femme qui se donne à lui avec trop de complaisance.

 A chaque fois, comme on le voit, c’est une version « inversée » de la morale du Commandement qui est proposée au spectateur. Après quarante années de communisme, la société polonaise, demeurée catholique en apparence, est complètement « déboussolée : elle ne sait plus où elle va ! Kieslowski lui tend alors un miroir où elle ne peut plus se reconnaître. L’atmosphère oppressante de cette banlieue de Varsovie, la plupart du temps filmée en hiver, en des appartements situés dans de sinistres barres de béton  genre Sarcelles ou Nanterre, contribue à donner à chacun de ces récits le ton d’un de ces Contes Moraux, à la Rohmer, qui serait, par sa conclusion, plutôt immoral.

C’est surtout la révélation d’un très grand cinéaste (né en 1941), servi par de très bons interprètes, et qui poursuivra, en France, une carrière prometteuse (avec des films comme Bleu/Blanc/Rouge et La double vie de Véronique, et des actrices comme Juliette Binoche ou Irène Jacob),  interrompue en 1996 par un accident de voiture.

Diderot au cinéma

Par Jacques Warin

Sur un récit de Diderot : deux films, deux metteurs en scène
Les Dames du Bois de Boulogne (1944) de Robert Bresson
Mademoiselle de Joncquières (2018) d’Emmanuel Mouret

 

  Inclus dans la nouvelle de Diderot « Jacques le Fataliste », le récit qui concerne la vengeance tirée par Mme de la Pommeraye à l’égard du marquis des Arcis ne compte qu’une quarantaine de pages. Deux cinéastes s’en sont emparés, à plus de soixante-dix  ans de distance : Robert Bresson, en 1944, avec Les Dames du Bois de Boulogne ; Emmanuel Mouret, en 2018, avec Mademoiselle de Joncquières.

  On pourrait aussi bien intituler ce récit, en empruntant cette fois son titre à Barbey d’Aurevilly, La Vengeance d’une Femme . L’intrigue en est très simple : Mme de la Pommeraye, ayant cédé aux instances du marquis des Arcis qui la courtisait, est devenue sa maîtresse. S’apercevant un jour qu’elle n’en est plus aimée (suffisamment), elle décide d’en tirer une vengeance exemplaire. Pour accomplir son dessein, elle a recours à deux « créatures », une mère et sa fille, qu’elle a connues dans le passé et qui ont sombré depuis dans la galanterie. Les ayant prises sous sa tutelle, elle leur fait mener une vie de dévotes et s’arrange pour provoquer une rencontre avec son amant.

 Ce dernier donne aussitôt dans le panneau qui lui est tendu : tombé amoureux de cette jeune fille au visage d’ange, il lui manifeste un intérêt de plus en plus vif, et de fil en aiguille, après avoir subi maintes rebuffades, il finit par lui offrir une somme considérable assortie d’un écrin de riches pierreries, à seule fin d’en faire sa maîtresse. Devant le refus de la jeune fille, toujours (bien) conseillée par Mme de la Pommeraye, le marquis commet alors la plus haute sottise qu’un homme de (son) état, de (son) âge et de (son) caractère puisse faire : il lui propose le mariage. Une fois cet hymen consommé, une lettre révèle au marquis le « sale métier que sa femme et sa belle-mère ont exercé à l’hôtel de Hambourg, rue Traversière, pendant dix ans ».

 Le mari bafoué prend tout d’abord l’affaire fort mal et laisse en plan femme et belle-mère pour s’enfuir en province. Mais, dans un deuxième temps, il est ébranlé par le repentir (qu’il croit sincère) de son épouse et lui demande de reprendre sa place au foyer conjugal. Happy end voulu par Diderot , qui déjoue les prévisions de Mme de la Pommeraye, puisque celle-ci, au lieu d’être vengée du marquis , lui a rendu un grand service : c’est du moins ce qu’il lui fait croire ! Evidemment ,ce n’est pas tout à fait la fin que les féministes du XXème siècle auraient voulu faire prévaloir. Mais la morale de cette histoire, selon Diderot, est bien claire : celui qui a séduit une honnête femme, Mme de  la Pommeraye, sans jamais lui proposer le mariage se voit condamné à épouser une courtisane. Sur ce point, la dernière phrase du récit est sans ambiguïté : l’homme commun aux femmes communes.

  Des deux films qui se sont inspirés de cette intrigue scabreuse, on pourrait croire, dans un premier temps, que c’est le second, celui de Mouret, qui est le plus fidèle à Diderot. Outre le fait qu’il s’agit d’un film en costumes et en couleurs, tourné dans les décors naturels de quelque château d’Ile-de-France (ou de la Loire), on y retrouve bien les différents épisodes narrés dans Jacques le Fataliste : la séduction de Mme de la Pommeraye par M. des Arcis, les aveux indiscrets du marquis et la fureur contenue de sa maîtresse, la rencontre au Jardin du Roi, le dîner de retrouvailles faussement imprévu, l’intercession d’un prêtre vénal, le rôle diabolique d’entremetteuse joué par Mme de la Pommeraye et le pardon final du marquis des Arcis. La photo est superbe, les costumes toujours bien repassés et rutilants de soieries de couleurs chatoyantes, la musique d’époque (Haendel, Vivaldi) hélas ! tonitruante. Mais c’est surtout le casting qui laisse à désirer : une Mme de la Pommeraye (Cécile de France) un peu trop compassée dans sa diction, un marquis des Arcis (Edouard Baer) plus naturel, mais curieusement trop « moderne » avec sa barbe de trois jours (diable ! qu’a-t-il fait de sa perruque ?), une jeune victime (Alice Isaaz) vraiment trop cruchonne pour être plainte, et d’un physique trop banal pour être l’objet d’un vrai coup de foudre. Quant aux comparses : domestiques, laquais et suivantes, ils (elles) sont là pour remplir un décor, d’ailleurs presque toujours vide, et ils peinent à donner à cette histoire tellement dans l’esprit du XVIIIème siècle (on pense bien sûr aux Liaisons Dangereuses) un soupçon de réalisme.

 Sur le plan de la vraisemblance de l’histoire comme sur celui de la psychologie des personnages, c’est le film de Bresson, tourné avec peu de moyens, en 1944, dans un Paris qui sent encore l’Occupation, qui s’impose : par la qualité de l’image (un superbe noir et blanc, magnifiquement restauré), par la qualité des interprètes, au premier plan desquelles se détachent Maria Casarès, lucide et cruelle dans son rôle d’Erinye vengeresse, et la toute jeune Elina Labourdette, vingt ans, victime à la fois pathétique et rebelle de cet infâme complot, par la vigueur du récit qui, à aucun moment, ne s’égare dans des digressions inutiles et progresse pas à pas vers un dénouement implacable. Certes, la fin est la même dans les deux films, et c’est bien celle qu’a voulue Diderot : le marquis pardonne à la femme qu’il a épousée les frasques de sa vie antérieure. Mais, alors que dans la version 2018 ce pardon s’explique mal – l’innocente victime ayant paru se prêter de bonne grâce aux machinations de Mme de la Pommeraye- l’héroïne de Bresson, dans le film de 1944, a des états d’âme et manque même, dans une scène cruciale, de révéler à M. des Arcis le pot aux roses ! Ce qui justifie, après coup, la réconciliation entre les nouveaux époux, et qui fait que, dans la version de Bresson, au prix d’une infidélité avec le récit, on est sans doute plus près de l’esprit de Diderot.

 Celui-ci, dans les toutes dernières pages, à travers les commentaires que fait son double, Jacques le Fataliste, ne s’attache-t-il pas d’ailleurs à tenir la balance égale entre « l’hypocrite » Mme de la Pommeraye et « l’inconstant » marquis des Arcis ? On est loin de la revendication féministe un peu bébête du film de Mouret, lequel, en faisant intervenir un personnage féminin ajouté au récit de Diderot (Laure Calamy), prétend justifier la vengeance d’une femme par une déclaration finale de Mme de la Pommeraye (Mon cœur est en paix maintenant), totalement hors de propos.

  C’est donc sans conteste le film de Robert Bresson (son deuxième après Les Anges du Péché, 1942), tourné en noir et blanc, avec quatre acteurs, dans un décor minimaliste, historiquement situé dans les années 40, qui l’emporte sur la reconstitution d’Emmanuel Mouret, dont on peut regretter qu’elle soit passée complètement à côté de « l’esprit » du Siècle des Lumières . Esprit de liberté, où la légèreté s’allie volontiers à la cruauté, où la morale peut aisément se retourner, où la vengeance d’une femme, si bien orchestrée qu’elle paraisse, s’inscrit finalement dans le cadre de ces aventures galantes que nous a contées, avec tant de bonheur dans son Histoire de ma vie, Casanova, le Prince des Libertins.