Nouveaux regards sur Otello : 1 – Aux sources de Shakespeare

Mars 2019

Nouveau regard sur Otello I : Aux sources de Shakespeare

[N.D.E.] Avec cet article, Jacqueline Dauxois, romancière, essayiste et spécialiste d’opéra, nous livre le premier maillon d’une petite série consacrée au chef d’œuvre de Verdi, Otello, ainsi qu’à ses antécédents et à ses répercussions. Les lecteurs de notre site pourront constater que, même dans un domaine que l’on croyait déjà bien exploré, il restait encore beaucoup à découvrir.    

 

Roberto Alagna vient de nous donner, après Orange et Vienne, son troisième Otello à l’Opéra de Paris, son épouse, Aleksandra Kurzak étant Desdémone. C’est l’occasion de s’intéresser aux sources de l’un des héros les plus célèbres de l’histoire de la littérature et de la scène lyrique.

CAPITANO MORO

Othello, avec « h », c’est la pièce de Shakespeare ; Otello, sans « h », c’est l’opéra que Verdi a tiré de Shakespeare. Le dramaturge génial de Stratford-on-Avon a trouvé son sujet dans une nouvelle publiée à Ferrare avec quatre-vingt-dix neuf autres, les Ecatommiti de Giovanni Battista Giraldi, dit Cintio.

Dans ce recueil, celui qui va devenir Othello se fraie pour la première fois une place en littérature, mais modeste et anonyme, car Cintio, qui se contente de numéroter ses nouvelles sans leur chercher de titres, ne nomme pas ses personnages. Dans la septième nouvelle du volume 2, il appelle son héroïne Disdemona – en grec, l’Infortunée – et ne désigne jamais celui qui deviendra l’un des plus célèbres héros de la littérature mondiale que comme le capitano Moro.

Le condottiere

La vie d’un condottiere corse, Sampiero Corso, aurait inspiré la nouvelle de Cintio. La chronologie ne s’y oppose pas : Sampiero a été assassiné en 1547 et le livre a paru en 1565.
Comme souvent les condottieri, Sampiero est un officier hors du commun. Parti de rien, il a gravi, comme Othello le fera, tous les échelons, conquis la gloire et la fortune et, à 47 ans, il épouse une ravissante cousine, Vanina d’Ornano, 15 ans. Lorsqu’ils s’installent à Marseille avec leurs deux enfants, Sampiero est ambassadeur auprès de la Sublime Porte, et Vanina est souvent seule. La Sérénissime République de Gênes, que Sampiero a combattu toute sa vie, infiltre un espion près d’elle comme précepteur de ses enfants. Séduite, elle s’enfuit avec lui. Sampiero intercepte le bateau et la condamne. Elle refuse d’être exécutée par des esclaves et lui demande de mourir de sa main. Il lui accorde cette grâce et l’étrangle. C’est la fin de Desdémone dans la tragédie de Shakespeare qui a fait d’elle une innocente.

La famille d’Ornano offre 2000 ducats pour la tête de Sampiero. Gênes double la récompense. En 1547, la tête du premier indépendantiste corse, qui avait néanmoins fait cadeau de l’île à la France, est exposée sur les murailles d’Ajaccio. Il avait soixante et onze ans.
Cintio raconte la vendetta.
Pas Shakespeare, qui resserre la tension dramatique, abandonne l’original à son sort pour suicider son Othello sur le corps de Desdémone assassinée.

Bifurcation ou parenthèse : Sampiero Corso, opéra d’Henri Tomasi

Dans les remous de la création qui se prolonge à travers les siècles, en 1956, Henri Tomasi, élève de Vincent d’Indy, reprend en direct, sans détour par les Ecatommiti, le personnage du condottiere et compose un opéra, Sampiero Corso dans lequel, sans innocenter Vanina, comme Shakespeare et Verdi, il atténue considérablement sa culpabilité.
Plus d’adultère avec le joli petit abbé précepteur des enfants et espion génois, plus de biens réalisés en toute hâte et d’embarquement pour Gênes avec l’amant espion, rien que l’imprudence politique d’une femme traquée qui vient plaider pour ses enfants.
Créé à Bordeaux, en 1956, Sampiero Corso est représenté à Marseille, en 2005 en français, et, toujours à Marseille en 1959, dans une adaptation en langue corse.

Quant à Tomasi, il a refusé la Légion d’Honneur, disant qu’il ne l’accepterait pas avant que la Corse ait un Conservatoire de Musique. Il est mort avant d’être exaucé.

DE SHAKESPEARE A VERDI

Othello de Shakespeare

C’est ce capitano Moro, anonyme héros d’une nouvelle sans nom, que Shakespeare découvre en lisant les Ecatommiti. Il s’empare de celui qui n’est qu’une ombre, crée le personnage, écrit la pièce, l’une des trente-cinq ayant survécu au temps et qui ne cesse pas d’être jouée depuis sa création en 1604 – époque où il a déjà donné Roméo et Juliette ainsi qu’Hamlet, avant de se tourner vers Macbeth et le Roi Lear.

D’Othello à Otello

D’une nouvelle à l’allure de synopsis, d’une histoire un peu embrouillée aux personnages sans consistance, Shakespeare a tiré un chef-d’œuvre qui se joue sur toutes les scènes du monde. Verdi n’a besoin de rien d’autre pour créer et, s’il connaît la vie mouvementée de Sampiero, le capitano Moro et le livre de Cintio, c’est pour se cultiver ou se distraire ; il n’en a pas besoin pour un opéra, il ne leur prendra rien.
D’autant qu’il ne compose plus.
Du moins pas d’opéra.
Othello, il n’y pense même pas.
Il a fait ses adieux à la scène lyrique.
Il a pris sa décision après Aïda, en 1871. Que pourrait-il composer de plus grand ? Rien,    croit-il. Donc il s’arrête et se tient à sa décision, alors qu’il a encore deux opéras à écrire, mais il ne le sait pas.

Pendant quatorze ans, pas un opéra. Mais un quatuor à cordes – et on va trouver quatre violoncelles dans le duo d’amour – et un Requiem – dont les échos du Dies Irae vont bientôt retentir dans la tempête d’Otello. Pour le moment, il est persuadé qu’il en a fini avec les complications des incarnations.
Il en est convaincu jusqu’à ce jour de 1884 où un personnage vient le chercher. Il ne veut pas de lui, pourtant, c’est un très grand, il pourrait avec lui atteindre les sommets. Il est tenté, refuse de l’être, mais lorsque la tentation devient trop forte et qu’il se décide à l’approcher enfin, c’est par un biais ; en 1884, il commence, surtout pas Otello, mais ce qu’il appelle son « projet chocolat ».
Il y passe six ans, c’est long pour lui ; d’habitude, il va plus vite.
Son retour à l’opéra est triomphal. Le 5 février 1887, avec Francesco Tamagno dans le rôle- titre, la Scala s’enthousiasme pour Otello.

Tenore spinto

Verdi n’a peut-être pas inventé un nouveau ténor pour ce rôle extrêmement lourd, mais il exige des moyens exceptionnels et des qualités de puissance et de souplesse vocale prodigieuses, car il a coupé le premier acte de la tragédie de Shakespeare et supprimé la présentation des personnages.
Résultat de cette suppression : il met son ténor en scène, au début, avec un Esultate qui doit dominer un déchaînement de musique orchestrale et chorale. Il lui offre aussi, et exige de lui, de sublimes duos, des ariosos à la ligne mélodique italienne d’une douceur extrême, la cantilène bouleversante d’Ora e per sempre addio, la tragique splendeur de Dio mi potevi.
De son chanteur, dont il exige tout, s’il en obtient tout, Verdi fait un triomphateur.

Depuis sa création, les ténors de légende qui se sont succédé en Otello ont ainsi triomphé.

À suivre :
– Analyse de Dio mi potevo d’Otello,
– La Desdémone d’Aleksandra Kurzak,
– Un nouveau regard sur l’Otello de Roberto Alagna, Orange, Vienne et Paris,
– Les duos dans Otello.

Nouveaux regards sur Otello : 2 – La Tenaille de mort

Par Jacqueline Dauxois

DIO MI POTEVI, LE MONOLOGUE D’OTELLO (ACTE III)

Depuis la création d’Otello, les plus grands ténors, suivant la tradition des acteurs de théâtre, montraient un Otello vitupérant. Roberto Alagna donne une tout autre interprétation.  Immobile et sans un cri pendant le monologue, son Otello atteint les profondeurs insondables de la douleur qui va le conduire à tuer et mourir.

Au moment où commence le monologue, Iago, avec de fausses preuves, des ruses iniques, en impliquant ses proches malgré eux, a convaincu Otello de la trahison de Desdémone. Dans un duo plus violent et pervers que celui de la fin, Otello a traité Desdémone de : vil cortegiana [1], elle a répondu : In te parla una Furia [2].

Il l’a chassée et, resté seul, il dit à Dieu son désespoir :

Dio ! Mi potevi scagliar tutti i mali,
Della miseria, della vergogna,
Far de’ miei baldi trofei trionfali
Una maceria, une menzogna…

E avrei portato la croce crudel
D’angoscie e d’onte [3]
Con calma fronte
E rassegnato al volere del ciel.

Ma, o pianto, o duol ! m’han rapito il miraggio
Dov’io, giulivo, l’anima acqueto.
Spento è quel sol, quel sorriso, quel raggio
Che mi fa vivo, che mi fa lieto !
Tu aflin, Clemenza, pio genio immortal
Dal roseo riso,
Copri il tuo viso
Santo coll’ orrida larva infernal !

 Traduction :

Dieu! Tu pouvais m’infliger tous les maux
de la misère, de la honte,
faire de mes fiers trophées triomphaux

une ruine, un mensonge…
Et j’aurais porté la croix cruelle
d’angoisses et de hontes avec un front calme
et résigné à la volonté du ciel.
Mais ô larmes, ô douleur ! on m’a pris le mirage
Où, joyeux, j’apaise mon âme.
Éteint est ce soleil, ce sourire, ce rayon
qui me rend vivant, qui me rend heureux !
Toi enfin, Clémence, pieux génie immortel,
au sourire de rose,
tu couvres ton visage
saint de l’horrible masque infernal !

Le premier mot du monologue c’est « Dieu » et le dernier « l’enfer », la tenaille de mort.

Au début, deux notes obsédantes, La bémol, Mi bémol décrivent la hantise d’Otello dans une descente chromatique où tournoie son obsession. Avec deux notes recto tono, sur le ton d’une marche funèbre, il prend Dieu à témoin de l’immensité de son désespoir, évoquant les tourments qu’il aurait pu endurer tandis qu’une tonalité aux sept bémols apporte à cette plainte des colorations opaques d’autant plus dramatiques qu’elles sont lancées par le timbre lumineux de Roberto Alagna.

Lorsqu’Otello a évoqué tous les maux qu’il aurait pu supporter, et il pouvait tous les supporter, tout perdre sauf « ce soleil, ce sourire, ce rayon », sa voix s’élance dans une cantilène.
Le timbre d’Alagna, arrache un instant ce « rayon » au désespoir de la voce soffocata, du recto tono sidérant et c’est le début d’une nouvelle ascension vocale qui s’achève dans l’horreur au début de la scène 4 : Ah ! dannazione !

Aux Chorégies d’Orange, où il chanté son premier Otello, en même temps qu’il travaillait sur le plan vocal, Roberto Alagna cherchait ses gestes.

Pendant les répétitions, agenouillé, il se traînait à plat ventre, se cachant le visage derrière les mains crispées d’effroi. L’image morbide envoûtait – rampement d’un animal que le costume rouge rendait magnifique, et qui aurait été mutilé.

Il a écarté cette gestuelle baroque, poignante et dérangeante, pour chanter à genoux, sans bouger. Un instant, renversant la tête en arrière, il a levé les mains dans un geste de prière désespérée donnant l’image d’un être torturé, poussé par une fatalité contre laquelle il ne peut pas lutter.

Dans un précédent duo, Desdémone lui disait : »Une furie parle en toi« . Tapie en lui pendant le monologue, la furie attend son moment. Otello, calme désormais, a condamné Desdémone. À la fin de l’opéra, il ne s’agit plus que de l’exécuter. Il le fait avec une implacable détermination. Ensuite, défiant les lois divines et humaines, trompant son entourage qui le croit désarmé, il se tue avec une arme cachée dans son vêtement.
Avec l’audace qui fait les chefs-d’œuvre, l’Otello de Roberto Alagna meurt comme Roméo, crucifié d’amour.

[1] Vile courtisane
[2]  Une furie parle en toi.

Nouveaux regards sur Otello : 3 – La Desdémone d’Aleksandra Kurzak

Par Jacqueline Dauxois
Cet article est le troisième de la série consacrée, sous la même rubrique du site Montesquieu, au chef d’œuvre de Verdi.

 L’année dernière, Aleksandra Kurzak, soprano polonaise, a incarné Desdémone à Hambourg, après une prise de rôle à Vienne, où elle a conquis le public en dépit d’une mise en scène obscure à tous les sens du terme. Pour sa troisième Desdémone, où elle retrouve son partenaire et mari, le ténor franco-sicilien Roberto Alagna, lui aussi à son troisième Otello, elle emporte tous les suffrages à l’Opéra de Paris. Dans la production classique d’Andrei Serban, elle rayonne par son jeu de comédienne autant que par son chant.

Confrontée aux injustes accusations d’Otello, trop loyale pour comprendre quel mécanisme infernal l’entraine sur les marches de l’enfer, Desdémone passe du bonheur à une irrésistible douleur. Aleksandra Kurzak révèle l’angoisse qui la torture sans jamais entamer son amour pour Otello.
Lorsqu’elle perd pied en face d’accusations horribles, lorsqu’Otello la traite de vil cortigianna, vile courtisane, elle se raccroche héroïquement à l’amour et, jusqu’à « l’heure de sa mort », elle se bat pour vivre, aimer et défendre la vérité qui pourrait la sauver.
Son seul mensonge est un pathétique mensonge d’amour. Mourant de la main d’Otello, elle s’accuse de s’être tuée elle-même pour lui épargner le tribunal et le sauver.

Tombée dans un piège diabolique, elle souffre et se débat comme une bête marquée au fer. Elle ne peut pas comprendre pourquoi celui qui devrait la protéger est celui qui lui inflige une telle souffrance. Si un autre l’accusait avec une pareille injustice, c’est vers lui qu’elle se tournerait, lui, Otello, son incompréhensible bourreau – pour la défendre.

Lorsque son désarroi se traduit par un appel désespéré à sa servante Emila avant l’Ave Maria, auquel elle donne une douceur arachnéenne, Aleksandra Kurzak bouleverse la salle jusqu’au cœur.

Dans son interprétation justifie pleinement les mots qu’Otello lui adresse dans la pièce de Shakespeare : « You are my fair warrior ! ». Sa Desdémone est un altier guerrier de l’amour. Le librettiste italien Boito se trompe (mais c’est le regard de son époque sur les femmes qui l’y incite) sur ce caractère en mettant ces mots dans sa bouche à elle. Mais par la force et la conviction de son jeu, Aleksandra Kurzak fait oublier ce détournement du texte et rétablit la vérité d’un personnage dont elle sait rendre l’amour sans mièvrerie et le désespoir sans renoncement. Avec sa voix dans sa plénitude et son jeu de tragédienne shakespearienne, Aleksandra Kurzak prouve qu’elle est capable d’incarner, vocalement et scéniquement, toutes les héroïnes qui nous font rêver.

En face de cette Desdémone, tour à tour sensuelle et évanescente, au charme et à la grâce irrésistibles, au chant toujours plus beau, si Otello ne passe plus pour un monstre haïssable, c’est que Roberto Alagna a vraiment changé notre regard. Son Otello rejoint alors cet autre mari jaloux, dans un opéra à l’esthétique radicalement différente, le Golaud, humain, trop humain, de Pelléas et Mélisande.
Mais si Roberto Alagna interprétait l’opéra de Claude Debussy, il serait Pelléas et non Golaud.

Annexe sur le spectacle qui a été donné

Huit représentations à l’Opéra Bastille avec Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak, en mars 2019.
La mise en scène est d’Andrei Serban (décors Peter Pabst, costumes Graciela Galn, lumières Joël Hourbeigt). Sensible et intelligente, la direction d’orchestre de Bertrand de Billy respecte les chanteurs, comme toujours (chef des chœurs José Luis Basso).
George Gagnidze, qui avait été Tonio dans Pagliaccio, avec Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak, au Metropolitan l’année dernière, est un Iago convainquant. Sa stature puissante est utilisée en contraste avec l’agilité de fauve d’Alagna. Son interprétation, dans le droit fil de l’Otello d’Alagna, renonce à toute forme d’outrance.
Il n’y a pas de rôles secondaires dans Otello, aussi faut-il tous les citer : Marie Gautrot, noble Emilia ; Frédéric Antoun, fougueux Cassio, aussi bon chanteur que chaleureux comédien :
« Heureusement que je ne chante pas Otello, tu as vu le rôle ? comment fait-il ? » ; Alessandro Liberatore, ce Romain qui souffre du climat parisien, incarnant Roderigo :  « D’habitude je chante Alfredo dans La Traviata, mais pour avoir Alagna comme partenaire, j’accepte ici un petit rôle » ; Paul Gay, Lodovico impressionnant de majesté ; Thomas Dear, très bon Montano.

­Pour voir les photos du spectacle :
https://www.jacquelinedauxois.fr/2019/03/19/la-desdemone-daleksandra-kurzak/

Nouveaux regards sur Otello : 4

Par Jacqueline Dauxois

Cet article clôt la série de quatre consacrée par Jacqueline Dauxois au chef d’œuvre de Verdi, qu’Alagna vient de remettre dans sa juste tonalité.

 

En 2014, Roberto Alagna chante Otello aux Chorégies d’Orange pour la première fois. Il reprend le rôle en 2018, à l’Opéra de Vienne et, en 2019, à l’Opéra de Paris Bastille.

1

LA RÉVÉLATION D’ORANGE

Luciano Pavarotti, lorsqu’il disait qu’il ne voulait pas chanter Otello parce que c’était un méchant, traduisait l’opinion générale.
Roberto Alagna non plus ne veut pas chanter un méchant ! Il révèle alors deux visages d’Otello qu’il intègre l’un à l’autre : un amoureux passionné comme Roméo et un guerrier qui aime pour la première fois. Et c’est ainsi qu’il crée un Otello, superbe et triomphant, qui descend tous les degrés de l’enfer sans crier ni hurler et qui touche le cœur.
Ce filtre d’amour, il ne l’invente pas.
Il a lu Shakespeare en cinq ou six langues, et connaît les derniers mots d’Othello avant de se tuer :
« … parlez de moi tel que je suis(…) alors vous aurez à parler d’un homme qui a aimé sans sagesse mais avec trop d’amour ; d’un homme peu accessible à la jalousie, mais, si on l’ébranle, tourmenté à l’excès(…) ; d’un homme dont les yeux qui n’en peuvent plus, bien qu’il n’ait pas l’habitude de s’attendrir, versent des larmes aussi abondantes que les arbres de l’Arabie leur gomme bienfaisante. » (1)
C’est textuellement ce dont rend compte la musique de Verdi, avec la reprise du thème du baiser au moment de la mort.
C’est exactement ce que donne Alagna sur la scène d’Orange.

Étonné et séduit par un personnage dont il ignorait qu’il pouvait l’aimer, le public a ovationné passionnément ce nouvel Otello.
La presse l’a louangé. Mais sans un commentaire sur le fond de ce qu’il a fait, ce bouleversement complet du personnage.

2

LE DÉFI DE VIENNE

Lorsqu’il reprend le rôle à Vienne, la mise en scène expressionniste, avec de éclats ténébreux, cadre idéal pour présenter l’ancien Otello, est en contradiction totale avec celui d’Orange. Roberto Alagna a relevé le défi. Dans un décor aride, dans les ténèbres ou sous des éclairages d’un bleu cru et cruel, alors que tout était mis en place pour souligner la traditionnelle noirceur d’un Otello psychorigide, il a révélé le sien avec tant de force et une telle présence en scène que la douloureuse et violente fragilité de l’Otello d’Orange était plus émouvante parce que tout était fait pour la rejeter.
Il a fait pleurer la salle en parvenant à donner du sens à une mise en images qui n’en avait plus.

La nouveauté de cet Otello, tendre tueur, amant déchiré qui meurt d’avoir assassiné son amour, n’a pas échappé à Dominique Meyer, le directeur de l’Opéra.
Le soir de la première, il a dit au ténor, cueilli en coulisses dans son costume et son maquillage de scène, qu’il venait « enfin » d’assister à Otello.

3

LE TROISIÈME OTELLO

LOtello de Roberto Alagna a été donné trois fois, dans trois lieux prestigieux. Mais c’est seulement la troisième fois, à l’Opéra de Paris, que le spectateur a assisté à la mort du héros.
À Orange, la fin était si mal éclairée qu’Otello, se poignardant et tombant à la renverse sur le corps de Desdémone, n’a pas été vu de la moitié des gradins. À Vienne, on ne l’a même pas vu tuer Desdémone : il était dans les ténèbres, caché par des grillages soutenus par des cadres de bois.
Or, chantée et jouée par Roberto Alagna, cette fin est si bouleversante et plonge si loin dans la vérité de l’amour et la mort confondus qu’on mesure ce qu’on nous a volé, deux fois de suite. C’est beaucoup. Parce que, lui, c’est certain, chaque fois, il a tout donné, son visage avec sa voix.

Si on vous dit qu’un soir, après l’entracte, il a été malade et si vous étiez à l’Opéra, ce soir-là, vous savez que la fin fut poignante, y compris à ces moments où sa voix de lumière devenait rauque, car rauque, elle n’est pas laide, mais étrange ; elle rendait plus dramatique la vérité de la tragédie qui se doublait de la sienne. Dans sa technique, son courage, l’admiration qui venait de la salle, il a trouvé des forces dont il s’est servi jusqu’au tomber du rideau pour un Otello qui a transporté le public, profondément impliqué avec lui dans une émotion différente de l’habituelle perfection.

(1) Les Tragédies de Shakespeare, 5 volumes, Union Latine d’Editions, 1939, Traduction de Suzanne Bing et Jacques Copeau.

Pour une analyse plus approfondie et pour voir les photos des trois spectacles :
http://www.jacquelinedauxois.fr/2019/03/19/lotello-de-roberto-alagna-un-nouveau-regard/