La situation des finances publiques

Par Michel Prada
Décembre 2022

Michel Prada a été successivement directeur de la Comptabilité Publique et directeur du Budget. Il est donc particulièrement bien placé pour faire le point sur ce sujet si important qu’est la situation des finances publiques

Répondant à l’aimable sollicitation des « Montesquieu », et bien qu’étant éloigné de l’opérationnel, j’ai tenté de faire un point sur la situation des finances publiques et, plus particulièrement, sur le budget de l’État. Je dois émettre, ab initio, un caveat : bien que la documentation soit abondante et la transparence réelle, les sujets sont très complexes, à raison de l’interdépendance accrue des trois composantes de la dépense publique, les APUC [1] (l’État et ses « opérateurs »), les APUL [2] (et leurs opérateurs) et les ASSO [3], qui sont de façon croissante interconnectées, ce qui rend parfois délicate l’interprétation analytique de leurs situations respectives. Il est, au demeurant, intéressant de noter que la gestion publique est de façon croissante abordée sous l’angle de la comptabilité nationale, langage macroéconomique commun aux États de l’Union Européenne, mais qui rend parfois délicate l’interprétation concrète des données de détail et pourrait avoir des effets pervers sur le pilotage budgétaire.

Je fais, en premier lieu, le constat que la situation présente de nos finances publiques est préoccupante et que les perspectives ne sont pas rassurantes.

Je hasarde, en second lieu quelques considérations personnelles qui méritent sans doute vérification voire contradiction.

1-La situation et les perspectives des finances publiques.

Elle est décrite en grand détail dans les deux documents qui accompagnent et encadrent le projet de loi de Finances pour 2023 : le projet de loi de programmation des finances publiques pour 2023-2027 (dont l’adoption est problématique à l’heure où je rédige ce papier) et le programme de stabilité.

11-La situation de départ est la suivante :

-le solde négatif du compte des APU, 3,1% du PIB en 2019, s’établit à 5% en 2022 ;

-le ratio de dépenses publiques, 53,8% du PIB en 2019, passe à 57,3% en 2022 ;

-le ratio de prélèvements obligatoires, 43,8% du PIB en 2019, atteint 44,2% en 2022 (à noter que l’écart entre ces prélèvements et la dépense est couvert, pour environ 8%, par des recettes diverses, « non obligatoires », domaniales par exemple) ;

-le ratio de dette publique, 94,4% du PIB en 2019 (il était un peu supérieur à 20% quand j’ai quitté la direction du Budget en 1986…) serait de 111,9% à la fin de 2022.

Cette situation résulte

– du laxisme quasi continu des gouvernements successifs depuis le début des années 90 ;

– de la crise financière de 2007-2010 ;

– de la crise sanitaire 2020…à ce jour non encore conjurée,

– de la crise internationale consécutive à la guerre russo-ukrainienne.

Le cœur des déséquilibres se situe au niveau du budget de l’Etat et de ses opérateurs. En effet :

– le solde négatif des APUC s’établit à 5,4% du PIB en 2022 ;

– le solde des APUL est équilibré ;

-celui des ASSO est légèrement positif à 0,5%.

Mais cette situation est délicate à interpréter en raison des financements croisés qui logent, dans le budget de l’Etat, des charges appartenant aux autres secteurs, plus particulièrement aux ASSO.

12-La perspective n’est guère rassurante car le redressement engagé reste très progressif et repose sur des hypothèses de croissance relativement optimistes.

– Pourtant, la prévision de croissance en volume reste très loin de la période glorieuse du siècle dernier : plus 1% en 2023 et de 1,6 à 1,8 % de 2024 à 2027. Elle repose sur une analyse de la croissance potentielle, qui dépend de l’évolution envisagée des facteurs de production  (capital, travail et « productivité », le  « facteur résiduel » du « Stoléru » de notre jeunesse). Cette prévision est, néanmoins, jugée trop optimiste par les experts de la Commission européenne qui confirment les chiffres du K et du W mais anticipent un facteur résiduel nettement moins dynamique…

– Le gouvernement entend mettre un terme au « quoiqu’il en coûte » et reprendre la maîtrise de la dépense publique.

La loi de programmation  et le programme de stabilité abordent cette problématique de manière holistique, en renforçant le contrôle de la dépense, par l’État, sur tous les auteurs de dépenses, même si la trajectoire est plus exigeante pour les APUC que pour les APUL et pour les ASSO. Cette ambition se heurte cependant à la résistance des élus locaux (la première ministre ayant dû modérer le propos) et des partenaires sociaux (réforme des retraites). L’État reste, quant à lui, confronté à la poursuite de la crise, à la transition énergétique, à la hausse des taux d’intérêt et au réarmement du pays.

Au total, la situation de fin de période  – 2027 –  serait la suivante :

– le déficit d’ensemble reviendrait à 2,9% du PIB ;

– le ratio de dépense publique retomberait à 53,8% ;

– le ratio de prélèvements obligatoires s’établirait à 44,3% ;

– le ratio de dette publique diminuerait d’un point, à 110,9% du PIB, ce qui reste très élevé, bien au-dessus de la moyenne européenne (95,2% en 2021), très loin de l’Allemagne (70% en 2021) et place désormais la France dans le camp des « pays du Sud »

2- Quelques réflexions personnelles.

21- La première question que pose la perspective ci-dessus concerne la soutenabilité de la dette publique.

Il y a quelques mois, un débat assez vif a opposé les tenants de l’orthodoxie à ceux qui défendent l’idée que la dette publique n’est pas en soi un problème et qu’il suffit de la faire « rouler ». Cette dernière thèse était, notamment, soutenue par certains théoriciens de la TMM (théorie moderne de la monnaie). Il est intéressant de lire sur ce sujet le livre de Stéphanie Kelton, professeur d’économie et conseillère d’Obama (Le mythe du déficit) [4].

Son analyse, qui s’inscrit dans le contexte américain, démontre précisément, en plaidant pourtant l’inverse pour les USA, que la croissance excessive de la dette publique pose problème :

– elle montre que la dette n’est limitée que par les capacités productives et que son excès déclenche l’inflation ; nous y sommes ! (même si on peut débattre des causes de l’inflation actuelle, sans doute liée à divers facteurs, le déluge de liquidités déversées sur les marchés depuis 2010, les dettes publiques et privées, la situation post-covid et post-Ukraine…)

– elle s’inscrit dans le cadre d’un pays qui bénéficie- pour le moment- d’une souveraineté monétaire absolue ; ce n’est plus le cas de la France.

Les « grands pays » ne sont pas à l’abri d’une crise due à l’excès d’endettement : l’exemple britannique (dont le niveau actuel de dette publique est significativement inférieur à celui de la France) l’a démontré dans le passé et encore il y a quelques semaines. D’ores et déjà, l’écart de taux entre la France et l’Allemagne – qui pèse bien sûr sur notre compétitivité – dépasse 60 points de base pour les emprunts à dix ans…Plus grave : on ne peut totalement exclure une crise compromettant notre capacité d’emprunt et menaçant le système monétaire européen.

Il faut espérer que la reprise de la croissance, le nouveau Pacte de Stabilité de l’Union, la démonstration d’une réelle volonté de maîtrise de la dépense publique (dont la réforme de l’assurance- chômage a donné l’exemple) et la normalisation de la politique monétaire de la BCE (dont Jacques de Larosière a souligné l’urgence dans son récent ouvrage, « En finir avec l’illusion financière ») permettent d’éloigner ce calice.

22- Il me semble que la dialectique des prélèvements obligatoires et de la dépense publique a été dévoyée, conduisant à de sérieux effets pervers dans la gestion budgétaire.

 – La diabolisation de la dépense publique a fait perdre de vue les considérants de sa légitimité. Son niveau et sa composition sont le résultat de choix fondamentalement politiques traduisant le degré de préférence pour la socialisation et la mutualisation. Il n’est, à ce titre, pas évident que la renonciation à la dépense publique se traduise par une réduction comparable de la dépense « nationale ». La diminution des dépenses de sécurité sociale se traduirait sans doute par une augmentation de la dépense privée, directe ou assurée par le marché. L’exemple des USA, qui consacrent 4 points de PIB de plus que la France aux dépenses de santé, en est la démonstration. Il n’est pas raisonnable d’assimiler dépense publique et « train de vie de l’Etat » comme le font certains plumitifs.

Bien entendu, cela n’exonère pas la puissance publique de bien gérer la dépense et de ne pas encourir le reproche de l’inefficacité, voire de la gabegie.

Bien entendu également, les opinions peuvent différer quant aux mérites respectifs de la mutualisation/socialisation/redistribution, versus ceux de la privatisation/ libre choix du marché/ responsabilité individuelle.

 – Symétriquement, la diabolisation des prélèvements obligatoires me parait résulter d’un raisonnement à courte vue. D’une part, la frontière entre prélèvements obligatoires et « consentis » est poreuse, dès lors que la marge de manœuvre est relativement limitée pour certains prélèvements « consentis » mais de facto incontournables (les assurances responsabilité civile, automobile par exemple). Il est vrai que les prélèvements consentis réservent une plus grande liberté de choix, d’opportunité ou de marché, et que d’aucuns peuvent défendre que la prestation privée a un rapport « coût-efficacité » meilleur que la prestation publique (les Américains le soutiendraient pour l’éducation, à la différence des Chiliens…).

On peut également s’interroger sur la nature des prélèvements obligatoires, sur les cibles de leur collecte – ménages ou entreprises – et sur leur impact sur la compétitivité de l’économie.

 –  Mais il me semble que ce qui est ici en cause, c’est la mise en cohérence des deux concepts : Il devrait, pour l’essentiel, y avoir couverture de la dépense publique – de fonctionnement ou de redistribution – par les prélèvements obligatoires, quel qu’en soit le niveau. Or c’est loin d’être le cas comme le montrent les chiffres ci-dessus (pour rappel, en 2022, la dépense publique s’élève à 57,3% du PIB, versus 44,2% du PIB pour les prélèvements obligatoires (les recettes diverses « non obligatoires » égales à 6 ou 7 % du PIB, permettant de limiter le déficit à 5% du PIB). Il est inquiétant de constater que le ciseau a tendance à s’ouvrir, le bouclage s’effectuant par l’endettement.

23- Cette déconnexion de la dépense publique et des prélèvements obligatoires, dans un contexte politico-médiatique de diabolisation des deux concepts, me semble avoir eu, depuis de nombreuses années, de graves effets pervers sur le plan des choix budgétaires qui ont privilégié les dépenses d’intervention au détriment des dépenses de fonctionnement des services publics, le bouclage final s’effectuant par la dette.

Tout se passe comme si, n’ayant pu maîtriser les transferts, voire désireux de les accroître pour mener des « politiques publiques », les gouvernements successifs avaient fait peser sur les services publics la contrainte de limitation de la dépense publique, tout en laissant filer le déficit.

Cette réalité n’apparait pas aisément à la lecture des documents budgétaires, principalement organisés autour des missions, programmes et ministères. Elle est aveuglante à la lecture du Compte général de l’Etat, principal porteur du déficit :

Compte général de l’État                      2006           2019       %              2021        % 2006-2021

Personnel                                                126,4          147,8     +16,9        151,6          +19,9

Achats                                                     17,1             24,1       +40,9        26,4             +54,4

Transferts ménages                             27,9             52,9       +89,6         60                 +89,6

Transferts entreprises                        18,1             17            – 0,3           68,7              +279,5

Collectivités locales                            69,1             71,4         +3,3           63,7              -7,9

Cette évolution est confirmée sur le plus long terme par les chiffres de la Comptabilité nationale pour l’Etat  (établis à partir de conventions et définitions différentes de celles du Compte général de l’État, ce qui explique les différences de montants) :

Année                                                 1998            2019         2021

% fonctionnement                           36                30,6           28

% transferts                                       49                61,2           64

% investissement                              15                8,2             8

Bien entendu, la tendance est amplifiée sur 2020-2022 par la pandémie et la conséquence de la crise internationale. Il reste qu’elle traduit une diminution constante de l’effort consacré au fonctionnement des services dont on commence à percevoir les effets délétères, malgré les efforts de productivité accomplis par les administrations, certaines étant d’ailleurs mieux armées que d’autres pour maîtriser le progrès technologique (les Finances versus la Justice…).

Une des composantes majeures de cette évolution concerne les rémunérations des fonctionnaires (avec un impact qui dépasse le seul État et affecte l’ensemble des administrations) dont l’évolution a été bridée par une application à mon sens inappropriée de l’outil de gestion de la masse salariale mis au point en 1986, qui distinguait, en complément du pilotage des effectifs, les mesures générales (la valeur du point d’indice) et les mesures catégorielles (le GVT). Le blocage du point d’indice, pratiqué à haute dose depuis le début des années 2000, a profondément dégradé la situation relative des fonctionnaires et engendré les problèmes très graves que posent aujourd’hui les fonctions éducatives et hospitalières, entre autres.

La préférence pour les transferts compromet le fonctionnement des administrations productrices de services, et renforce la tendance globale à la réduction relative de l’investissement productif, engageant le pays dans un cercle vicieux qu’il devient nécessaire de rompre.

 –  Pour conclure, il me semble que l’urgence commande de redonner la priorité aux fonctions de production, de privilégier l’investissement, et de ralentir (et de mieux cibler) les dépenses de transferts. Une telle démarche n’exclut bien évidemment pas la nécessité de progrès de productivité résultant de la digitalisation et de réformes dites structurelles. Il faut également retrouver une « martingale » opérationnelle entre la gestion de la dette et les perspectives de croissance

Ce sera très difficile compte tenu des efforts requis par la transition énergétique et la nécessité de mettre à niveau notre défense, dans un environnement peu porteur.

C’est possible si le gouvernement et le Parlement en affichent la volonté, si l’Union Européenne accompagne cette remise en ordre, si la politique monétaire européenne se normalise et si la dynamique du marché unique (y compris financier) redonne à l’Europe le dynamisme et la croissance que les années récentes ont fâcheusement altérés. Peut-être un abus de « wishful thinking »…

[1] Administrations Publiques Centrales
[2] Administrations Publiques Locales
[3] Administrations de Sécurité Sociale
[4] Éd. Les Liens qui libèrent, 2021 – 368 pages, 23,50 €