Tchekhov dans une nouvelle sauce

Vu par Nicolas Saudray
Mars 2023

J’étais resté sous le charme de la Cerisaie, au TNP, il y a longtemps. L’Oncle Vania qui vient d’être donné à l’Odéon par le metteur en scène bulgare Galin Stoev (né en 1969) a tout ce qu’on veut sauf du charme.

Vania, quinquagénaire, se donne beaucoup de mal pour gérer un domaine appartenant à sa nièce. Il n’arrive pas à se faire aimer d’une autre nièce (par alliance celle-là, et mariée). D’où ses déclamations sur  la vanité de la vie. Dit autrement, cela pourrait émouvoir. Mais le spectateur n’éprouve aucune compassion pour ce personnage bavard et gesticulant. Il a plutôt envie de lui dire : « Tais-toi et va-t-en ».

Deux bons acteurs seulement, en cette aventure. D’abord, celui qui représente un docteur, en qui Tchekhov, médecin lui aussi, a certainement mis beaucoup de lui-même. Ce Cyril Gueï est un Noir, d’origine ivoirienne. Surpris, le spectateur est bientôt séduit par sa force expressive. De plus Tchekhov, écologiste avant l’heure, lui a confié un discours sur la nécessaire préservation des forêts.

Le second acteur de qualité est Andrzej Seweryn, sociétaire honoraire de la Comédie française, bien connu, qui joue le patriarche de la maisonnée. Mais le metteur en scène l’a rendu incompréhensible ; il le montre tantôt éructant et à l’article de la mort, tantôt élégant et guilleret.

Les autres acteurs sont médiocres ou franchement mauvais. Les costumes,  d’époque sauf une robe-pantalon, sont assez laids. L’élégante langue russe de l’auteur a été traduite en un français racoleur et vulgaire, alors qu’il existait des traductions classiques.

Force m’est d’ajouter quelques critiques envers le grand Tchekhov lui-même. Comme dans d’autres de ses pièces, le grand nombre des personnages rend difficile la compréhension des liens de parenté ou d’alliance. Et le dernier acte est de trop. Vania ayant tiré sur son beau-frère, on devrait l’interner ; pas du tout, la pièce se prolonge et s’effiloche, alors que la plupart des personnages sont partis pour la ville, où ils espèrent une existence meilleure.

Malgré toutes ces erreurs, la pièce, telle qu’elle est donnée, ne laisse pas indifférent. Et d’abord grâce à des trouvailles de mise en scène. L’élément principal du décor est un grand panneau transparent et coulissant, que les personnages passent leur temps à ouvrir et à refermer, comme pour souligner la futilité de leurs occupations. Un piano mécanique régale l’assistance de ses notes saccadées, chargées d’ironie. Les orages et les coups de pistolet secouent la maison d’une manière suggestive. À la fin, pour parfaire l’ambiance rurale, de vraies poules envahissent le salon.

Le spectacle a aussi le mérite de démentir l’idée reçue selon laquelle Tchekhov nous aurait présenté des oisifs, voués à être emportés par la révolution qui couvait. Vania se tue au travail. Le médecin plus encore, sans compter les soins qu’il dispense à ses arbres. Le patriarche, un ancien professeur de sciences qu’on appelle Excellence, passe ses journées enfermé à rédiger des rapports dont on nous suggère qu’ils seront inutiles, mais qui témoignent d’une volonté de progrès. Et la pièce s’achève sur ces mots, annonciateurs d’une vie future. « Nous nous reposerons, oncle Vania ». Parce que nous avons beaucoup œuvré.

Alors pourquoi les pensées nihilistes répandues au long des quatre actes ? Tchekhov, semble-t-il, récuse la condition humaine, faite de travail (encore aujourd’hui, malgré les 35 heures et la retraite à 64 ans). Car ce travail, professe-t-il apparemment, n’aboutit à rien.

Consultons quand même la pièce suivante, inspirée par le succès d’ « Oncle Vania ». Il s’agit des « Trois sœurs », drame de l’ennui, non plus des campagnes mais des villes moyennes. Là aussi, on travaille. L’une des sœurs est professeur, la deuxième mère de famille, la troisième employée du télégraphe. Et à la fin, cette dernière, dont le fiancé vient de mourir, confie aux deux autres : « Il faut travailler, rien que travailler. »

En tout cas, aucune pulsion révolutionnaire n’apparaît. La révolution russe a été menée par des ouvriers très minoritaires, à Pétersbourg et Moscou surtout. Les campagnes étaient tranquilles.