Existe-t-il une culture populaire ?

Par Jacques Darmon
Janvier 2024

(Cette question, à laquelle son auteur répond avec énergie, a été inscrite sous la rubrique « Langue et lettres » du site, par égard pour le livre et pour le théâtre. Elle aurait pu figurer aussi bien sous la rubrique musicale).

Au départ, une idée magnifique : permettre à tous d’accéder aux biens culturels. André Malraux voulait « rendre accessibles (aux masses) toutes les œuvres capitales de l’humanité ». C’est en ce sens qu’il avait prévu de créer partout en France des « Maisons de la culture ». Plus tard, à sa demande, Marcel Landowski, directeur de la Musique, avait entrepris de couvrir le pays de « conservatoires régionaux de musique » qui formeraient de dizaines de milliers de jeunes à la pratique d’un instrument.

Cette idée forte est encore aujourd’hui une constante de l’action politique. Tous les politiciens l’affirment : ils veulent démocratiser la culture. Malheureusement, en mettant en œuvre cette noble politique, les gouvernements successifs n’ont pu échapper aux pièges qui leur étaient tendus.

Le premier piège était de réduire cette noble ambition aux dimensions d’une affiche électorale. A l’exemple des hôpitaux, des écoles et des autoroutes, l’effort développé au bénéfice des activités culturelles témoigne de l’attachement que l’Etat-maternel et donc ses représentants élus portent au bien-vivre des citoyens.

La qualité d’une politique culturelle se mesure alors au volume des dépenses du ministère de la Culture. Toute hausse est le signe d’une volonté de démocratisation ; toute baisse est stigmatisée comme preuve d’indifférence à la culture du peuple.

L’abandon d’une initiative culturelle n’est jamais considéré comme une décision objective prenant en considération la qualité du projet mais comme une manifestation évidente du désintérêt des pouvoirs publics (nationaux ou locaux) pour la culture populaire !

La défense et la protection des artistes sont les marqueurs de cette volonté politique. Celui qui brandit l’étendard de la culture rassemble derrière lui les artistes, écrivains et les professionnels du secteur. Le statut des intermittents du spectacle est un symbole de cette sollicitude du pouvoir politique.

Dans cette perspective, le ministère de la Culture devient un ministère de clientèle, chacune de ses directions se préoccupe de ses protégés : la direction de la Musique de ses musiciens, la direction du Livre de ses éditeurs…

Les décideurs politiques sont tous à la recherche d’un événement d’un geste qui marquerait leur goût, leur appétence pour la culture. Les élus locaux veulent tous construire un musée ou une bibliothèque (dénommée médiathèque), organiser un festival , une fête, une foire… Le Président de la République lui-même tient à attacher son nom à un geste culturel significatif !

Le deuxième piège, directement lié au premier, est que la politique culturelle se résume à une politique de l’offre : plus cette offre est importante, plus la culture semble s’être démocratisée. Le succès d’une politique culturelle se mesure à la quantité de lieux et de spectacles. Sur ce plan, le résultat à ce jour est proprement délirant  :

33 musées nationaux ; 1091 musées “classés et contrôlés”;

3300 compagnies professionnelles de théâtre , danse, cirque et théâtre de rue, dont 660 compagnies ou centres dramatiques et 250 compagnies chorégraphiques subventionnées ;

8 000 ensembles et groupes musicaux indépendants ;

100 000 représentations professionnelles identifiées par la Société des Auteurs-Compositeurs (SACD) (dont 12 000 au seul festival « off » d’Avignon !) ; plus de  5000 spectacles différents sont produits chaque année.

Le nombre de professionnels des arts du spectacle (217 153 en 2017) a augmenté de    50 % en quinze ans. Le nombre d’employeurs a cru de 70 % entre 2000 et 2017, atteignant 21 218.

Le spectateur boulimique absorbe son quintal de concerts, de films, d’expositions. Cet appétit gargantuesque le conduit d’ailleurs à dévorer n’importe quel aliment « culturel », même le plus indigeste. Et pour rendre l’assimilation plus complète, nos consommateurs-gastronomes culturels ont obtenu que chaque année soient distribués des « Victoires », des « Césars », des « Molières », exactement avec la même périodicité que des guides fameux délivrent des « étoiles » ou des « macarons » à des restaurants ou des hôtels.

Ce déluge d’offres culturelles (une « submersion », dit le président d’Arte) coïncide avec une démultiplication de l’offre numérique qui vient brouiller le temps disponible de l’amateur potentiel : You Tube propose 500 heures de nouvelles vidéos chaque minute !

Malgré cette offre gigantesque, la part du revenu des ménages consacrée aux dépenses culturelles est restée stable (3,5% environ) tandis que le public, mesuré en nombre de spectateurs, baisse de 1,8 % par an depuis 2002 (à l’exception des arts de la rue, de la danse contemporaine et des musiques nouvelles) . Les durées d’exploitation de chaque spectacle deviennent de plus en plus courtes. Des virtuoses de plus en plus nombreux donnent de moins en moins de concerts .

En général, un spectacle est représenté trois fois , devant 150 à 200 spectateurs en moyenne. On voit là l’étroitesse du public, composé d’un faible nombre de spectateurs qui chacun assistent à de nombreuses manifestations et donc ne s’intéressent qu’à de nouveaux spectacles. Surconsommation des milieux les plus proches de la culture, dit élégamment le rapport de la Cour des comptes ! 60% des spectateurs sont classés CSP+. L’offre culturelle est moins populaire qu’on ne le dit !

Le point extrême est atteint quand cette offre surabondante ne correspond à aucune demande : ainsi, le Centre National du Cinéma (CNC) finance le tournage de courts métrages qui ne seront jamais projetés devant un public, puisqu’aucune salle de cinéma ne les accueille aujourd’hui. Pour cela, on accepte quelques contorsions : la sortie publique exigée par la règlementation prend la forme d’une projection unique tard dans la nuit dans un cinéma de province ou d’un accord de diffusion après minuit sur une télévision à diffusion confidentielle. On finance l’art du court-métrage comme on défend la tortue de Hartmann ou la reproduction du « pique-prunes » : pour la survie de l’espèce !

Plus gravement encore – et c’est le troisième piège -, cette sollicitude étatique, cette indigestion culturelle s’accompagne d’une effarante banalisation de la notion d’œuvre artistique.

Puisque le public manque devant cette offre pléthorique, le succès de la politique culturelle s’obtient en changeant la définition de la culture populaire.

Démocratisation de la culture ne signifie plus accès du plus grand nombre aux œuvres d’art les plus importantes, mais bien au contraire introduction dans le champ de la culture des distractions du grand nombre.

Pour paraphraser Pascal, ne pouvant faire que le peuple se tourne vers les objets culturels, on fait en sorte d’appeler manifestations culturelles les divertissements populaires ! Ainsi sont désormais considérés comme activités culturelles les jeux vidéo, les BD, les tags, les « arts de la rue », les rave parties… À la limite, tout divertissement participe à cet effort de culture populaire.

La politique culturelle tient compte de ce changement de sens : elle consiste à permettre à chacun d’exprimer ce qu’il a à dire. D’où la nouvelle définition du ministère chargé de la Culture qui « a pour mission…de permettre à tous les Français de cultiver leur capacité d’inventer et de créer, d’exprimer librement leurs talents et de recevoir la formation artistique de leur choix…” (décret Lang de 1981).

Dans l’approche moderne de la culture « démocratisée », la sincérité est un gage de qualité artistique : nous sommes tous des Mozart . À l’image de cette actrice qui jouant le rôle principal d’une œuvre célèbre de Balzac portée à l’écran, affirmait avec détermination : « j’ai fait attention de ne pas lire le livre pour ne pas me laisser influencer » !

La téléréalité accrédite l’idée qu’un artiste sommeille en chacun d’entre nous. Star Academy démontre que quelques semaines suffisent pour devenir une artiste médiatique.

Simultanément, les « œuvres capitales », chères à André Malraux, sont détournées de leur statut culturel. Ceux qui affichent l’autoportrait de Rembrandt sur leur tee-shirt ne sont pas des admirateurs du peintre : ils appartiennent à une autre espèce .

Enfin –et c’est probablement le plus grand danger- le phénomène de mondialisation vient déformer la notion de culture populaire.

Beaucoup espéraient que l’avènement de nouvelles technologies, la généralisation de l’internet, la globalisation des échanges allaient ouvrir de nouveaux chemins aux pratiques artistiques, multipliant les contacts entre artistes, entre écoles, entre cultures, facilitant toutes les tentatives transversales, favorisant les mélanges de techniques et d’outils. Simultanément, les citoyens-consommateurs auraient accès à l’ensemble des productions littéraires, musicales, picturales, cinématographiques du Monde entier, la semaine du cinéma argentin coïncidant avec l’exposition sur l’art chinois du XVII° siècle… Malraux avait inventé la notion de « Musée imaginaire » : les techniques modernes de communication et de reproduction permettraient à chacun d’avoir accès simultanément à des œuvres et des artistes de tous les pays et de tous les temps.

Certes, cet espoir n’est pas totalement déçu.  Nombreux sont ceux qui savent utiliser ces nouvelles techniques pour s’informer, avoir accès à des œuvres lointaines, découvrir des champs nouveaux de la culture.

Mais, simultanément, cette globalisation est un facteur extraordinairement puissant de banalisation et d’homogénéisation qui conduit à une « culture de masse » se confondant avec la consommation de biens culturels reproductibles.

Alors que la notion d’art populaire renvoyait à une identité culturelle, chaque peuple pratiquant des formes artistiques liées à sa culture et à son histoire, le XX° siècle a démenti cette vision. Dans un monde global, la survie de cultures locales, au-delà de simples manifestations folkloriques, est problématique. La culture (et donc la civilisation) européenne se dissout progressivement (en tout ou en partie, là est la question !) dans un melting-pot culturel mondial : la même musique peut aujourd’hui être entendue sur tous les continents. Les mêmes spectacles sont offerts aux foules les plus diverses. Les mêmes artistes sont en tournée dans le monde entier.

Une question fondamentale est ainsi posée : peut-on concevoir une culture populaire qui ne connait plus la notion d’identité culturelle ?  La mondialisation interroge l’expression « culture populaire » dans ses deux termes : culture ? populaire ?

Chéri et La fin de Chéri, suivis de La Naissance du Jour, de Colette

Janvier 2024
Lus par Nicolas Saudray

En 1920, Colette, âgée de quarante-sept ans, publie son bref roman Chéri. Comme elle nous semble lointaine, cette histoire de cocottes et de riches oisifs, située avant le séisme de 1914 !

Léa, demi-mondaine mûrissante en qui le public a eu vite fait de reconnaître l’auteure, couve le beau Chéri, vingt-quatre ans, encore célibataire et sans profession. Le lecteur le prend d’abord pour un gigolo, entretenu par cette femme elle-même entretenue. Mais non, Chéri est riche, par sa mère, et s‘il fréquente assidûment une femme bien plus âgée que lui, c’est parce qu’il l’aime !

Quel était, dans la réalité, le modèle de ce garçon ? On n’en a pas trouvé. Colette, touchée par l’approche de la vieillesse, a rêvé ce jeune homme complaisant. Et à force de le rêver, elle l’a suscité, comme dans un conte de fées. Un an après la publication du livre, elle noue une idylle avec Bertrand de Jouvenel, un fils que son mari, l’important Henry de Jouvenel, directeur du grand journal populaire Le Matin, a eu d’une première épouse. Bertrand est encore plus jeune que Chéri : dix-sept ans. Et il vaut beaucoup mieux. Après avoir été, paraît-il, le héros du roman Le Blé en herbe, assez éloigné des faits (1923), il deviendra un économiste connu, et un pionnier de la prospective.

Revenons en arrière. Nous sommes encore avant 14. Chéri se marie. L’épousée est jolie, intelligente (une bachelière, quelle rareté, à l’époque !) et plutôt fortunée. Chéri, ce bel animal,  n’en est pas réellement épris. Il quitte le domicile conjugal pour revenir auprès de Léa. Le livre finit sans finir : Chéri marche dans une avenue bordée de marronniers en fleurs. Ce n’est que partie remise.

Chéri, à ce stade, n’éveille aucune sympathie chez le lecteur. C’est une petite frappe, on a envie de lui donner des claques. Sa seule excuse est la passion que Colette alias Léa éprouve pour lui.

Au cours des quatre années suivant la publication du roman qui lui est consacré,

Colette séduit Bertrand de Jouvenel, subit son éloignement progressif, divorce d’avec le père de Bertrand dont elle était déjà séparée de fait, rencontre Maurice Goudeket, courtier en perles, qui deviendra son époux et qui, encore juvénile par comparaison avec elle, a quand même trente-six ans. Le roman est adapté au théâtre et y connaît un vif succès.

En 1924, l’auteure s’avise de terminer l’histoire de Chéri, qu’elle avait laissé en plan dans les marronniers. Le jeune homme a fait la première guerre mondiale, il a été décoré. Ce n’est donc pas un bon à rien. Il reprend la vie commune avec son épouse, devenue doctoresse dans un hôpital. Mais il n’a toujours pas de métier, et n’en cherche nullement. Tout au plus joue-t-il à la Bourse. Et il y gagne de l’argent ! De quoi se plaindrait-il ?

Il s’ennuie. Il ne se console pas de ne plus être tout à fait jeune. Aucune bête, chien, cheval ou chat, ne lui avait accordé de sympathie, remarque l’écrivaine. Ce qui, de sa part, vaut condamnation.

Il décide de revoir Léa. Désastre ! Elle n’était pas monstrueuse, mais vaste, et chargée d’un plantureux développement de toutes les parties de son corps. Ses bras, comme de rondes cuisses, s’écartaient de ses hanches, soulevés près de l’aisselle par leur épaisseur charnue. La jupe unie, la longue veste impersonnelle entrouverte sur du lige à jabot, annonçaient l’abdication, la rétraction normales de la féminité, et une sorte de dignité sans sexe. Est-ce la quinquagénaire Colette qui se caricature ? Elle a pourtant conservé du charme, jusque dans sa vieillesse.

À la fin du récit, Chéri le déçu, Chéri l’inutile se tire un balle dans l’oreille. Conclusion logique. C’est le plus sombre des romans de Colette, adonnée d’habitude au genre rose-et-gris.

Les deux livres sont sauvés par sa plume agile et gourmande. Dans ma jeunesse, on m’avait appris qu’un beau style se reconnaît à la rareté des adjectifs et des adverbes. Colette prend le contrepied de cette sagesse. Plus encore que chez Proust, les adjectifs tombent en pluie. Mais ils sont si bien choisis, si sensuels que le lecteur se laisse enjôler. Parfums, couleurs, saveurs, tout lui est apporté. Et il ressent comme une envie de rejoindre ces personnages, si heureux, malgré leurs tribulations, de vivre en une telle ambiance.

Mieux encore, de la même plume : La Naissance du Jour. Une femme dans son jardin, au bord de la mer, en connivence avec la nature, et il ne se passe presque rien. Quelle diablesse, cette Colette !

Ses romans ont été réédités dans plusieurs volumes de la collection Bouquins. 

Cyrano de la Lune, Cyrano du Soleil

Par Nicolas Saudray
Mai 2023

Qui lit encore Cyrano de Bergerac (1619-1655) ? Presque personne. Mais grâce à Rostand et à quelques autres, il jouit d’une haute réputation. Et elle est méritée : précurseur de la science-fiction, ce gentilhomme désinvolte l’est aussi de l’écologie.

Vers le début du XVIème siècle, un Sarde nommé Sirano vient tenter sa chance à Paris. Son fils ou son petit-fils, devenu un riche marchand de poisson, achète une charge de secrétaire du roi pour s’anoblir, ainsi que le fief de Mauvières dans la vallée de Chevreuse. Cette terre inclut des prairies qu’un précédent possesseur, périgourdin, s’est diverti à baptiser du nom de Bergerac. Le nouvel acquéreur s’intitule donc seigneur de Bergerac, en sus de Mauvières. Et voilà comment Hercule-Savinien, petit-fils de l’anobli, se trouve indissolublement lié, dans la mémoire collective, à cette future sous-préfecture de la Dordogne, où il n’a jamais mis les pieds.

Son père est avocat. Lui-même est élevé au château de Mauvières, bien différent du bel édifice Louis XV que l’on peut voir aujourd’hui. Puis fait des études assez sérieuses dans un collège parisien. À vingt ans, il s’engage dans l’armée, reçoit deux blessures qui laissent sans doute des traces durables  – un coup de mousquet, un coup d’épée à travers la gorge – et revient tout bonnement à Paris pour terminer ses études.

Suivent quinze ans de vagabondage intellectuel et de demi-bohème. Savinien est noble, mais du degré le plus modeste, celui des écuyers. Il se dit seigneur de Bergerac, mais n’y a aucun droit, car dès 1638, son père, sans doute gêné aux entournures, a vendu cette terre, ainsi que celle de Mauvières.

Savinien appartient au groupe très peu organisé des libertins, ainsi désignés pour leurs mœurs et surtout pour leur distance envers la religion – qu’ils ne rejettent pas nécessairement, mais dont ils veulent qu’elle ne se mêle point de la science. Théophile de Viau a donné le ton, a été condamné au supplice de la roue. Libéré in extremis, il meurt peu après. À la génération suivante brillent, outre Cyrano, qui n’est pas le plus célèbre à l’époque, D’Assoucy, Gabriel Naudé (médecin, bibliothécaire du cardinal Mazarin), Gui Patin (doyen de la Faculté de médecine de Paris, infatigable épistolier), La Mothe Le Vayer (magistrat, membre de l’Académie française, précepteur du jeune Louis XIV et de son frère !), et même Scarron (premier mari de celle qui deviendra la très catholique Mme de Maintenon). Saint-Évremond poursuivra cette tradition de libre pensée, mais non d’athéisme, et devra se réfugier en Angleterre. Pourquoi cette brusque prolifération d’esprits forts ? Peut-être à cause des luttes féroces entre catholique et protestants, qui ont, aux yeux de certains, discrédité la foi chrétienne. Ils sont assez nombreux et voyants pour influencer de hauts personnages comme le Grand Condé ou La Rochefoucauld, l’auteur des Maximes, et pour que Pascal écrive à leur intention ses Pensées, avec son fameux pari qui n’a jamais converti personne.

Les libertins se réclament volontiers de Gassendi (1592-1655). Ô paradoxe, ce chanoine est fort convenable, et pieux. Originaire des environs de Digne, mort la même année que Cyrano mais né vingt-sept ans avant lui, Gassend ou Gassendi s’emploie à démontrer que la doctrine de l’univers formé d’atomes, héritée de Démocrite ou de Lucrèce et réputée païenne, se concilie fort bien avec le christianisme, les atomes ayant été créés par Dieu. Aujourd’hui, les Églises chrétiennes ne professent pas autre chose. Cyrano semble avoir bénéficié de l’enseignement de ce brave homme, de même que son cadet Molière.

Ayant vécu sous Louis XIII et durant la minorité de Louis XIV, Cyrano n’a pas assisté à la mise au pas de tous les déviants par le Roi Soleil.

En 1653, pour des raisons alimentaires, âgé déjà de trente-quatre ans, il entre au service du duc d’Arpajon. Sa mission consiste à célébrer son maître par sa plume, moyennent quoi celui-ci finance ses premières publications. Des satires injurieuses, dirigées contre d’anciens amis (à l’époque, les procès en diffamation n’existent pas, et on répond aux injures par d’autres injures). Des lettres d’amour, exercices de style dont on peut douter qu’ils aient jamais eu une destinataire.

Le duc finance aussi la mise en scène de la tragédie La Mort d’Agrippine. Mais le public s’offusque d’un couplet de Séjan suivant lequel les dieux n’existent pas. Une profession d’athéisme ! Après quelques représentations, l’œuvre doit être retirée de l’affiche, et ne verra plus jamais le jour. En réalité, Cyrano n’est pas athée, car il raille l’athéisme de son ex-ami D’Assoucy. Je le sens plutôt panthéiste.

Quant à son Pédant joué, comédie inspirée de Lope de Vega, elle met en scène un homme âgé intéressé par une jeune fille qui le dupe avec l’aide de son propre fils. Elle aussi, cette œuvre n’a qu’une courte carrière. Molière reprend l’idée dans l’École des femmes.

La mort de Cyrano a fait couler beaucoup d’encre. Rostand retient la version de la poutre qui lui serait tombée sur la tête. Un accident, ou un guet-apens ? La plume acérée du personnage et ses talents de duelliste lui avaient fait beaucoup d’ennemis. Une âpre querelle d’héritage l’opposait à son frère. Toujours est-il que, durant ses derniers jours, il demande l’hospitalité d’un cousin, à Sannois, dans la banlieue nord de Paris. Un grand blessé cherchant un abri ? C’est à Sannois qu’il meurt. On l’enterre chrétiennement. Il avait trente-six ans.

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 Parmi ses œuvres, seuls deux écrits posthumes intéressent encore les amateurs : L’Histoire comique des États et Empire de la Lune, suivie de L’Histoire comique des États et Empire du Soleil.

L’auteur a puisé à quelques sources, dont Lucien de Samosate, cet Oriental de langue grecque qui vivait au IIème siècle de notre ère, et qui a laissé une empreinte originale dans la littérature de l’empire romain. Son ouvrage plaisamment titré Histoire vraie met en scène un héros qui, emporté par un tourbillon, assiste à une bataille entre le roi de la Lune et le roi du Soleil. Mais ce n’est qu’un conte fantastique, sans prétention philosophique évidente.  

Cyrano se réclame plus nettement de la Cité du Soleil du dominicain calabrais Campanella, dont la première version est parue en 1602, et dont l’auteur est mort à Paris en 1639. Peut-être le jeune gentilhomme a-t-il suivi des cours que le dominicain donnait en latin. Il a en tout cas connu des gens qui l’avaient côtoyé. Mais les propos diffèrent. Campanella dépeint une république idéale et communiste, à la manière de Platon. Des prêtres la gouvernent, et décident de tout, même des mariages. Cette cité-modèle se situe à Ceylan, le Soleil n’étant que son Dieu lointain. Par contraste, Cyrano écrit des cascades d’aventures tantôt gratifiantes, tantôt satiriques, sans souci de cohérence. Et elles se déroulent vraiment dans des astres.

Une troisième source, plus proche, est le petit roman de l’évêque anglican Francis Godwin, L’Homme dans la lune, publié en 1638 après sa mort. Une traduction française est parue en 1648. Exempte de dissertations, elle se lit avec agrément. Le narrateur, un ancien soldat espagnol, ayant tué un adversaire en duel, doit fuir son pays, laissant sa femme et ses deux enfants. Il se rend aux Indes et y achète de pierreries à bas prix, pour les revendre cher en Europe. Mais au retour, il tombe malade, et doit s’arrêter un an dans l’île de Sainte-Hélène, ce paradis sur Terre. Là, il apprivoise des cygnes sauvages – parfois qualifiés d’oies – auxquels il s’attache par des cordes, et qui l’emportent jusque dans la lune.

Cet astre est peuplé de géants, qui préfigurent ceux des Voyages de Gulliver, sauf qu’ils sont bons, à la différence des créatures assez grossières de Swift. Ils ont de belles épouses, et la vertu règne dans leur royaume. On voit poindre ici un discours moraliste du prélat anglican, et les facéties de Lucien sont loin. Après quelque temps, néanmoins, le narrateur souhaite revoir sa petite famille, mais les cygnes, au lieu de le ramener en Espagne, le lâchent en Chine. Il est emprisonné pour être entré sans passeport dans l’empire du Milieu. Bien traité malgré tout,  il apprend la langue, s’émerveille de ce pays si intensément cultivé, et rencontre des jésuites – à l’époque, des  conseillers scientifiques de l’empereur – qui s’intéressent à cet Espagnol (trait savoureux de la part d’un ministre protestant). Grâce à eux, il espère pouvoir rentrer bientôt dans sa patrie, via Macao. Fin de ce récit espiègle.

À cette lecture, Cyrano est saisi d’émulation. Soucieux toutefois de ne point plagier Godwin, il imagine un autre moyen de gagner la Lune : son narrateur attache autour de son corps des fioles remplies d’une rosée que le soleil aspire comme il aspire toute rosée. Mais l’opération a été mal calibrée, et le voyageur n’arrive qu’en Nouvelle-France (Québec) : un prétexte à une conversation cosmogonique avec le gouverneur. Puis notre voyageur se confie à des fusées de la Saint-Jean, et atteint enfin son but lunaire. « C’est le paradis terrestre ! » s’exclame-t-il. Nous nous croyons revenus aux harmonieux tableaux de Campanella et de Godwin. La déception ne tarde pas : les habitants de la lune sont des géants qui marchent à quatre pattes. Voilà qui annonce les Voyages de Gulliver, en pire.

L’imprudent voyageur est mis en cage. On lui reproche notamment d’avoir déclaré que la Lune est une lune, alors que c’est un monde à elle seule, et que pour ses habitants, la lune, c’est la Terre. Inversion des points de vue, relativité de jugements : ces attitudes deviendront habituelles chez les philosophes des Lumières.

Les Luniens ne sont pas bornés pour autant. Ils ont inventé des villes montées sur des pas de vis. À la belle saison, quelques tours de vis les font sortir de terre. L’hiver venu, elles y rentrent, et se trouvent ainsi à l’abri du froid. Une autre particularité lunaire consiste, de la part des vieux, à respecter les jeunes et à leur obéir : encore une inversion qui annonce Jonathan Swift, dont l’un des « voyages » nous présente des hommes passés sous la domination des chevaux.

Le sort du captif est adouci par le démon de Socrate, un être bienfaisant qui, dans les propos du philosophe athénien, était une sorte de conscience invisible. Ce « démon », devenu un habitant de la Lune, prend le narrateur en amitié et lui tient d’interminables discours, auxquels l’intéressé s’efforce de répondre. D’autres discoureurs philosophiques, dont un Espagnol (clin d’œil à Godwin) se joignent à ces joutes. L’un d’eux n’hésite pas à remettre en cause l’immortalité de l’âme et la résurrection.

Cyrano trouve le moyen de glisser dans tout cela un couplet sur la majesté des grands nez, attributs naturels d’hommes remarquables. Son nez à lui – une gravure d’époque le révèle – est immense et plongeant. Le voilà justifié, sans attendre Rostand. Les décennies suivant la mort de l’écrivain y apporteront encore plus de gloire : le nez spirituel de Pascal, les nez bourboniens de Louis XIV, Louis XV, Louis XVI et Louis XVIII.

Assez bavardé, les amis ! Assez de bêtises ! Un grand homme noir surgit (un envoyé de Dieu ?). Il empoigne le narrateur et le ramène sans ménagements sur la Terre.

Malgré son imagination et sa fantaisie, Cyrano n’a pas le talent de conteur de Swift et de Voltaire. La patience du lecteur est soumise à rude épreuve. L’originalité de la démarche lui apporte une ample compensation.

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Après la lune, le soleil. Dans le même genre, ce sera plus vivant.

Le narrateur commence par se reposer de ses épreuves, près de Toulouse. Il en publie le récit, avec un vif succès (ce succès que Cyrano n’a jamais connu de son vivant). Mais des gens du pays, excité par un curé, l’accusent de sorcellerie et menacent de le brûler. Évidente allusion aux aventures de Théophile de Viau, et à la tragédie de Giordano Bruno, dont Cyrano a lu les écrits relatifs à l’univers infini.

Pour échapper à ce sort, le narrateur construit une petite nacelle de bois et la munit d’un miroir chargé de capter l’énergie solaire. C’est à ma connaissance le premier écrit de science-fiction, du moins en France. Ainsi, deux civilisations se distinguent, s’opposent presque. Pour l’hellénisé Lucien, la croisière dans l’espace résulte par hasard d’un phénomène naturel – un tourbillon. Quand l’homme essaie de forcer la nature, cela se termine mal ; par exemple, les ailes d’Icare se décollent. Au contraire, pour l’Occidental Cyrano et ses successeurs, l’homme peut conquérir l’espace par ses inventions et son audace. Ajoutons que le recours à l’énergie solaire fait de notre essayiste un annonciateur des Verts.

Peut-être aurait-il renoncé à se rendre dans le soleil, s’il avait su que le rayonnement de cet astre allait être capté, de façon symbolique, par Louis XIV, encore jeune lors de la rédaction de l’Histoire comique.

Quatre mois de voyage n’entament nullement la volonté du voyageur spatial. Grâce aux rayons du soleil, il n’a pas eu faim (Cyrano ne se doute pas du froid intense que nos cosmonautes doivent combattre). Arrivé à destination, il foule un sol qui, à notre surprise, n’est ni gazeux ni brûlant, mais doux. Les habitants, des nains, dansent autour de lui : une préfiguration de Gulliver chez les Lilliputiens. Au lieu de rester parmi eux, notre homme, poussé par sa force intérieure, poursuit sa route jusqu’au royaume solaire des Oiseaux, qui sont beaux mais méfiants. Il est arrêté et traduit en jugement, au motif qu’il a tenté de se faire passer pour un singe, alors qu’il est un homme. Le parlement des Oiseaux, devant lequel il comparaît, est une caricature des parlements français, avec leur gens de robe et leurs arguties. Par cette description, Cyrano a voulu conjurer, à mon sens, le procès pour opinions suspectes dont il se sentait ou se croyait menacé.

Pourquoi le fait d’être un homme constituerait-il un crime ? Parce que, disent les oiseaux, les hommes, sur la Terre, piègent et tuent nos semblables, à qui mieux mieux. Voilà Cyrano précurseur, une deuxième fois, des écologistes. Incapable de réfuter cette accusation, son narrateur est condamné à mort. Des oiseaux vont lui chanter des airs si lugubres que ses organes se désarticuleront, et il tombera sans vie. Mais au dernier moment, sur la requête d’un perroquet sympathique, le roi des Oiseaux le gracie.

Après ce sommet, le récit perd de sa force. Le héros se repose sous de grands chênes, qui se plaignent à lui de la cognée des bûcherons. Des discours mythologiques et géographiques envahissent les pages. Je retiens celui qui attribue une âme, non seulement aux hommes, mais aussi aux animaux et aux plantes. Nous ne sommes pas loin de la métaphysique hindoue – ni de l’écologie, là encore.

Un condor ramène enfin notre homme sur la Terre. Et là, que trouve-t-il ? Descartes, avec sa physique. L’adversaire de Gassendi, maître à penser de Cyrano. Descartes a horreur du vide, alors que Gassendi (et la postérité lui donnera raison) l’estime nécessaire pour permettre le mouvement des atomes. Cyrano emmêle joyeusement tout cela. Il oublie que Descartes considère les animaux comme des machines privées d’âme. Il se rallie à l’idée farfelue du philosophe, suivant laquelle tous les corps émettent des images corporelles que nos sens reçoivent. Aujourd’hui, Gassendi est oublié, tandis que Descartes se porte encore assez bien dans la mémoire des hommes ; mais c’est pour son Discours de la Méthode et pour son optique, non pour ses théories les plus ambitieuses.

Selon certains érudits, L’Histoire comique des États et empire du Soleil, publiée à titre posthume, serait inachevée. Pourquoi donc ? Parce qu’elle ne saurait être conclue par Descartes ? Notre auteur n’en était pas à une contradiction près ?

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 Après cette publication, le souvenir de Cyrano s’estompe, sauf pour quelques spécialistes. L’heure de Jonathan Swift a sonné. Sa plume est plus habile, plus imagée. Il a le sens des péripéties, et sait se mettre à la portée du public. D’où un immense succès qui dure, et s’est prolongé par le cinéma. Une thèse de Nancy Crampton, soutenue en 1935 à l’université d’Indianapolis, montre toutefois, dans le détail, que Swift, qui lisait couramment le français, a plus emprunté à Cyrano qu’à aucun autre auteur.

En 1897, Edmond Rostand, jeune auteur peu connu et légèrement neurasthénique, descendant d’une lignée d’armateurs marseillais, donne au théâtre parisien de la Porte Saint-Martin sa pièce Cyrano de Bergerac.  Elle mobilise une cinquantaine de personnages. Pour financer la production, son épouse Rosemonde, petite-fille du maréchal Gérard, a dû engager ses diamants. Rostand a dessiné lui-même le décor et les costumes. Dans son entourage, peu croient au succès. Et c’est un triomphe ! La France retrouve son panache, déplumé en 1870. À l’entracte de la générale, le ministre des finances, d’un geste napoléonien, détache sa Légion d’Honneur et l’épingle au revers d’Edmond. En 1901, le lauréat est élu à l’Académie française ; il n’a que trente-trois ans.

Mais son Cyrano, chevaleresque, romantique, se trouve assez loin du personnage historique – un mauvais garçon plutôt, fortement soupçonné d’avoir volé les bibelots de son père pour subsister.

Et le succès continue. Celui que le vrai Cyrano avait cherché en vain, et dont il bénéficie enfin, par Rostand interposé. Encore aujourd’hui, la pièce est la plus jouée de tout le répertoire théâtral français. Le rôle-titre est tenu sur scène par Jean Marais, Pierre Dux, Maurice Escande, Jean-Paul Belmondo. Au cinéma, par Gérard Depardieu.

Curieusement, cette pièce si française séduit d’emblée les Américains – peut-être parce qu’elle leur donne un sentiment de gloire exotique. Avant la première guerre mondiale, elle est jouée quatre cent fois, en anglais, aux États-Unis. Un opéra y est monté en 1913. Puis une comédie musicale. Un deuxième opéra suit, cette fois en France (1936). En 1959, c’est le thème d’un ballet de Roland Petit !

En 2016, Alexis Michalik présente au théâtre parisien du Palais-Royal, à la fois comme auteur et comme metteur en scène, sa pièce Edmond, où il raconte, de façon romancée, la genèse et la création de l’œuvre par Rostand. On dirait des fusées-gigognes : Cyrano, Rostand, Michalik. Le dernier élément tient l’affiche sans interruption depuis sept ans.

Cyrano de Bergerac : c’est le nom d’un cratère de 80 km de diamètre sur la face cachée de la lune.

Les livres :
Cyrano de Bergerac, Les États et Empires de la Lune et du Soleil,
édition critique par Madeleine Alcover (riche de commentaires), Honoré Champion 2004, 622 pages, 19 € à l’époque ;
Francis Godwin, L’Homme dans la lune, trad. fr. 1648, sur la Toile.

Tchekhov dans une nouvelle sauce

Vu par Nicolas Saudray
Mars 2023

J’étais resté sous le charme de la Cerisaie, au TNP, il y a longtemps. L’Oncle Vania qui vient d’être donné à l’Odéon par le metteur en scène bulgare Galin Stoev (né en 1969) a tout ce qu’on veut sauf du charme.

Vania, quinquagénaire, se donne beaucoup de mal pour gérer un domaine appartenant à sa nièce. Il n’arrive pas à se faire aimer d’une autre nièce (par alliance celle-là, et mariée). D’où ses déclamations sur  la vanité de la vie. Dit autrement, cela pourrait émouvoir. Mais le spectateur n’éprouve aucune compassion pour ce personnage bavard et gesticulant. Il a plutôt envie de lui dire : « Tais-toi et va-t-en ».

Deux bons acteurs seulement, en cette aventure. D’abord, celui qui représente un docteur, en qui Tchekhov, médecin lui aussi, a certainement mis beaucoup de lui-même. Ce Cyril Gueï est un Noir, d’origine ivoirienne. Surpris, le spectateur est bientôt séduit par sa force expressive. De plus Tchekhov, écologiste avant l’heure, lui a confié un discours sur la nécessaire préservation des forêts.

Le second acteur de qualité est Andrzej Seweryn, sociétaire honoraire de la Comédie française, bien connu, qui joue le patriarche de la maisonnée. Mais le metteur en scène l’a rendu incompréhensible ; il le montre tantôt éructant et à l’article de la mort, tantôt élégant et guilleret.

Les autres acteurs sont médiocres ou franchement mauvais. Les costumes,  d’époque sauf une robe-pantalon, sont assez laids. L’élégante langue russe de l’auteur a été traduite en un français racoleur et vulgaire, alors qu’il existait des traductions classiques.

Force m’est d’ajouter quelques critiques envers le grand Tchekhov lui-même. Comme dans d’autres de ses pièces, le grand nombre des personnages rend difficile la compréhension des liens de parenté ou d’alliance. Et le dernier acte est de trop. Vania ayant tiré sur son beau-frère, on devrait l’interner ; pas du tout, la pièce se prolonge et s’effiloche, alors que la plupart des personnages sont partis pour la ville, où ils espèrent une existence meilleure.

Malgré toutes ces erreurs, la pièce, telle qu’elle est donnée, ne laisse pas indifférent. Et d’abord grâce à des trouvailles de mise en scène. L’élément principal du décor est un grand panneau transparent et coulissant, que les personnages passent leur temps à ouvrir et à refermer, comme pour souligner la futilité de leurs occupations. Un piano mécanique régale l’assistance de ses notes saccadées, chargées d’ironie. Les orages et les coups de pistolet secouent la maison d’une manière suggestive. À la fin, pour parfaire l’ambiance rurale, de vraies poules envahissent le salon.

Le spectacle a aussi le mérite de démentir l’idée reçue selon laquelle Tchekhov nous aurait présenté des oisifs, voués à être emportés par la révolution qui couvait. Vania se tue au travail. Le médecin plus encore, sans compter les soins qu’il dispense à ses arbres. Le patriarche, un ancien professeur de sciences qu’on appelle Excellence, passe ses journées enfermé à rédiger des rapports dont on nous suggère qu’ils seront inutiles, mais qui témoignent d’une volonté de progrès. Et la pièce s’achève sur ces mots, annonciateurs d’une vie future. « Nous nous reposerons, oncle Vania ». Parce que nous avons beaucoup œuvré.

Alors pourquoi les pensées nihilistes répandues au long des quatre actes ? Tchekhov, semble-t-il, récuse la condition humaine, faite de travail (encore aujourd’hui, malgré les 35 heures et la retraite à 64 ans). Car ce travail, professe-t-il apparemment, n’aboutit à rien.

Consultons quand même la pièce suivante, inspirée par le succès d’ « Oncle Vania ». Il s’agit des « Trois sœurs », drame de l’ennui, non plus des campagnes mais des villes moyennes. Là aussi, on travaille. L’une des sœurs est professeur, la deuxième mère de famille, la troisième employée du télégraphe. Et à la fin, cette dernière, dont le fiancé vient de mourir, confie aux deux autres : « Il faut travailler, rien que travailler. »

En tout cas, aucune pulsion révolutionnaire n’apparaît. La révolution russe a été menée par des ouvriers très minoritaires, à Pétersbourg et Moscou surtout. Les campagnes étaient tranquilles.

Souvenirs de la Maison des Morts de Dostoïevsky

Lus par Nicolas Saudray
Septembre 2022

 

          De tous les livres de Dostoïevsky, ses Souvenirs de la Maison des Morts sont celui qui me touche le plus. Loin de moi l’idée de nier le génie qui s’exprime dans les autres. Mais je suis un peu gêné par la propagande en faveur de la Sainte Russie que j’y découvre.

          La Sainte Russie, bien sûr, ce sont les icônes, et la magnificence des chants orthodoxes. C’est aussi, hélas, une répétition sans fin de conquêtes et d’oppression. Alors que la colonisation de l’Amérique et de l’Afrique par les Occidentaux est aujourd’hui sévèrement jugée, personne ne songe à critiquer la soumission et la perte d’identité des peuples autochtones de Sibérie. Et pourtant ! En Russie même, chaque brève phase libérale a été suivie d’une longue phase absolutiste. Et les malheurs actuels de l’Ukraine rappellent cruellement ce qui semble être une constante de son grand voisin.

         Dans mon essai Nous les dieux (Michel de Maule, 2015), j’ai dit que la Russie appartient à une civilisation byzantine, bien différente de la nôtre. De bons spécialistes du pays de Dostoïevsky et de Poutine m’ont fait part de leur désaccord. Il me semble hélas que les derniers événements me donnent raison. Massivement appuyé par son opinion publique, le dictateur actuel prétend que, l’Ukraine étant la mère de la Russie, elle appartient à sa fille (alors que seul le raisonnement inverse pourrait à la rigueur être soutenu).

          C’est entendu, l’Occident souffre d’énormes défauts. Dostoïevsky l’a montré, et après lui Soljénitsyne, dans son discours de Harvard. Sa vraie religion n’est pas le christianisme, mais le culte de l’Homme. Les considérations de niveau de vie et de pouvoir d’achat y ont pris le pas sur tout le reste. Mais au moins, les humains y sont à peu près libres.

         La parabole du Grand Inquisiteur, insérée par Dostoïevsky dans ses Frères Karamazoff, et si souvent citée, est en réalité, de sa part, un règlement de comptes avec l’Église catholique. Il oublie que l’Église orthodoxe russe s’est pas mieux conduite, en faisant monter les vieux-croyants sur des bûchers, comme on peut le voir dans l’opéra de Moussorgsky, la Khovantchina.

         La Maison des Morts échappe à ces travers. Tout y sonne vrai, sans idéologie.

Voici ce que j’ai vécu, dit l’auteur.

          Né en 1821, Fédor ou Fiodor Dostoïevsky a reçu une formation d’officier du Génie. Son père, médecin militaire, anobli comme beaucoup de fonctionnaires chevronnés, a acquis deux villages dont il mène les serfs d’une main  de fer. En 1839, alors que son fils a dix-huit ans, le Dr Dostoïevsky est assassiné par l’un de ces paysans.  Selon des biographes perspicaces, ce drame occulté va occuper une place centrale dans l’univers mental de Fédor. Se sentant, par héritage paternel, à la fois victime et coupable, le jeune homme éprouve le besoin de se racheter. Il va le faire successivement de deux manières opposées : d’abord en adoptant un idéal occidental de libération du peuple (et cela le conduira au bagne), ensuite en magnifiant le peuple russe, fait de serfs et d’anciens serfs, indissolublement lié dans son esprit à l’Église orthodoxe.

         Fédor commence donc par fréquenter de jeunes libéraux. Ils ne complotent pas contre le tsar, mais possèdent une presse d’imprimerie, qui leur permet de répandre des idées subversives. En 1849, la police lance un coup de filet et les arrête. Dostoïevsky, vingt-sept ans, manque de peu d’être fusillé. On l’envoie en Sibérie pour dix ans de travaux forcés. Après quatre ans et demi, sa peine est commuée par le redoutable tsar Nicolas Ier : il doit accomplir les cinq ans qui restent comme soldat, toujours en Sibérie. Sa liberté relative lui permet alors de loger en ville et de se marier. C’est durant cette longue période militaire qu’il rédige sa Maison des Morts.

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          Appelons-le D., bien qu’il se donne un nom d’emprunt. Durant le long voyage de son convoi de captifs vers la Sibérie, les paysans se sont massés par villages entiers au bord de la route, pout voir passer les forçats.

          Au bagne, les détenus politiques comme lui se trouvent noyés dans un flot de « droit commun » – des voleurs et des assassins. Toutefois, par un raffinement inattendu, les nobles prennent leur repas à part. Ce sont surtout des Polonais, dont D. se sent très différent, et avec lesquels il converse le plus souvent en français. Ce privilège accordé aux gentilshommes se retourne contre eux, car il leur vaut  l’hostilité des autres détenus, à quelques exceptions près. Tout le long de son livre, l’auteur décrit, en déployant son talent de portraitiste, la dureté, le manque de scrupules, l’absence de remords de ses compagnons d’infortune. Il déclare que son seul ami était un chien. Mais à la fin, il se contredit : J’ai connu les mêmes hommes pendant plusieurs années. Je les ai méprisés d’abord, ne voyant en eux que des bêtes fauves. Et tout à coup, au moment le plus inattendu, leur âme s’échappait involontairement au dehors. Elle révélait une telle richesse de sentiments, tant de cordialité, une si claire compréhension de sa propre souffrance et de celle d’autrui, qu’au premier moment je n’en croyais ni mes yeux ni mes oreilles. Rédemption !   

          Dure est la vie au bagne, du fait notamment de la chaîne de quatre à six kilos rivée à la jambe droite que chaque détenu doit porter jour et nuit, même quand il gît dans un lit d’hôpital. En théorie, c’est une précaution contre la fuite : elle empêche de courir, et rend difficile une longue marche. Mais D. estime que tout forçat qui s’en donne la peine est capable de limer le rivet de la chaîne. S’il s’en abstient, c’est par crainte d’être repris, ou par passivité. Dès lors, la chaîne est moins une précaution qu’un élément de la peine.

         À la moindre incartade, réelle ou supposée, le détenu est battu avec des baguettes – passe encore – ou avec des verges, dont il peut mourir. La plupart supportent ces supplices avec une endurance bien russe. D., pour sa part, réussit à tirer ses quatre ans et demi sans y goûter. Il ne proteste jamais, ne tente jamais de s’évader. Par sagesse ? Ou parce qu’au fond, il se sent coupable, à cause de son père ?

         Malgré tout cela, le bagne de l’époque impériale se révèle moins rigide – plus humain, en somme – que ne le sera le Goulag décrit par Soljénitsyne et surtout par Varlam Chalamoff. Les détenus sont autorisés à pratiquer, en dehors des heures de service, de petits métiers pour se faire de l’argent de poche. Le cas le pire est celui de ces bagnards qui capturent des chiens, les tuent, les écorchent, et font de leur peaux divers objets en cuir dont des chaussures. Le plus souvent, il s’agit d’un artisanat raisonnable. Avec l’argent ainsi gagné, les bagnards achètent des croissants à des vivandières qui travaillent pour leur propre compte, ou se procurent un supplément de vivres auprès d’autres détenus (lesquels acceptent donc d’avoir faim). Les malheureux qui sont condamnés aux baguettes ou aux verges graissent la patte du bourreau ; cet homme commence par un grand coup, pour le principe, puis frappe moins fort.

          Lui aussi, D. dispose d’un peu d’argent. Par quelle voie ? Il ne le dit pas. Sans doute  sa famille, restée là-bas en Russie, a-t-elle trouvé un moyen de lui en faire parvenir.

          Ce petit trafic d’argent s’accompagne d’un petit trafic d’eau-de-vie. Parfois, les détenus offrent à boire à un sous-officier, qui se laisse inviter.

          Un autre trait d’humanité, peu fréquent en Occident, est dû aux habitants de la ville voisine. À différentes occasions, ils apportent aux détenus des « aumônes » – de la nourriture, des friandises même. Si coupables qu’ils soient, ces hommes ont quand même droit à leur compassion.

          Les forçats sont autorisés à jouer des pièces de théâtre, auxquelles les gardiens, officiers compris, assistent avec plaisir. D. reconnaît à ces acteurs un certain talent. Pour Pâques, une semaine de repos est accordée, par roulement,  à tous les bagnards, afin qu’ils puissent faire leurs dévotions. Les morts ne sont pas si morts que cela.

          Les chiens subissent de mauvais traitements. Les chevaux du bagne, en revanche, sont admirés et cajolés. Lorsque l’administration en achète un, les bagnards assistent à la scène, conseillent l’employé chargé de l’achat, l’aident à marchander. Et quand les forçats se déplacent en troupe, leur mascotte, un bouc paré de rubans, bondit en tête de la colonne, pour la joie des habitants.

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          Dès son retour à Saint-Pétersbourg, en 1860, Dostoïevsky fait publier sa Maison des Morts. Et le public, y compris la cour impériale,  avale ces vérités toutes crues sans broncher. Car on ne vit plus sous Nicolas Ier, mais sous Alexandre II, tsar libéral. La censure a toutefois demandé à l’auteur de durcir l’un des chapitres, de crainte que les candidats au crime n’aient une image trop douce du bagne, et ne soient encouragés à commettre leurs forfaits. Dans d’autres cas, c’est Dostoïevsky lui-même qui a pris l’initiative des corrections. Pour pouvoir présenter un pope ridicule, il le qualifie de brahmine, et cela passe, malgré l’invraisemblance.

          En 1866, la publication de Crime et châtiment le rend célèbre. Par idéal, un jeune homme a tué une vieille usurière. N’est-ce pas Dostoïevsky lui-même, qui se sent à la fois coupable et innocent ?

          En 1868, parution de L’Idiot, consacré à un tout autre thème, l’épilepsie. Saisissant est le contraste avec Flaubert, autre victime de ce mal. Alors que l’écrivain occidental cache son mal, ressenti comme honteux, et n’y fait aucune allusion dans son œuvre, l’écrivain russe y voit un message divin qui lui permet de comprendre l’outre-monde.

          Trois ans plus tard, le public est gratifié des Possédés. Ce titre désigne les jeunes occidentalisés, brillants mais dangereux avec leurs idées révolutionnaires, que Dostoïevsky fréquentait avant son envoi au bagne. Maintenant, il les renie. Je m’étonne qu’Albert Camus se soit entiché de ce roman au point d’en tirer une pièce de théâtre. Peut-être, abusé par le personnage séduisant mais creux de Stavroguine, a-t-il pris l’ouvrage pour un plaidoyer en faveur des jeunes rebelles, alors que c’est tout le contraire.

          Dostoïevsky meurt en janvier 1881 à cinquante-neuf ans, six semaines  avant un événement qui  lui aurait peut-être ôté quelques illusions sur la Russie – l’assassinat du tsar libéral Alexandre II, auteur de l’abolition de l’esclavage et de celle du supplice du fouet

         Un dernier mot : le culte rendu par les Occidentaux à Dostoïevsky et, dans une moindre mesure, à Tolstoï, ne doit pas faire oublier deux autres maîtres de la langue russe, à peu près contemporains : le génial Gogol, ukrainien, dont le tort est de ne pas avoir achevé ses Âmes mortes ; et Tourguénieff, trop occidentalisé sans doute aux yeux des Russes d’aujourd’hui, mais qui est néanmoins un grand écrivain.

Flaubert et son éditeur

Un livre lu par Nicolas Saudray

         Durant la majeure partie de sa carrière littéraire, Flaubert a eu pour éditeur le représentant le plus en vue de cette profession, Michel Lévy, fils d’un colporteur de Phalsbourg (Moselle). À l’époque, l’édition enrichissait son homme. Celui-ci possédait un hôtel particulier sur les Champs-Élysées et un château.

         Deux professeurs d’Université émérites ont raconté cette histoire pittoresque. Elle est publiée comme de juste aux éditions Calmann-Lévy, Calmann étant le frère et le continuateur de Michel.

         Madame Bovary figure parmi les grands succès commerciaux du siècle : 38 000 exemplaires vendus avant la fin de Second Empire. Elle ne procure pourtant à son auteur de 800 francs de droits, car il a signé le contrat à la fin de 1856, juste avant le procès pour outrage aux mœurs qui va lui assurer la célébrité – et se terminer par un non-lieu.

          La fois suivante, Flaubert perçoit 10 000 francs, à la fois pour Salambô et la deuxième édition de Madame Bovary.

          L’Éducation sentimentale le nourrit mieux, avec 16 000 francs. Ironie du sort, c’est un échec commercial, contrairement aux deux romans précédents.

          Tout cela est peu de chose à côté des 315 000 francs obtenus par Victor Hugo d’un autre éditeur pour ses Misérables, en 1862. L’empereur, magnanime, a laissé imprimer en France cet ouvrage d’un opposant politique, et a permis que les droits prennent le chemin de Guernesey.

          Même Zola, même Maupassant ont fait beaucoup mieux que Flaubert, financièrement. Et aussi George Sand, qui a obtenu de Michel Lévy un statut de salariée.

          Mais le plus étonnant, dans cette histoire, ce sont les conditions imposées par Flaubert au tout-puissant Michel Lévy. En concluant le « traité » de Salambô, il exige que l’éditeur prenne le livre sans le lire ! Les éditeurs ne sont à ses yeux que de vils commerçants, incapables d’apprécier la vraie valeur d’un ouvrage. On ne saurait donc admettre, de leur part, le moindre conseil, la moindre rectification.

           Michel Lévy se plie à cette exigence stupéfiante. En contrepartie, il obtient que le prochain roman de Flaubert lui soit réservé, et que ce soit un roman « moderne », pour changer du climat antique de Salambô. Ce sera l’Éducation sentimentale, un chef d’œuvre pour les générations futures, un échec dans l’immédiat.

          Deuxième condition extravagante pour l’époque, mais qui fait de Flaubert, cette fois, un précurseur : dans le même « traité », l’interdiction d’illustrer les livres – alors que tout Balzac et bien d’autres romans sont parsemés de vignettes. En effet, sauf à tomber sur un illustrateur de génie, les images banalisent la pensée de l’auteur, et empêchent le lecteur de rêver aux personnages. À présent, hormis les livres pour enfants, les éditeurs du monde entier se sont rangés à l’avis de Flaubert.

         Le bouillonnant Gustave s’est brouillé avec le fastueux Michel Lévy, à cause moins de l’échec de l’Éducation sentimentale que de la répugnance de l’éditeur à publier les ouvrages de son ami et mentor Louis Bouilhet, prématurément décédé.

        Mais Flaubert est resté en bons termes avec le frère, Calmann Lévy. Ce qui nous vaut aujourd’hui cet excellent ouvrage.

Le livre : Yvan Leclerc et Jean-Yves Mollier, Gustave Flaubert et Michel Lévy, Un couple explosif, Calmann-Lévy, 2021 – 178 pages, 18,50 €  

Flaubert et Tourguénieff

Une correspondance lue par Nicolas Saudray
Octobre 2021

Disons-le d’emblée : cette correspondance n’a pas l’ampleur et l’intensité de celle que le même Flaubert a entretenue avec George Sand, et qui est l’un des monuments de notre littérature. Mais elle renferme bien des pépites.

Les deux écrivains se sont rencontrés en 1863 aux dîners Magny, ces rencontres parisiennes où chacun paye sa part. Flaubert a 42 ans, et Tourguénieff, 45. Le premier a été rendu célèbre par Madame Bovary. Le second est assez oublié aujourd’hui, car il n’a pas les prétentions philosophiques de Tolstoï et de Dostoïevsky. Mais à l’époque, il est aussi connu qu’eux – non sans raisons, me semble-t-il.

Déjà, ils commencent à se sentir vieux, l’un et l’autre. Tourguénieff est un bon géant. Flaubert vire à la misanthropie. Malgré leur dissemblance, les deux auteurs sont très vite liés par l’estime et l’amitié. Mon vieux chéri, écrit Gustave – en tout bien tout honneur. De telles relations ne sont pas très fréquentes entre écrivains ou artistes, car des questions d’ego ont vite fait de les embrouiller.

Tourguénieff voyage : Russie, Angleterre, Baden-Baden que les Français appellent encore Bade, et Bougival, où sa bonne amie de quarante ans la cantatrice et compositrice Pauline Viardot vit en famille. Flaubert le casanier se limite le plus souvent à une oscillation entre son ermitage de Croisset près de Rouen, et Paris où il revoit ses relations littéraires et artistiques. Sans cesse, il supplie son confrère russe de lui rendre visite en sa retraite normande. Et parfois, le Russe vient. En remerciement, le Normand lui envoie une barrique de cidre.

Des soucis de santé perturbent ce ballet. Tourguénieff, si solide en apparence, est torturé par des crises de goutte. Flaubert continue de couver son épilepsie, dont il ne parle jamais de manière ouverte.

Le lecteur d’aujourd’hui note avec mélancolie la place que la langue française occupe alors en Europe. Tourguénieff l’écrit comme si c’était sa langue maternelle (tout en l’entrelardant de citations latines, si éloignées de son héritage slave !). Les grands critiques littéraires de Berlin attendent avec impatience les publications de Flaubert, en français, et en rendent compte à leurs lecteurs avant même qu’elles n’aient été traduites.

La guerre de 1870 dérange cruellement les certitudes du Normand, qui se voulait un  artiste au-dessus de la mêlée. Je suis devenu patriote. En voyant crever mon pays, je sens que je l’aimais. Tourguénieff compatit. Flaubert envisage d’écrire une comédie rosse sur l’évasion du maréchal Bazaine, accusé de trahison, mais, malheureusement pour nous, ne donne pas suite.

Vers la fin, les deux écrivains connaissent des ennuis d’argent. Flaubert se saigne aux quatre veines pour sauver de la faillite le mari de sa nièce, gros négociant en bois. Un exploit méritoire, de la part de ce célibataire grognon. Pour Tourguénieff, c’est moins grave, mais quand même sensible : il a été volé par son intendant, en Russie. Du coup, les deux hommes deviennent attentifs  aux petits revenus que peut leur rapporter l’écriture. Tourguénieff traduit en russe l’un des Trois Contes et trouve une traductrice pour les deux autres.

C’est lui qui persuade Flaubert de postuler pour la place de conservateur de la Bibliothèque Mazarine, dont le titulaire est gravement malade. C’est lui encore qui demande à ce sujet une audience à Gambetta, alors en position dominante à la Chambre des députés. L’entrevue donne lieu de la part du Russe à une jolie caricature : Le dictateur arrive à pas délibérés. Jamais je n’ai vu de chiens savants dansant devant leur maître pareils aux ministres et sénateurs qui l’entourent. Flaubert se console aisément de l’échec.

Mais il est comme écrasé par la rédaction de Bouvard  et Pécuchet –  cette épopée de la bêtise, comme le dira plus tard Raymond Queneau – dont il pressent qu’il ne l’achèvera jamais.

En  novembre 1979, Flaubert se permet d’écrire : Je ne voudrais pas crever avant d’avoir déversé encore quelques pots de merde sur la tête de mes semblables.

Il meurt en mai 1880. Tourguénieff suit trois ans et demi plus tard. Ainsi prend fin une belle amitié. Mais pour nous, elle brille encore.


Le livre
 : Gustave Flaubert, Ivan Tourgueniev, Je n’ai pas les nerfs assez robustes pour vivre dans ce monde-là, Correspondance, Éd. Le Passeur, Poche, 8,50 € (très bon rapport qualité-prix)    

Deux ans de bonheur avec Vialatte

vécus par Nicolas Saudray
Août 2021

 

          L’excellente collection Bouquins nous propose trois forts volumes de chroniques d’Alexandre Vialatte. Ne manquons pas cette occasion de nous familiariser avec l’une des figures les plus originales de notre littérature.

         La série de farces et de surprises qu’il nous a donnée pourrait débuter par l’histoire de son père, un capitaine d’’infanterie devenu releveur des compteurs à gaz d’Ambert (Puy-de-Dôme). Son fils Alexandre (1901-1971), ayant appris l’allemand, débute dans la vie juste après le premier conflit mondial, comme secrétaire de la Revue rhénane : un mensuel bilingue publié à Mayence et ambitionnant de réconcilier les peuples.

          Ses chroniques de cette époque, complétées par des impressions sur l’Allemagne de 1945-1949, sont recueillies sous le titre ironique des Bananes de Kœnigsberg – aujourd’hui Kaliningrad, ancienne capitale de la Prusse orientale, où il fait assez froid, et où Vialatte, autant que je sache, n’a jamais mis les pieds. Ce livre, à mon avis, n’est point son meilleur. L’auteur n’a pas encore vraiment trouvé son style, et ne sait trop comment traiter l’incertitude des premières années du régime de Weimar. Le futur Vialatte pointe néanmoins par endroits : Un Allemand peut se suicider dans un jardin public, mais il s’arrangera toujours pour que son cadavre ne tombe pas sur la pelouse.

          Le séjour germanique de notre homme aura surtout été l’occasion de découvrir l’œuvre de Kafka, ce Tchèque de langue allemande. Une œuvre posthume, dont Vialatte a la gloire d’être le premier traducteur français, et qui va marquer ses propres écrits. Cela dit, par opposition à cet écrivain sinistre entre tous, Vialatte fera constamment dans la drôlerie, rose ou noire suivant l’inspiration.

          Sa première période parisienne est employée à des travaux de traduction et à des romans. Vialatte se marie. Il aime sincèrement sa femme, qui lui donne un fils, et il n’oublie jamais de lui écrire. Mais les époux – encore une farce – cohabitent fort peu.

          Pour se changer les idées, l’auteur encore jeune enseigne les lettres de 1937 à 1939 au lycée franco-égyptien d’Héliopolis, faubourg moderne du Caire. Cette expérience exotique n’influe guère sur la suite de sa production – sauf une manie de conclure ses chroniques par la formule C’est ainsi qu’Allah est grand, qui lui vaudrait sans doute aujourd’hui des protestations ou des menaces. Vialatte est trop auvergnat pour pouvoir se couler dans la mentalité arabe.

          En 1939, mobilisé comme simple soldat faisant fonction de caporal, il est jeté à bas de son cheval et prend un coup dans un œil – qu’il perdra quelques années plus tard. Il reste néanmoins sous les drapeaux et, l’année suivante, est fait prisonnier. Cette expérience manque de le rendre fou. La réalité du personnage commence à se révéler : un hypersensible qui se cache sous de fines plaisanteries. Les Allemands le libèrent pour raisons médicales au début de 1941. À la fin de la guerre et durant les mois qui suivent, bombardé capitaine, il fait bénéficier l’Armée française de ses talents d’interprète. Puis se réinstalle, avec sa femme et son fils, à Paris… face à la prison de la Santé. À croire qu’il l’a fait exprès.

          C’est seulement en 1952 qu’âgé de 51 ans, Vialatte devient Vialatte, en engageant une collaboration régulière avec le quotidien de Clermont-Ferrand, La Montagne. Resté néanmoins à Paris. Il écrit pour cet organe de presse 898 chroniques, échelonnées sur dix-huit ans. Donc une par semaine, quoi qu’il vente. Chaque dimanche soir, notre auteur se rend à la gare de Lyon et confie son texte au wagon postal du train qui va partir. En parallèle, mais de manière moins régulière, il fournit des articles de la même veine aux quotidiens L’Époque (vite disparu) et Le Petit Dauphinois (devenu Dauphiné Libéré), ainsi qu’à l’hebdomadaire Marie-Claire et au mensuel Le Spectacle du Monde.

          Ces articles ne se proposent pas d’informer les lecteurs, qui bénéficient d’autres occasions pour cela. La plupart des faits y sont ostensiblement déformés, voire inventés. Il s’agit plutôt de distraire, de taquiner, voire de révolter, en présentant un monde à la fois comique et tragique. De ces exagérations systématiques jaillit une vérité supérieure. C’est l’œuvre d’un homme mûr qui en a vu de toutes les couleurs.

          Grand fumeur mais pas du tout buveur, ne sachant pas conduire une voiture, cycliste collectionneur de procès-verbaux, Parisien par sa résidence et provincial par son principal public, peu connu de la foule, hors celle d’Auvergne,  mais justement apprécié d’une petite élite, il aura mené jusqu’à son soixante-dixième et dernier anniversaire une existence très particulière.

          C’est un virtuose de la plaisanterie ravageuse, comme celle-ci : On devrait surveiller les enfants. Ils viennent encore de voler le boa de San Francisco. Celui du zoo, qui a deux mètres cinquante, pour jouer à Adam et Ève. Ou encore celle-là, sur ce vieux gentleman du Texas qui demandait au coin du désert et d’une forêt mal fréquentée à un riche marchand de vaches : « Monsieur, faites l’aumône à un pauvre vieillard qui n’a plus rien au monde qu’un revolver chargé. »

          La plaisanterie est parfois poussée jusqu’au macabre (anthropophagie, livres reliés en peau humaine). Âmes délicates s’abstenir.

           Vialatte est aussi un champion de l’invention réjouissante, par exemple celle-ci, relative à une femme sculpteur qu’il admire : Comme elle ne sait pas garder l’argent, le médecin de la famille lui a greffé sous le pouce un nerf de kangourou femelle qui donne le réflexe impérieux de remettre ce qui s’échappe dans la poche. Ça n’a pas donné de résultat.

          Autre perle : Le cerveau électronique, endoctriné par des chimistes, a rédigé à l’usage des pharmaciens un catalogue de tous les mots qui pouvaient être fabriqués pour désigner de nouveaux médicaments : abechamycine, starvcid, platuphyl, etc. Il ne reste plus qu’à lancer dans le public les maladies que guériraient ces remèdes nouveaux. 

          Vialatte est le prince du raisonnement inepte. Dans le mariage vécu, je déconseille la femme parfaite. Car on ne peut pas l’améliorer. Une femme imparfaite s’améliore, une femme parfaite ne saurait être améliorée. Elle a raison, forcément et d’avance. C’est sans espoir. Elle a raison de naissance. Vous en resterez pour vos frais. Épousez donc une femme imparfaite ; vous pourrez peut-être améliorer. La sienne, bien-aimée, était paraît-il fort autoritaire.

         Encore plus impertinent : « Assieds-toi au bord de la rivière, dit un proverbe libanais, et tu verras passer le cadavre de ton ennemi ». C’est une méthode décevante, surtout si l’ennemi s’est assis en aval. Le mieux est donc, dès qu’on s’est fait un ennemi, d’aller s’asseoir en toute hâte à l’embouchure même du fleuve, et d’un fleuve à estuaire, car avec les deltas on ne sait jamais quelle branche peuvent emprunter les cadavres d’ennemis. 

         Ami des monuments historiques, je me dois d’ajouter ceci, qui égratigne les Auvergnats, compatriotes chéris : Se privant de tabac pendant quarante-sept ans, ils s’achètent à soixante-dix un château avec eau courante, ou comme moi, se privant chaque jour de château, ils réussissent, grâce à cet ascétisme, à s’acheter chaque jour un paquet de Gauloises bleues.

        Mais voici le sommet : L’homme n’est que poussière. C’est dire l’importance du plumeau.

         Comment les lecteurs de La Montagne ont-ils supporté ce compère qui leur écrivait de Paris des énormités ? Il y a sûrement eu des protestations. L’honneur du journal a été de conserver ce collaborateur, et de n’exercer que trois ou quatre fois son droit de censure, à l’encontre d’un billet où il se moquait des grosses femmes, ou de quelques autres où il attaquait un peu trop le gouvernement.

          Parfois, le chroniqueur se mue en un critique littéraire ou en un critique d’art. Les gloires consacrées ne l’intéressent que rarement : ainsi Henri Heine, auquel il consacre un émouvant article, pour le centenaire de sa mort ; ou François Mauriac, sujet d’un papier fort contrasté mais remarquable. Vialatte préfère « mettre en boîte » des réputations éphémères, le peintre Bernard Buffet, la petite poétesse prodige Minou Drouet. Il s’applique surtout à défendre des amis, ou des auteurs qu’il a contribué à découvrir et qui, du coup, sont devenus des proches, dont il suit fidèlement l’œuvre durant des décennies : Ferny Besson, explicatrice du Sahara ; Anne-Marie de Baker et ses poèmes ; l’écrivain belge Franz Hellens ; le galeriste parisien Romi, éditeur de la revue Bizarre ; l’essayiste suisse Léon Bopp. L’appui de Vialatte n’a pas suffi pour leur assurer une notoriété durable, mais donne au lecteur d’aujourd’hui l’envie de découvrir ces compagnons de route.

         Cet appui s’exprime avec un humour vigoureux, dont j’espère que les victimes lui en ont su gré. Vialatte apprécie le peintre et sculpteur Dubuffet, mais nous laisse de sa maison une description apocalyptique. Il chérit le conteur auvergnat Henri Pourrat, mais lui attribue une barbe splendide de tueur de veuves distinguées. Le chien du sculpteur Philippe Kaeppelin, autre proche, lui inspire cette tirade : Un animal adorable acheté au mètre dans une grande écurie et qui ressemble si parfaitement à une saucisse de Toulouse (ce qui est le comble de la beauté pour un basset) qu’on peut lui faire cirer le plancher rien qu’en lui attachant une brosse sous le ventre. Pas facile, de rester amis après ces coups de griffe ! Mac Orlan est heureusement croqué à titre posthume : Il avait l’air, sur la fin de ses jours, avec son bec et ses yeux de rapace, d’un vieux hibou coiffé d’un bonnet écossais. 

          L’une des plus brillantes réussites de Vialatte est son almanach. Chaque mois, durant plusieurs années, il a fourni à Marie-Claire quelques pages relatives aux joies, aux dangers et aux travaux de ce mois. Rassemblées, elles forment un monument de cocasserie : périls imaginaires, conseils fantaisistes, piques et flèches. C’est l’expression, distordue à dessein, mais triomphante, d’une France rurale aujourd’hui oubliée et méprisée. Janvier : Les enfants sages recevront des étrennes utiles, et même des étrennes inutiles, parmi lesquelles toutes sortes de fusées cosmiques qui seront d’un effet désastreux. Février : Le Mardi Gras est un effort de l’homme pour essayer de devenir lui-même.  Mars : Le 5 rappelle à l’homme à la fois la naissance de la femme à barbe et la mort de Joseph Staline. Avril : Cueillez l’oreille d’ours mais méfiez-vous de la sanguinaire du Canada. Mois suivant : C’est en mai que le pont-l’évêque ouvre son âme et se livre vraiment. Juin : Le nombre des pères est en diminution constante. Il est difficile en effet d’appeler pères, comme le font les enfants d’aujourd’hui, ces hommes sans barbe et sans bretelles qui n’ont pas de ventre et ne réclament plus de leurs fils le respect de leurs ridicules. 

          Les lecteurs de La Montagne bénéficient d’une caricature de l’écrivain au restaurant, en lequel Vialatte, gourmet ou gourmand, se projette : Son œil brille, ses mâchoires mastiquent avec force ; la cuisse d’oie, la pince de homard craquent avec un bruit joyeux entre ses robustes molaires. Stoïquement, il enterre ses chagrins. Il voit, il prophétise, et sa mission le pénètre. Sa serviette solidement nouée sous le menton, comme le tablier de travail sur le ventre de l’homme de peine, lui plante derrière la nuque deux oreilles de lapin qui projettent sur le mur une ombre gigantesque. On commence avec Courteline et on finit avec Goya.

         Vialatte raffole des animaux, il passe son temps à en inventer. Ainsi le hornbostel, qui semble être une sorte de hamster imaginaire. L’éléphant a droit au portrait suivant : Il se compose en gros d’une trompe, qui lui sert à se doucher, d’ivoire, dont on fait des statuettes, et de quatre pieds, dont on tire des porte-parapluies. Dieu l’a fait gris, dit Bernardin de Saint-Pierre, pour qu’on ne le confonde pas avec la fraise des bois. Une  notation sur la Chine ancienne tourne à la pure calomnie : Les délicats mangeaient de la cervelle de singe et buvaient du fiel de vipère. On servait le singe vivant dans une cage en osier ; le crâne dépassait par un petit trou ; on l’ouvrait avec un couteau, comme une espèce d’œuf à la coque. On le dégustait avec une cuillère en vermeil, additionné de divers condiments. C’était presque aussi bon que du cerveau de missionnaire.

         Ses rubriques étant culturelles, Vialatte s’est abstenu de prendre de positions politiques. D’ailleurs, ses différents supports avaient des options variées – socialistes dans le cas de La Montagne. Toutefois, la perte de l’Indochine, la nationalisation du canal de Suez, l’évolution de l’Algérie vers l’indépendance  ont arraché à notre auteur des regrets, toujours brefs. Voici l’un des plus significatifs (1957) : La colonisation, comme toutes les choses humaines, a mélangé le meilleur et le pire. Elle n’en reste pas moins la seule façon connue de propager la civilisation. Opinion étonnante de la part d’un homme qui, pendant deux ans, avait vécu au cœur de la culture arabo-turque. Aujourd’hui, ces phrases seraient stigmatisées. À l’époque, beaucoup pensaient encore comme le chroniqueur. Il ne saurait d’ailleurs être considéré comme un affreux réactionnaire : durant les mêmes années, il combattait la peine de mort avec son arme, l’ironie.    

         D’un point de vue littéraire, Vialatte se situe au confluent de deux   courants :

         ¤ celui de l’hénaurme : Rabelais, Don Quichotte, les romans comiques de XVIIe siècle français, Jonathan Swift, le Flaubert de Bouvard et Pécuchet ;

        ¤ celui de l’absurde, inauguré peut-être par le Léon Bloy des Histoires désobligeantes (dont la patte est plus lourde que celle de Vialatte), continué par l’anarchiste Félix Fénéon (dont l’œuvre littéraire est à vrai dire assez mince), ainsi que par Jarry créateur d’Ubu et bien sûr par Kafka ; il se poursuit avec Ionesco (plus jeune que Vialatte, mais reconnu plus tôt) et, de nos jours, par Michel Desbastides (dont le Funambule expliqué de 1989 ne se trouve malheureusement pas sur le marché).

          Alors, pourquoi cette renommée restreinte de Vialatte ? Parce que, n’ayant point convaincu comme auteur de fiction, il s’est spécialisé dans un genre qui n’est pas vraiment reconnu comme littéraire, celui des chroniques dans les journaux. Et aussi parce que le principal d’entre eux était de province. Les Auvergnats ont-ils compris qu’ils détenaient un trésor ? Ont-ils senti l’influence bienfaisante de ce génie ?

          Un propos sur le bonheur conclura cette trop brève anthologie. Le bonheur date de la plus haute antiquité …Le lapin jouait avec le boa, le vison s’approchait d’Ève sans crainte, le tigre mangeait de la laitue. Un soleil neuf brillait parmi les palmiers qui se balançaient comme de lents éventails. Au premier plan, particulièrement soigné, de hautes rhubarbes élevaient leurs panicules au-dessus de vastes feuilles sinueuses. Bref, c’était le paradis terrestre. L’homme ne sut pas le garder. Il s’en lassa très vite. Il le perdit tout de suite par sa curiosité : il aime mieux savoir qu’être heureux. Depuis, il court après, en brouette, en auto, en fusée, autour de la Lune. Il ne le rattrapera pas.  

          N’essayons pas d’avaler tout Vialatte d’un trait. Sa verve déchaînée paraîtrait répétitive. Et ce serait dommage, car elle s’attaque à mille sujets. Mieux vaut vivre quelque temps avec cet auteur, par petites doses. Il saura, mieux qu’un optimiste, nous consoler des contrariétés de l’existence. Personnellement, je lui dois deux ans de bonheur : le temps de lire, à mes moments perdus, les trois mille quatre cents pages des volumes de la collection Bouquins. Même si vous n’en absorbez que le quart, vous en sortirez revigoré.

         Alexandre le Grand Loufoque doit enfin prendre sa place parmi les meilleurs écrivains du XXe siècle français.

                                                                                                 …/…

Les livres, tous trois dans la collection Bouquins, chez Robert Laffont :   
Alexandre Vialatte, Chroniques de la Montagne, 1952-1961, publiées en 2000.
Alexandre Vialatte, Chroniques de la Montagne, 1962-1971, publiées en 2000.
Alexandre Vialatte, Résumons-nous, 2017. Réunit les chroniques données à d’autres publications que La Montagne (dont L’Almanach de Marie-Claire), ainsi que le roman Les Bananes de Kœnigsberg.

En butinant chez Saint-Simon

Par Nicolas Saudray
Septembre 2020

        Les retraites d’été à la campagne permettent des retours aux sources. J’ai relu ou feuilleté avec profit les derniers des huit volumes des Mémoires du duc de de Saint-Simon, dans l’édition de la Pléiade, que j’avais délaissés depuis des années.

          Une prose souvent enchevêtrée, difficile à suivre. La lecture n’est que moyennement aidée par l’abondant appareil de notes dû à l’érudit Boislisle, de la fin du XIXe siècle. En effet, ces notes renvoient les unes aux autres, donnant parfois au lecteur le sentiment qu’il travaille sur un texte de loi ou de décret. Par bonheur, de brefs résumés, en marge, lui permettent de sauter les passages qui ne l’attirent pas. Et je lui recommande de consulter la chronologie générale placée en tête de la série de volumes, avant de se lancer dans chacun d’eux. Elle le guidera de manière efficace.

          De son effort, le lecteur est amplement récompensé par des fulgurances, comme celle-ci : Le duc du Maine crevait de joie. Ou encore celle-là, relative au cardinal Dubois auquel Saint-Simon propose une alliance contre un ennemi commun : Le cardinal, les oreilles dressées et les yeux en-dessous tournés vers moi, suçait toutes mes paroles, et changeait de couleur à mesure.

          Saint-Simon est connu pour ses archaïsmes savoureux. Au lieu de se réjouissait, il écrit s’éjouissait. Il a raison. Galvauder, dans ses écrits, signifie encore tourmenter. L’adjectif accort (à la fois avisé et gentil, selon Littré), que nous réservons à l’expression une accorte servante  (et encore, elle va disparaître), se retrouve aussi bien, sous sa plume, au sujet d’hommes, grands seigneurs compris. Ne devrions-nous pas le remettre en honneur ? Pour lui, les fées (dont Mme de Maintenon) sont toujours méchantes. Pourpenser équivaut à préméditer. Une lourdise est une bévue. Et que signifie le verbe se marmuser ? Marmonner ?

          Pour l’essentiel, les Mémoires se déroulent à la Cour. Un lieu codé, presque autant que le palais de l’empereur de Chine. Monseigneur, c’est le Grand Dauphin, fils du roi. Monsieur, c’est le frère du roi, disparu en 1701 (mais son épouse, la Palatine, s’appelle Madame jusqu’à la fin de ses jours). Monsieur le Prince, c’est l’aîné des Condé. Monsieur le Duc, c’est le duc de Bourbon, autre Condé (et faisant office de régent après Philippe d’Orléans). Monsieur le Grand, c’est le grand écuyer, un fastueux Lorraine-Armagnac. Monsieur le Premier, c’est le premier écuyer, titulaire d’une charge séparée de la précédente  (et bien sûr, Monsieur le Premier, un nommé Beringhen, fait la guerre à Monsieur le Grand)…

          Saint-Simon aura été aussi fidèle en amitié qu’en haine. Parmi les amitiés, la plus significative par ses conséquences, et aussi la plus paradoxale, est celle qui l’unit à Philippe d’Orléans, nommé régent en 1715. À première vue, rien ne rapprochait le mémorialiste, prud’homme et plutôt dévôt, d’un débauché incroyant. Mais ce sont des amis d’enfance. Avant comme pendant sa régence, Saint-Simon est l’un de ses principaux conseillers. Sans cesse, au long des Mémoires, il tente de justifier son action politique, tout en déplorant ses faiblesses de caractère. Et il ne manque pas de souligner l’affection que lui portait son neveu le jeune Louis XV.

          Avouons-le, l’influence du petit duc sur Philippe d’Orléans n’a pas toujours été bonne. Notre mémorialiste a vivement condamné la révocation de l’édit de Nantes  (après coup, car en 1685, il n’avait que dix ans). Mais quand le régent envisage de rappeler les protestants réfugiés en Angleterre, en Hollande, en Allemagne, Saint-Simon le lui déconseille, craignant de réintroduire un facteur de troubles dans le royaume. À tort, car l’effectif de ces exilés, dont certains d’ailleurs, après trente ans, ne seraient pas revenus, ne suffisait pas pour constituer une menace.

          Autre ami, plus âgé : Fénelon, mais avec des réserves qui étonnent, car Saint-Simon et lui ont œuvré de concert pour essayer de limiter l’absolutisme (tout en caressant une chimère, la remontée de l’aristocratie). Le mémorialiste est frappé par les yeux dont le feu et l’esprit sortaient comme un torrent. Il reconnaît le pouvoir de séduction du prélat, sa charité, ses bonnes mœurs. Il critique son ambition à peine cachée. Ambition légitime, en vérité, et qui aurait porté de bons fruits, si le duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV, avait accédé au trône.

          Ce prince bossu et boiteux a été élevé par Fénelon dans l’horreur de la guerre. Et le maître est devenu pour l’élève un père – bien mieux que le vrai père, le médiocre Grand Dauphin, et que le grand-père, l’effrayant Roi-Soleil. Après la disgrâce de Fénelon, Bourgogne et lui correspondent, pendant dix ans.  Passant par Cambrai pour raisons militaires, le prince revoit son ancien précepteur, et ce sont des embrassades. Sous son règne, la France aurait sans doute connu plus de bonheur qu’au temps de Louis XV.

         En ce temps de coronavirus, on me permettra une parenthèse. Le Grand Dauphin est mort de la variole en 1711. Le duc de Bourgogne, sa sémillante épouse et leur fils aîné périssent du même mal en 1712. La rumeur publique, contre laquelle le mémorialiste s’élève, accuse le duc d’Orléans de les avoir fait empoisonner, afin de s’emparer de la couronne. Mauvaise fable, car le futur régent aurait dû éliminer aussi un frère de Bourgogne, le duc de Berry (mort un peu plus tard d’un accident de cheval), ainsi que le futur Louis XV, alors âgé de deux ans. Mais malgré ces morts en série, la vie au château de Versailles a continué comme devant. De nos jours, on viderait le château, chaudière de l’épidémie, et on renverrait tous les courtisans dans leurs foyers.

          Parmi les ennemis de Saint-Simon figurent de nombreux parlementaires. Sans le dire ouvertement, il reproche à la noblesse de robe d’être une concurrente déloyale, et souvent plus riche, de la noblesse d’épée. Il écrit pour l’année 1723 : Un fou succéda à un scélérat dans la place de premier président du parlement de Paris. À ce sujet, il faut savoir que cette place n’était pas une charge vénale ; le roi ou, s’il était mineur, son représentant choisissait librement le premier président parmi les présidents à mortier (présidents de chambre, dirions-nous), eux-mêmes titulaires d’une charge achetée ou héritée.

          L’inimitié du mémorialiste admet néanmoins des exceptions, notamment en faveur du président de Maisons (président à mortier), à qui nous devons le château de Maisons-Laffitte. Encore un paradoxe, car c’était un sceptique en matière de religion.

          Et malgré les frictions, notre duc n’a pas, dans l’ensemble, à se plaindre du parlement de Paris. Louis XIV meurt le 1er septembre 1715. Dès le lendemain, le parlement ouvre son testament et casse les dispositions qui instituaient un conseil de régence peuplé d’amis du duc du Maine son bâtard. Philippe d’Orléans devient ainsi régent de plein exercice, conformément à la tradition.

        Du deuxième maréchal-duc de Villeroy, Saint-Simon trace un portrait pertinent. C’était un incapable qui faisait bonne figure, jusqu’à la fatuité. Le premier maréchal-duc de Villeroy, son père, avait été le « gouverneur » du jeune Louis XIV, chargé de superviser son éducation. D’où un bagage fort léger : le monarque-enfant n’avait même pas appris le latin ! Plus tard,  ayant quand même gardé un bon souvenir de ce gouverneur, le Roi-Soleil nomme par symétrie son fils gouverneur du jeune Louis XV. Or Villeroy II a été militaire, s’est montré courageux, mais n’a fait que perdre des batailles. Dans son nouveau poste, il acquiert la confiance de son royal élève et devient encombrant. Saint-Simon et le cardinal Dubois, qui pourtant ne s’aiment guère, unissent leurs efforts pour qu’il soit renvoyé. Louis XV pleure (il a douze ans). Rien n’y fait.

          Autre exemple d’ennemis de saint-Simon (il y a un large choix) : les Brissac, illustre famille. La demi-sœur du mémorialiste, plus âgée que lui, a épousé le duc de Brissac et s’en est bientôt séparée. Après avoir essayé, en vain de récupérer sa dot, elle meurt à trente-huit ans, sans enfants. Saint-Simon reprend l’action en restitution contre un Brissac obscur, ruiné, d’une vie étrange, et finit par la gagner, après vingt-et-un ans de procès.

          En marge de ce combat, notre auteur reproche aux Brissac de rechercher les mariages d’argent. Les écus s’envolent, la crasse demeure, ironise-t-il. Qu’en est-il de Saint-Simon lui-même ? Il a épousé une excellente personne, fille du maréchal de Lorges. Mais le grand-père de l’épousée n’est autre qu’un financier roturier, Frémont. D’où une dot substantielle dont les Saint-Simon avaient bien besoin pour arranger leurs affaires.

          Et Law, le financier écossais ? Ami ou ennemi ? Il voit  régulièrement Saint-Simon, conseiller du régent, et l’entretient de ses projets. Bien inspiré, le petit duc refuse de souscrire de ses actions, et même d’en accepter en cadeau. Le plus clairvoyant dans cette affaire aura toutefois été le parlement de Paris qui, notre mémorialiste le reconnaît, s’est constamment opposé à Law, sans succès. Le duc formule ici une remarque d’autant mieux venue qu’il s’entend peu aux choses de la finance et qu’il s’est toute sa vie débattu dans ses dettes, héritées en grande partie de son père : en elle-même, la banque de Law, dite Banque Royale, avait des chances de réussir (et d’autres banques d’émission, à l’époque, ont prospéré en Europe du Nord) ; l’erreur consistait à la coupler à la Compagnie du Mississipi (et donc à placer à long terme un argent que les déposants de la banque pouvaient exiger à tout moment).

          Ajoutons qu’il ne fallait pas nommer Law contrôleur général des finances, donc ministre. Étant en même temps l’animateur de la Banque Royale, comment se serait-il surveillé lui-même ?

          Cela dit, Saint-Simon l’absout de l’accusation de friponnerie. À ses yeux, ce n’était qu’un homme à système. En d’autres temps, le financier aurait été pendu. Bonne pâte, le régent l’a laissé filer hors de France. Et le mémorialiste, au fond, approuve.

          Le plus noir de ses portraits est celui du cardinal Dubois. Il lui refuse toute qualité, et ne lui voit que des défauts : cupidité, débauche, perfidie. Sorti de rien, Dubois doit sa fortune politique au fait d’avoir été le précepteur de Philippe d’Orléans, qui lui a conservé son estime (de même que Fénelon avait conservé celle du duc de Bourgogne, et Villeroy Ier, celle de Louis XIV). Ministre des Affaires Étrangères, Dubois se fait en plus bombarder archevêque de Cambrai (et donc arrière-successeur de Fénelon), alors qu’il n’est encore qu’une simple tonsuré. Vite, une messe basse lui permet, d’un seul coup,  de devenir sous-diacre, diacre, et d’être ordonné prêtre. Puis son sacre d’archevêque, au Val-de-Grâce, donne lieu à une fête à tout rompre, boudée par Saint-Simon. Bientôt, le voilà l’aventurier cardinal et premier ministre.

          Il a persuadé le régent de mener une politique pro-anglaise. Vaine tentative, car à terme les ambitions des deux pays, aux Indes, en Amérique du Nord, ne peuvent que se heurter. Cette nouvelle orientation conduit même un moment la France à guerroyer contre l’Espagne, dont le souverain est un Français, petit-fils de Louis XIV. Tout cela au grand dam de Saint-Simon, farouche partisan de l’amitié ibérique, et qui a été promu grand d’Espagne.

          Dans sa colère, le mémorialiste va jusqu’à accuser Dubois d’avoir reçu une grosse pension du roi d’Angleterre. Sans doute un ragot qui courait à l’époque. Les historiens n’ont trouvé aucune preuve. Cette affaire appelle une prudence générale envers ce que raconte Saint-Simon, sauf quand il a été témoin oculaire. En tout cas, le frère et héritier de Dubois qui, lui, était un homme intègre, a distribué cette fortune douteuse aux pauvres de crainte qu’elle ne lui porte malheur.

          Si je donner une conclusion à ce simple butinage, il me confirme que Louis XIV n’était pas tout à fait un monarque absolu, en raison des lois fondamentales du royaume, non écrites, qui l’encadraient. Le Soleil n’a pu, notamment, se faire obéir du cardinal de Noailles, archevêque de Paris, qui, n’étant pas janséniste, mais ayant des amis de cette tendance, refusait de persécuter l’ensemble de leur groupe religieux. Saint-Simon, admirateur du cardinal, avait adopté la même position : non janséniste, mais entouré d’amis jansénisants, méfiant envers le pape et hostile aux jésuites.

          Mieux encore : Louis n’a pu empêcher le duc d’Orléans, qu’il n’aimait pas, d’exercer la régence, en sa qualité de plus proche héritier du trône après l’enfant de cinq ans. Et, comme on l’a vu, les barrières dont il avait voulu enserrer ce régent ont dès le début volé en éclats.

          Seconde « conclusion » : depuis la mort de Colbert, le royaume était mal géré (sans même prendre les guerres en compte). Dans ce nid d’intrigues qu’était devenue la Cour monstrueusement grossie, Louis XIV passait son temps à arbitrer des querelles de préséance, à accorder ou à refuser des faveurs. Cette mauvaise gestion s’est poursuivie du temps de la Régence, sous une autre forme, avec surtout l’affaire Law. N’invoquons pas l’exemple de l’Angleterre, qui a connu un destin à part. Mais le mal français de l’époque peut être comparé à la meilleure organisation de deux puissances montantes continentales, l’Autriche et la Prusse. Une disparité grosse de conséquences.

          De tout cela, Saint-Simon et Fénelon, malgré leurs préjugés, étaient dans une large mesure conscients.

Les livres :
Outre la série des Mémoires, on pourra consulter, parmi d’autres, deux volumes de Georges Poisson :
Monsieur de Saint-Simon, Nouveau Monde Éditions, 2019.
Fénelon l’Insurgé, Éditions de l’Harmattan, 2020.          

En route avec Giono

Par Nicolas Saudray
Juin 2020

          Après une première manière consacrée aux forces telluriques et à la domination de la nature sur l’homme (Le Grand Troupeau,  Batailles dans la Montagne…), Jean Giono aborde une seconde manière, sobre, fringante, inspirée de Stendhal. Deux romans surtout l’illustrent, centrés sur le personnage d’Angélo. Attention, Angélo avec un accent aigu, car l’auteur maîtrise la langue française jusque dans le détail [1].

          Le père de cet écrivain, d’origine piémontaise comme Angélo, mais né en France, est un cordonnier anarchiste établi à Manosque. Sa mère est de souche provençale et picarde. Cette ascendance septentrionale ne doit pas être oubliée, bien que Giono n’en parle jamais : elle lui assure un certain recul sur ce Midi qu’il aime. Pendant quinze ans, il exerce, toujours à Manosque, le métier pour lequel il était sans doute le moins fait, celui d’employé de banque. Il en tire au moins une bonne connaissance des hommes.

          Le Hussard sur le toit paraît en 1951. C’est une révélation. On se trouve si loin de la médiocrité de la IVe République ! Notre pandémie de 2020 jettera  une nouvelle lumière sur ce chef d’œuvre.

          Giono prend soin  de nous dire qu’Angélo est grand, mince et a les yeux noirs – alors que lui-même est massif et a les yeux bleus. C’est une ruse pour masquer l’incarnation. De même, le petit et grassouillet Stendhal s’incarnait dans le beau Fabrice.

         Peu d’analyse psychologique, et c’est la principale différence avec la Chartreuse. Après sa décevante escapade à Waterloo, Fabrice évite les embrigadements et vit son destin individuel. Angélo s’insère au contraire dans un flux historique où il joue un rôle, sans chercher à s’en extraire.

          Le choléra est décrit d’une manière saisissante. Une force immense, contre laquelle il n’existe aucun remède sérieux. Sans doute Giono l’imaginatif a-t-il grossi les faits – notamment les contrôles exercés par l’armée. Le lecteur ne s’en aperçoit pas. Il plonge dans une histoire plus vraie que la réalité.

         Elle ne porte pas de date. Dans sa correspondance, l’auteur dit : 1838. Mais la grande offensive du choléra, celle qui a surpris tout le monde et emporté, entre autres, le premier ministre Casimir Périer, remonte à 1832. La nouvelle flambée  subie six ans plus tard ne pouvait être que la deuxième ou la troisième, combattue par des gens mieux organisés. Retenons donc, pour le Hussard, 1832.

          Angélo chevauche dans les collines. Il découvre un pays accablé par l’épidémie. Les maisons, au bord de la route, n’hébergent plus que des morts, qui ont attiré des nuages de mouches et d’abeilles sauvages.

          Nous apprendrons peu à peu que ce héros est piémontais (comme le grand-père paternel de Giono), qu’il pense néanmoins en français, qu’il a fui son pays pour raisons politiques (c’est un carbonaro), et qu’après deux ans d’exil à Aix-en-Provence, il espère pouvoir rentrer chez lui en passant par des cols alpins peu fréquentés. Il a vingt-cinq ans, mais l’auteur précise : Il était de ces hommes qui ont vingt-cinq ans pendant cinquante ans. C’est le fils naturel d’une duchesse ;  Giono a voulu pousser ainsi le parallèle avec Fabrice. Cette bonne mère lui a acheté un régiment de hussards, que l’exil lui a évidemment ôté.

          Angélo entre à Manosque. On le prend pour un de ces empoisonneurs de fontaine censés provoquer le choléra. Échappant de justesse au lynchage, il se réfugie sur les toits (d’où le titre du roman) et dans des greniers. Une fois le péril  passé, il se met au service d’une religieuse qui lave les morts. Pour ragaillardir  cette brave femme, il lui offre des cigares appelé crapulos [2], et elle les fume sans façons. Le voilà magnifiquement heureux, nous dit Giono.

          On peut se demander pourquoi ce courageux jeune homme n’a pas attrapé le mal, lui aussi, après avoir tripoté tant de cadavres. Mais toute épidémie a ses réfractaires. [3]

         À l’époque, Manosque compte cinq mille habitants. Elle se maintient à ce niveau jusqu’au second conflit mondial. Puis c’est l’ascension, favorisée par le centre d’études nucléaires de Cadarache, et dont Giono n’a connu que le début – jusqu’aux 22 000 habitants actuels.

          Selon l’une de ses filles, la description des habitants de Manosque aux prises avec l’épidémie serait une vengeance littéraire de son père. Il faut rappeler, à ce sujet, son itinéraire politique. Cruellement marqué par la guerre de 14, où il avait perdu nombre de ses amis, l’écrivain avait commis des écrits pacifistes. Puis, durant l’occupation allemande, il avait laissé des journaux collaborateurs publier des éléments de sa prose. Il s’était même écrié : J’aime mieux être un Allemand vivant qu’un Français mort. D’où, à la Libération, quatre mois de détention, et une interdiction de publier. Il faut savoir gré aux éditions Gallimard de l’avoir soutenu financièrement, avec sa famille, durant cette période. Mais les  Manosquins, eux, l’avaient laissé tomber. À en croire Mlle Giono, son père aurait pris sa revanche en décrivant la ville terrifiée par le choléra. Peut-être.

         Angélo poursuit sa route dans les collines et les forêts, où une partie de la population de Manosque s’est réfugiée ; mais l’épidémie poursuit sa progression. Il a fait la connaissance de la charmante Mme de Théus, très jeune épouse d’un vieux mari qu’elle aime, et qu’elle cherche à rejoindre en son château près de Gap. Notre hussard s’improvise son chevalier servant.

        L’armée leur barre la route, les envoie en quarantaine dans une forteresse. Comme les lieux de quarantaine sont les pires foyers de contagion, ils s’évadent.  Mme de Théus est néanmoins rattrapée par le mal : en traversant un bois, des vomissements la prennent, et ses jambes deviennent bleues. Contre toute attente, Angélo la sauve en la frictionnant avec énergie et en lui faisant boire un fort alcool. L’ayant ramenée saine et sauve  au château de son mari, il  repart vers le Piémont.

       Et voici la dernière phrase du roman, si émouvante : Il était au comble du bonheur. Joie de rentrer dans son pays, où pourtant son avenir politique n’a rien d’évident. Joie d’avoir échappé au fléau, et surtout d’avoir sauvé la belle Pauline. Il n’a pas couché avec elle, car il la respecte trop. L’amour est né entre eux mais ne s’est pas s’exprimé. Rien n’indique qu’ils auront la moindre chance de se revoir. Qu’importe ! Il est heureux d’avoir vécu ces jours extraordinaires.

          Le Hussard a été précédé d’un brouillon inachevé, Angélo, commencé dès 1934, publié seulement en 1958. On y rencontre déjà le trop jeune colonel et la belle Mme de Théus – mais sans le choléra, ce qui change tout. Au lieu de l’épidémie, l’auteur nous offre une bande de brigands qui pille les diligences après avoir tué les postillons, et dont le chef n’est autre que le marquis de Théus, mari de la belle : un aristocrate  légitimiste qui cherche à remplir les caisses de l’opposition clandestine, afin de renverser Louis-Philippe. À vrai dire, le Hussard, rédigé une quinzaine d’années plus tard, renferme un écho de ces brigandages, mais si assourdi que le lecteur n’y prend pas garde.

          Contrairement au Hussard, cette esquisse qu’est Angélo baigne dans une aimable invraisemblance. Tout le charme du Giono de la seconde manière s’y trouve néanmoins. Le cheval, accroupi comme un chat, se détendit et s’envola sans élan par-dessus la barrière. Ou encore ceci, dans le même registre : Le cheval était nourri dans les écuries de l’évêché. Angélo le jugea vite : trop d’avoine, mais un cœur droit. À moins que vous ne préfériez ces paysages : D’immenses journées de cuivre blond s’arrondissaient dans les collines.   

                                                        xxx

          Paru en 1957, Le Bonheur fou est-il vraiment la suite du Hussard ? À part la personne d’Angélo, aucun lien explicite ne relie les deux romans. On peut dire que leur thème commun est celui de la chasse au bonheur (encore Stendhal !). Mais ce prétendu tome II se déroule quasiment sans femmes. Le bonheur s’obtient par les voyages et par la guerre !

          Les deux ouvrages ont quand même en commun de se dérouler durant la première moitié du XIXe siècle.  Ils rejoignent ainsi le rude Roi sans Divertissement, et les Récits de la demi-brigade. Giono a peint un monde paysan en voie de disparition, ou fait revivre des époques révolues. Notre société hyper-urbaine ne l’a pas séduit. Il est resté un enfant de l’ancienne Manosque, ou un habitant des hauteurs. J’ai une ferme que je dois entretenir et quelques cochons qu’il faut que je nourrisse avant qu’ils ne me nourrissent moi-même [4]. Au soir de sa vie, il envisage toutefois une troisième manière, moderne. Elle n’aboutit pas. Faut-il s’en étonner ?  Faut-il s’en plaindre ?

          Ce Bonheur fou qu’il aimait tant n’a ni queue ni tête. Grâce à l’inimitable patte de Giono, on le lit néanmoins avec plaisir et, souvent, avec admiration.

          L’histoire commence avec un conspirateur piémontais réfugié en France, et qui ne jouera plus, dans la suite du récit, qu’un rôle mineur. Le lecteur est un peu perdu. Il faut savoir qu’en 1821, des républicains ont voulu renverser le roi de « Sardaigne », capitale Turin. De leur exil, ils continuent d’intriguer. L’un d’eux arbore de fortes moustaches noires sur un beau visage maigre couleur de marron d’Inde.

          Le roi défend son trône contre ces carbonari, en usant de la manière forte. Après les exécutions, les jeunes veuves se tordaient les mains sur les places publiques, puis rentraient chez elles tourner la polenta d’un bâton vigoureux. Le ton est donné. Du malheur jaillit l’allégresse.  

          Angélo entre en scène à la page 71. D’où vient-il ? Qu’a-t-il fait depuis après la fin du Hussard, seize ans plus tôt ? En tout cas, la police piémontaise le recherche. Comment peut-il deviner, en ce début de 1848, que Paris va se révolter contre Louis-Philippe, qu’à son exemple Vienne va se rebeller contre Metternich, et que les Lombards auront alors beau jeu de secouer le joug autrichien ?

         Milan commence à remuer. Angelo s’y précipite. Aucun état d’âme, aucune analyse de la situation, aucune haine de l’Autriche. Il ne se sent jamais si bien qu’en selle dans la campagne. Ainsi, la seconde manière de l’auteur diffère moins de la première qu’on aurait pu le croire.

          Angélo passa au large et changea les idées à son cheval en lui faisant sauter quelques ruisseaux et enfin une haie, derrière laquelle il faillit tomber au beau milieu de la musique du régiment qui suçait ses clarinettes.

          Milan connaît ses « cinq jours » d’insurrection. : une guerre de rues, parfois cruelle, mais pleine de péripéties et de surprises. Rien à voir avec la boucherie de 14-18, dont Giono exècre le souvenir, bien qu’il l’ait courageusement supportée. Angélo, âgé de trente-cinq ans [5], se conduit comme un gamin. Il est blessé, sans gravité ; la blessure restera néanmoins ouverte jusqu’à la fin du roman. Les Autrichiens se retirent vers Mantoue et Vérone.

          Profitant de la situation, le monarque turinois fait avancer ses troupes et prend possession de la majeure partie de la Lombardie. Pendant quelques mois, il fait figure de roi d’Italie. Angélo et ses amis ont donc travaillé pour un adversaire. Cela ne les gêne guère.

          Autant les paysages et les portraits sont réussis – par petites touches malicieuses ou cinglantes – autant les dialogues rendent un son bizarre. Lors des publications précédentes, on avait déjà reproché à Giono de faire parler ses paysans avec préciosité. Avec les Turinois et les Milanais, cela continue. Qu’importe. Ces longues répliques irréelles traversent le roman à la manière de nuages. Il faut les prendre, non comme de vrais échanges, mais comme des fragments de monologues intérieurs.

          Les semaines suivantes se passent à vagabonder, à cheval, sans mission définie. Angélo frôle la frontière suisse et le Tyrol méridional. Dans les hauteurs, les villages s’enroulaient en coquille de limaçon autour de vieux clochers couronnés de lilas d’Espagne. Et l’auteur résume : Il était amoureux de tout ce qu’il voyait.

         Alors le maréchal von Radetzky contre-attaque. Nous souvenons de lui  grâce à une marche de Johann Strauss père. Mais ce n’est pas un militaire d’opérette, et il dispose de troupes aguerries – des Hongrois, des Croates. Dans la chaleur de juillet, les forces piémontaises refluent en désordre. Angélo se débrouille comme il peut. Descente vers un lac : Charrué de petites vagues roses, il était piqueté de nombreuses voiles balancées et de barques plates, noires, remuant lentement les pattes comme des cafards sur le dos.

         Une fin logique consisterait à faire périr notre jeune premier dans cette débâcle. Au lieu de cela, il regagne Turin, que les Autrichiens ne tentent pas de conquérir. Inopinément, il y provoque son frère de lait Giuseppe, avec qui il s’entendait bien, et le tue en duel. Pourquoi cette barbarie ? Giono dédaigne de l’expliquer. Le lecteur se dit que peut-être, le hussard reprochait à sa victime d’être restée tranquille chez elle, au lieu de venir combattre en Lombardie. Mais Giuseppe, autant qu’on sache, n’avait pas d’obligations militaires. Et c’était un simple cordonnier (comme le père de Giono). Tuer un homme dans ces conditions, cela fait beaucoup !

          L’héroïque Angélo, amoureux des paysages, séducteur des femmes et complice des chevaux, aurait-il caché, au fond de lui-même, un goût du meurtre ? Si je me permets cette hypothèse, c’est que j’en vois plus haut trois indices. Au cours du roman, le héros se réjouit d’avoir tué en duel un officier (peu sympathique, il est vrai, contrairement à Giuseppe). Dans l’esquisse précédente, il s’était écrié, après avoir trucidé, encore une fois en duel, un agent autrichien : Le meilleur moment de ma vie, je l’ai passé à tuer le baron. Et dans son étrange roman de 1947 titré Un Roi sans divertissement, Giono avait mis en scène un ancien capitaine de gendarmerie, homme valeureux qui, ayant découvert en lui un désir de tuer, se donne la mort à titre préventif.

         Les lectrices qu’Angélo tient sous son charme préféreront attribuer ce duel absurde avec Giuseppe à un dérapage du romancier.

         Conclusion ouverte de ce Bonheur fou  au titre paradoxal : Angélo remarque, dans les rues de Turin, des ombres qui le suivent. Le lecteur se doute que ce sont des recors de police chargés de l’arrêter. Triste fin pour un brillant sujet.

        Elle se prolonge par une suite lointaine et mince, publiée dès 1949 : Mort d’un personnage. Le petit-fils d’Angélo Pardi et de Pauline de Théus, doté du même prénom et du même nom que son grand-père, vit à Marseille, ville où Giono avait lui-même passé  quelques mois. L’écolier respire les mille odeurs de la ville phocéenne. Puis, devenu officier de marine marchande, il assiste sa grand-mère aveugle et contemple sa déchéance physique. La belle Pauline avait-elle épousé le premier Angélo Pardi, après la mort de son vieux mari ? Apparemment non, puisqu’on continue de l’appeler Mme de Théus. Le lecteur est laissé dans la perplexité. Si vous avez aimé le Hussard et le Bonheur, ne lisez pas ce triste épilogue, bâclé pour honorer un vieux contrat qui liait l’auteur à Grasset.

        Giono avait imaginé un cycle du hussard en dix volumes. C’est dire l’intérêt qu’il portait à ce personnage, image sublimée de lui-même. En fin de compte, il n’y a eu que quatre romans comportant sa présence. Ce sont, en succession logique : 1) Angélo  2) Le Hussard  3) Le Bonheur  4) Mort d’un personnage. Mais ils ont été rédigés dans un ordre différent : 1,4, 2, 3. Et publiés encore dans un autre ordre : 4,2,3,1.

         Le véritable héritier de ce cycle est un roman de Louis Aragon, La Semaine sainte (1958). Presque tout opposait les deux écrivains – le  montagnard et le Parisien, l’apôtre du  retour à la terre et le stalinien. Mais ils partageaient une prédilection pour une certaine aristocratie naturelle, avec accompagnement de chevaux : d’un côté notre Angélo, de l’autre le jeune peintre Géricault. Aragon a certainement lu le Hussard, et sans doute aussi  le Bonheur fou, paru un an avant son propre ouvrage. Entraînés dans de vastes équipées, de fougueux jeunes gens s’efforcent d’y faire bonne figure tout en conservant un certain détachement. La vie est une cavalcade.

Les livres : Le Hussard sur le toit et Le Bonheur fou sont tous deux disponibles en Folio. De même Un Roi sans divertissement, les Récits de la demi-brigade et Angélo.  

[1] Certains éditeurs récents ce sont permis d’ôter l’accent. C’est une petite trahison.
[2] La cigarette n’est pas encore en usage.
[3] Exemple de Mgr de Belsunce, durant la peste de Marseille, en 1720. Il visitait les mourants. Il s’en est tiré sans dommages, et est mort trente-cinq ans plus tard, admiré de tous.
[4] Lettre à Gaston Gallimard, 3 décembre 1941.
[5] Du moins si l’on situe le Hussard en 1838. Si on le place au contraire e, 1832, l’Angélo du Bonheur fou a quarante-et-un ans. 

Une femme un peu trop remarquable

Mme de Staël vue à travers ses romans, par Nicolas Saudray
Juin 2020

La plus parisienne des Genevoises, Germaine de Staël (1766-1817), est la fille bien-aimée de Necker. Durant l’été de 1783, alors qu’elle a dix-sept ans, et que son père a dû quitter son poste de ministre des Finances à Versailles, elle rejette un projet de mariage avec… William Pitt le Second, déjà connu, pas encore fameux. L’union paraissait pourtant tout à fait possible : le prétendant était protestant comme elle, il n’avait que sept ans de plus, et la France venait de faire la paix avec la Grande-Bretagne. Dès son entrée dans la vie, la jeune personne manifeste ainsi son caractère volontaire. Six mois plus tard, voilà notre Pitt premier ministre à Londres. Germaine éprouve-t-elle des regrets ? On ne sait.
En fin de compte, elle épouse le baron de Staël-Holstein, simple ambassadeur de Suède auprès de Louis XVI. Cette fois, l’écart d’âge n’est plus de sept ans, mais de dix-sept. Sans doute la pétulante personne se dit-elle que cela lui donnera toute liberté de choisir ses amants, ce qu’elle aurait difficilement pu faire en qualité d’épouse du premier ministre britannique.
Germaine tient l’un des salons les plus brillants de Paris, foyer d’intrigues politiques. Elle écrit des nouvelles et quelques brochures, dont l’une sur Jean-Jacques Rousseau, son maître à penser. Comme beaucoup d’autres, elle applaudit les débuts de la Révolution, avant de s’en détourner. Elle doit émigrer.
Lorsqu’elle achève son premier roman, la tourmente est passée. On se trouve sous le Consulat. Mme de Staël a rouvert son salon parisien, repris ses intrigues. Depuis six ans, elle vit avec son compatriote Benjamin Constant, qu’elle a fait nommer membre d’une des assemblées législatives, le Tribunat. Mais en janvier 1802, le penseur est exclu pour mauvais esprit. En mai, comme pour compenser cette déception, la mort débarrasse Germaine de son vieux mari. En décembre, publication de Delphine.
Delphine, c’est elle, et ce n’est pas elle. Cette femme jeune et riche a elle aussi perdu un vieil époux. Mais la romancière lui prête une douceur, une délicatesse assez éloignées de son propre caractère.
Il s’agit d’un roman par lettres, d’une forme assez classique, dans la tradition de la Nouvelle Héloïse et aussi des Liaisons dangereuses. La généreuse Delphine dote une cousine pauvre, Matilde de Vernon, pour lui permettre d’épouser un intéressant jeune homme, Léonce. Puis elle fait la connaissance dudit jeune homme et regrette de ne pas se l’être réservé pour elle-même. L’inclination est d’ailleurs réciproque. Pour y faire échec, Mme de Vernon, mère de Matilde, qui tient au mariage de sa fille avec Léonce pour des raisons d’ordre financier, calomnie Delphine auprès du garçon. Dégoûté, celui-ci épouse Matilde, au grand désespoir de la calomniée.
On a soutenu que Mme de Vernon était un avatar de Talleyrand, alors ministre, et bien connu de la romancière, qui l’a protégé quelque temps. Peut-être les deux personnages ont-ils une ressemblance superficielle. Au fond, Mme de Vernon évoque plutôt la Merteuil de Laclos. Elle feint d’être l’amie de Delphine, gagne sa confiance et la dessert. Un peu plus tard, gravement malade, elle confesse ses fautes et meurt. C’est à mon avis la figure la plus réussie du roman.
Léonce comprend qu’il a été induit en erreur. Il s’arrange, bien que marié, pour vivre une partie de sa vie avec Delphine. Il nourrit un projet de divorce, mais c’est trop tôt. On se trouve au début de la Révolution, et l’Assemblée ne s’est pas encore résolue à voter une loi autorisant les époux à rompre leurs liens.
Matilde, qu’on pouvait prendre pour une jolie jeune femme insignifiante, révèle alors une personnalité inattendue. Enceinte de Léonce, elle va trouver Delphine et lui demande de se retirer. Bonne et scrupuleuse, mais désespérée, l’héroïne se soumet. Au grand chagrin de Léonce, elle part pour la Suisse.
Sans doute Mme de Staël aurait-elle bien fait d’en rester là. Nous bénéficierions d’un roman de bonne facture, cousin de la Princesse de Clèves.
Les invraisemblances s’accumulent, et le récit classique vire au romantisme échevelé. En Suisse, Delphine entre dans un couvent, se laisse convaincre d’y prononcer des vœux. Ce qui s’accorde mal avec ses convictions, car elle n’a rien d’une catholique dévote : elle dit toujours l’Être Suprême, jamais Dieu. Pendant ce temps, Matilde est morte, pour avoir voulu nourrir son enfant au sein au lieu de prendre une nourrice. En mourant, elle a conseillé à Léonce de se remarier avec l’excellente Delphine. L’enfant meurt aussi. Totalement libre, Léonce se précipite en Suisse, y retrouve sa dulcinée.
Horreur, elle porte le voile ! Qu’à cela ne tienne. La Constituante a aboli les vœux monastiques. Il suffit de revenir en France. Le couple sera régi par la loi française, et un mariage pourra être célébré. Mais il est trop tard. La Révolution, jusque-là très discrète à l’arrière-plan du roman, y fait irruption. Louis XVI a été renversé et emprisonné. Les massacreurs se déchaînent au début de septembre 1792. Mme de Staël, qui avait conseillé au roi de fuir, met dans ces pages beaucoup de ce qu’elle a vécu.
Léonce ne veut plus, ne peut plus rentrer en France. Il rejoint l’armée des Princes et est fait prisonnier, en Lorraine, par les républicains. Delphine arrive sur ses traces, supplie qu’on le libère, n’y parvient pas et s’empoisonne. Léonce est fusillé.
À la parution, la presse parisienne, qui se trouve dans une large mesure aux ordres du premier consul, attaque le roman. C’est surtout l’éloge du suicide qui lui est reproché. Mais cet acte participe d’une solide tradition littéraire : Shakespeare à maintes reprises, Racine avec la mort d’Hermione… En réalité, ce n’est pas l’ouvrage qu’on veut atteindre, mais la romancière, trop libre, trop remuante, trop « femme supérieure ». De plus, maîtresse du factieux Benjamin Constant, et fille du vieux Necker, qui s’est permis de publier des réflexions financières peu amènes pour Bonaparte.
Mieux valait s’en prendre au vrai défaut du livre, sa longueur. Mon édition de poche compte un millier de pages, dont la moitié aurait aisément pu être sacrifiée. Je reconnais néanmoins, en maints endroits, des bonheurs d’expression. Les nouveaux devoirs que j’ai contractés doivent désormais me rendre étranger à votre avenir, écrit Léonce, jeune marié. Cependant, ne me refusez pas de le connaître. À quoi celle qu’il aimait répond : Je vous forcerai, je l’espère, à me rendre toute l’estime que vous me devez.
Deux ans et demi plus tard, en juin 1805, Benjamin Constant demande Germaine de Staël en mariage. Elle refuse cette chaîne. Les rôles se trouvent donc inversés par rapport au roman : l’homme est évincé, alors que précédemment l’héroïne s’était effacée. Si l’on en croit le roman Adolphe, écrit par Constant durant cette même année et publié en 1816, Germaine lui reprochait sa sécheresse de cœur. Il avait, semble-t-il, hésité huit ou neuf ans avant de présenter sa demande. Aucune parenté avec le bouillant Léonce.

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Alors que Delphine était un ouvrage classique glissant vers le romantisme, Corinne ou l’Italie (1807) est un OVNI. Mme de Staël a voulu faire de ce second roman un reportage sur la péninsule italienne, annonçant son grand reportage sur l’Allemagne, non romancé, de 1810. C’est même un guide touristique, d’un intérêt inégal. De Rome, elle ne dit rien qui retienne l’attention. Mais elle nous montre l’éruption permanente du Vésuve (depuis, ce volcan s’est rendormi, ce qui ne présage rien de bon). Et surtout, en peu de pages, elle nous peint de la république de Venise (en 1795, peu avant l’intrusion de Bonaparte), l’un des tableaux les plus judicieux que je connaisse.
D’une manière générale, les Italiens apparaissent sympathiques, malgré les défauts que l’auteure leur reproche – leur paresse et leur catholicisme ostentatoire.
Le reste du livre est un roman d’amour, envahi par la personnalité de Corinne. Il s’agit d’une femme de lettres, célibataire, un peu actrice, qui vit de ses rentes à Rome. Son prénom, choisi par elle, évoque une poétesse grecque du VI e siècle avant notre ère. Corinne est belle (beaucoup plus que Mme de Staël). Corinne récite ses vers et est applaudie. Corinne cite à tour de bras du latin, de l’italien, de l’anglais, si bien que le lecteur finit par s’écrier : Ça suffit ! Manque l’allemand, de façon surprenante, car c’était le côté vers lequel l’auteure penchait le plus.
Le héros, Oswald, jeune lord, ou plutôt laird car écossais, est venu en Italie pour son grand tour. C’est un garçon très sérieux, serviable et même secourable. Son arrivée est l’occasion, pour Mme de Staël, de dire du bien de la Grande-Bretagne, qu’elle connaît un peu, car elle s’y est réfugiée quelques mois après la chute de Louis XVI. Et ces compliments équivalent à une critique de la France.
Naturellement, Oswald tombe sous le charme de Corinne, qui le lui rend bien. Les deux tourtereaux se promènent dans la belle Italie. Pourquoi ne la demande-t-il pas en mariage ? Parce que son père, en mourant, lui a recommandé d’épouser une certaine Lucile. Cet empêchement fait sourire le lecteur du XXIe siècle. Même pour celui de 1802, la ficelle paraît grosse. En vérité, le jeune homme est falot, comme plusieurs amants de Mme de Staël.
L’affaire se gâte encore plus quand Corinne raconte sa vie à Oswald. On tombe en plein mélodrame. Italienne de mère, elle est britannique de père, et c’est la demi-sœur de la fameuse Lucile, « promise » d’Oswald.
Mais voici que ce garçon est rappelé outre-Manche, car son régiment va partir pour les Antilles. Corinne le voit s’éloigner en pleurant. Elle commet l’erreur de ne pas lui écrire. Oswald, en Écosse, revoit la fameuse Lucile, qu’il avait connue toute jeune, et qui a embelli. N’ayant pas reçu de courrier de Corinne, il se croit oublié d’elle et décide d’épouser sa promise d’origine.
L’intrépide Corinne se doute de quelque chose. Elle est encore, affirme la romancière, la plus brillante personne d’Italie. Elle traverse l’Europe, pousse jusqu’en Écosse et assiste, cachée, aux préparatifs du mariage. Héroïque, elle fait rendre une bague à Oswald, avec un message : Vous êtes libre. Puis repart sans s’être découverte. Malgré ces outrances, Mme de Staël parvient à toucher le lecteur.
Après son mariage, Oswald part pour les îles avec sa troupe. Il en revient quelques années plus tard. Lucile lui a donné une charmante petite fille. Mais sa santé à lui s’est détériorée, et il continue de penser à Corinne. Le soleil, assure-t-il, lui ferait du bien. Pourquoi pas un voyage en Italie ? C’est tenter le diable. Lucile consent néanmoins. À Florence, naturellement, le ménage tombe sur Corinne. Émaciée, minée par le chagrin ! Elle trouve encore la force de réciter ses vers à l’académie de la ville, devant un amphithéâtre bondé, et meurt après cette mise en scène.
Moins bavard que le précédent, ce roman ne compte, dans mon édition de poche, que six cents pages. Mais la part de l’arbitraire y est beaucoup plus forte.
Dès sa parution, Corinne connaît un vif succès. C’est l’une des premières victoires du romantisme en France, et le public attendait une telle œuvre. Napoléon, qui avait tenté de couler Delphine au temps où il était encore premier consul, cette fois ne se donne pas la peine d’intervenir. Il devrait pourtant prendre ombrage de ce roman dont le héros est un sujet britannique. Broutilles ! Il se trouve au sommet de sa gloire, et peu lui importe l’écrivassière.

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Mme de Staël, une victime des mâles, qui lui demandaient des services sans reconnaître son génie ? La vérité apparaît plus nuancée. Delphine n’est pas victime des hommes, mais des machinations de Mme de Vernon, et de sa propre délicatesse. Corinne, en revanche, est bel et bien victime de la faiblesse de caractère d’Oswald. Elle a néanmoins commis quelques erreurs.
Dans la vie réelle, Germaine est victime de la froideur de Benjamin Constant. Cela dit, cet esprit supérieur pouvait difficilement accepter une tutelle. Germaine est également victime de Napoléon Bonaparte, qui l’a exilée à plusieurs reprises. À vrai dire, il lui a rendu service, en la forçant à bien connaître l’Italie et l’Allemagne. Grâce à lui, elle est l’un des écrivains francophones les plus ouverts sur l’extérieur.
Sa fille, Albertine de Staël, dont le vrai père est Benjamin Constant, épouse le duc Victor de Broglie, premier ministre libéral sous Louis-Philippe. L’alliance du vieux sang piémontais avec celui des Necker fait merveille. Il produit d’abord le duc Albert de Broglie, premier ministre conservateur sous la Troisième République. Albert est lui-même le grand-père du duc Maurice de Broglie, spécialiste des rayons X, membre de l’Académie française et de l’Académie des Sciences (à distinguer de son cadet Louis, encore plus célèbre). Âgé de huit ans, Maurice regarde les portraits exposés dans le château familial et s’exclame : Je n’aime pas ce vilain gros Turc. C’est sa trisaïeule, enturbannée comme le voulait la mode du début du siècle.
Je ne laisserai pas le lecteur sur cette note ironique. Mme de Staël a écrit une phrase souvent citée, dont je ne retrouve pas la référence, mais qui porte bien sa marque : La gloire est le deuil éclatant du bonheur. Aurait-elle délibérément sacrifié celui-ci à ses œuvres ? Non, le bonheur n’était pas pour elle, et elle le savait. Pas très jolie, bientôt corpulente, et surtout trop impétueuse, asservissant ses amants, les terrorisant par des chantages au suicide. Elle a cherché la gloire parce qu’elle ne pouvait rien avoir d’autre.
Laissons le dernier mot à l’auteur de René, avec qui elle s’entendait assez bien. Les corps des époux Necker baignent dans une cuve de marbre noir remplie d’esprit-de-vin, afin d’éviter leur décomposition. Ce tombeau se trouve toujours dans leur parc de Coppet, au bord du Léman. En 1817, Germaine rejoint ses parents. On l’enterre au pied de la cuve. Puis le mausolée est scellé à jamais. Quinze ans plus tard, Chateaubriand y vient en pèlerinage, accompagné de Mme Récamier, grande amie de la défunte. Elle est seule admise auprès du mausolée, et son compagnon l’attend.
Mme Récamier, pâle et en larmes, est sortie du bocage funèbre, elle-même comme une ombre. Si j’ai jamais senti à la fois la vanité et la vérité de la gloire et de la vie, c’est à l’entrée du bois silencieux, obscur, inconnu, où dort celle qui eut tant d’éclat et de renom, et en voyant ce que c’est d’être véritablement aimé.
Lui, Chateaubriand, a été chéri de plusieurs femmes. Elle, Germaine, a ébloui des hommes, mais sans amour. Sauf tout à la fin, comme un rayon du soleil du soir, un officier italien du nom de Rocca, bien plus jeune qu’elle, blessé dans l’armée de Napoléon. Elle finit par épouser cette recrue sincère. Mais en secret, car Mme de Staël ne saurait devenir Mme Rocca.
En 1964, le mausolée de la famille Necker est endommagé par un attentat à l’explosif. À qui en veut-on ? Au banquier trop habile, malgré tout fidèle à Louis XVI ? Ou à sa fille, cette femme un peu trop supérieure ?

Les livres : Delphine et Corinne sont toutes deux disponibles en Folio.

La Peste, vue deux fois par Albert Camus

Par Nicolas Saudray – 19 mars 2020

         En ce délire du coronavirus, il n’est pas mauvais de relire Camus, qui s’est intéressé deux fois, coup sur coup, à la peste : la première dans son roman du même nom, publié en 1947 mais commencé quelques années plus tôt, la seconde dans sa pièce L’État de Siège, représentée en 1948. Ce sont deux faces d’une même œuvre.

         Pourquoi, chez lui, cette obsession de l’épidémie, alors que l’époque n’en avait pas connu ? Parce qu’elle figure, dans l’esprit des lecteurs d’alors, la guerre, l’oppression, l’Occupation.

          Le roman n’y fait pourtant aucune allusion directe. C’est vraiment le récit d’une vague de peste, écrit d’une manière sobre et efficace. Ne nous attardons pas sur les principaux personnages, qui manquent de relief, y compris le docteur Rieux, porte-parole de l’auteur. Presque interchangeables, ils illustrent le mot fameux de Gide selon lequel on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments.

         Heureusement, Camus excelle dans les détails : les rats, les chats, les chiens, la passivité, l’habitude vite prise, les cafés où l’on vous demande d’apporter votre sucre, les trams dont les passagers se tournent le dos pour limiter la contagion, les enterrements à la sauvette, les chômeurs devenus infirmiers ou fossoyeurs. On croirait qu’il a vécu ces épisodes. Il nous émeut du triste sort d’un gamin, à la suite de laquelle le médecin confie à un  prêtre : Je refuserai jusqu’à la mort d’aimer cette création où des enfants sont torturés. Quelques invraisemblances seront pardonnées – les stades pleins, les cinémas pleins. Sans doute le romancier, tuberculeux guéri, pensait-il que l’appétit de vivre des pieds-noirs triompherait de toute prudence. En tout cas la ville est close, on ne peut en sortir.

         La peste avait supprimé les jugements de valeur, précise l’auteur. Et cela se voyait à la façon dont personne ne s’occupait plus de la qualité des vêtements ou des aliments qu’on achetait. On acceptait tout en bloc.

         Parfois, quand même, une envolée : La grande cité silencieuse n’était plus alors qu’un assemblage de cubes massifs et inertes, entre lesquels les effigies taciturnes de bienfaiteurs oubliés ou d’anciens grand hommes étouffés à jamais dans le bronze s’essayaient seules, avec leurs faux visages de pierre ou de fer, à évoquer une image dégradée de ce qui avait été l’homme.     

          Pour prendre quelque distance, cet Algérois a situé l’action à Oran. Il en a fait une ville essentiellement française, alors que les Arabes formaient près de la moitié de la population !

          Autant le roman est dépouillé et précis, autant la pièce est flamboyante et symbolique. Elle a bénéficié, à sa création, des meilleurs acteurs. La Peste (Pierre Bertin) arrive avec sa secrétaire la Mort (Madeleine Renaud) et prend le contrôle de la cité. Un jeune héros (Jean-Louis Barrault) organise la résistance à l’épidémie, sans masques de tissu ni sérums, mais par la force de sa volonté et celle de ses amis. Il se considère comme toujours libre (le problème central de Camus), alors que les personnages du roman avaient discrètement reconnu la perte de leur liberté. Ayant cependant constaté que sa dulcinée allait mourir (Maria Casarès, avec qui Camus a une liaison), ce jeune homme obtient d’échanger son destin contre le sien.

         Comme on le voit, le licencié en philosophie joue avec les idées. Néanmoins, son État de Siège ne manque pas de grandeur. Et l’on peut dire qu’il préfigure Ionesco.

         Cette fois, la Peste se trouve clairement identifiée. C’est la dictature. Hitler ?  Staline ? Franco ? Vous avez le choix.

        Par comparaison avec la double peste camusienne, notre coronavirus paraît presque bénin. À ce jour, et donc après trois mois de virulence, il n’a causé que quelques milliers de morts dans son pays d’origine, la Chine ; ce qui, à l’échelle de cet empire, n’est rien.   

 

                                                                         

Les 101 romans préférés

Sondage commenté par Nicolas Saudray

Dans son numéro du 28 décembre 2019, Le Monde a publié la liste des 101 romans préférés de ses lecteurs. Portant sur vingt-six mille personnes, ce sondage mérite d’être pris au sérieux. Mais, fondé sur le volontariat, il ne reflète que les opinions les plus affirmées.

Premier, Harry Potter, favorisé par deux illusions d’optique. Primo, l’auteure, J.K. Rowling, ne joue pas dans la même cour que Balzac ou Tolstoï, et n’est pas lue aux mêmes âges. Elle a pour véritable concurrent Tintin, absent de la compétition car en bandes dessinées. Secundo, il s’agit de la collection complète d’Harry Potter, alors que la plupart des autres auteurs concourent livre par livre, et recueillent donc, pour chacun, moins de suffrages. Si Jules Verne, par exemple, avait été présenté pour l’ensemble de son œuvre, il aurait sans doute figuré dans le palmarès en bonne place, alors qu’il brille par son absence.

Numéro 2, Céline, Voyage au bout de la nuit. De façon surprenante, en cette époque où l’on juge volontiers les auteurs plutôt que leurs livres, son comportement durant l’Occupation ne lui a pas nui.

Numéro 3, Proust, pour l’intégralité de la Recherche. Considérant l’originalité du propos et la force de la création, j’aurais été tenté de le placer en tête, ex-aequo avec de la Comédie humaine, à prendre elle aussi dans son intégralité et non feuille à feuille.

Numéro 4, Garcia Marquez, Cent Ans de Solitude. Je lui reconnais la virtuosité, le sens de la couleur. Il m’a néanmoins laissé, au bout de quelques centaines de pages, le souvenir d’un jeu de guignol grimaçant.

Numéro 5, Tolkien, Le Seigneur des Anneaux. Œuvre puissante, mais d’un manichéisme un peu trop facile. A bénéficié, pour son rang de classement, de son anniversaire, célébré par les médias.

Numéro 6, Orwell, 1984. Un grand bouquin, dont l’audience actuelle peut toutefois paraître paradoxale, car l’échéance fixée par l’auteur est passée depuis trente-cinq ans, et ses prévisions ne se sont pas réalisées, du moins en Occident. Les lecteurs jouent à se faire peur.

Numéro 7, Camus, L’Étranger. L’ouvrage chéri des enseignants. Efficace à la première lecture, moins vraisemblable à la deuxième. Je préfère, du même auteur, ses souvenirs de jeunesse, publiés à titre posthume sous un mauvais titre, Le Premier Homme. Mais ce n’est pas un roman.

Numéro 8, Albert Cohen, Belle du Seigneur. Roman peu crédible, à mon humble avis. Précédemment, l’auteur avait fait mieux, avec Solal.

Numéro 9, Hugo, Les Misérables. Encore du manichéisme. Je préfère Quatre-Vingt Treize.

Numéro 10, Romain Gary, La Promesse de l’Aube. Intéressant. Fallait-il le placer si haut ?

Le Monde nous indique que 48 des 101 romans ont été écrits en français, et que 32 sont traduits de l’anglais, dont une douzaine inconnus de moi (science-fiction, romans de gare). Cette forte influence anglo-saxonne n’est pas nouvelle, mais excessive, eu égard à la variété et à l’intérêt de ce qui se fait dans le monde. Deux Allemands seulement : le Parfum de Patrick Süskind (n° 40) et la Montagne magique de Thomas Mann (n°73), dont je me demande d’ailleurs combien de votants l’ont vraiment lue. Pas trace du Tambour de Günter Grass ! Il serait temps que les Français s’intéressent à la culture de leur voisin le plus peuplé, d’autant qu’il va rester, lui, dans l’Union européenne. Je note aussi, du côté de l’Italie, l’omission collective du Guépard.

Les Russes tirent honorablement leur épingle du jeu, sauf Soljénitsyne, exclu. Déjà passé de mode !

Stendhal et Flaubert sont assez bien placés. Balzac n’arrive qu’au 76ème rang, avec son Père Goriot. Sans doute ses descriptions, pourtant attachantes, lassent-elles les lecteurs. Rien de Mauriac, de Montherlant, de Bernanos, de Gide, de Martin du Gard (malgré les séries télévisées), ni de Giono ou de Sartre.

Deux bonnes nouvelles, quand même, dans cette désolation. Julien Gracq vient au n° 37, avec son Rivage des Syrtes. Et malgré le battage médiatique, Houellebecq se trouve relégué à la 68ème place, avec ses Particules Élémentaires (qui me sont tombées des mains).

Si nous examinons maintenant les dates de parution, une certaine préférence pour l’immédiat apparaît. 17 romans sont postérieurs à l’an 2000, ce qui est beaucoup pour un siècle à peine commencé. À l’opposé, seuls Don Quichotte et les Liaisons Dangereuses remontent avant 1800. Manquent à l’appel, entre autres, Gargantua et Pantagruel  (dont les lecteurs, qui les connaissent, ont peut-être oublié qu’il s’agit de romans), la Princesse de Clèves (foudroyée, il est vrai, par Nicolas Sarkozy), les Voyages de Gulliver (pourtant portés plusieurs fois à l’écran), Candide, Manon Lescaut (bien plus alerte et vivante que les Liaisons), enfin Werther (je n’ose même pas évoquer la Nouvelle Héloïse).

Mais ce n’est qu’un jeu. Ne suivons pas les moutons de Panurge.

Deux ouvrages de Julian Barnes

Lus par Nicolas Saudray – Janvier 2020

En ce temps de Brexit, il n’est pas mauvais de se plonger dans deux livres du plus francophile des écrivains britanniques, Julian Barnes (né en 1946). Ma découverte de son superbe Homme à la robe de chambre rouge, qui vient de paraître en anglais, m’a donné l’idée de remonter à l’ouvrage qui l’a rendu célèbre trente-trois ans plus tôt, Le Perroquet de Flaubert.
Rétablissons l’ordre chronologique. Flaubert’s Parrot, publié en 1984, traduit en 1986, reçoit le prix Médicis Essais. Il avait pourtant été présenté en France comme un roman. Une œuvre inclassable, à vrai dire, peut-être aux deux tiers vraie, et dont le reste, imaginaire, rejoint une vérité supérieure.
Le titre se réfère à l’oiseau empaillé qui tient compagnie à la vieille servante, dans le « conte » poignant de l’écrivain normand, Un Cœur simple. Le narrateur est un médecin, comme le père et le frère de Flaubert. Mais britannique, ce qui change tout. En ce personnage vieillissant, veuf, un peu bougon, toujours ingénieux, un Julian Barnes encore jeune s’est caricaturé lui-même. Ce porte-parole entreprend de retrouver le précieux volatile. Quête dérisoire, car il en aperçoit au moins cinquante dans les musées locaux, et ne sait quel est le bon. Par parenthèse, les mots parrot et perroquet viendraient de Pierrot.
Cette recherche est surtout le prétexte d’une enquête sur les mille petites absurdités qui ont jalonné le parcours de Flaubert, et d’une esquisse de certaines virtualités restées irréelles. Le narrateur n’hésite pas à nous livrer de fausses citations de l’écrivain, et plus d’un lecteur a dû s’y laisser prendre, car elles sont bien trouvées. Par exemple celle-ci : Je ne suis qu’un lézard littéraire, qui se prélasse tout le jour sous le soleil de la Beauté. Sans doute notre Gustave a-t-il eu des pensées de ce genre, mais il n’a pas osé les écrire. Le Britannique ose à sa place.
Il ajoute ses propres réflexions, dont certaines vont loin. Épilepsie : stratagème permettant à l’écrivain Flaubert d’échapper à une carrière conventionnelle, et à l’homme Flaubert d’échapper à la vie. Il convoque l’insupportable Louise Colet, sa maîtresse épisodique pendant une décennie, plus âgée que lui de onze ans. À présent, personne ne la lit, mais elle a reçu quatre prix de l’Académie française, dont la valeur monétaire était largement supérieure à celle d’aujourd’hui. Le narrateur découvre que Flaubert, dans son ermitage des environs de Rouen, a eu une servante anglaise ; d’où aussitôt l’ébauche d’un roman. Il nous assure que l’auteur de Salambô a réellement rencontré un mouton à cinq pattes. Il note aussi que le romancier, à la dernière ligne de Madame Bovary, se moque de la Légion d’Honneur décernée à Homais, mais, une dizaine d’années plus tard, accepte cette même décoration de Napoléon III. Sans cesse, le détail insolite ou risible est tiré de l’ombre.
Au terme de tout cela, un Flaubert fantomatique se dessine, maladroit, malheureux, attendrissant. À quoi bon ? L’écrivain professait que l’homme doit s’effacer devant son œuvre. Et au fond le narrateur, malgré ses investigations, partage cette doctrine. La biographie n’est donc qu’un jeu ; il ne faut pas la prendre au sérieux.
Bien que Barnes ait la modestie de ne pas se comparer à Sartre, le rapprochement vient à l’esprit. L’existentialiste a consacré dix ans de recherches à Flaubert. Il a voulu tout savoir, tout reconstituer, tout intégrer à ses propres théories. Le résultat est un monstrueux échec : trois gros volumes (Gallimard 1971-72), totalisant des milliers de pages, mais inachevés, et dont, pour l’honnête homme, il ne reste rien. Même le titre, L’Idiot de la famille, peine à convaincre. Gustave était un jeune homme plutôt prometteur, doté d’un physique de Viking, et quand il paraissait au théâtre de Rouen, tous les regards se tournaient vers lui. C’est la découverte de son épilepsie, à vingt-trois ans, qui l’a convaincu de se retirer du monde et de se dissoudre dans son œuvre. À cet égard, Barnes est l’anti-Sartre.

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L’idée de son livre actuel lui est venue en voyant, dans un musée américain, un remarquable portrait du docteur Pozzi par Sargent : vêtu d’une robe de chambre écarlate, très soigné, un personnage d’opéra jette un regard méphistophélique, et crispe ses doigts un peu crochus. Mais ce rationaliste, ce défenseur de bonnes causes (dont celle de Dreyfus) n’a rien à voir avec Satan.
D’après une petite recherche de ma part, les Pozzi, protestants suisses, viennent de la vallée de Poschiavo, dépendante des Grisons, et alors pauvre. Le grand-père du docteur s’établit à Agen comme pâtissier. Son père est pasteur à Bergerac. Le médecin Samuel Pozzi (1848-1918) est l’élève, à Paris, de Broca, puis, à Édimbourg, de Lister. Intéressé d’abord par la traumatologie, il devient l’un des gynécologistes les plus réputés de son époque ; son traité sur ce sujet est traduit dans les principales langues européennes. Il effectue des tournées triomphales aux États-Unis. L’un de ses assistants n’est autre que Robert Proust, frère cadet de Marcel et propriétaire d’une énorme moustache.
Mais, de même que le perroquet n’était qu’un prétexte à une randonnée en terre flaubertienne, la reconstruction du docteur Pozzi est surtout un prétexte à une promenade impressionniste et humoristique à travers la Belle Époque, dont l’auteur connaît les moindres détours. En effet, le grand séducteur qu’il nous présente multiplie les idylles avec des actrices, dont Sarah Bernhardt, et avec des femmes du monde – jusqu’à faire le malheur de son épouse et de ses enfants. Sa position professionnelle au centre de la haute société lui vaut l’amitié des personnages les moins prévisibles.
Trois d’entre eux émergent du livre – trois esthètes, chacun à sa manière. D’abord Robert de Montesquiou, mentor de Proust, et dont Barnes publie l’impressionnant portrait par Whistler (qui lui rend mieux justice que le tableau maniéré de Boldini). Ensuite, le prince Edmond de Polignac, compositeur de musique à ses heures (il croit avoir inventé une gamme octatonique) ; ruiné, il épouse sur le tard la fameuse Winnaretta Singer, fille du roi des machines à coudre, d’où les concerts Polignac, réservés à une étroite élite, et la fondation Singer-Polignac. Enfin Jean Lorrain, l’un des chroniqueurs les mieux payés de Paris (il écrit dans le Journal, quotidien à grand tirage), inlassable colporteur de ragots, éthéromane et duelliste impénitent.
Les anecdotes fourmillent. En voici une. Au printemps de 1871, durant la Commune, une balle perdue manque de tuer le docteur Proust, brillant praticien (comme plus tard Pozzi). Sa femme, enceinte, est fortement choquée. Quelques mois plus tard, elle accouche d’un petit Marcel. Barnes s’en tient là, mais je me permets de formuler une hypothèse à sa place : la psychologie complexe du futur écrivain ne résulte-t-elle pas, pour partie, de cet accident ?
À la veille d’une batterie de lois sociales, la supposée Belle Époque était encore dure envers le petit peuple. Ce sujet a été traité par d’autres. Barnes, écrivain lui-même, s’est limité à l’ « élite » littéraire, artistique et mondaine. En ce domaine, après les derniers volumes du Journal des Goncourt, après les biographies de Marcel Proust par George D. Painter et par Ghislain de Diesbach, on pouvait croire que tout avait été dit. Barnes prouve le contraire avec élégance. La mine est encore ouverte, pour qui sait y faire.
Notre auteur ne nous dit presque rien de la carrière politique de son héros. Samuel Pozzi a été sénateur de la Dordogne pendant cinq ans, de 1898 à 1903. Il figurait au groupe de la Gauche et de l’Union Républicaine : des modérés, débordés sur leur gauche par les radicaux. Cette position antimonarchiste et assez anticléricale ne diminuait en rien son crédit auprès des duchesses. Mais le docteur, pris par ses responsabilités de directeur d’hôpital, par ses mondanités, par ses recherches d’objets d’art pour ses collections, n’avait guère de temps à consacrer à ses fonctions de parlementaire. Aussi a-t-il pas été réélu, alors qu’au Sénat, on est généralement reconduit, tant qu’on n’a jugé que l’heure de la retraite était venue.
Durant la Première Guerre mondiale, le Dr Pozzi est mobilisé à la tête de son hôpital, avec le grade de lieutenant-colonel. Il n’a pas le bonheur de voir la fin du conflit. En juillet 1918, un de ses patients civils, mécontent de ses soins, l’abat à coups de revolver. Ainsi finit celui que, malgré ses défauts domestiques, nous pouvons considérer comme un juste. Quelques années plus tôt, un autre praticien du même hôpital avait connu le même sort.
Catherine Pozzi, fille de Samuel, passionnée, tuberculeuse, perturbée par les frasques de son père, est mal mariée à Édouard Bourdet (alors célèbre auteur dramatique, aujourd’hui bien oublié). Puis elle devient, pour huit ans, la muse de Paul Valéry. Bien plus tard, en 2005, la publication de son journal est un événement : elle y blâme la prudence du poète (encore attaché à son épouse et à ses enfants) et ses petites manies de vieil homme (comptant onze années de plus qu’elle). Nous en revenons à la problématique du médecin qui cherche le perroquet. Est-il permis de fouiller dans la vie d’un écrivain ? Ne vaudrait-il pas mieux tout brûler ? Catherine est décédée en 1936, neuf ans avant son glorieux amant, mais elle le poursuit dans la mort.
L’édition anglaise du livre de Barnes, seule disponible à ce jour, consiste en un beau volume relié, illustré avec goût et ingéniosité. D’où un excellent rapport qualité-prix. L’auteur a notamment fait appel à la collection de vignettes de Félix Potin : pour chaque tablette de chocolat achetée dans une épicerie de cette chaîne, le client ou plutôt son enfant recevait une petite photo en noir et blanc d’une célébrité contemporaine, française ou parfois étrangère. Cette prime l’incitait à revenir, afin de compléter son album. J’imagine que la firme ne versait aucune redevance à ses héros, ne leur demandait aucune autorisation. Il y en eut, au fil du temps, quelque deux mille, dont le docteur Pozzi immortalisé dans deux attitudes différentes. La gloire distribuée par Félix Potin était pour tous ces gens une récompense bien suffisante.
Barnes conclut son ouvrage par une postface qui proteste contre le Brexit.

Les livres
Gustave Flaubert, Trois contes, disponible en poche, 196 pages, seulement 2,20 euros.
Julian Barnes, Le Perroquet de Flaubert, trad. française 1986, environ 192 pages, disponible en poche (mais avec difficulté).
Julian Barnes, The Man in the Red Coat, Jonathan Cape, 2019, non encore traduit. Disponible notamment à la librairie Galignani, 224 rue de Rivoli, Paris Ier. 270 pages, 27 euros.

La réception de Proust en Chine

Par Élisabeth Rallo Ditche
Novembre 2019     

Il fallait s’y attendre : la Chine s’intéresse à Proust ! Elle y était d’ailleurs prédestinée. Les railleurs diront que les Chinois, amateurs de complications et de fils coupés en quatre, ont retrouvé l’un des leurs. Les bienveillants feront valoir que les Chinois manifestent, comme Proust, une subtilité rarement atteinte en Occident, et que leur peinture impressionniste, avec ses pans de nuages qui interrompent les paysages, s’apparente aux descriptions de la Recherche.
Élisabeth Rallo-Ditche, longtemps professeur de lettres (comparatiste) à l’université d’Aix-Marseille, a effectué parallèlement un parcours d’auteure, et a contribué à l’organisation du festival annuel de musique d’Aix.

Le site Montesquieu

 

Mademoiselle Jing Zhang est l’auteur d’une thèse – travail exemplaire et immense – soutenue le 30 septembre dernier à l’université de Perpignan et qui sera publiée à Pékin, sur la réception de Proust en Chine. Fort beau sujet, sur qui personne ne s’était encore penché de façon précise et détaillée ! L’ouvrage commence par une passionnante comparaison entre les théories de la traduction en Occident et en Orient qui a soin de montrer combien les points de vue sont différents, ce qui, bien sûr, influence les traductions de Proust. Trois temps dans cette réception et ces traductions : « Proust apparu », « Proust perdu et retrouvé » – et enfin « réécrit ». Toute l’histoire de la réception de Proust est passionnante : et d’abord comment il est découvert, l’engouement pour l’œuvre de l’écrivain français après sa mort.

L’annonce de son décès a été publiée par Mao Dun (1896-1991) écrivain et traducteur connu, en 1923 : le nom de Proust apparaît pour la première fois pour les lecteurs chinois. Sensibilisé aux œuvres françaises, le traducteur veut faire découvrir au public le roman, décrit comme un chef d’œuvre semi-autobiographique – une précieuse et ambitieuse tentative de la littérature moderne, et sa mort est une perte énorme et regrettable pour la littérature mondiale. Mao Dun avait vu juste, mais par un malentendu assez cocasse, il confond certaines œuvres de Proust avec celles de…Marcel Prévost – dont Proust avait horreur, comme il l’a écrit à Reynaldo Hahn ! D’ailleurs Proust lui-même s’est amusé de la confusion : Je suis entièrement inconnu…Quand les lecteurs, chose rare, m’écrivent au Figaro après un article, ils envoient les lettres à Marcel Prévost dont mon nom semble n’être qu’une faute d’impression …. L’absence de sommaire de La Recherche ne facilite pas la tâche des lecteurs et tout cela reste bien obscur pour eux. On ne sait donc pas grand-chose de Proust dans les années 20, ni en Chine, ni même en Europe.

On se met à l’étudier dans les années 30, mais l’admiration n’est pas encore unanime. Ce qu’on dit de son « style », de la difficulté à le lire – la longueur des phrases – est un reproche bien connu et ne concerne pas seulement les lecteurs chinois. Anatole France n’a-t-il pas écrit avec beaucoup d’humour : La vie est courte. Proust est long ? Et certains le trouvent immoral. Dans les années 30 et 40, ceux qui prônent la littérature « sociale » dénigrent Proust et ses défenseurs, ceux qui aiment « l’art pour l’art ». Puis on passe aux toutes premières traductions, dans les années 40. Un article traduit lance l’entreprise : Sommeil et souvenir » Bian Zhilin en 1934 – huit paragraphes du début de Combray, où se trouvent les grands thèmes de La Recherche. Le traducteur respecte la phrase de Proust et sa ponctuation, ce qui est difficile en chinois, et donne un aperçu intéressant mais n’ose s’attaquer à la totalité de l’œuvre. Les critiques et les écrivains commencent à s’intéresser à Proust et à s’inspirer de lui – pour n’en citer qu’un seul, le premier traducteur, Bian Zhilin, dans ses poèmes et son unique roman, Les Montagnes et les Rivières. Les thèmes du temps et du souvenir sont bien sûr les plus retenus.

En ces années-là, la situation de la Chine n’est pas favorable à Proust, qualifié de nihiliste, d’élitiste, de sceptique, dans un contexte politique très éclairant. Les lecteurs cèdent petit à petit au charme du roman, genre peu prisé alors. Mais le rejet de Proust est total de 1949 à 1979 ! La doctrine du « réalisme socialiste » interdit en effet d’étudier ou de lire des auteurs comme Stendhal, Romain Rolland ou Proust, trop individualistes, ou décadents. Durant la période de la « révolution culturelle prolétarienne » (1966-1976), les artistes et les traducteurs sont visés, déportés dans les campagnes pour y devenir paysans. Ils sont parfois persécutés, comme le grand traducteur de Balzac, Fu Lei, qui se suicida. Pendant trente ans, on n’entendit plus parler de Proust.

A partir de 1978, « l’ouverture » se fait et Proust réapparaît : les lettrés se demandent si la littérature chinoise gagne à être confrontée à la littérature étrangère et si elle peut ainsi espérer se renouveler. Le nouveau slogan, dans une grande revue, est alors : La Littérature ne doit pas avoir de zone interdite. On intègre Proust à la littérature du « flux de conscience » et, même si certains le trouvent trop « aristocratique », l’auteur est à nouveau apprécié. Les traductions d’extraits et de chapitres se multiplient de 1979 à 1989 et un projet de traduction intégrale voit le jour en 1985. Un groupe de quinze traducteurs est désigné et travaille pendant huit ans. Malgré les incompréhensions et la difficulté stylistique, la traduction est publiée et permet ainsi enfin de saisir l’œuvre dans sa totalité. L’étape suivante est la traduction des ouvrages critiques sur Proust, comme celui de Jean-Yves Tadié en 1992. Et ensuite viendront les études chinoises sur l’œuvre.

Depuis 2004 on assiste à des retraductions de la Recherche. Les traductions vieillissent et la première est devenue désuète. Xu Hejin et Zhou Kexi (dans les deux plus grandes maisons d’édition de littérature étrangère) décident, chacun de son côté, de reprendre à nouveaux frais l’immense entreprise : les manuscrits sont mieux connus, le texte est mieux établi, les traducteurs connaissent bien le contexte de l’œuvre. La réussite de la traduction de Proust en Chine repose sur le respect du contexte chinois ; il faut, comme l’écrit un critique, inventer un langage approprié pour le texte spécial de La Recherche (Tu Weiqun). Zhou emprunte au lexique d’œuvres classiques pour garder un ton littéraire à sa traduction. Xu use d’une écriture plus libre pour garder la forme de langage de l’auteur français. Les deux traducteurs ont à cœur de montrer la souplesse de la langue chinoise contemporaine, qui peut s’adapter. Les choix des traducteurs semblent viser des publics différents. Xu aime être près de la « réalité » proustienne et illustre par des photographies les endroits décrits, il attire les   lettrés ; Zhou préfère les aquarelles et sa traduction poétique correspond mieux à un large public. Il est bien certain – comme le montre Mlle Jing Zhang – que le transfert en un style unique est impossible. Mais cela importe finalement assez peu : l’essentiel n’est-il pas de donner au lectorat chinois l’occasion d’aller A la Recherche du temps perdu ?

Le vent du Kazakhstan

Par Nicolas Saudray
Novembre 2019

          À peine étais-je rentré d’Istanbul, où l’on parle un turc occidental (voir la rubrique « International » de ce site), que j’ai reçu des nouvelles du Kazakhstan, où l’on parle un turc oriental.

          Ce pays fabuleux, irréel, où les Français vont rarement, s’étire de la Caspienne à l’Himalaya, ce qui lui procure une superficie égale à cinq fois celle de la France, et lui permet de culminer à 7000 mètres. Mais il ne compte que 18 millions d’habitants. C’était une région de steppes, sans culture urbaine. La politique de Khrouchtchev, consistant à mettre en valeur les « terres vierges », lui a valu un afflux de colons extérieurs. Une capitale moderne a poussé. On vient de la rebaptiser Noursoultan (« sultan de lumière ») en l’honneur de Noursoultan Nazarbaïev, qui a exercé le pouvoir, d’une main ferme, pendant trente ans.

          Le Kazakhstan est tombé au pouvoir des tsars, non sans révoltes, durant les XVIIIe et XIXe siècles. Il n’a obtenu son indépendance qu’en 1991, et reste proche de l’ancienne colonisatrice.

          Son économie est fondée sur le pétrole. Mais le pays est aussi devenu le premier producteur mondial d’uranium.

          Durant les derniers temps de l’Union soviétique, les Russes formaient 38% de la population. Beaucoup sont repartis chez eux. Ceux qui restent ne sont plus que 24%. Et d’après les recensements officiels, les Kazakhs sont 63%. Malgré cela, le russe est la langue officielle, et on peut faire carrière sans parler le turc oriental.

        Ces faits expliquent le souci du gouvernement kazakh de sauvegarder la culture du pays. Jusqu’à cette année, la littérature autochtone était, en dehors des frontières, terra incognita. L’article détaillé de Wikipedia sur le Kazakhstan n’en dit pas un mot. Et pourtant, il y a de quoi faire.

         Les autorités kazakhes viennent donc de faire traduire une anthologie de leur poésie, et une anthologie de leur prose dans les six principales langues de l’ONU : l’anglais, le russe, l’arabe, le chinois, l’espagnol et le français. Chacun de ces florilèges groupe une trentaine d’auteurs.

          Ce sont des œuvres de grand air, de chevauchées, de faucons portés sur le poing et d’horizons sans fin. Un vent rafraîchissant, dans nos petites affaires européennes. Le lecteur en a pour son argent.

 

Les livres
Anthologie de la poésie kazakhe, préface de Werner Lambersy, Éd. Michel de Maule 2019, 636 pages, 28 €
Anthologie de la littérature kazakhe (prose), préface d’Hélène Carrère d’Encausse, Éd. Michel de Maule 2019, 760 pages, 32 €

Trois romans de Maupassant

Par Nicolas Saudray

          Guy de Maupassant est surtout connu comme auteur de nouvelles. Il les publiait dans les journaux, moyennant un bon prix. Pourquoi les périodiques ont-ils aujourd’hui délaissé ce genre qui leur convenait si bien ?

          Mais ce n’était qu’une des faces de l’écrivain. Son talent du romancier ne le cédait en rien à son talent de nouvelliste. Il lui permettait de captiver ses lecteurs, après les voir giflés par ses textes brefs.

          Maupassant a laissé le souvenir d’un viveur brutal et bravache, incapable d’amour, peu sympathique. Un mufle, disait-on à l’époque. Plus précisément, il a déclaré avoir aimé un seul homme dans sa vie, Flaubert. Mais ce grand sportif misanthrope s’est jeté à l’eau plusieurs fois pour sauver des personnes qui allaient se noyer. Il a aidé les membres de sa famille tombés dans le besoin – même son père qui s’était mal conduit, même son très décevant frère. Il est adoré de ses domestiques. Il manifeste sa compassion pour des enfants (le petit Marius d’Une Vie, la petite Roque d’une sombre nouvelle…). Il plaint le sort malheureux des bêtes, notamment dans un passage d’Une Vie où l’on voit un abbé furieux piétiner une portée de chiots, et dans six nouvelles au moins : Histoire d’un chien (ou plutôt d’une chienne), Mademoiselle Cocotte (variante de la précédente), Après (la mort du chien Sam), Coco (histoire d’un vieux cheval), L’Âne (histoire d’un Aliboron martyrisé) et la Chasse aux guillemots (des oiseaux marins). Tous sont des victimes de cet être fondamentalement malfaisant, le mâle humain adulte.

          Aussi Maupassant ne croit-il pas à l’amour réciproque entre un homme et une femme. Exception : deux Russes qui ont fait connaissance dans un wagon de chemin de fer (nouvelle intitulée En voyage), et qui, depuis, s’aiment sans jamais se voir, à Menton. Les habitants les traitent de toqués.

          De même, Maupassant rejette le nationalisme. Les paysans, observe-t-il, n’ont guère les haines patriotiques ; cela n’appartient qu’aux classes supérieures (nouvelle intitulée La Mère Sauvage). Les paysans, insiste-t-il, ont fourni l’essentiel de la chair à canon, en 1870. L’impitoyable nouvelle Saint-Antoine raconte le meurtre d’un soldat « prussien » par un vieux paysan cauchois. Mais cela n’a rien d’une immolation patriotique. Il s’agit d’une querelle d’ivrognes. Le meurtrier cache le cadavre au fond de son tas de fumier. Un autre habitant du lieu, innocent, est fusillé à sa place.

          Maupassant se défie de la politique, jeu qui lui paraît peu honorable.  Dans sa longue nouvelle Les Dimanches d’un bourgeois de Paris, après avoir appâté le lecteur par une réjouissante caricature de ses anciens collègues de bureau, il fait défiler les doctrines des partis et les exécute une à une – y compris les revendications féministes, alors qu’elles se situent dans la logique de son œuvre. Un autre nouvelle, Un Coup d’État, ridiculise un notable républicain qui tente de s’emparer de la mairie de son village en septembre 1870, malgré le désintérêt des paysans.

          Cela dit, le quasi-anarchiste est aussi un maniaque de la propreté. Que de remarques sur des draps douteux ou sur des redingotes tachées !  À rapprocher d’une lettre de 1881 à l’une de ses maîtresses d’alors, surnommée Gisèle d’Estoc : Le coudoiement de la foule m’exaspère, son odeur me répugne.  

          Était-il le fils de Flaubert ? Le bruit en a couru. Les deux familles se connaissaient, et il était tentant d’établir un lien filial entre les deux plus normands des écrivains. L’étude des dates de la gestation et donc de la conception du futur Guy n’est pas décisive. Mais une lettre adressée à Flaubert le  16 mars 1866 par la mère de Maupassant lève les doutes : J’ai deux enfants…L’aîné est presque trop mûr pour ses quinze ans… S‘il avait été le fils de Gustave, elle se serait exprimée tout autrement.

          À cette occasion, j’observe que ces deux auteurs si normands par leurs œuvres et leur vie ne l’étaient qu’à demi par leurs origines. Le père de Flaubert, médecin-chef de l’Hôtel-Dieu de Rouen, arrivait de Nogent-sur-Seine (Aube), où se déroule une partie du roman L’Éducation sentimentale ; en revanche, son épouse venait de Pont-L’Évêque. De même, les Maupassant étaient lorrains, mais la mère de l’écrivain était née Le Poittevin, d’une famille de petits notables du Cotentin.

          En ligne paternelle, notre Guy descend d’un juriste anobli deux fois au XVIIIe siècle, la première par l’empereur germanique, pour services rendus, la seconde, en France, par l’achat d’une charge de secrétaire du roi. Noblesse modeste, sans titre, et dont l’héritier fait peu de cas. D’ailleurs, sa grand-mère maternelle se nomme Aglaé Pluchard.

          Guy naît en 1850, comme Pierre Loti qui vivra beaucoup plus vieux.  Ses parents s’étant séparés de bonne heure, il est élevé par sa mère dans une villa d’Étretat – lieu de villégiature alors apprécié des artistes parisiens. Il court sur les falaises, participe aux pêches, joue avec les gamins du cru ; ce sont les années les plus heureuses de son existence. Puis il est mis au petit séminaire d’Yvetot, dont il sort athée et quelque peu anticlérical. Il commence des études de droit, interrompues par la guerre de 1870 – à laquelle il figure en qualité d’artilleur (il manque d’être fait prisonnier). Quelques nouvelles, parmi les mieux frappées, rendent compte de cette période piteuse. Au retour, le jeune homme est témoin de la Commune de Paris. Cette fois, pas de nouvelles, car elles auraient été trop pénibles.

          N’ayant pas les rentes dont jouit un Flaubert, Maupassant doit se faire employé de ministère. Mais dès que les revenus de ses nouvelles publiées par les journaux le permettent, il quitte le service public. Il gagne alors beaucoup d’argent et en dépense autant.

         Chaque semaine, en effet, il rédige deux chroniques ou nouvelles (qu’il appelle contes). L’essentiel est publié dans deux quotidiens de tendances opposées, Le Gaulois, monarchiste et mondain, dirigé par le pétulant Arthur Meyer qui est juif, et le Gil Blas, républicain, bohème et volontiers grivois – ce qui convient parfaitement à notre Guy. Le lectorat de ces feuilles ne saurait être qualifié de populaire. Le grand public, celui du Journal ou du Matin, aurait-il accepté de se reconnaître en ce miroir que lui tend le nouvelliste ?

         Dès qu’un nombre suffisant de « contes » a été publié au jour le jour, ils sont recueillis en un volume et vendus avec succès en librairie.

          Parallèlement, Maupassant trouve le temps d’écrire des romans, qui           révèlent une sensibilité très fine. Mon propos se limitera aux trois qui m’ont semblé les meilleurs.

          Une Vie (1883)

          Des six volumes romanesques publiés, Une Vie est le premier par ordre chronologique, et le seul à conserver un peu de notoriété aujourd’hui.

          Le modèle de Madame Bovary s’impose à l’esprit. Mais, malgré la magie de Flaubert, nous n’arrivons pas à nous attacher à sa malheureuse héroïne ; elle est vraiment trop bête. Au contraire, la Jeanne Le Perthuis des Vauds que  Maupassant met en scène n’a rien à se reprocher. Elle est tout simplement victime de la goujaterie de deux hommes, son mari puis son fils. Son destin mélancolique est celui qu’ont vécu maintes représentantes de la petite aristocratie provinciale de l’époque – ce milieu dont l’auteur provenait plus ou moins et qu’il décrit d’une phrase lapidaire : C’étaient de ces gens à étiquette dont l’esprit, les sentiments et les paroles semblent toujours sur des échasses.

          Le roman contient une scène cruelle et même sadique, que peu d’auteurs  auraient osé imaginer. Le mari volage de Jeanne donne rendez-vous à sa maîtresse dans l’une de ces petites cabanes de bergers à roulettes qu’on trouve en haut des falaises du pays de Caux. L’époux trompé de la maîtresse a eu vent de l’affaire. Il arrive en tapinois et pousse la roulotte, laquelle dévale une pente et va s’écraser dans un ravin, avec ses deux occupants. Voilà Jeanne veuve, sans s’y être préparée le moins du monde.

          Reste son fils. Mais elle ne perd rien pour attendre, dans la demi-solitude de son petit château normand.

          Ce livre lancinant, Maupassant l’a tiré de sa propre jeunesse, en prenant néanmoins ses distances. La mère de Maupassant présentait quelques traits de Jeanne ; c’était en revanche une femme active, qui ne se laissait pas opprimer. Le père de Maupassant ressemble au mari volage prisonnier de la roulotte de la mort ; sa correspondance avec son fils Guy témoigne toutefois de relations affectueuses. Quant au triste fils cadet issu de ce couple mal assorti, Hervé de Maupassant, toujours impécunieux, c’est à l’évidence le modèle de celui qui ravage les années tardives de Jeanne.

          L’auteur profite de l’occasion pour étaler sa phobie des grossesses et des accouchements. Jeune, il a lu Schopenhauer, qui l’a marqué. Si on les écoutait, le philosophe allemand et lui-même, l’humanité aurait bientôt disparu. Le refus de Maupassant vient d’ailleurs de plus loin que d’une discussion intellectuelle ; il est physique. Cela ne l’a pas empêché d’engendrer trois petits bâtards – non reconnus alors que rien n’y fait obstacle, puisqu’il n’est pas marié.

          Durant ces péripéties, la plume du romancier demeure souveraine, comme en ce couplet sur le soleil couchant. Cambrant sous le ciel son ventre luisant et liquide, la mer, fiancée monstrueuse, attendait l’amant de feu qui descendait vers elle. Il précipitait sa chute, empourpré comme par le désir de leur embrassement. Il la joignit ; et, peu à peu, elle le dévora. Romantique, non ?  

          Une Vie se situe au niveau des meilleurs Balzac et des meilleurs Stendhal. Elle s’en distingue par un fond de désespoir, que l’auteur atténue in extremis en permettant à Jeanne de recueillir une petite fille – d’où une nouvelle raison de vivre, pour cette femme si marquée par l’existence.

          Bel-Ami (1885)

          Avec le roman suivant, Maupassant entend nous montrer le triomphe d’une canaille. Le portrait placé en tête notifie cette intention au lecteur, pour éviter toute méprise : Grand, bien fait, blond, d’un blond châtain vaguement roussi, avec une moustache retroussée, qui semblait mousser sur sa lèvre, des yeux bleus, clairs, troués d’une pupille toute petite, des cheveux frisés naturellement, séparés par une raie au milieu du crâne, il ressemblait bien au mauvais sujet des romans populaires.

          Ce personnage ne sort pas tout à fait de rien : fils d’un cabaretier des environs de Rouen, il est quand même allé au collège, mais a été recalé à son bac. Il a alors opté pour l’armée d’Afrique, en qualité de sous-officier. L’auteur, qui a été l’envoyé spécial d’un journal en Algérie, et a critiqué les méthodes de pacification, prend soin de nous informer que ce Bel-Ami s’est conduit de façon brutale et malhonnête envers les Arabes.

          Lassé de l’armée, monté à Paris, il veut maintenant se convertir au journalisme, malgré son absence de don pour la rédaction. Qu’à cela ne tienne ! Il arrivera par les femmes. Il jongle avec les maîtresses. L’ascension de Bel-Ami est l’occasion d’une caricature féroce de la presse de l’époque, que Maupassant connaît bien : vénale, répandant de fausses nouvelles pour favoriser des coups de Bourse… Dommage que le temps des emprunts russes ne soit pas encore arrivé. Il aurait fourni au romancier l’occasion de stigmatiser la quasi-totalité de la presse parisienne, bénéficiaire de subsides de Pétersbourg pour faciliter le placement des titres.

          Un des nouveaux amis de l’aventurier, bien placé et assez aisé, meurt de maladie. Le jour même de cette mort, l’intéressé demande la veuve en mariage, et l’obtient. Quelque temps après, un parti plus intéressant se présente à lui. Il se débarrasse alors de son épouse en faisant constater par un commissaire de police un adultère qu’il soupçonnait et tolérait depuis des mois. Maupassant s’est délecté en décrivant l’amant – un ministre ! – entortillé tout nu dans les draps, et  forcé à se lever par le commissaire.

          Le beau parti que Bel-Ami guigne n’est autre que la fille du propriétaire de son journal, un riche financier. Déjà, il a séduit la mère. Sensible à son physique de bellâtre et à ses manières enjôleuses, la petite ne demande qu’à se laisser passer la bague au doigt. Les parents refusent, car le solliciteur n’a pas de fortune, et n’occupe pas encore une position éminente. Sans hésiter, Bel-Ami enlève la petite avec son consentement. La voilà compromise ; papa et maman ne peuvent plus refuser l’union. Quel jongleur !

          L’aventurier, que tout le monde appelle par son surnom, Bel-Ami, avait eu la bonne idée de n’enregistrer son mariage précédent qu’à la mairie. Il peut donc épouser sa donzelle à l’église, en l’occurrence celle de la Madeleine, alors la plus élégante de Paris. Une noce à tout casser ! Déjà, il se voit député et ministre. Cela ne l’empêche pas de répondre, durant la cérémonie, au clin d’œil d’une ancienne maîtresse. Ils ne vont pas tarder à reprendre leurs relations.

          Comme la plupart des ouvrages de Maupassant, celui-ci se recommande par sa justesse d’expression, par son art de faire mouche. Elle s’aperçut que la nuit venait et sonna pour les lampes, tout en écoutant la causerie qui coulait comme un ruisseau de guimauve. Ou encore ceci : Février touchait à sa fin. On commençait à sentir la violette dans les rues en passant le matin auprès des voitures traînées par les marchandes de fleurs.  Les leçons de Flaubert ont produit leurs fruits, et l’élève y ajoute quelque chose de plus leste ; une élection académique est qualifiée de jeu de la mort et des quarante vieillards.

          Dans Une Vie, on trouvait des personnages sympathiques – Jeanne et ses parents. La limite de Bel-Ami, c’est qu’on n’y rencontre personne à qui s’attacher. Les hommes sont des arrivistes ou des spéculateurs. Les femmes, des intrigantes – sauf une, longtemps pieuse, et que les manigances de Bel-Ami ont rendue folle.

          Maupassant a consciencieusement condamné son « héros , sans prononcer de réquisitoire, par le simple exposé de ses manœuvres. Mais force est de constater que Bel-Ami le fascine, et qu’il s’incarne à moitié en lui. Il se réjouit avec lui de ses conquêtes féminines, et du bon tour joué au propriétaire du journal. Aveu de cette complaisance : le nom du navire de plaisance acheté avec les droits d’auteur du roman, le Bel-Ami. Onze mètres, neuf tonneaux, capacité de coucher quatre personnes. Quelques années plus tard, ce bâtiment est remplacé par un vingt tonneaux, le Bel-Ami II, qui comme son prédécesseur navigue en Méditerranée. Assurément, Maupassant n’est point Bel-Ami : il provient d’une famille honorable, il a réussi son bac, il n’est pas blond, il collectionne les femmes pour le plaisir et non pour leur influence ou leur argent.  Ses succès de journaliste sont dus à son seul talent. Le créateur entretient  néanmoins une complicité avec sa créature.

          Bien entendu, les journaux auxquels notre Guy confie sa copie se gardent de se brouiller avec lui à cause des vilenies qu’il a écrites sur le compte de la profession.

         Mais derrière le triomphe apparent de Bel-Ami et de son père littéraire rôde une horrible bête : la Mort. En cette année 1885, la santé de l’écrivain est déjà sérieusement compromise. Il éprouve le besoin d’inclure dans son roman tout un discours nihiliste sur la fin qu’il entrevoit, et place ce couplet dans la bouche d’un vieux journaliste à demi raté. Puis il s’attarde sur les confidences d’un mourant, qui regrette les jolies choses de la vie.

          Pierre et Jean (1888)

          Pierre et Jean a surtout retenu l’attention des critiques et des professeurs par sa « préface » – en réalité, une étude sans lien avec le roman qui suit. Maupassant y exprime sa doctrine de romancier. Il rejette les naturalistes – Zola et consorts – dont on l’avait cru proche. Sous l’influence évidente de son père spirituel Flaubert, il professe que l’écriture doit être une recherche du beau. Il n’approuve pas pour autant l’écriture artiste des Goncourt, qui lui paraît artificielle, et dont il donne ironiquement l’exemple suivant : La pluie tombe sur la propreté des fenêtres.

          Le plus intéressant, dans ces pages, est l’idée que la vie ne peut être décrite telle qu’elle est, car elle n’existe pas. La vie est une création de chaque romancier. Il sélectionne, dans la foule des détails le plus souvent sans intérêt apportés par chaque heure du jour, ceux qui lui paraissent significatifs, et en compose son ouvrage. Du même flux, un autre romancier tirera autre chose.

          Maupassant innove encore quand il affirme que la psychologie doit être cachée dans le livre comme elle l’est dans l’existence. L’histoire littéraire de la centaine d’années suivante va lui donner raison. Mais ce principe se révèle plus aisé à proclamer qu’à appliquer. Pierre et Jean, notamment, est bel et bien une étude psychologique à l’ancienne. Elle n’en mérite pas moins d’être lue, d’autant qu’elle ne demande pas un gros effort (166 pages dans mon édition de poche).

         Ce roman marque un tournant dans l’œuvre de notre auteur. Et, il faut bien le dire, un tournant malheureux : Maupassant quitte le terrain de l’observation des comportements sociaux, où il excellait, pour s’adonner à une problématique peinture des âmes de gens du monde. Parti de Flaubert, observe le critique Hubert Juin, il aboutit à Paul Bourget. Ni Fort comme la mort, ni Notre cœur ne sont des réussites, malgré un bon accueil lors de leur parution.

       Par bonheur, Pierre et Jean se situe au point d’inflexion de la première  manière vers la seconde. Cet ouvrage ne prétend ni embrasser l’humaine destinée, comme Une Vie, ni peindre une époque, comme Bel-Ami.  C’est une sorte de roman policier, bien vu, très humain, un peu moins pessimiste que les deux autres livres dont je traite.

         Pierre, jeune médecin non encore installé, a un cadet, Jean, futur avocat, non encore installé lui non plus. Depuis leur enfance, une compétition amicale les anime. Pierre, en qui l’auteur s’incarne, s’estime le meilleur. Un coup de théâtre remet tout en cause dans cette famille havraise : un ami des parents lègue sa fortune à Jean et ne laisse rien à Pierre. Celui-ci, blessé par cette préférence injuste, lutte en vain contre la jalousie, sentiment qu’il estime indigne de lui. Ne pouvant s’empêcher de mener une petite enquête, il se procure un portrait du défunt, qui révèle une ressemblance marquée avec Jean. À l’évidence, ce garçon n’est pas le fils de son père, mais le fils de l’amant de sa mère. Dès lors, Pierre, souffre moins du coup de chance de son frère que de la faute maternelle, tenue si longtemps secrète.

         Se sentant soupçonnée, l’intéressée explose : oui, cet amant clandestin aura été la seule vraie joie de sa vie. Ulcéré, Pierre, qui s’était promis, par élégance, de ne pas communiquer ses déductions à Jean, se décide à lui en faire part. Puis, rompant les amarres, il s’engage comme médecin sur un transatlantique et part pour New-York. Tandis que Jean se marie et emménage dans un bel appartement.

          En cette histoire mélancolique, aucun des deux frères n’a commis d’erreur. C’est le défunt qui, par inconscience, a semé la zizanie dans la famille, et exposé son ancienne maîtresse au blâme du public. Comme l’a remarqué Pierre, la solution correcte aurait consisté à partager sa fortune entre les deux frères.

          Certains critiques ont cru que l’auteur s’était dédoublé en Pierre et en Jean.  Ils ont invoqué les propos de Maupassant qui, en 1883, s’était plaint de voir son double assis à sa place dans son salon. Mais ce double était un sosie. De même le Doppelgänger d’Henri Heine mis en musique par Schubert. Au contraire, Pierre et Jean s’opposent : le premier brun comme Maupassant et prompt à se tourmenter, le second blond et placide. Pour tout dire, Jean a une personnalité falote. Si l’auteur s’était, pour partie, incarné en lui, il aurait donné davantage de caractère.

          La dualité Pierre/Jean reproduit donc plutôt la dualité Guy/Hervé. Dans la réalité, Guy de Maupassant a six ans de plus que son cadet. Dans la fiction, Pierre a cinq ans de plus que Jean.  On peut supposer qu’en sa qualité de petit dernier, Hervé avait été plus gâté que son aîné, d’où une certaine jalousie. Mais à l’époque de la rédaction du roman, le pauvre Hervé, un bon à rien, donnait des signes de folie, et son frère avait dû faire décider un premier internement. Depuis longtemps, le motif de jalousie avait disparu. Les rapports complexes de deux frères n’étaient plus qu’un matériau romanesque, restant à élaborer.

          Malgré le tournant littéraire, malgré la maladie qui progresse, le romancier reste parfaitement maître de sa prose. Par provocation, il commence avec le mot Zut, alors plus fort qu’aujourd’hui. Puis vient un retour de pêche : Le poisson capturé par les trois hommes palpitait vaguement encore, avec un bruit doux d’écailles gluantes et de nageoires soulevées, d’efforts impuissants et mous, de bâillements dans l’air mortel. Un sentiment inattendu de pitié envers les bêtes affleure dans ces lignes. Je l’ai déjà mentionné plus haut.

          Et voici la moisson en pays de Caux : Les blés …semblaient avoir bu la lumière du soleil tombée sur eux. On commençait à moissonner par places, et dans les champs attaqués par les faux, on voyait les hommes se balancer en promenant au ras du sol leur grande lame en forme d’aile. Nulle grandiloquence. Tout est dit avec des mots incroyablement justes.

          J’aimerais reproduire aussi le ballet des lumières de phares, fixes ou clignotantes, dans la baie de Seine, ou le départ d’un énorme paquebot vers l’Amérique. Mais ces passages excèderaient les dimensions d’un article.

xxx

         En mars 1877, Maupassant, qui n’a pas vingt-sept ans, écrit à un ami : Alleluia ! J’ai la vérole, par conséquent je n’ai plus peur de l’attraper.

         Elle est soignée trop tard, car on la croyait guérie : à l’époque, les troubles oculaires dont se plaint l’écrivain ne sont pas encore interprétés comme un signe de la progression de cette maladie. Les hommes de l’art s’interrogent sur la nature des maux de Guy. Les traitements inadéquats se succèdent, ainsi que les cures inutiles dans des villes d’eaux. Une question affreuse me vient à l’esprit : combien de femmes ce taureau inconscient n’a-t-il pas contaminées ?

         Puis viennent des hallucinations, qui inspirent des contes comme Le Horla – une sorte de vampire. Jadis, alors que j’étais lycéen à Rennes, l’un des examens de fin d’année de la faculté des Lettres eut pour sujet Le fantastique dans l’œuvre de Maupassant. S’estimant pris en traître, les étudiants ripostèrent en écrivant sur les murs Maupassant ne passera pas. Depuis cet incident, il occupe une place particulière dans mes souvenirs littéraires.

        Une nouvelle de 1885, Le lit 219, met la hideuse syphilis en scène, et l’appelle par son nom. L’écrivain se sait sans doute condamné.

       En 1891, il ne peut quasiment plus travailler. En janvier 1892, il est interné pour aliénation mentale. Il meurt en juillet 1893, peu avant son quarante-troisième anniversaire.

         Tous les spécialistes en sont d’accord : c’est la syphilis, primaire,  secondaire puis tertiaire, qui l’a lentement tué. Mais sa folie avait-elle la même origine ? J’ai mentionné l’aliénation de son frère Hervé. On peut donc supposer, en ce domaine, l’action d’un mauvais gène commun aux deux frères [1].

        À moins que le malheureux Hervé n’ait été, lui aussi, terrassé par un mal vénérien : Sa Majesté Syphilis, reine du XIXe siècle avec son amie Tuberculose.

Les livres
Les nouvelles de Maupassant sont recueillies dans deux volumes de la collection Bouquin. Le premier contient aussi Une Vie, et le second, Bel-Ami.
Pierre et Jean est disponible dans la collection Folio.
Attention, ne pas lire plus de trois ou quatre nouvelles à la file, car un effet de répétition risque de gâcher le plaisir.  

[1] Une discussion analogue a eu lieu au sujet de Nietzsche, à l’initiative d’Henri Guillemin. Sa folie finale est généralement attribuée à la syphilis. Mais son père pasteur était mort fou, lui aussi.  

Petite rétrospective Pierre Loti

Par Nicolas Saudray

          Avouons-le : je suis un admirateur de Loti, malgré ses sucreries. Il a su,  mieux que personne, rendre certaines ambiances, et fixer sur le papier des mondes aujourd’hui disparus.

          Julien Viaud naît en janvier 1850 à Rochefort, chef d’œuvre  préindustriel de la marine de Louis XIV. Sa famille paternelle est catholique, et la maternelle, protestante, comme beaucoup en cette contrée marquée par les guerres de religion. Obéissant momentanément à sa double hérédité, l’écrivain fera deux séjours à la Trappe de Bricquebec, et se mariera au temple avec une protestante. Mais il sera surtout attiré par l’islam, malgré son impossibilité de croire.

          Le père est receveur municipal à Rochefort. En 1866, alors que Julien a seize ans, ce fonctionnaire est accusé de vol : un paquet de titres a disparu. Il passe quelques jours en prison. Finalement, il est innocenté, mais il a perdu sa place, et a dû se rabattre sur un petit emploi. De plus, il doit rembourser la valeur des titres, car c’est une des règles de la comptabilité publique, encore appliquée aujourd’hui – qu’il y ait eu faute ou non. La famille Viaud tombe de l’aisance dans la gêne.

          Le fils de ce malheureux comptable public rêve d’aventure. Il ne se laisse pas décourager par le sort de son frère, mort en mer pour cause de dysenterie, après plusieurs années de service dans le Pacifique. En 1871, après sa sortie de l’Ecole Navale, Julien s’embarque pour un tour du monde. Il passe notamment à l’île de Pâques, où il est semble-t-il le premier à dessiner les fameuses statues. Ses croquis sont publiés par l’Illustration ; le dessinateur aura donc précédé l’écrivain. Suit un séjour de deux mois à Tahiti, au cours duquel les suivantes de la reine Pomaré lui donnent le surnom de Roti (laurier-rose), avec un r roulé. Roti ? Loti sonne mieux.

          En 1874, l’enseigne de vaisseau vit une idylle à Saint-Louis du Sénégal. La belle finit par le rejeter. Humilié, furieux, Julien s’inscrit pour se changer les idées au bataillon de Joinville. Ce gringalet en ressort archi-musclé et, par plaisir, se produit comme acrobate dans un cirque de Toulon.

          Viennent d’autres voyages, suscitant des publications. En 1883, l’enseigne de vaisseau Viaud participe à l’expédition du Tonkin. Il proteste dans le Figaro, sous la signature de Loti, contre un massacre auquel les troupes françaises se sont livrées à Hué. Aussitôt, on le rappelle à Paris. Va-t-il être révoqué ? Non, car le ministère s’est rendu compte, entre-temps, que les faits dénoncés par lui n’avaient rien d’imaginaire.

          Cette affaire ne constitue pas une péripétie isolée dans la vie de l’officier-écrivain. Sans cesse, il va défendre les vieilles civilisations d’Asie contre l’avidité et la brutalité des Occidentaux. À sa manière, c’est un anti-colonialiste. On se tromperait lourdement en le fourrant dans le même sac que les écrivains nationalistes et traditionalistes de sa génération – les Barrès, les Bourget, les Bordeaux. Honneur à Loti !

          Il se marie, sa femme lui donne un fils. Mais cinq ans après, il installe à Rochefort, non loin du domicile familial, une concubine basque espagnole qui le gratifie de deux autres fils.

          A quarante et un ans, il est élu à l’Académie française, contre Zola. C’est alors le benjamin de cette assemblée.

          En 1898, à quarante-huit ans, le voilà mis à la retraite d’office. Le ministère de la Marine veut rajeunir ses cadres – et il en a sans doute assez des foucades ou des mondanités de Loti. L’officier se pourvoit devant le Conseil d’État et obtient sa réintégration. Mais il est laissé quelque temps en congé sans solde.

          En 1906, il est promu capitaine de vaisseau. Pas question de le nommer amiral. En 1910, le jour de son soixantième anniversaire, la retraite vient pour de bon. En 1914, à l’ouverture du conflit, Loti demande à revenir au service, mais la Marine ne veut plus de lui. Il se rattache donc à l’armée de Terre, et y accomplit diverses missions qui lui valent la Croix de Guerre. Il meurt en 1923. Obsèques nationales.

          Les photos qui ont été recueillies montrent un petit homme affublé d’une moustache excessive. Il mettait des talonnettes. La courte taille a souvent été, dans l’histoire, la cause de grands désirs de revanche : le duc de Saint-Simon, Napoléon… Voici comment Edmond de Goncourt, qui a la dent dure, voit notre auteur en 1884, à trente-quatre ans : Un monsieur fluet, étriqué, maigriot, avec le gros nez sensuel de Carageuz, le polichinelle de l’Orient, et une petite voix qui a le mourant d’une voix de malade.  Sitôt la jeunesse passée, Loti se maquille, soulignant son regard au crayon d’antimoine. Ce qui frappe surtout, dans l’album, c’est le goût de l’écrivain pour le travestissement. Il veut être un Turc, un Arabe, un Égyptien du temps des pharaons. Il rejette sa véritable identité.

                                                            xxx

          À mon sens, les romans ne sont pas le meilleur de Loti : trop d’amourettes fades, trop de clinquant.

          Je m’attacherai surtout à ce qu’on peut appeler le cycle d’Aziyadé. Le roman sans nom d’auteur qui porte ce titre (1879) est le premier de notre écrivain. Le narrateur, Loti, devenu pour brouiller les pistes un officier de marine britannique, fait d’abord escale à Salonique, encore turque. Il y remarque, à travers le grillage d’une fenêtre, une jeune et belle Circassienne aux yeux verts. Le navire de guerre poursuit sa route vers Constantinople. Coup de chance ! Aziyadé y vient aussi, avec le harem de son mari. Qui plus est, Loti parvient à la retrouver dans cette grande ville. Le vieux mari est retenu par ses affaires en Asie, et ses quatre épouses se sont promis de ne pas lui dénoncer leurs frasques respectives. En conséquence, durant des semaines, Aziyadé rejoint Loti presque toutes les nuits en une maison traditionnelle qu’il a louée. Peu vraisemblable, en ce pays où la femme musulmane est encore très surveillée.

          Je gage que dans la réalité, il n’y a eu qu’un petit nombre de rencontres furtives. Ou encore qu’Aziyadé s’est carrément échappée de chez son époux, et n’y a plus remis les pieds tant que le Français pouvait l’héberger. On m’objectera que le roman suit de près le journal intime. Mais celui-ci est  beaucoup trop travaillé, par endroits, pour qu’on puisse y voir une expression spontanée. C’est déjà une ébauche de roman.

          Comme toujours chez Loti, cette aventure quelque peu vantarde est l’occasion de décrire des scènes pittoresques : une exécution de condamnés, une éclipse de lune…

          Puis l’inévitable se produit : le bateau repart, Aziyadé est délaissée. Le narrateur montre alors son originalité. Il reçoit, en Angleterre, une lettre lui révélant que le vieux mari s’est douté de quelque chose, qu’il a mis sa jeune épouse en pénitence, qu’elle s’étiole…Trois mois après son départ, Loti revient à Constantinople ! Je me retrouvai appuyé contre une fontaine de marbre, près de la maison peinte de tulipes et de papillons jaunes qu’Aziyadé avait habitée. Malheureusement, elle n’est plus là. Une vieille femme révèle sa mort, et aide à retrouver sa tombe. Désespéré, Loti s’engage dans l’armée turque et se fait tuer par les Russes.

          Deuxième livre du « cycle », moins connu, mais remarquable de mélancolie maîtrisée : Fantôme d’Orient (1892). Plutôt qu’un roman, c’est un récit, où presque tout sonne vrai. Loti relit Aziyadé, renie ses bravades, récrit le dénouement un peu forcé. Il a semble-t-il songé à faire évader Aziyadé, à l’amener en France ; entreprise trop hasardeuse. Le revoilà sur les lieux, non plus après trois mois, mais après dix ans. Le motif n’est pas seulement sentimental : Un charme dont je ne me déprendrai jamais m’a été jeté par l’islam. L’héroïne a survécu trois ans à son départ. Loti se met pour de bon à la recherche de sa tombe (car la première quête, dans le roman,  n’était qu’une fantaisie littéraire, prémonitoire). Il cherche aussi celle de son jeune et fidèle serviteur Achmet, un Arménien devenu musulman, qui conserve dans son cœur une place presque égale à celle d’Aziyadé. Sa dernière nuit, lui révèle-t-on, tout le temps, il t’a appelé : Loti ! Loti ! Loti ! 

          Le vétuste Stamboul reflète l’état d’âme du pèlerin : Je me dirige au trop dans ce dédale, reconnaissant au passage les quartiers sombres, les grands murs sans fenêtres, les vieux palais grillés (grillagés), les kiosques funéraires où des veilleuses brûlent, les grands dômes pâles des mosquées silencieuses, s’étageant dans le ciel… Et la lueur rougeâtre de notre lanterne qui court nous montre à terre, tout le long du chemin, des masses brunes qui sont les chiens endormis. Finies les fêtes. Seules restent la douleur et la culpabilité, comme une plaie qu’on gratte.

          Pourquoi le fantôme du titre ? Chez Loti, c’est une image habituelle de la femme musulmane, enveloppée dans son voile noir. Bien que selon nos conceptions occidentales, un fantôme doive plutôt être blanc.

          Troisième maillon de la chaîne, plus bref : Constantinople en 1890. Les Éditions Hachette ayant voulu présenter au grand public les principales capitales du monde, l’ottomane est comme de juste confiée à Loti. La Sainte Sagesse et le Vieux Sérail ont déjà été décrits, avec brio, par Théophile Gautier et par Edmondo de Amicis. Loti se dispense donc de descriptions. Il se contente des ambiances captées, et de sa réception par le sultan. Il déplore l’afflux des touristes. Que dirait-il aujourd’hui ! Malgré la brièveté de son séjour, il parvient à passer une partie de son temps dans les cimetières.

          Quatrième maillon : le roman Les Désenchantées, fondé sur l’une des mystifications les plus réussies de l’histoire littéraire. En 1904, Marie-Amélie Hébrard, épouse Léra, journaliste féministe sous le nom de Marc Hélys, séjourne à Constantinople pour se documenter sur la vie des femmes musulmanes cloîtrées. Elle s’est fait, dans la haute société, deux amies turques, l’une mariée et l’autre pas encore.  En avril 1904, apprenant que Loti, le célèbre écrivain, est de retour dans la ville, elle a l’idée de lui demander rendez-vous, sous de faux noms, pour elle-même et ses amies. Elle se présente comme étant Leyla, une Turque d’éducation française. Loti est appâté, il croit qu’il va revoir Aziyadé, en triple exemplaire. D’audacieux rendez-vous ont lieu, dans un petit café, dans une maison alliée… Mais les trois femmes se présentent toujours voilées, et ne laissent pas voir leur visage. L’une de leurs lettres est d’ailleurs signée Les Trois fantômes noirs. Loti étant tombé malade, elles viennent le voir à l’hôpital. Quand il revient sur son aviso le Vautour, elles lui rendent visite à bord. C’est un bâtiment désuet, à la proue en éperon, dont le seul rôle est d’affirmer la présence française en ces lieux, et qui ne quitte pratiquement jamais le Bosphore.  L’écrivain-commandant joue du piano pour ses invitées.

          Puis Amélie, poursuivant ses activités de journaliste, rentre à Paris. Elle a laissé aux deux sœurs constantinopolitaines des lettres écrites d’avance, afin qu’elles les postent une à une. Les rendez-vous se poursuivent, dont l’un au cimetière, car Loti a tenu à montrer la tombe de la petite Circassienne. Il finit par voir, fugitivement, le visage de ses deux interlocutrices. Il n’aura jamais vu celui de Leyla, et pour cause : en se découvrant, elle aurait jeté le doute sur son identité turque.

          Mais le narrateur sait qu’il doit regagner la France. Une dernière fois, il revient sur les lieux de ses premières rencontres. Cette promenade le retint jusqu’à l’heure semi-obscure où les étoiles s’allument et où commencent de s’entendre les premiers aboiements des chiens errants. Au retour de ce pèlerinage, quand il se retrouva sous les énormes platanes de l’entrée, qui forment là une sorte de bocage sacré, il faisait déjà vraiment noir, et les pieds butaient contre les racines, allongées comme des serpents sous les amas de feuilles mortes. Dans l’obscurité, il revint au petit embarcadère, dont chaque pavé de granit lui était familier, et monta en caïque pour regagner la côte d’Europe. Le maître-écrivain donne ici sa mesure, avec peu de moyens, sans un mot de trop.     

          Fin mars 1905, comme dans toutes les aventures de Loti, le navire repart. Les deux sœurs pleurent. Pour elles, ce n’était plus une mystification. Elles s’étaient prises au jeu, elles s’étaient attachées à ce brillant homme de plume, qui d’ailleurs les aimait un peu, à sa manière à lui. La correspondance continue vaguement, entre Constantinople et Rochefort.

          En décembre suivant, jugeant que la plaisanterie a assez duré, Amélie adresse à Loti, toujours sous le nom de Leyla, une lettre d’adieu qu’elle a pris soin de faire transiter par la capitale ottomane. Elle y expose que, sa famille ayant voulu la remarier de force, elle va mettre fin à ses jours, aussitôt après l’envoi de cette missive. On imagine le retentissement que ce message d’amour et de mort a eu chez l’écrivain.

          Déjà, il a commencé son manuscrit des Désenchantées, en reproduisant d’assez près ce qu’il a vécu, et en y insérant les lettres des fantômes, presque sans modifications, sauf les noms ; Leyla est devenue Djénane.

          Or voici que les deux sœurs, malheureuses en Turquie, s’échappent du harem et débarquent en France. Se sentant responsable, Loti les aide financièrement. L’une reste dans notre pays et s’y marie. L’autre retourne à Constantinople, où Loti la revoit en 1913.

         Le roman Les Désenchantées a paru en juillet 1906. Vif succès. On est pourtant loin des hâbleries d’Aziyadé. Le narrateur ne prétend pas avoir couché avec ces jolies personnes, trop surveillées. Les seules libertés qu’il s’autorise consistent à dire qu’il a vu le visage de Leyla-Djénane, et à faire mourir l’une des deux sœurs – alors qu’elle est bien vivante, quelque part entre Dunkerque et Perpignan.

          Peu après le décès de l’écrivain (1923), Amélie alias Marc Hélys publie un livre révélant le pot-aux-roses – avec les lettres authentiques des fantômes noirs, reproduites à peu près dans le roman. Elle se moque de l’écrivain tout en reconnaissant son génie. Rien n’a été exagéré, explique-t-elle, quant à la popularité de Pierre Loti parmi les femmes turques. Toutes en avaient la tête tournée.

          À vrai dire, chacun a trouvé son compte dans cette embrouille. La féministe Amélie a suscité, pour le grand public, un livre qui illustre magistralement la sujétion de la femme ottomane. Les deux sœurs se sont libérées – ce qu’elles n’auraient jamais osé faire sans leurs rencontres avec Loti. L’écrivain a mis à son actif un roman un peu sinueux, un peu complaisant, mais évocateur et charmeur, où on aurait tort de voir une simple turquerie.

          Cinquième et dernier élément du cycle d’Aziyadé : le journal intime des derniers séjours à Constantinople, publié en 1921 par Samuel Viaud pour le compte de son père hémiplégique. Avec son mauvais titre, Suprêmes visions d’0rient, l’ouvrage passe presque inaperçu. C’est pourtant une tranche de vérité, après les grâces et les artifices des romans.

          Le bon fils s’est gardé d’évoquer le baptême de la chatte de Loti, célébré en grande pompe à bord du Vautour, sur le Bosphore, et qui a valu à son organisateur les sarcasmes d’un journal parisien (1903). Il passe également sous silence l’épisode de mars 1905, où la passion funéraire de Loti a atteint son sommet : l’ancien amant d’Aziyadé a fait copier la stèle de sa tombe, a mis la copie en place et est reparti sur son navire avec l’original. Ce qui aurait pu lui valoir, s’il s’était fait prendre, une condamnation en Turquie, suivie d’un blâme de son employeur. La stèle orne aujourd’hui une salle de la maison de Rochefort. C’est la preuve que la petite Circassienne a réellement existé, et qu’il s’agissait bien d’une femme.

           Les Suprêmes visions débutent en 1910. Loti revient à Constantinople en jeune retraité. Il se fait héberger sur le détroit, dans le vieux palais de bois d’un ami franco-polonais, le comte Ostrorog. Lentement, sans bruit, les bateliers turcs ont fini par arriver, leurs avirons sur l’épaule. Mes malles sont dans les barques ; il faut se diriger vers les petites lumières de la rive d’en face. Et le glissement commence, au rythme des avirons, sur la grande nappe amie où notre passage laisse comme des plissures de soie. Il fait plus froid, et la buée habituelle des nuits du Bosphore augmente la pâleur des choses. 

          Puis Loti, presque seul de son espèce, s’installe dans le vieux Stamboul,  parmi les hautes maisons de bois, déjetées par le temps et de couleur noirâtre… avec leurs observatoires comme des échauguettes, impénétrablement grillagés toujours, et d’où l’on croit sentir tomber des regards. Mais en période de ramadan, Stamboul s’anime et brille tous les soirs. L’écrivain cherche en vain la tombe de la fausse suicidée Djenane. Près d’une autre sépulture, réelle, celle d’Aziyadé, il cueille selon l’usage un bouquet de chardons bleus qu’il rapportera en souvenir.

          Loti vitupère les Levantins – Grecs, Arméniens ou juifs – qui vivent surtout à Péra, sur l’autre rive de la Corne d’Or : un quartier très ancien mais modernisé. Il leur reproche de n’être pas musulmans, de croire au progrès, de singer l’Europe épileptique. Les Arméniens, passe encore ; il a dit du bien d’eux dans son livre sur Jérusalem. Sa détestation va surtout à la grécaille.

          On peut placer en regard les Notes d’une voyageuse en Turquie de Marcelle Tinayre (1909). Cette romancière très connue à l’époque (La Maison du péché) s’intéresse, comme Marc Hélys peu avant elle, à la condition des musulmanes. Elle a lu Loti, bien sûr, et parfois elle fait du Loti.   Le reste du temps, elle est précise, et n’hésite pas à aborder la politique intérieure turque ou la sociologie – ce dont notre écrivain s’était bien gardé. Les femmes turques, estime-t-elle, ne connaissent pas l’amour, sauf pour leurs enfants. Aussi les désenchantées étaient-elles fort rares parmi elles.  Mais le livre de Loti en a fait éclore des douzaines.

          La Constantinople de Loti peut aussi être comparée, une cinquantaine d’années plus tard, à l’lstanbul d’Orhan Pamuk, prix Nobel de littérature. L’écrivain y a passé son enfance et sa jeunesse. Son récit, assorti de photographies dont celles du grand artiste Ara Güler, constitue le troisième volet de la décadence. Théophile Gautier avait décrit, en 1852, une métropole encore pimpante. Du temps de Loti, les menaces se précisent : décrépitude, perte de poids politique, invasion des horribles mœurs occidentales. Sous la plume de Pamuk, tout n’est plus que nostalgie, neige et brouillard ; la ville ne peut se consoler de la perte de son rang de capitale. Malgré sa solide culture française, l’auteur ne cite Loti qu’une fois ; sans doute lui en veut-il d’être le dernier à avoir pu mettre la ville en valeur.

          On attend maintenant, sans trop d’espoir, le quatrième écrivain, celui qui saura faire aimer l’Istanbul oublieuse et surchargée d’aujourd’hui, avec sa population multipliée par douze depuis le temps de Loti, son désordre automobile remplaçant les milliers de caïques, et son Bosphore vassalisé par trois grands ponts.

          Alors que Loti se trouve au sommet de sa gloire, la Turquie est attaquée successivement (1912-1913) par les États des Balkans, qui lui prennent Salonique, et par l’Italie, qui lui ravit à la fois Rhodes et la Libye. Le public européen soutient les Grecs. Seul ou presque avec son compère Claude Farrère, l’intrépide Loti se permet de défendre les Turcs. Et il a raison, malgré l’heure tardive. L’empire ottoman est une société plurielle, où des peuples de toutes sortes se mêlent depuis des siècles. Bien que miné par des nationalismes d’inspiration européenne, il conserve au début du XXe siècle une certaine cohérence. Sa destruction aura pour conséquence de mettre les peuples face à face, et provoquera des conflits sans fin (Arménie, Kurdistan, Liban, Syrie, Yémen…).

          Loti est donc reçu en héros à Istanbul, en 1913. C’est mérité. L’année suivante, il écrit en vain aux dirigeants jeunes-turcs pour les dissuader de se ranger du côté de l’Allemagne en guerre (une folie, vu la fragilité de leur empire). Il a encore raison. Mais en 1917, il dérape. Craignant que les Arméniens de l’est du pays ne se rallient aux Russes qui envahissent cette région, le gouvernement turc a décidé de les déporter, et la plupart en mourront. Loti se trouve en France, il n’a qu’une connaissance très indirecte de la vérité. Néanmoins, il n’hésite pas à présenter le drame comme une tuerie réciproque. D’où une indignation arménienne pleinement justifiée.

          On a calculé que, mises bout à bout, les escales turques de l’écrivain  avaient occupé trois ans de sa vie. Or qu’a-t-il vu du pays, en dehors de Constantinople ? À l’ouest, brièvement, Brousse, ancienne capitale ottomane. Il n’a rien voulu savoir de l’est dur et sauvage.

          Auprès de ce grand cycle d’Aziyadé, que certains lecteurs d’aujourd’hui jugeront sans doute exaspérant, mais qui n’est romanesque qu’en partie, et recèle des joyaux, le reste de la production romanesque fait assez pâle figure. Avec parfois, néanmoins, des pages captivantes.

          Le Mariage de Loti, dédié à Sarah Bernhardt, est le second roman de l’auteur, et celui qui l’a lancé (1880). Toujours déguisé en officier britannique, il épouse à la mode tahitienne la jolie Rarahu, suivante de la reine Pomaré. Mais ce « mariage » ne pourra durer, Rarahu le sait bien. D’ailleurs elle tousse (et Loti ne manque pas de le noter, pour atténuer sa responsabilité). Il repart, nécessité de service. Elle se console un moment avec un officier français puis meurt. Loti ne revient pas, il a simplement une dernière vision de la pauvrette. Appréciation : une héroïne touchante mais peu consistante, un héros d’un égoïsme assez tranquille.

         L’année suivante, Le Roman d’un spahi se déroule à Saint-Louis du Sénégal. Le spahi est grand et beau – exactement ce que Loti aurait aimé être. Il vit avec une mulâtresse très claire. Comme tous les livres de Loti, celui-ci est entrecoupé de mots autochtones, de digressions sur le folklore (ici, les griots) et de lettres authentiques que l’auteur a reçues d’Europe. Le spahi congédie la pauvre Fatou. Mais elle met au monde un enfant presque blanc. Le spahi lui donne alors tout ce qui lui reste d’argent et est tué en combattant une tribu indigène rebelle. J’avoue avoir eu quelque peine à m’intéresser à ce livre.

          Mon frère Yves (1883) : encore un héros grand et fort ! Ce marin de commerce n’a qu’un défaut, sa tendance à la boisson, héritée de son ivrogne de père.  En le prenant sous sa protection, Loti parvient à limiter quelque temps les dégâts. Yves se marie avec une payse, une Bretonne. Mais, son protecteur s’étant éloigné, il glisse à nouveau sur sa pente. Le livre reste sans conclusion. Certains lecteurs l’ont aimé. Je l’ai trouvé franchement médiocre.

          Pêcheurs d’Islande (1886) est de loin le roman le plus réussi. Le lieutenant de vaisseau Viaud connaissait ces rudes travailleurs pour les avoir escortés avec un modeste navire de guerre, servant à la fois d’hôpital et de bureau de poste. L’héroïne est conventionnelle : la pieuse petite Paimpolaise qui attend le retour de l’homme parti au loin. L’originalité appartient au héros, encore un robuste gaillard, resté longtemps célibataire, et qui disait en riant : Je suis marié avec la mer. Or voici qu’il épouse la petite Bretonne. La mer jalouse engloutit son bateau.

Autre scène saisissante, dans le même livre : les marins de Paimpol voient arriver, dans les brumes, un bateau de pêche qu’ils connaissaient mais dont ils n’avaient plus de nouvelles. Ils échangent quelques propos avec l’équipage. Puis le nouveau venu se retire dans le brouillard. Les Paimpolais comprennent alors qu’ils ont eu affaire à un navire-fantôme, piloté par des morts.

          Avec Madame Chrysanthème (1887), Loti revient au thème des noces pour rire. Par le canal d’un entremetteur, il a conclu un mariage fictif avec une jolie Japonaise. Gentille, mais ce n’est qu’une poupée. Un prétexte à présenter au lecteur divers bibelots, et un Japon mignard. Loti n’a pressenti ni la guerre russo-japonaise de 1904, ni la période 1937-1945. À la fin, Chrysanthème vérifie au moyen d’un petit marteau les piastres que son ex-époux lui a remises en exécution du contrat.

          Heureusement, un librettiste italien et le grand Puccini transforment cette bluette cynique en un opéra émouvant, Madame Butterfly (1904). Devenu américain et rebaptisé Pinkerton, le « héros » étale la suffisance et l’incompréhension occidentales. La pauvre Japonaise meurt de chagrin, après avoir confié son enfant à l’épouse américaine de son ex-amant. C’est cela que Loti aurait dû écrire.

          Dans Ramuntcho (1897), aimable roman basque avec trop d’adjectifs et une pincée de folklore, un jeune contrebandier s’éprend de Gracieuse. Mais il doit accomplir un service militaire de trois ans dans le nord de le France. Il ne revient qu’au terme de cette période (peu vraisemblable), et  découvre que sous la pression de sa famille, Gracieuse est entrée au couvent. Le projet du jeune homme consiste à l’enlever et à partir avec elle pour les Amériques, en compagnie d’autres migrants basques. Confiante, la mère supérieure le laisse bavarder au parloir avec son ancienne fiancée. Mais en la voyant si tranquille, si bien ancrée dans sa nouvelle vie, Raymond n’ose se découvrir. Elle se retire pour chanter avec ses sœurs O crux ave, spes unica. Il ira en Amérique – sans elle. Ce n’est pas vraiment triste.

          Plusieurs romans de Loti ont été portés à la scène. Car à cette époque dépourvue de cinéma et de télévision, le théâtre est roi. Mais ces œuvres essentiellement descriptives ne sont pas faites pour les planches. Aujourd’hui, il ne viendrait à l’esprit de personne de les rejouer.

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          Notre auteur est à son meilleur dans les récits de voyage – libérés du souci de mener une intrigue. Passons sur La Mort de Philae (1907), où il prend un peu trop la pose – allant jusqu’à se laisser enfermer de nuit dans l’enclos d’un temple pour mieux jouir du clair de lune. Laissons aussi son emphatique Jérusalem (1894), où il décrit la perte définitive de sa foi chrétienne en des lieux saints décevants, envahis par d’affreux touristes occidentaux. C’est une mise en scène. La perte était déjà consommée vingt-cinq ans plus tôt, à en juger d’après le portrait un peu outré qui nous est livré dans Aziyadé : Je ne crois à rien ni à personne ; je n’aime personne ni rien ; je n’ai ni foi ni espérance. Un seul monument de la ville sainte trouve grâce à ses yeux, la mosquée d’Omar, qui lui inspire ce commentaire : l’islam pourrait… devenir la forme religieuse extérieure, toute d’imagination et d’art, dans laquelle s’envelopperait mon incroyance.

          Une expédition privée de 1899-1900 donne naissance à son livre L’Inde (sans les Anglais). Pourquoi cette parenthèse rageuse ? Parce que la Grande-Bretagne vient de faire une guerre inégale aux Boers, soulevant l’indignation d’une bonne partie de l’Europe. Faute de pouvoir chasser les Britanniques de cette Inde qu’ils pillent, Loti évite tout contact avec eux, et se contente de rencontres avec des autochtones. Le prétexte de son voyage est la remise des palmes académiques, de la part de l’Académie française, au maharadjah de Travancore, dans l’extrême sud de la péninsule.

          Trop d’or, trop d’argent, trop de pierreries dans ce récit, même si la description de la sécheresse et de la famine fait diversion. Le brave dieu-éléphant Ganech, personnage favori du panthéon hindou, est qualifié de monstrueux et d’horrible. Les grottes d’Ellora, que j’ai appréciées de visu, sont dites épouvantables. La tigresse apprivoisée du maharadjah lorgne les enfants cadavériques.

          Loti nous offre quand même de beaux passages, sur les canaux du Kerala, sur les ruines de Golconde, sur celles de Delhi, sur les cités radjpoutes. Je les préfère à son tableau de Bénarès, assez exagéré si j’en juge d’après ma propre visite une centaine d’années plus tard.

          À vrai dire, Loti est surtout venu chercher une sagesse. Les débuts le déçoivent. Le bouddhisme, observé à Ceylan, me semble une chose finie, morte. Il forme un pendant à la décrépitude et la décadence de l’Inde brahmanique. Puis le voyageur s’engoue de Bénarès, qu’il place, contrairement à la vraisemblance géographique, à la fin de son volume. Mourir au bord du Gange, supplie-t-il, avoir là son cadavre baigné une suprême fois, avoir là sa cendre jetée ! Et il ajoute : Le germe nouveau qui a été déposé dans mon âme est destiné à l’envahir. Où finit la sincérité, où commence la pose ? Loti ne reviendra point en ces lieux. Pour lui, la vraie tentation, jamais tout à fait victorieuse, reste celle de l’islam.  

          Son chef d’œuvre, à mon goût (et je ne suis pas le seul), c’est Vers Ispahan – relation d’un voyage de cinquante jours effectué en 1900. L’auteur est en congé sans solde. Au lieu de revenir des Indes par la voie maritime et le canal de Suez, comme tous les autres voyageurs, il entreprend de passer par la Perse. Et l’on voit là que son personnage d’écrivain maniéré, voire déliquescent, cachait un dur-à-cuire. Malgré ses cinquante ans, il n’hésite pas à s’infliger trois semaines de chevauchée sur des pistes dangereuses, en faisant étape dans des caravansérails pleins d’immondices.

          L’aventure commence sur la rive étouffante du Golfe qu’on appelle persique. Comme le chemin de fer n’existe pas encore, on doit escalader à cheval ou mulet le triple rempart du plateau iranien – de nuit, à cause de la chaleur. L’écrivain a constitué sa propre caravane, de huit ou neuf personnes. Les sabots des montures glissent sur la pierraille, la chute dans les précipices est évitée de justesse. Pour protéger les voyageurs des brigands, chacun des villages traversés doit fournir une escorte de deux ou trois cavaliers, mais on ne peut vraiment compter dessus. D’où l’enthousiasme de Loti à son arrivée à Chiraz, la ville des poètes, ancienne capitale de la Perse, et encore magnifique, malgré la vétusté. On oublie tout ce qu’il a fallu endurer pendant le voyage, les grimpades nocturnes, les veilles, la poussière et la vermine ; on est payé de tout.  

          Loti parle assez bien le turc, que beaucoup de notables persans comprennent. Cela lui permet des contacts directs, dont d’autres voyageurs occidentaux n’ont pu bénéficier.

          Après Chiraz, la petite expédition chemine sur le haut plateau frisquet mais fleuri – notamment de pavots blancs dont sera extrait l’opium pour  l’Extrême-Orient. Ispahan, autre ancienne capitale du pays, se révèle encore plus beau que Chiraz. Malheureusement, la population est xénophobe et elle a quelque raison de l’être, car la Grande-Bretagne et la Russie sont en train de se partager la Perse en deux zones d’influence. L’arrivée de Loti provoque une émeute ; il doit se réfugier chez le seul consul européen de la ville, celui de la Russie. Mais il n’en garde point rancune, comme le montre le titre de son livre.

          La suite du parcours est l’occasion de décrire les scènes de lamentation et de flagellation qui marquent l’anniversaire de la mort de l’imam Hussein. Familier de l’islam sounnite, Loti s’avoue déconcerté par l’islam chiite.

          Il ne s’intéresse guère à Téhéran, capitale récente, trop moderne. Mais il est reçu par les plus hauts personnages : le prince héritier, le frère du chah, le grand vizir… Et tous ces interlocuteurs de haut rang parlent français. En cette région du monde, le prestige de notre culture se trouve encore à son zénith. L’écrivain est conscient de la fragilité de ce privilège.

          Reste à franchir la cordillère qui sépare Téhéran de la Caspienne. Cette fois, les obstacles ne sont plus la pierraille et les déserts, mais la boue et les crues de rivières provoquées par des pluies diluviennes. Loti doit payer de sa propre bourse une réparation de fortune sur un pont. Arrivé enfin sur le rivage, il s’embarque sur un vapeur à destination de Bakou. De là, le trajet sur les voies ferrées russes puis sur celles d’Europe centrale n’est plus qu’un jeu d’enfant, par comparaison avec ce qui a précédé.

          Cinquante jours de frissons et d’enchantements. Quand le lecteur parvient à la dernière page de Vers Ispahan, il se dit que ce n’est pas la peine de visiter l’Iran d’aujourd’hui, et qu’il y serait déçu à tout coup. Mieux vaut rester en 1900, sous le charme de Loti.

          À peine le capitaine de frégate Viaud est-il rentré chez lui que la Marine nationale l’expédie en Chine. Il s’agit d’y protéger les résidents français des Boxeurs révoltés contre les influences étrangères et excités par l’impératrice T’seu H’si. Mais le temps que le navire arrive, les troupes japonaises et russes ont fait le ménage avec brutalité.

          Ami des Turcs et des Arabes, Loti n’éprouve pas de sympathie particulière pour les Chinois. Il les comprend mal. Il rappelle que les Boxeurs ont tué et violé à tort et à travers, et détruit la légation de France (nous dirions aujourd’hui l’ambassade) après deux mois de siège. Mais il rend hommage à la plus ancienne des civilisations survivantes. Il mentionne sans indulgence les vols et les déprédations commis par les soldats étrangers. Sept pays se sont ligués contre la Chine : Royaume-Uni, France, Allemagne, Italie, États-Unis, Russie, Japon. Leur nombre et leur diversité expliquent qu’en fin de compte, la Chine ne soit jamais devenue la colonie de l’un d’eux.

         Cette fois, il n’y a vraiment pas matière à des descriptions voluptueuses. La campagne est grise, les habitants fuient, les eaux sont polluées. Les soldats français transportent de l’eau bouillie dans d’affreuses bouteilles, avec pour bouchons des pommes de terre crues qu’ils ont taillées.  Partout des cadavres, gisants ou flottants – et des rôdeurs les ont scalpés, afin de confectionner des perruques.

          La capitale a quand même conservé son animation, son commerce, son décor. Ville de découpures et de dorures, ville où tout est griffu et cornu. Alors pourquoi ce titre, Les derniers jours de Pékin, pour le livre qui rassemble ses articles parus dans le Figaro ? Loti a senti venir la fin de la métropole impériale. La révolution éclatera en 1911, par contrecoup de l’humiliation subie onze ans plus tôt du temps des Boxeurs. Le Pékin d’aujourd’hui est bien plus peuplé qu’à l’époque. Il s’enorgueillit de trois autoroutes périphériques et concentriques. Mais il ne rappelle que de loin celui qu’a vu notre observateur.

         Celui-ci s’offre le plaisir puéril de coucher dans le palais de l’impératrice. Il y fume l’opium. Il prélève deux petits souliers rouges dont il se persuade qu’ils ont appartenu à T’seu Hsi. Après quelques visites aux prêtres français, dont les catéchumènes ont beaucoup souffert, et bien sûr  aux tombeaux impériaux, il fait ses adieux à cet empire démesuré, où pensent et spéculent quatre ou cinq cents millions de cerveaux tournés au rebours des nôtres et que nous ne déchiffrerons jamais.

         Mais cet incorrigible collectionneur emporte avec lui dix caisses de bibelots et autres souvenirs, dont il sait très bien que les vendeurs étaient des pillards.

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          Ce butin est destiné à sa fabuleuse maison de Rochefort, où il entasse ses trésors. Les métaphores fusent. Caverne d’Ali Baba ! Marché aux puces ! Palais du facteur Cheval ! Hélas, c’est fermé pour travaux depuis 2012, sans annonce de réouverture.

       Un jour, à Constantinople, Loti s’entretenait avec l’un de ses zélateurs, Gabriel de La Rochefoucauld. Il émettait des doutes sur la vie future. Puis, soudain : Il est pourtant inadmissible que des âmes comme la mienne ne survivent pas. Qu’il se rassure, où qu’il soit. L’inadmissible ne se produira  point.

Les livres

Les romans de Loti ont été réunis dans un volume de la collection Omnibus (2011).
Ses récits de voyage sont rassemblés dans un volume de la collection Bouquins (rééd. 2018).
L’exposé de la mystification se trouve dans Marc Hélys, Le Secret des Désenchantées, 1923, rééd. Manucius 2004.  L’Istanbul d’Orhan Pamuk, avec nombreuses petites photos de diverses provenances dont l’auteur lui-même, est disponible en Folio.   

Trois romans de Claude Farrère

Par Nicolas Saudray

M’étant occupé de Pierre Loti, je continue tout naturellement avec son cadet de vingt-six ans Claude Farrère, et je mets à lire quelques-uns de ses ouvrages, jusqu’alors inconnus de moi. Les deux hommes ont été à la fois écrivains et officiers de marine. L’un commandait le Vautour, stationné à Constantinople, et l’autre était l’un de ses subordonnés ; d’où un lien durable entre eux. Un peu plus tard, ils ont défendu ensemble la cause de l’empire ottoman contre les États balkaniques affamés de territoires.
Mais ce n’est pas le même calibre, ni le même esprit. Fondamentalement, dans toute son œuvre, Loti est un poète. Farrère, lui, est un vrai romancier. Il sait trousser une intrigue, au risque de frôler parfois le roman de gare.
Farrère est né Charles Bargone (1876-1957), d’origine corse par son père. Autant Loti est maigrelet, autant Farrère en impose, surtout quand sa barbe se met à blanchir. Après quelques années de navigation, il est muté au ministère de la rue Royale, où il publie un article imprudent sur la crise de la marine (1910). D’où mise en disponibilité, puis réintégration. Encore une similitude avec Loti, et son affaire de Hué.
En 1917, le commandant Bargone, qui s’est mis en congé de la Marine, où l’on n’a plus beaucoup d’occasions de se distinguer, et qui, comme Loti, a rallié l’armée de Terre, pilote un char d’assaut. Un engin nouveau, promis à un brillant avenir.
Percevant des droits d’auteur confortables, il prend sa retraite dès 1919, comme simple capitaine de corvette. Il allonge, jusqu’à son dernier jour, sa série d’ouvrages d’histoire ou de fiction, dont presque personne ne se souvient plus aujourd’hui.
En 1932, au cours d’une signature de livres, l’anarchiste Gorguloff tire sur le président de la République Paul Doumer. Farrère (qui avait connu ce dernier, je suppose, en Indochine) tente de s’interposer. Il reçoit deux balles dans le bras, mais ne peut empêcher la mort du président.
En 1933, Farrère est membre du comité de soutien aux intellectuels juifs persécutés. Ce qui tempère le grief d’adhésion à l’extrême droite, lancé aujourd’hui contre lui.
L’année suivante, Farrère s’inscrit chez les Croix-de-Feu. Ce qui, comme je l’ai déjà observé au sujet de Jacques de Lacretelle, n’est pas déshonorant, car ce mouvement n’a jamais pris parti pour l’Allemagne, et son chef a été déporté.
En 1935, Farrère est élu à l’Académie française, contre Paul Claudel ! Il n’a été handicapé ni par ses écrits sur l’opium, ni par son roman de 1910, Les Petites alliées, décrivant les ébats d’officiers de marine avec les prostituées de Toulon.
Après la Seconde guerre, Farrère est le noble vieillard par excellence. Il figure au comité d’honneur pour la mémoire du maréchal Pétain. Faut-il le lui reprocher ? Une telle position, à cette époque, ne pouvait rien lui rapporter, er risquait de lui faire perdre une partie de son public.
Je commenterai ceux de ses romans qui ont eu, en leur temps, le plus d’audience.

Les Civilisés (1905)
Saïgon est alors un vaste lupanar, à la disposition des Français. Ceux-ci sont pour la plupart des ratés, venus aux colonies parce qu’ils n’avaient pas réussi en métropole, ou des individus sans scrupules, cherchant à faire rapidement fortune. Les administrateurs étendent leur manteau sur tout cela. Je m’étonne que les intéressés n’aient pas protesté contre cette caricature. Paul Doumer, que nous avons aperçu, venait de donner l’exemple d’un gouverneur général intègre et utile.
J’ai d’abord cru que les civilisés, c’étaient les Vietnamiens (on disait alors les Annamites), par opposition aux Barbares venus de l’ouest. Pas du tout ! Farrère ne se soucie guère des colonisés, qui ne constituent qu’un élément de décor. Les civilisés, bizarrement, ce sont de jeunes hommes blancs, célibataires, nietzschéens, qui ne croient à rien et veulent planer au-dessus du lot. Il y en a surtout trois, un médecin, un ingénieur et bien sûr un officier de marine, noble de surcroît, en qui l’on devine un avatar de l’auteur. Ces jeunes gens s’autorisent toutes les débauches, y compris les stupéfiants.
À ce sujet, il faut savoir que l’année précédente, en 1904, Farrère a publié Fumée d’opium. Il semble être allé, dans cette voie, beaucoup plus loin que Loti – au point de devoir subir deux cures de désintoxication. Depuis l’Indochine, ce vice a gagné Toulon où fonctionnent, selon une enquête de 1913 du quotidien Le Matin, 163 fumeries, tenues le plus souvent par des demi-mondaines. La Première Guerre mondiale y met un terme. Mais on ne sait quand Farrère s’est arrêté.
Tout en approuvant secrètement ses civilisés, et en imitant plus ou moins leurs ébats, il a adopté un parti moralisateur. Il a décidé de les punir de leur attitude outrecuidante. Le médecin devient fou, et meurt dans un accident de la circulation. Le fringant officier de marine croit trouver son salut dans ses fiançailles avec une jeune et pure Française, mais ne peut s’empêcher de la tromper. En conséquence, il est rejeté par elle et se retrouve seul, abasourdi.
Mais ce châtiment ne suffit point, et l’ingénieur, lui, n’a pas encore eu son compte. Pour en finir, Farrère s’offre une péripétie audacieuse : les Anglais attaquent l’Indochine ! En réalité, suffisamment pourvus dans la région (Singapour, Malaisie, Nord-Bornéo, Hong-Kong), ils ne s’intéressent pas à cette dépendance française. Et l’Entente cordiale vient d’être conclue. Cela dit, les Français ne sont pas encore habitués à avoir les Britanniques pour alliés. Ils conservent en mémoire l’incident de Fachoda, qui a failli provoquer un conflit armé, et la guerre des Boers, où les Britanniques ont joué le rôle des méchants. Bref, l’agression imaginée par Farrère passe fort bien auprès de son public.
L’ingénieur civilisé, qui devait être mobilisé dans la réserve, s’enfuit. Il perd sa dignité nietzschéenne.
Quant à l’officier de marine, il rejoint son bâtiment, pour tenter de s’opposer au débarquement britannique. Vu la disproportion des forces, sa mort est certaine. Avant de périr, il s’offre néanmoins le luxe de couler, par une torpille, le plus gros cuirassé adverse.
Les Civilisés ont été couronnés du prix Goncourt en 1905.

L’homme qui assassina (1906)
L’année suivante, l’écrivain saute d’un bond gracieux en Turquie. Comme les Civilisés, son nouveau roman est une histoire entre Occidentaux dans un décor oriental. Exception : un aimable et généreux pacha, qui a le don de surgir quand on ne l’attend pas, comme Arsène Lupin. Mais il n’est là que pour la couleur locale, et ne joue aucun rôle dans l’intrigue.
Les débuts du narrateur – un colonel français, noble cette fois encore – à Constantinople sont surtout l’occasion de peindre la ville et ses mœurs. Les descriptions ne valent pas celles de Loti, mais sont plus précises et ne manquent point d’intérêt, si l’on accepte les paradoxes. L’auteur exalte l’architecture ottomane aux dépens de la byzantine, et se moque de cette grosse maritorne de Sainte-Sophie, peinturlurée de rouge et de jaune comme une paysanne fardée. S’agissant des habitantes de cette métropole, voici un jugement de l’aimable pacha : La vertu des femmes, monsieur le colonel, ressemble à ces grands plateaux chargés de verreries que les montreurs d’ours tiennent en équilibre sur la pointe d’un sabre. La preuve du contraire se trouve dans les Désenchantées de Loti, que Farrère ne pouvait connaître puisqu’elles ont paru en 1906.
À défaut d’odalisques faciles, le colonel français fait la connaissance d’une délicieuse Britannique, lady Falkland. C’est l’épouse du directeur de la Dette ottomane, cette énorme institution semi-étrangère qui perçoit les impôts dus au sultan et s’en sert pour régler les arrérages de ses emprunts. La belle se confie : son mari a une maîtresse britannique installée sur place ; il veut divorcer pour l’épouser ; de plus, il entend obtenir la garde de son fils unique. De la sorte, lady Falkland se retrouvera seule et sans enfant.
Puis cette malheureuse se donne au colonel, en une rencontre qui n’aura pas de suite, car elle est trop surveillée. Cette reddition compense, si l’on veut, l’agression de l’Indochine perpétrée dans l’ouvrage précédent.
Alors que l’affreux Falkland avait réuni les pièces nécessaires à son divorce, et s’apprêtait à le demander, il est assassiné. On ne trouve pas l’assassin. L’épouse est évidemment soupçonnée d’avoir commandité le crime. Mais le sultan, bon prince, décide de l’imputer à un forban que l’on vient d’arrêter pour d’autres motifs, et qui avait déjà un passif suffisamment chargé pour mériter la mort.
Or le véritable assassin était… Mais je m’en voudrais de déflorer le dénouement.
Des trois romans commentés ici, cet Homme qui assassina me paraît le meilleur.

La Bataille (1909)
Cette bataille s’inspire de celle de Tsou-Shima, où quatre ans plus tôt, la flotte japonaise a anéanti la flotte russe.
Pour une fois, les autochtones sont au premier plan du roman. Il y a bien un peintre français, mais on se demande ce qu’il vient faire ici, le Japon n’ayant pas de leçons à recevoir en matière de peinture. Il y a aussi un officier de marine britannique, dont la présence se justifie mieux, car ses camarades et lui-même ont aidé la flotte du Soleil levant à se constituer et à s’entraîner.
Le Japon fournit les trois acteurs principaux, jeunes tous trois. Le marquis Yorisuka, officier de marine, et son épouse sont beaucoup trop occidentalisés pour des Japonais de 1905. Ils sonnent faux. Porteur des traditions, leur ami ou faux ami le vicomte Hirata, lui aussi officier de marine, est plus crédible. À travers lui, Farrère a bien perçu les potentialités guerrières du Japon, que l’auteur de Madame Chrysanthème, vingt-deux ans plus tôt, ne pouvait ressentir.
Le tableau du pays est superficiel, et criblé de références à la Chine. Hormis quelques jolies notations d’arbres et de jardins, les trois quarts du livre ne présentent, pour parler franchement, guère d’intérêt. Puis vient la fameuse bataille, pour laquelle Farrère est à son affaire. Le jeune marquis est tué. Bien que son camp soit très largement vainqueur, et que sa propre conduite ait été digne d’éloges, le jeune vicomte se donne la mort, en pratiquant le fameux seppuku, alias hara-kiri. Cette conclusion a beaucoup plu aux lecteurs. Mais elle n’est là que pour la couleur locale, car l’intéressé n’avait, selon les codes japonais, aucune raison de recourir à cet acte extrême. Quant à la belle marquise, veuve sans enfant, elle entre dans un couvent bouddhiste.

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Les principaux romans de Claude Farrère ont été édités en poche, il y a quelque temps. Je les ai cherchés en vain dans les librairies. Sans plus de succès, j’ai interrogé les rayons des usuels de la Bibliothèque Nationale de France, salle de la littérature française, où figurent, à côté des célébrités, beaucoup d’obscurs. Pas un ouvrage de Farrère, pas un ouvrage sur Farrère.
Était-ce un bon écrivain ? Je dirai plutôt que c’était un écrivain curieux, méritant mieux que l’oubli.

Jacques de Lacretelle, au cœur de la vie littéraire

Un livre d’Anne de Lacretelle, lu par Nicolas Saudray

Lorsque Jacques de Lacretelle nous a quittés, en janvier 1985, à quatre-vingt-seize ans, nous étions encore loin de bien le connaître, malgré sa célébrité. Sa fille Anne a entrepris de presque tout dire.

Mais il ne s’agit pas d’une biographie, encore moins d’un panorama de son œuvre. Celle-ci étant, comme l’auteure l’observe elle-même, entrée dans un purgatoire dont on ne voit pas encore la fin, l’homme nous intéresse surtout, à présent, par la position centrale qu’il occupait dans une vie littéraire beaucoup plus riche qu’aujourd’hui. Suivant une démarche impressionniste, presque romanesque, Anne de Lacretelle nous le dévoile progressivement en le reliant, pour chaque étape de son existence, à ses multiples amis, plus brillants les uns que les autres. Ainsi qu’il sied à une descendante de Racine, l’ouvrage est fort bien écrit.

À première vue, Jacques de Lacretelle, académicien de bonne heure, président de la Société fermière du Figaro, est le type même du grand notable des lettres d’autrefois, conformiste et conservateur. Erreur complète ! Il n’a jamais eu son bac (deux échecs). Il n’a jamais professé aucune religion. Avant son mariage tardif, il a entretenu une longue liaison avec l’excellent pianiste Jacques Février, de douze ans plus jeune que lui (1900-1979).

Sa femme, elle aussi, sortait de l’ordinaire. Née Naurois-Turgot, c’était une arrière petite-nièce du ministre, et une arrière-arrière-petite-fille de l’auteur d’Andromaque. Toute petite, d’où son durable surnom de Souriceau, alors que lui déployait sa haute taille. Elle aidait son mari en maintes circonstances – par exemple pour la traduction des Wuthering Heights d’Emily Brontë, déjà connues en français sous le titre des Hauts de Hurlevent, et devenues, sous la plume des époux, Haute-Plainte. Malgré les incartades, un profond amour unissait les Lacretelle. Mais du point de vue de leur fille, cela ne présentait pas que des avantages, car la petite souris entendait garder son grand homme pour elle.

Parmi les amis, le plus constant aura été Paul Morand. Jacques et lui sont de la même année 1888. Mais Jacques ne commet pas les mêmes erreurs politiques. Il se contente de militer chez les Croix-de-Feu, ce qui n’est pas nécessairement condamnable, car le chef du mouvement, le colonel de La Rocque, va être interné par les Allemands. Paul Morand, au contraire, revient de Londres sans autorisation, en 1940, puis sert Vichy en qualité d’ambassadeur. Sa punition : il ne pourra entrer à l’Académie qu’en 1968, à la faveur de la crise politique, alors que son ami Jacques s’y trouve déjà depuis 1936.

Pour Lacretelle en effet, l’Académie, c’est un peu une affaire de famille. Son arrière-grand-père Charles de Lacretelle (1766-1855), historien et journaliste, en a fait partie, ainsi que son arrière-grand-oncle Pierre -Louis de Lacretelle (1751-1824), juriste et homme politique. La lignée a été anoblie en 1822. Sitôt revêtu de l’habit vert, Jacques est devenu, au sein de la compagnie, un grand électeur. On n’imagine pas l’importance qu’avaient encore, en milieu du dernier siècle, les élections parmi les Quarante.

Jacques de Lacretelle a fréquenté Proust en ses dernières années, a recueilli de lui quelques confidences, lui a voué un culte. Leurs esthétiques étaient fort différentes.

Autre amie de longue date, connue elle aussi bien avant le mariage de Jacques : Marie Laurencin. D’elle, l’ouvrage récemment paru contient deux portraits de Jacques, avec, a-t-on remarqué, un air de grand d’Espagne, et un portrait d’Anne.

L’un des charmes de ce livre est l’usage de sobriquets sous lesquels se cachent des célébrités familières des Lacretelle. Le lecteur cherche, ne trouve pas, consulte l’index…L’Enchanteur, c’est Jean d’Ormesson. Le Lion de Saint-Marc, c’est Maurice Rheims. L’Oiseleur, c’est Jean Cocteau. Ne pas confondre avec l’Oiseau Bleu, un ami de trente ans d’Anne, que je n’ai pu identifier. Quant à Lacretelle lui-même, ses enfants le surnommaient Zeus, en raison de ses colères.

Il est paradoxal qu’un seul des ouvrages d’un écrivain si connu en son temps ait véritablement touché le grand public : Silbermann, histoire de l’amitié d’un jeune bourgeois traditionnel et d’un brillant camarade juif. Là encore, Lacretelle s’est écarté des us et coutumes de son milieu. Aujourd’hui encore, on cite ce roman  comme un bon exemple de réaction à l’antisémitisme. Mais la tonalité de la suite, Le Retour de Silbermann, est un peu différente. Le héros revient des États-Unis, brisé à la fois par l’hostilité rencontrée et par ses propres erreurs.

Au total, trois seulement des livres de Jacques de Lacretelle ont ou auront connu les honneurs de la collection Folio : les deux Silbermann et La Bonifas, histoire d’une femme au tempérament masculin. Le reste de la production, pourtant variée, est tombé dans l’oubli. Anne de Lacretelle esquisse une comparaison des Hauts-Ponts, série de quatre volumes, avec les Thibault de Roger Martin du Gard. Une famille, qui n’est pas sans ressemblance avec les Lacretelle, perd son domaine, le retrouve, le reperd…Tout s’y prête à une trépidante série télévisée. Anne de Lacretelle avait préparé un synopsis, en resserrant l’action. Le directeur de la chaîne de télévision a changé (1981), le projet s’est perdu dans les sables. Et aujourd’hui, quand je consulte Amazon qui propose le premier volume de la série (tirage de 1932), je constate qu’aucun internaute n’a encore déposé de commentaire, qu’aucun n’a décerné d’étoiles.

On ne saurait quitter Lacretelle sans évoquer sa passion pour les châteaux. Il était né à Cormatin (Saône-et-Loire), un superbe édifice Henri IV-Louis XIII, ceint de douves, avec à l’intérieur de magnifiques boiseries peintes ou sculptées. Le monument a été attribué au frère de Jacques, qui l’a perdu au jeu (comme dans les Hauts-Ponts). L’écrivain en a gardé un inguérissable regret. Dès qu’il l’a pu, il a acheté le château de Brécy (Calvados), alors réduit à l’état de dépendance d’une ferme, et a commencé à le restaurer. Brécy est maintenant célèbre pour ses jardins. Puis, à quatre-vingt-sept ans, Zeus a acquis le château d’O (Orne), l’un des plus beaux de Normandie, remarquable notamment par son châtelet d’entrée.

Deux châteaux à la fois, c’était financièrement possible, grâce aux revenus du président de la Société fermière du Figaro. Mais ses héritiers n’ont pu les conserver.

Jacques de Lacretelle : le plus connu des inconnus.

Le livre : Anne de Lacretelle, Tout un monde – Jacques de Lacretelle et ses amis. Éd. de Fallois, 2019. 22 euros (très bon rapport qualité-prix).   

Quatre brefs romans de Bioy Casares

Lus par Nicolas Saudray

          Alfredo Bioy Casares (1914-1999) est le plus connu des écrivains argentins après son maître Borges. Comme lui, il s’est adonné au fantastique, en y ajoutant une composante amoureuse ; car c’était un Don Juan impénitent. Mais alors, pourquoi cette cruauté de ses récits ?  Elle pourrait s’expliquer par des antécédents familiaux : trois des frères de l’écrivain se sont successivement donné la mort.

          Le climat de ses œuvres n’a rien de spécifiquement argentin. Certaines ont pour cadre un pays équatorial plus ou moins imaginaire. D’autres  pourraient se dérouler aussi bien en Europe.

          Les Bioy, des gens assez riches, étaient béarnais. D’où, chez notre auteur, une solide culture française, et une tendance à donner des noms français à ses personnages. Mais les Casares, famille de sa mère, étaient des Basques de Biscaye, encore plus riches.

          Après avoir tenté, sans grand succès, de gérer le domaine agricole de son père, Bioy décide de se consacrer à la littérature et épouse Silvina Ocampo, autre écrivain. Ce mariage fait de lui le beau-frère de Victoria Ocampo, la reine du petit monde littéraire et artistique de Buenos Ayres.

          La collection Bouquins vient de publier, en un volume, la quasi-totalité de la production romanesque de Bioy – soit huit ouvrages. Il nous a également laissé neuf recueils de nouvelles. À vrai dire, les romans pourraient être qualifiés de longues nouvelles, car ils n’occupent en moyenne, dans mon édition, qu’une petite centaine de pages chacun. S’y ajoutent, en dehors du volume de Bouquins, des romans écrits à quatre mains avec Borges, avec pour héros un nommé Bustos Domecq.

          J’ai choisi de commenter quatre des romans dus au seul Bioy.

          L’Invention de Morel (1940)

          Bioy s’est fait connaître par ce petit ouvrage, publié à l’âge de vingt-six ans. De son narrateur, nous ne savons rien, sauf qu’il est vénézuelien et non argentin : un moyen, pour l’auteur, de garder ses distances.

          Cet homme arrive un jour dans une île presque déserte de l’archipel des Salomon. Il ne s’agit donc point de l’heureuse Polynésie, mais d’une inquiétante Mélanésie (où l’auteur n’a jamais mis les pieds). Aucune population autochtone. Notre voyageur ne rencontre qu’un groupe de Blancs qui s’expriment en français et vivent dans une sorte d’hôtel désaffecté – sans serviteurs, apparemment.

          Le narrateur s’éprend aussitôt d’une des femmes de cette petite bande, une nommée Faustine. Hélas, elle vit avec un individu peu sympathique nommé Morel. Son soupirant survit en pratiquant la chasse et la pêche. Il se met à cultiver des fleurs qu’il compte offrir à sa belle. De son côté, le groupe de Faustine et de Morel, qui semble n’éprouver aucun besoin physique, passe son temps à bavarder et à danser au son d’un phonographe. Quand le narrateur adresse la parole à la jeune femme, elle ne lui répond même pas.

         Il finit par comprendre que Faustine et ses amis n’appartiennent plus au royaume des vivants. Morel les a fait mourir pour les transformer en robots immortels. Et il s’est soumis lui-même à cette transformation. Le titre du livre et son cadre insulaire font d’ailleurs allusion au récit de HG Wells, L’Île du docteur Moreau, histoire d’une île régie par un inventeur fou qui y accomplit des expériences abominables. Au bout du compte, le narrateur se trouve lui aussi entraîné dans ce processus d’immortalité.

         Le roman de Bioy a été publié en novembre 1940, cinq mois après le naufrage militaire de la France. Il n’y fait aucune allusion. Sans doute, d’ailleurs, la rédaction était-elle commencée avant ce drame. Mais il se reflète, me semble-t-il, dans la mort de Faustine et de ses amis.

          Plan d’évasion (1945)

           Le roman suivant est de la même veine. Bioy l’a écrit en même temps que Morel, mais a retardé sa publication de cinq ans, afin que le public ne confonde par les deux livres.

          Le héros, un officier de marine français, se fait affecter en Guyane à la suite d’une querelle de famille. Le gouverneur ayant quitté Cayenne pour s’établir aux îles du Salut (c’est-à-dire les îles du bagne), notre homme s’y rend pour se présenter à lui. Il est accueilli par un ancien forçat surnommé Dreyfus, et reçoit le commandement de deux des trois îles – le gouverneur se réservant celle du Diable.

          Notre officier finit par découvrir les occupations mystérieuses qu’on y réalise, au moyen de miroirs et de couleurs. Il demande à être détenu lui aussi. Mais le gouverneur disparaît, et le héros succombe au cours d’une obscure révolte de forçats.

          Journal de la guerre au cochon (1969)

         Après cette révolte, le romancier quitte les songeries équatoriales pour s’établir en un Buenos-Ayres bien réel, dont les rues et les places sont dûment mentionnées. Mais l’angoisse demeure, dans le style de Kafka ou du Rhinocéros d’Ionesco. Çà et là, inopinément, des jeunes s’en prennent à des vieux, les battent, les tuent même. Que leur reprochent-ils ? D’être trop nombreux, d’accaparer le pouvoir, et surtout d’incarner le passé.

          Le lecteur va-t-il prendre le parti des victimes ? L’auteur les rend suffisamment minables pour dissiper cette tentation.  Il est étonnant qu’un tel livre soit paru, avec un vif succès, dans une Argentine dont la population était encore peu âgée, surtout à l’époque.

 

          Dormir au soleil (1973)

         Le roman favori de Bioy Casarès traite de la folie. L’épouse du héros, l’horloger Lucio Bordenave, est obsédée par les chiens, mais ne se décide pas à en acquérir. Pendant qu’elle séjourne en une maison de santé de Buenos-Ayres, son époux lui en procure une, qui porte le même nom qu‘elle (et que la chienne de Bioy Casares) : Diana. Puis l’horloger séjourne à son tour, de manière volontaire, dans la même maison.

          Pour finir, les médecins transplantent l‘âme de la malheureuse femme dans le corps de la chienne (ou d’une autre, car je ne suis pas sûr d’avoir compris). Le roman rejoint ainsi les deux premiers. Mais je n’y ai pas trouvé la même qualité.

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         Après la mort de Borges, en 1986, Bioy Casares devient l’écrivain officiel de l’Argentine. Il disparaît lui-même treize ans plus tard.

Un monument : le Journal des Goncourt – I

Lu par Nicolas Saudray

 Les frères Goncourt, puis l’aîné resté seul, ont tenu leur Journal pendant près de quarante-cinq ans. C’est l’un des premiers journaux de grandes dimensions en langue française. Le Genevois Amiel avait commencé le sien un peu plus tôt, mais en le consacrant à ses états d’âme, tandis que les frères s’occupent surtout de la société, des mœurs, et de leurs confrères écrivains.

Edmond a publié environ la moitié de ce Journal durant les dernières années de sa vie, en ôtant les passages les plus discutables et les plus blessants. Cela lui a néanmoins valu beaucoup de protestations. Peut-être aurait-il mieux valu en rester là. Le texte presque complet paru en 1956 soumet le lecteur à rude épreuve, avec tous ses commérages sur des gens dont la plupart sont  complètement oubliés, et ses anecdotes graveleuses, dont je soupçonne les diaristes d’avoir inventé une bonne partie.

Mais le tas d’ordures contient de nombreuses pépites. Me voilà donc parti à la conquête de ces quelque trois mille six cents pages serrées de la collection Bouquins. J’examinerai d’abord le premier des trois volumes.

Edmond (1822-1896) et Jules (1830-1870) se sont comportés toute leur vie comme des jumeaux, alors qu’ils avaient huit ans d’écart, et des caractères différents : Jules vif et volontiers obscène, Edmond plus mélancolique. Tant qu’il vit, c’est Jules seul qui tient la plume. Mais on peut être certain qu’Edmond a tout vu et approuvé. Après la mort du cadet, l’aîné prend le relais, à sa manière.

Ce sont les fils d’un officier de la Grande Armée, qui a fait la retraite de Russie, pour se retrouver en demi-solde. Aussi les faux jumeaux ont-ils été élevés sans luxe. Mais à Paris, d’où une indélébile empreinte parisienne, et un manque d’intérêt pour la province – contrairement à Balzac, à Stendhal, à Flaubert, à Zola.

Ils sont fiers de leur noblesse. J’éprouve à ce sujet les pires doutes. Leur arrière-grand-père Huot avait acheté en 1786, dans la partie la moins accidentée des Vosges, une terre noble avec tous droits de justice. Mais cet achat ne suffisait pas. Il aurait fallu des lettres patentes, ou l’acquisition d’une charge anoblissante. Le grand-père avait représenté à la Constituante le Tiers état et non l’aristocratie.

En 1860, une famille Jacobé (qui existe toujours) obtient de s’appeler Jacobé de Goncourt. Nos frères Huot de Goncourt protestent auprès du ministère de la justice, lequel leur répond qu’il existe plusieurs terres appelées Goncourt, et qu’elles peuvent donc donner naissance à plusieurs noms. Les deux mécontents se pourvoient au Conseil d’État, qui les déboute.

Cette mésaventure ne les empêche pas de poser aux aristocrates. Ils dédaignent les bourgeois (comme Flaubert). Mais toute leur vie, ils fréquentent des écrivains socialistes comme Zola et Jules Vallès. Un alinéa de 1857 résume assez bien leur vision sociale : Trois classes de gens dans le monde présent. En haut, chevaliers d’industrie, régnants – au milieu, les épiciers domptés – en bas, le peuple qui, un beau jour, fera une bouchée de cette belle société.  Suite un peu plus loin, après la description d’un intérieur crapuleux : Oui, cela est le peuple et je le hais. Dans sa misère, dans ses mains sales, dans les doigts de ses femmes piqués de coups d’aiguille, dans son grabat à punaises, dans sa langue d’argot, dans son orgueil et sa bassesse, dans son travail et sa prostitution. Sentant venir une pétition qui tendrait à débaptiser l’académie Goncourt, je me hâte de passer à un autre sujet.

Suffisamment rentés pour vivre sans exercer une profession, les deux frères se sont d’abord consacrés à la peinture, à la gravure et au dessin, ainsi qu’à l’étude des arts et des mœurs du XVIIIe siècle, qu’ils réhabilitent après plusieurs décennies de romantisme. Ce sont des collectionneurs avisés. Plus tard, ils seront à peu près les premiers à introduire à Paris le goût de l’art japonais, dont ils apprécient le raffinement.

Ils commencent à tenir leur Journal le 2 décembre 1851, jour du coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte. Ils méprisent le nouveau souverain, cet imposteur, dont voici un croquis de 1863 : lent, automatique, somnambule, l’air d’un lézard qui paraît dormir et qui ne dort pas. Figure louche : il écoute de côté, et regarde de côté. Homme dormant, morne, sinistre.

Fin 1851, Edmond a vingt-neuf ans, et Jules, vingt-et-un. Déjà, ce sont des célibataires endurcis (ils partagent les mêmes maîtresses), des misogynes, voire des misanthropes. Sans doute est-ce le succès du Second >Empire débutant qui inspire à Jules cette phrase de 1852 : J’ai vraiment envie d’aller jeter quelque part mon titre de citoyen français comme une chemise qui vous gêne aux entournures.

Pour les Goncourt, le régime légitime, le seul intéressant, c’est celui des Bourbons d’avant 1789. Mais ils ne croient ni à Dieu ni à diable.

Leur première publication en vers (1853) leur vaut des poursuites correctionnelles, car ils ont été un peu lestes. Ils s’en tirent avec un simple blâme, et une rage rentrée. Puis viennent des romans réalistes – quelque part entre Flaubert et Zola – qu’on ne lit plus aujourd’hui, bien qu’ils soient restés parfaitement lisibles. De leur temps, d’ailleurs, on ne les lisait guère davantage. Conformément à ce qui semble avoir été un usage de cette époque dépourvue d’attachées de presse, les frères allaient porter eux-mêmes des exemplaires de leurs œuvres aux critiques, en espérant des articles. Vaine démarche, le plus souvent. Leur revanche aura consisté à décrire, dans leur Journal, les intérieurs miteux desdits critiques.

Et d’ailleurs aussi les intérieurs de tout le monde. Peinture méticuleuse d’une chasse aux rats. Meurtre d’un chat par un chien. Autre meurtre d’un chat, au pistolet cette fois, par Jules de Goncourt lui-même. Horreur quotidienne. Pour faire diversion, un surprenant voyage en Allemagne, notamment à Berlin : c’est un peu trop propre, mais les femmes sont attrayantes. Nul ne se doute que dans dix ans, la guerre va éclater.

Entre deux anecdotes désinvoltes, les diaristes nous font bénéficier d’aphorismes. Ils sont le plus souvent médiocres. J’extrais néanmoins celui-ci : Le système de la métempsychose est très offensant : enfin, c’est penser que Dieu n’a pas plus d’âmes que le directeur du Cirque n’a de soldats et qu’il fait toujours défiler les mêmes sous divers uniformes. Ou encore celui-là : Les enfants sont comme la crème : les plus fouettés sont les meilleurs.

Bien que de petite fortune et sans grande notoriété, les Goncourt connaissent tous les gens qui comptent à Paris, du moins dans le milieu littéraire et artistique. Ils le doivent surtout à leur fréquentation assidue du salon de la princesse Mathilde – une cousine germaine de l’empereur – ainsi qu’aux dîners Magny, du nom d’un restaurant, dans l’actuelle rue Mazet (VIème arrondissement), où leurs amis viennent régulièrement, et où chacun paye sa part. Ces dîners constituent, si l’on veut, une première esquisse de l’académie Goncourt. Vers la fin des années 1860, elle se transporte à la brasserie Brébant, bel établissement du boulevard Poissonnière, encore bien fréquenté aujourd’hui, mais sans écrivains. Excellents caricaturistes, les frères se font la main sur tous ceux qui les approchent, même s’ils les apprécient.

Voici par exemple Balzac, mort depuis sept ou huit ans déjà. Il est entré à tout hasard dans un bal populaire. Monté sur une banquette avec sa robe blanche de moine, son nez en petite pomme de terre relevé, (il) regardait tout.

Et maintenant, voilà Théophile Gautier, une fidèle connaissance pourtant, auteur du Capitaine Fracasse et délicat poète : Face lourde, tous les traits tombés, un empâtement des lignes, un sommeil de la physionomie, une intelligence échouée dans un tonneau de matière, une lassitude d’hippopotame, des intermittences de compréhension ; un sourd pour les idées. La victime inconsciente de ces coups de massue n’a jamais que quarante-cinq ans !

Sainte-Beuve, autre familier, n’est pas mieux traité : Un petit esprit, après tout, ambitieux mais bas ; jugeur de phrases mieux que de livres, analyste de parties et de membres, estimant le style par la grammaire, ennemi de l’esprit par envie, ami de la platitude, glissant avec ses petits bras sur les statues des grands hommes et s’accrochant à leurs pieds d’argile. Le diariste renchérit six ans plus tard, après un enterrement : Quand j’entends, avec ses petites phrases, Sainte-Beuve toucher à un mort, il me semble voir des fourmis toucher à un cadavre ; il vous nettoie une gloire, et vous avez un petit squelette de l’individu bien net et proprement arrangé.  

De tous les écrivains, le plus présent dans ces pages est Flaubert. Les frères, qui l’aiment bien, reconnaissent en Madame Bovary le meilleur roman de l’époque (l’Éducation Sentimentale n’est pas encore parue, et les Goncourt en feront peu de cas, comme d’ailleurs la plupart des contemporains). Mais ils ne manquent pas une occasion de railler la balourdise de l’auteur et sa voix tonitruante. Il y a un fond de poseur et de provincial chez lui. On sent vaguement qu’il a fait tous ces grands voyages un peu pour étonner les Rouennais. Il a l’esprit gros et empâté comme son corps…Il est surtout sensible à la grosse caisse des phrases. En 1862, nous apprenons qu’il a failli tuer son exaspérante maîtresse Louise Colet.   

Hugo, en exil volontaire, ne fait pas partie de la bande. Les Goncourt ne peuvent s’empêcher de l’admirer, mais il les agace. À la lecture des Misérables, ils s’indignent de le voir faire de l’argent en peignant la misère du peuple. Hugo, concluent-ils, c’est saint Jean à Pathos.

Pauvre Baudelaire ! Il soupe à côté, sans cravate, le col nu, la tête rasé, en vraie toilette de guillotiné. Une seule recherche : de petites mains lavées, écurées, mégissées. La tête d’un fou, la voix nette comme une lame. Une élocution pédantesque.

Renan ne perd rien pour attendre. C’est un petit homme replet, court, mal bâti, la tête dans les épaules, l’air un peu bossu ; la tête animale, tenant du porc et de l’éléphant, l’œil petit, le nez énorme et tombant, avec toute la face marbrée, fouettée et tachetée de rougeurs. De cet homme malsain, mal bâti, laid à voir, d’une laideur morale, sort une petite voix aigrelette et fausse.

Et Taine ! J’assiste à ce beau spectacle de voir Taine, qui vient de dégueuler à la fenêtre, se retourner et encore vert, des filets de vomissures à sa barbe, professer une heure durant, dans le mal de cœur, la supériorité de son Dieu protestant.

Offenbach : Un squelette à pince-nez, qui a l’air de violer une basse.

Au fil des pages, c’est un cortège gesticulant et macabre, à la manière de James Ensor, qui défile devant nous.

Parfois quand même, émergeant de la jungle parisienne, un tableautin de la nature, sans apprêts, révèle la patte de grands artistes : Dans l’arbre immense incessamment bourdonne une immense musique, emplissant l’oreille du bruit d’un monde au travail, un mugissement doux, bruit qu’endort par moments la brise balançant son murmure à travers les arbres : un bourdonnement continu, un bruissement infini comme le bruit de la mer, des millions de petites chansons balancées aux millions de feuilles des arbres, l’hymne d’une ruche de millions d’abeilles, qui butinent dans l’arbre et l’emplissent de je ne sais quelle voix et de je ne sais quelle vie dodonienne.

(À suivre)

Le livre : Edmond et Jules de Goncourt, Journal, tome I, 1851-1865, collection Bouquins, Robert Laffont. Préface de Robert Kopp, professeur à l’université de Bâle. Notes érudites du professeur Ricatte, provenant de l’édition de 1956. 1 228 pages, 33 €.

Le Journal des Goncourt  –  II

Lu par Nicolas Saudray

La couverture du deuxième tome de la collection Bouquins présente un portrait humoristique de Jules de Goncourt assis dans un fauteuil, les pieds sur la cheminée – plus haut que sa tête – et fumant sa pipe.

Ce volume couvre les années 1866 à 1886. Dans les faits, il comprend trois parties : d’abord Jules suite et fin, puis le siège de Paris et la Commune racontés par Edmond seul, enfin la reprise de la routine parisienne vue par le même.

Le Paris de la fin du Second Empire est toujours aussi brillant et inquiétant à la fois, avec ses enfants vicieux et voleurs.

À ce bourbier s’opposent parfois des instantanés de la campagne, pris chez des cousins à Bar-sur-Seine (Aube), dans le style impressionniste mais efficace qu’affectionnent les Goncourt : Un bruit de roues craque mélancoliquement sur la route : le Hue ! d’un charretier sonne là-bas ; un coup de fouet cingle l’horizon ; le battoir bat l’écho ; une scie crie dans un saule ; la lumière des collines meurt dans un vase de fleurs de bruyères ; des cris d’enfants sont dans l’air comme des cris d’oiseaux. Et voilà le bonheur, là, en face, au bord de la rivière : une vie dans un rayon de soleil regarde couler l’eau, immobile, candide et stupide.  

Parution, en 1866, du roman Manette Salomon, dédié par les Goncourt au milieu des artistes. L’indifférence l’accueille. Les frères protestent intérieurement : Il y a une entente pour nous empêcher de prendre possession, de notre vivant, de notre petit morceau de gloire. Et Jules ajoute : Je vomis mes contemporains. Pour essayer de se consoler, les deux écrivains   vont souvent chez le bonhomme France, père d’Anatole, qui est l’un des deniers libraires où l’on puisse s’asseoir et causer, sans nécessairement acheter des livres.   

Le caricaturiste continue de s’en donner à cœur joie. George Sand a une belle et charmante tête, mais c’est une mulâtresse (manière de dire qu’elle est très brune et qu’elle a le teint mat, bien que descendante du maréchal de Saxe). Un peu plus tard, la voilà qualifiée de nullité de génie. Et voici le point d’orgue : ruminante et mouillée, avec des machines d’or dans ses vieux cheveux, qui la faisaient ressembler à une goule sortant d’un tombeau étrusque.

Une notation après lecture des Travailleurs de la Mer, dont l’auteur, bien qu’amnistié, réside toujours à Guernesey : Hugo romancier me fait un peu l’effet d’un géant, qui donnerait une représentation à un théâtre de Guignol, à travers lequel il passerait perpétuellement les bras et la tête.

En revanche, Renan, étrillé dans le tome précédent de la collection Bouquins, est pardonné à titre provisoire. Les frères lui rendent visite en son modeste quatrième (sans ascenseur) de la rue Vaneau. Il est toujours plus charmant. Et le diariste de commenter : Dans la disgrâce physique, la grâce morale.

Célèbre courtisane, la Païva, juive polonaise mariée à un faux marquis portugais puis au riche Allemand Henckel von Donnersmarck, cousin de Bismarck et possesseur de mines, s’est fait construire un hôtel sur les Champs-Élysées – aujourd’hui monument historique et siège du Travellers’s Club. Le plus curieux de tout l’hôtel de la Païva – affreux colifichet d’un style Turc-Renaissance – ce sont les deux coffres-forts au pied de son lit, entre lesquels elle dort, avec son or, ses diamants, ses émeraudes, ses perles à droite et à gauche de son sommeil, de ses rêves et peut-être aussi de ses cauchemars. 

Les frères font également la connaissance de notre admirateur et notre élève Zola. Ce débutant a en effet écrit un bon article sur Germinie Lacerteux, œuvre des Goncourt. Il leur paraît à la fois maladif et fort ambitieux. Deux ans plus tard, Zola revient voir Edmond et lui confie qu’après les bijoux créés par Flaubert, il n’y a plus rien à faire dans le même genre. Ce n’est que par la quantité des volumes, la puissance de la création qu’on peut parler au public. Ainsi se résume la genèse des Rougon-Macquart.

Les aphorismes du Journal restent aussi mauvais, sauf peut-être celui-ci : L’Anglais, filou comme peuple, est honnête comme individu. Il est le contraire du Français, honnête comme peuple et filou comme individu.  

Mais Jules de Goncourt, bien que jeune encore, souffre du foie. Les frères font une cure à Vichy, une autre à Royat, sans grand résultat. S’appuyant sur une confidence du diariste, suivant laquelle il avait attrapé la vérole au Havre à vingt ans, un biographe a cru diagnostiquer la syphilis, qui aurait couvé pendant dix-huit ans. Mais rien n’étaye son hypothèse.  Au contraire, Edmond réaffirme à plusieurs reprises, dans la suite du Journal, qu’il s’agissait d’une affection hépatique.

Comme Maurice, malade, ne supporte plus le bruit des sabots de chevaux sur les chaussées, les frères vendent leurs terres de la Haute-Marne et achètent une belle villa avec jardin à Auteuil, qui est encore un faubourg champêtre de Paris. Ils quittent donc leur appartement de location de la rue Saint-Georges, en pleine Nouvelle Athènes (IXe arrondissement). Ils sont ravis. Las ! L’un de leurs voisins possède un cheval qui s’ébroue toute la journée dans son écurie, et l’autre a cinq enfants criards.

Jules décline. Le mal se porte au cerveau. Un cancer du foie, émetteur de métastases ? Le patient expire en juin 1870, six mois avant son quarantième anniversaire>.  L’horreur de la guerre lui aura au moins été épargnée. C’est la plus grande douleur de la vie de son frère Edmond – sa seule grande douleur peut-être. Il a perdu la moitié de lui-même.

Il reprend la tenue du Journal et, aussitôt, présente une thèse étrange : Jules serait mort de la fatigue donnée par sa passion du style, de ses corrections incessantes du moindre texte. C’était à cet égard un disciple de Flaubert, et par ce moyen, il parvenait à l’écriture artiste des Goncourt.

Suivent deux cents pages de descriptions des premières incidences de la guerre de 1870, du siège de Paris, des scènes de la Commune. Incapable, depuis la mort de son frère, d’écrire autre chose que le Journal, et peu désireux de rester en tête-à-tête avec lui-même dans sa villa d’Auteuil, Edmond arpente inlassablement les rues et note ce qu’il voit. Comme c’est un bon observateur, il en résulte un témoignage de valeur, que les historiens, curieusement, n’ont guère exploité.

En août, Renan, à côté d’Edmond, regarde un régiment partir sous les acclamations. « Dans tout cela, s’écrie le philosophe, il n’y a pas un homme capable d’un acte de vertu ». Intérieurement, Edmond s’indigne. Renan est un admirateur de la science allemande, de la rigueur allemande. Il qualifie les Allemands de race supérieure (le terme de race étant employé en un sens plus flou qu’aujourd’hui, et s’étendant à l’ensemble d’une nation).

Début septembre, les tableaux du Louvre sont envoyés, par précaution, à l’arsenal de Brest. Rue de Rivoli, sur des immeubles privés, des affiches posées par des propriétaires inquiets disent : Mort aux voleurs ! Edmond ne songe pas à partir, il est trop parisien pour cela. Malgré ses quarante-huit ans, il pourrait s’enrôler dans la Garde nationale. Pourquoi s’y est-il refusé ? Non, ce n’est pas de la lâcheté. C’est un sentiment de personnalité orgueilleuse, singulière, qui me ferait donner ma vie, si je pouvais, à moi tout seul, faire quelque chose de grand.

Catulle Mendès, écrivain et journaliste connu, passe en uniforme de volontaire. Un Christ qui aurait la chaude-pisse !  Le gouverneur militaire de Paris se nomme Trochu. Sur son passage, les gens crient : Vive Trochu ! Ce héros sombrera bientôt dans l’impopularité. Le chemin de fer de ceinture de la capitale fonctionne encore, et notre auteur le prend pour observer les fortifications. Des spectateurs suivent à la lorgnette la trajectoire des obus et des bombes. Le rationnement a commencé, au moyen de cartes. On rencontre, avec une croix rouge sur le cœur, de vieilles putains, de grasses lorettes hors d’âge, qui se préparent, toutes éjouies, à tripoter des blessés avec des mains sensuelles et à ramasser de l’amour dans les amputations.

Les canons prussiens ont une portée supérieure à celle des canons français. Ils atteignent les batteries françaises qui ne peuvent leur rendre la pareille.  Dans les quartiers bombardés, les soupiraux sont bouchés par des sacs. Romainville est une cour des miracles. Un voyou brandit un long et maigre chat noir, tout fraîchement étranglé. La porte de la Chapelle est lieu de désolation. Mais à Paris même, la salle des concerts Pasdeloup fait le plein. Edmond rencontre Hugo rentré de Guernesey, et qui approuve les restaurations de Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle, réalisées en son absence. Ce compliment concerne au premier chef Viollet-le-Duc (que l’on voudrait aujourd’hui déposséder de sa flèche). Le diariste répond que Paris s’est américanisé. Déjà !

La viande salée fournie par le gouvernement étant, de l’avis d’Edmond, immangeable, il tue l’une de ses poules au moyen d’un sabre japonais : la pauvre s’échappe et volette sans tête dans le jardin.  Puis il tire des moineaux. Heureusement, le restaurant Brébant, lieu de rencontre des beaux esprits de son groupe, est encore ouvert. Le diariste Edmond rend hommage à la population parisienne, qui ne pille pas les boutiques de comestibles, et les laisse vendre leurs produits à des prix fabuleux. Une fille lui propose une passe pour un morceau de pain. Il souhaite surtout la paix, de crainte que des obus ne tombent sur sa villa pleine de bibelots.

Paris capitule dès qu’il n’y a plus rien à manger. Peu d’assiégés sont donc morts de faim. Et les maisons parisiennes, en fin de compte, n’ont pas beaucoup souffert, sauf boulevard Murat. Les dégâts se sont surtout produits à Saint-Cloud.

À peine les Parisiens ont-ils eu le temps de reprendre leur souffle qu’éclate la Commune. Bien sûr, Edmond de Goncourt condamne cette révolte contre un gouvernement légal, fraîchement issu d’élections au suffrage universel. Presque tous les intellectuels, presque tous les écrivains partagent sa réprobation – même George Sand, l’ancienne socialiste de 1848, même Hugo, qui s’est réfugié à Bruxelles. Mais le diariste se garde de rendre ses sentiments publics, car il lui en cuirait.

Les batteries versaillaises sont plus proches que ne l’étaient celles des Prussiens, elles font davantage de dégâts. Edmond pensait que son âge lui épargnerait le service armé. Mais la Commune appelle sous ses drapeaux tous les hommes de moins de cinquante-cinq ans. Notre écrivain entre donc dans la clandestinité. Il emprunte un appartement dans le centre de Paris et y transfère les plus précieux de ses bibelots.

Aujourd’hui, il est de bon ton d’accabler Thiers au sujet de la Semaine sanglante. Mais auparavant, il avait fait une offre généreuse, rejetée par les Communards : la Commune se serait dissoute, l’armée versaillaise ne serait pas entrée dans Paris, l’ordre y aurait été assuré par la partie de la Garde nationale restée fidèle au gouvernement, et personne n’aurait été traduit devant les tribunaux, sauf les assassins de deux généraux.

Edmond de Goncourt n’assiste pas aux derniers combats mais les entend. Il perçoit le bruit des exécutions sommaires. Thiers n’a pas donné d’ordres en ce sens, et laisse simplement la bride sur le cou aux chefs de son armée, qui appliquent les lois de la guerre de l’époque : tout combattant irrégulier pris les armes à la main peut être exécuté séance tenante. Les « Prussiens » avaient agi de même quelques mois plus tôt, à l’égard des francs-tireurs français. Le diariste conclut qu’après tous ces morts, les gouvernements bourgeois sont tranquilles pour vingt ans. Il sous-estime le changement : mai 1871 marque la fin du Paris révolutionnaire, à moins de sauter jusqu’en mai 1968.

Pouvant difficilement sortir de chez lui en ces jours dramatiques, Edmond rumine ses souvenirs. Il a voulu être peintre, puis élève de l’École des Chartes, mais sa mère s’y est opposée. Il a donc dû se faire clerc d’avoué, puis, lui qui n’a jamais su bien exactement combien font deux et deux, employé de la Caisse du Trésor. Un voyage en Algérie lui a valu une  dysenterie durable.

Dès qu’il le peut, il va voir sa villa d’Auteuil. Un obus (versaillais) a crevé le toit. Certaines maisons voisines ont été encore plus maltraitées. Bien entendu, il n’est pas question de dommages de guerre ; cette notion n’apparaîtra qu’en 1918. Le diariste tourne alors sa mauvaise humeur contre Thiers.

Le train-train d’avant-guerre reprend, avec ses petites histoires sordides et ses caricatures. On entend la voix de Leconte de Lisle, chef de l’école poétique du Parnasse : déchirement aigre d’un couteau dans une tranche de melon qui n’est pas mûr. Une visite est rendue à Barbey d’Aurevilly, dans sa modeste maison : Je le retrouve avec son teint boucané, sa longue mèche de cheveux lui balafrant la figure, son élégance frelatée dans sa demi-toilette ; mais en dépit de tout cela, il faut l’avouer, possédant une grâce de gentilhomme et de monsieur bien né, faisant contraste avec ce taudis.

Le diariste rapporte un propos de la célèbre actrice Marie Dorval, ancienne maîtresse de Vigny : De mes deux amants, Sandeau et madame Sand, c’est Mme Sand qui le fatigue le plus. Il s’agit là de Jules Sandeau, écrivain estimé à l’époque, dont la jeunesse du XXe siècle a encore pu lire un roman édifiant,  Mademoiselle de La Seiglière. Aurore Dupin, quelque temps sa maîtresse, lui avait emprunté son nom d’auteur, George Sand. Si l’on en croit la phrase citée, ces personnages auraient formé un ménage à trois.  

Flaubert se confie à Edmond de Goncourt : C’est l’indignation seule qui me soutient ! L’indignation, pour moi, c’est la broche qu’ont dans le cul les poupées, la broche qui les fait tenir debout. Quand je en serai plus indigné, je tomberai à plat !. Commentaire du diariste : Plus Flaubert avance en âge, plus il se provincialise… Cette ressemblance bourgeoise de sa cervelle avec la cervelle de tout le monde, il la dissimule par des paradoxes truculents, des axiomes dépopulateurs, des beuglement révolutionnaires.

On me permettra d’en tirer une moralité à l’usage de mesdames et messieurs les écrivains ou artistes : l’auteur étant généralement inférieur à son œuvre, il a intérêt à se montrer le moins possible et à refuser les sorties.

Edmond continue de fréquenter Zola, mais celui-ci l’exaspère, car il parsème ses romans de détails et même de noms empruntés aux frères. D’où, dans le Journal, une accusation de plagiat. En réalité, même s’il butine un peu trop, Zola crée une atmosphère bien à lui, plus forte et plus vulgaire que celle des Goncourt.

Le seul ami véritable, c’est Alphonse Daudet, prenant le relais du dessinateur et caricaturiste Gavarni (Sulpice Chevalier, disparu en 1866). Le nouveau venu, méridional et même oriental par son physique, a dix-huit ans de moins qu’Edmond. En un sens, il remplace le frère cadet disparu, à moins d’être l’équivalent d’un fils. Le diariste apprécie également, en tout bien tout honneur, Mme Daudet, qui collabore avec son mari. Les Daudet ont beaucoup plus de succès que notre Goncourt, non seulement avec Tartarin, qu’ils déclinent en plusieurs volumes, mais aussi avec des romans oubliés, comme le Nabab, histoire d’un arriviste, et Sapho, histoire d’une maîtresse abusive. Edmond va-t-il être jaloux ? Il se l’interdit, mais observe que son pauvre frère Jules, qui n’a jamais connu les applaudissements, aurait bien aimé en jouir.

Jules et Daudet ont néanmoins un trait commun – un mal qui les ronge. Cette fois, c’est bel et bien la syphilis. Issu d’une famille catholique fervente,  l’auteur des Lettres de mon moulin se reproche amèrement sa jeunesse dissipée. Trop tard !

Ce second volume du Journal s’achève par une adaptation dramatique d’un roman des frères, Renée Mauperin. En ce temps dépourvu de cinéma, de radio et de télévision, le théâtre exerce une telle tyrannie que beaucoup de romans, même peu faits pour la scène, y sont transposés. La première est un succès, mais le lendemain, la presse massacre la pièce. Elle reste quand même trois semaines à l’affiche.  

 Le livre : Edmond et Jules de Goncourt, Journal, Collection Bouquins, tome II, 1866-1886, 1320 pages, 33 euros

 

Le Journal des Goncourt – III

Lu par Nicolas Saudray

Alors que les deux tomes précédents s’étendaient chacun sur vingt ans, le troisième et dernier, d’un volume égal, n’en couvre plus que dix (1887-1896). N’écrivant presque plus de romans, Edmond a davantage de temps pour s’épancher dans son journal intime.

Cette décennie s’ouvre par sa brouille passagère avec Maupassant (un fils de Flaubert, selon certains). Le nouvelliste lui a reproché dans la presse de ne pas avoir souscrit suffisamment pour un monument à la mémoire de ce vieux copain. Consolation : une œuvre savante des frères, rééditée, La Femme au XVIIIème siècle, se vend bien. Plus tard, Edmond se réconcilie superficiellement avec l’auteur de Bel-Ami, mais note sans indulgence les progrès de sa folie d’origine syphilitique.

Le diariste retrouve vite ses têtes de Turc habituelles, ainsi ce paillasson de Taine, contre lequel j’ai l’antipathie la plus grande, sans qu’il l’ait tout à fait méritée par ses procédés envers moi, mais parce qu’il est le type le plus complet et le plus odieux pour moi du Normalien. En cette époque dépourvue d’ENA, on n’avait que la rue d’Ulm à brocarder. D’une manière plus générale, Edmond déteste l’Université, car il tient à sa libre démarche d’amateur distingué.

De nouvelles victimes viennent s’ajouter au tableau de chasse. Loti, l’étrange littérateur et le plus étrange encore officier de marine, tout maquillé et qui se fait l’œil avec le noir qu’emploie la femme à velouter et à cochonner son regard – regard qui, chez Loti, vous fuit toujours et qu’on ne rencontre jamais, regard bizarrement appareillé à cette voix éteinte, qui a l’air de parler dans la chambre d’un mourant.

Un autre écrivain est expédié plus rapidement : ce faux bossu, au nez de travers, qui s’appelle            Anatole France.  

Un roman des frères, Sœur Philomène, mis en scène par le fameux Antoine, connaît le succès au théâtre. La Patrie en danger, pièce sur les débuts de la Révolution, n’a pas cette chance, mais ensuite La Fille Élisa, autre pièce tirée d’un roman, racontant l’histoire d’une prostituée et interdite au théâtre par la censure, se vend très bien en librairie. D’autres romans, dont les débuts  avaient été modestes, sont réédités. Edmond se trouve plus à l’aise qu’aux époques précédentes. Il avoue acheter jusqu’à trente mille francs de bibelots en une seule année. Le voilà convié à dîner chez Edmond de Rothschild : L’hôtel le plus princier que j’aie encore vu à Paris. Un escalier du Louvre, où sont étagées sur les paliers des légions de domestiques, à la livrée cardinalesque et qui prennent l’aspect de respectables et pittoresques larbins du passé. Ce spectacle ne fait que renforcer son antisémitisme.

Depuis quelque temps, le diariste a la Légion d’Honneur. Les promotions récentes gâtent son plaisir. Ayant lu, parmi les nouveaux chevaliers, Auguste Mortier, huiles, Lemoine, ressorts et essieux, Durand, fruits confits, il rédige pour le grand chancelier une lettre de démission – qu’il renonce finalement à envoyer. Aurait-il compris que le commerce est nécessaire à la France ?

Il fait faire son buste par un nommé Alfred Lenoir. Sa pièce Henriette Maréchal, qui, par l’effet d’une cabale, avait fait un four à Paris, est montée à Berlin.

À vrai dire, l’attention du lecteur se relâche. Il a déjà derrière lui trois mille pages du Journal, et les répétitions commencent à le lasser. Peut-être une certaine fatigue se manifeste-elle aussi chez l’auteur, qui parfois se retourne vers son passé, ou plutôt vers celui de de son frère, au collège, où sa jolie figure et son petit être distingué poussaient les bas gamins et les sales crapauds de sa classe à le défigurer par des coups portés à la figure. On notera au passage la fréquence des répétitions dans ces extraits que je livre aux lecteurs. Le Journal n’était pas une œuvre léchée comme les romans des frères, mais un compte-rendu rapide, destiné néanmoins à la publication.

Encore quelques flèches, à Verlaine et Rimbaud, à Gambetta, dont Edmond assure qu’il a été tué par le revolver d’une femme jalouse, à Clemenceau, si adroit au pistolet, explique-t-il, que personne n’ose faire de révélations sur son compte, ou à Rodin, qui n’a pas voulu regarder les estampes japonaises des frères, de crainte d’être influencé… Voici Barrès après la publication de L’Ennemi des lois : Un jeune professeur de philosophie devenu fou. Trois ans plus tard : Barrès, qui a la tête d’un oiseau desséché et dont je touche le maigre bras et ne sens qu’un os. Quelques compliments aussi, inattendus, pour la comtesse Greffulhe, pour Robert de Montesquiou, voire pour Sarah Bernhardt qui a fait mine de vouloir jouer l’une des pièces d’Edmond.

La tendresse est réservée à la chatte de l’auteur et à la famille Daudet. Alphonse, âme-sœur, souffre de plus en plus. Le fameux docteur Charcot a inventé une nouvelle méthode pour les guérir, lui et ses pareils : la pendaison, pendant une minute ! Échec.    

Edmond n’est plus qu’un vieil homme quinteux. Il souffre – tardivement mais douloureusement – de la même maladie de foie que son frère. À ce sujet, je m’aperçois que je n’avais pas besoin de supposer un cancer. Si j’en crois un article dans la presse, les maladies hépatiques peuvent sécréter de l’ammonique qui remonte au cerveau.

Sur la couverture du tome III, une peinture d’époque montre Edmond à califourchon sur une chaise, l’air bougon, coiffé d’un calot et fumant une cigarette. Sa pièce À bas le progrès ! connaît un four. Aujourd’hui, ce thème est devenu banal, sous diverses formes. À l’époque, un sacrilège.

Mais ne réduisons pas les mérites de notre auteur. Il continue d’explorer et de promouvoir l’art japonais. C’est grâce à lui que les Français connaissent Hokousaï et Outamaro. Il s’intéresse aussi à Turner, précurseur des impressionnistes, avec un fond de romantisme. En revanche, il s’avoue peu sensible à Monet, et préfère l’école de Barbizon. Paradoxe, car dans son écriture, il s’est voulu impressionniste.

Chaque semaine, il réunit des gens de lettres dans son grenier d’Auteuil, nouvel avatar des dîners Magny ou Brébant. Malheureusement, les hommes de fort calibre sont partis ou morts. Hormis Alphonse Daudet, seuls restent des comparses. L’hôte s’en rend-il compte ?

Octave Mirbeau, le puissant auteur de L’Abbé Jules, lui fait ses confidences. Cet anarchiste a fumé l’opium pendant quatre mois, puis a été nommé sous-préfet par protection politique, puis a gagné sa vie par des spéculations boursières, qui lui ont laissé de quoi acquérir un bateau de pêche et en devenir capitaine. En somme, l’inverse de la vie d’Edmond, qui s’est toujours garé des voitures et n’a jamais voté de sa vie.

Le diariste reste néanmoins curieux de tout. Il assiste, par exemple, au dîner du boa du jardin des Plantes : la dégustation d’un pauvre agneau, de deux mois en deux mois. Cela donne sous sa plume un morceau d’anthologie, que je regrette de ne pouvoir citer, car il faudrait le donner en entier.

Une distinction inattendue vient illuminer les vieux jours du voyeur. Sur une intervention de Daudet et de Zola (mais oui !), le gouvernement le fait officier de la Légion d’Honneur. En ce temps, c’est encore un événement considérable. Ses amis lui offrent un banquet, où Zola, Clemenceau et d’autres prononcent des discours. Rançon de ce succès : le voilà assiégé par des mendigots. Réfléchissant sur sa vie, il se qualifie de forçat de la gloire.

Il a préparé minutieusement la fondation de son académie, sans rien en dire dans son Journal. Ce sera une héritière du grenier d’Auteuil, et une réplique à l’Académie Française. Notre Goncourt a une dent contre cette institution. Durant son âge mûr, personne ne lui a proposé d’en être. Il a commenté de façon sarcastique chaque élection au quai de Conti, et donc chaque échec – entre autres ceux de Zola, qui seront au nombre de vingt-cinq. S’il se présentait maintenant qu’il est devenu assez célèbre, il serait sans doute accepté, mais il ne veut plus en entendre parler. Il supplie Daudet, avec succès, de ne pas se laisser séduire par la Vieille Dame. La nouvelle académie aura pour règle d’or l’exclusion immédiate de tout membre qui se rallierait à l’ancienne.

En 1895, son avant-dernière année, il publie l’ultime volume de son Journal expurgé. Les précédents lui ont valu moult protestations, mais il a toujours refusé de se battre en duel, car il est maladroit tant à l’épée qu’au pistolet. Cette fois, merveille, des gens viennent lui rendre visite pour le remercier d’avoir dit du bien d’eux.

Edmond meurt le 11 juillet 1896, dans la maison des Daudet à Champrosay. Jusqu’à la fin, il a tenu son Journal d’une plume encore alerte.

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Les noms des dix académiciens Goncourt choisis par le défunt sont alors révélés, mais la mise en place requiert près de sept ans. En effet, les neveux de l’écrivain, ne bénéficiant d’aucun legs, attaquent le testament. Le testateur, plaident-ils, était un individu chimérique, qui ne jouissait plus de toutes ses facultés. En somme, ils noircissent le défunt pour pouvoir hériter de lui. Classique mais abject. Les académiciens confient leur défense à un avocat déjà célèbre, Raymond Poincaré. Les indélicats sont balayés.

Entre temps, le plus connu des académiciens, le fidèle ami, Alphonse Daudet, est mort après des années de tortures et de piqûres de morphine. Son fils Léon, médecin de formation, âgé seulement de trente ans, s’est substitué à lui. Octave Mirbeau est mort lui aussi. Paul Margueritte, futur auteur de Jouir, a donné sa démission, on ne sait pourquoi. Ces deux-là n’ont pas été remplacés.

Quand l’académie se réunit enfin, en 1903, elle ne compte donc que huit membres. Six d’entre eux représentent le courant réaliste ou naturaliste. Outre Léon Daudet, ce sont l’obscur Léon Hennique, les frères Rosny, dont l’un a publié un roman préhistorique encore lu par la jeunesse d’aujourd’hui, La Guerre du feu, plus Lucien Descaves et Joris-Karl Huymans. Descaves doit une fière chandelle à Edmond de Goncourt, qui l’a persuadé de changer le titre de son roman antimilitariste, Les Culs Rouges, car ces termes lui auraient sûrement valu une condamnation pour outrage, tandis que Les Sous-Offs lui ont permis d’être relaxé. Huysmans, naturaliste au départ, a viré au mysticisme ; Edmond de Goncourt s’en est étonné puis le lui a pardonné. C’est à l’époque l’unique écrivain de premier rang que compte l’académie. Élémir Bourges, dont on a surtout retenu un titre, Les Oiseaux s’envolent et les fleurs tombent, représente à lui seul le courant symboliste. La phalange est complétée par son futur président, Gustave Geffroy, critique d’art, favorable aux impressionnistes.

D’après le testament d’Edmond, chaque académicien doit recevoir une pension annuelle de six mille francs, ce qui n’est pas rien (à peu près le traitement d’un sous-chef de bureau). Le prix est lui-même doté de cinq mille francs. Soixante mille s’opposent donc à cinq. On voit que dans l’esprit du fondateur, il s’agissait surtout de créer et d’entretenir un cénacle amical, dont le prix n’était que le prétexte.

Mais les collections des frères Goncourt, malgré l’intérêt que leur vente aux enchères suscite, produisent moins qu’Edmond n’espérait : un million trois cent mille francs. S’y ajoutent la maison d’Auteuil, valant une centaine de milliers de francs, et quelques valeurs mobilières. Pas assez pour financer les pensions prévues. Aussi les académiciens conviennent-ils de les réduire de moitié, ce qui leur permet de maintenir les cinq mille francs du prix.

Au moment où j’allais mettre le point final à ces impressions de lecture, paraît un essai de Thierry Laget : Proust, prix Goncourt – Une émeute littéraire. Il me permettra de donner une conclusion digne des frères.

Durant ses onze premières années, l’académie n’a couronné que des ouvrages périssables. Ainsi, en 1913, le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier et un roman de Léon Werth s’étant entrechoqués, le choix est retombé sur le médiocre Peuple de la mer de Marc Elder. Proust s’était porté candidat pour Du côté de chez Swann, paru à compte d’auteur chez Grasset, mais n’avait trouvé aucun soutien.

L’habitude de déjeuner une fois par mois au restaurant Drouant n’est prise qu’en 1914. Au début, chacun doit payer sa part. Aujourd’hui, le restaurateur offre ces déjeuners qui lui font une belle réclame.

Puis l’académie Goncourt couronne successivement, compte tenu du climat, cinq romans de guerre. Un seul survivra, le Feu d’Henri Barbusse (1916). Le lauréat de 1918 est Georges Duhamel, pour Civilisation, mais si l’on se souvient encore de lui, c’est pour la suite de son œuvre.

À la fin de 1919, la guerre reste très présente dans les esprits. Roland Dorgelès a publié un beau roman, Les Croix de bois – une suite d’épisodes où un léger voile de fiction ne dissimule pas la vérité. C’est lui, de toute évidence, qui va obtenir le prix Goncourt.

Or voici que Marcel Proust, conscient de la valeur de son œuvre, et plus désireux de gloire qu’il ne le laisse paraître, intrigue en faveur du deuxième tome de sa saga, À l’Ombre des jeunes filles en fleurs, publié cette fois chez Gallimard. Son porte-parole est l’un de ses amis de cœur, Lucien Daudet. Lucien convainc son frère Léon, pourtant si différent de Proust par son style et ses sentiments (c’est le tribun du quotidien royaliste L’Action française). Un autre académicien, Rosny aîné, que Proust ne connaît ni directement ni indirectement, adhère de son propre chef à l’art de Proust. Ces deux hommes emportent la décision de l’académie, au terme d’un vif combat.

Ce choix imprévu lui vaut une volée de protestations de la part de la presse. Les critiques se plaignent de la prose alambiquée de Proust, déplorent son âge de cinquante-deux ans – alors que le testament privilégiait la jeunesse – et lui reprochent sa richesse – bien que Proust se considère comme ruiné.

À titre de consolation, Dorgelès est couronné par le jury du prix Femina-La Vie Heureuse. Le montant est le même, le prestige est moindre. Son éditeur, Albin Michel, fait passer dans la presse des affiches sur lesquelles on lit en grosses lettres Roland Dorgelès, prix Goncourt, puis, en petits caractères, 4 voix sur 10, et ensuite seulement, Lauréat du Prix Vie Heureuse. Gallimard intente alors à Albin Michel un procès et le gagne.

Malgré ces péripéties, les Croix de bois, portées par le souvenir de la guerre, se vendent quatre fois plus que les Jeunes filles en fleurs. Mais depuis, ces dernières ont largement pris leur revanche. Qu’aurait pensé Edmond de Goncourt ? Il me semble que cet amateur d’art japonais et d’originalité se serait rallié à Proust.

Celui-ci, dans le Temps retrouvé, évoque à diverses reprises le Journal des Goncourt et va jusqu’à le pasticher sur une dizaine de pages (d’une manière  d’ailleurs plus proustienne que goncourtesque). Gratitude pour le prix littéraire obtenu ? Je crois à un mouvement plus profond. Les Goncourt, comme Saint-Simon, comme Balzac, ont fait surgir tout un monde, et Proust, dans un style différent, a voulu les égaler.

Le patrimoine de l’académie ayant été, comme de règle, placé en obligations, l’inflation l’a réduit aujourd’hui à presque rien. L’argent s’est évaporé, seule reste la gloire.

Les livres : Edmond et Jules de Goncourt, Journal, collection Bouquins, tome III, 1466 pages, 33 euros.
Thierry Laget, Proust, prix Goncourt – Une émeute littéraire, Gallimard, 2019, 264 pages, 19,50 euros.

La machine de Turing (théâtre)

Par Nicolas Saudray    

          La machine de Turing a été le premier ordinateur. Durant la Seconde guerre mondiale, elle est parvenue à casser la machine à coder allemande, et donc à déjouer de nombreuses attaques, de nombreux torpillages. Mais le génial inventeur, le mathématicien britannique Alan Turing (1912-1954), a été bien mal récompensé. Ayant eu des relations jugées coupables avec un voyou (majeur), il a été condamné à la castration chimique et, dégoûté du résultat, s’est donné la mort en croquant une pomme imbibée de cyanure. Compte tenu des règles de secret imposées par la guerre froide qui a suivi la chaude, ses réalisations étaient restées inconnues du public. Elles n’ont été révélées que durant les années 1970. Et la reine n’a gracié le condamné, post mortem, qu’en 2013 !

          Benoît Solès a ressuscité pour la scène cette aventure hors normes, à la fois stimulante et navrante. Après avoir triomphé en Avignon, sa pièce fait les belles soirées du théâtre Michel depuis cinq mois, et il y en aura encore au moins deux : une performance qui devient rare. Mise en scène par Tristan Petitgirard, elle bénéficie d’un beau décor qui évoque les rouages de l’énorme appareil, à la fois magique et infernal. Captivante, un peu longue peut-être, elle s’étend quelques moments de trop, à mon goût, sur les états d’âme de l’inventeur, et pas assez sur les résultats stratégiques de son décryptage. Il fallait bien sûr décrire l’effort surhumain de Turing pour percer, au-delà des codes ennemis, les mécanismes de l’univers. Et c’est remarquablement fait. Certaines redites pouvaient néanmoins être évitées.

          En outre, le désir de surprendre le public a fait, un instant, égratigner la vraisemblance. L’auteur semble croire que les Britanniques auraient volontairement laissé les Allemands couler une partie de leur flotte de commerce, afin d’éviter qu’ils ne devinent la réussite du décryptage effectué par Turing. Mais en 1942 et 1943, la Grande-Bretagne vivait dans l’angoisse d’une rupture de ses approvisionnements. On peut être certain que le moindre renseignement concernant les navires a été exploité.

          Peu importent, à vrai dire, ces modestes réserves. La pièce donne lieu à un prodigieux numéro d’acteurs. Benoît Solès a déjà fait ses preuves, notamment au cinéma et à la télévision. Il est secrétaire à la Culture du parti « Les Républicains », ce qui le singularise dans le milieu théâtral (comme Turing l’était parmi ses collègues) et tient un petit restaurant place des Vosges. C’est lui qui joue le rôle de l’inventeur.

          Gageure, tant les physiques diffèrent : Turing avait des traits plutôt lourds et gardait son sérieux, tandis que Solès a un visage émacié et rieur. Mais ce prestidigitateur, profitant du fait que les gens dans la salle n’ont pas la photo du héros en mémoire, réussit à donner de lui une image plus vraie que la réalité. Ayant remarqué, dans les biographies, les bégaiements de l’infortuné, il en tire, tout au long du spectacle, des effets à la fois réjouissants et attendrissants. Le triste Turing devient un savant fou presque heureux. Cette performance m’a fait songer à celles du très regretté Laurent Terzieff.

          Son compère unique, mais protéiforme, Amaury de Crayencour, n’est pas mal non plus. Un arrière-petit-neveu de Marguerite Yourcenar, née Crayencour, et dont le nom de plume était un anagramme. D’elle, l’acteur a hérité sa robustesse flamande. Il s’est fait un peu connaître à la télévision – en dernier lieu dans un film dont le titre aurait fait sourire même le vrai Turing, Coup de foudre à Bora-Bora. Au théâtre Michel, il joue les Frégoli – changeant cinq ou six fois de dégaine en un tournemain. D’abord sergent de police, il devient un apache, puis l’autoritaire directeur d’un centre de recherches (également champion d’échecs), avant de retourner à son premier rôle, et ainsi de suite, toujours de manière convaincante. On regrettera peut-être quelques éclats de voix qui n’étaient pas indispensables (chez Solès aussi). Serait-ce la marque du metteur en scène ?

         S’il s’était trouvé dans la salle, Turing ne se serait pas reconnu. Le voilà transformé, amélioré même, et d’une manière sans doute définitive. Tel qu’en lui-même…Voilà les pouvoirs du théâtre.

Le songe de François Villon, poète et malandrin

Par Thierry Arnaud
Thierry Arnaud était, tout récemment encore, professeur dans un lycée  d’Ile-de-France.
 Il  enseigne aujourd’hui « le français langue étrangère ».

 

La nuit du 19 septembre 1462, François Villon fit un rêve.

Le roi l’avait choisi pour raconter sa vie entière en une seule année dans un immense poème de trente-mille vers. Il devait commencer le lendemain et rendre son travail le 19 septembre 1463. Le contrat prévoyait un écu par vers écrit et un coup de bâton par vers manquant. « Il faut suivre un rythme de cent vers par jour, pensa-t-il, et pour chaque journée, connaître des faits nouveaux… En attendant, il faudra bien manger. Comment savoir ? Comment manger ? ». Il hésita longuement en marchant de long en large, puis sortit, se rendit au palais et demanda à être reçu par le souverain au sujet de sa biographie. Le roi était déjà intervenu pour lui, et François pensait qu’il fallait dire les choses telles qu’elles étaient.

 À son étonnement, il fut reçu sans délai, et le souverain lui dit : « Tu es un brigand, mais tu es aussi le meilleur poète de mon royaume. Dieu en a décidé ainsi. C’est toi qui vas dessiner mon image pour la postérité. Il faut t’y mettre dès aujourd’hui. Ne traîne pas, et apporte-moi les mille premiers vers dans dix jours ».

« Sire, répondit François de Montcorbier, je ne connais de vous que ce qu’on dit dans les bas-fonds. Je risque d’écrire plus de faussetés que de vérités, et puis, avec le délai que vous m’avez donné, je n’aurai pas le temps de gagner ma vie. Vous devrez souvent me sortir de prison, et on dira que votre histoire est l’œuvre d’un malfrat. Prenez-moi comme goûteur, et racontez-moi quelque chose à chaque repas. Vous assurerez à la fois le contenu de mon œuvre et celui de mon estomac ».

 « Ma foi, dit le roi, ceci est sensé, et puis tu me changes de mes courtisans. Je ne m’ennuie pas avec toi, et je peux parler librement… Trente-mille vers sur moi. Je préférerais que rien ne sorte d’ici avant que tu n’aies fini, et que toi non plus, tu ne disparaisses pas avec ton équipe de bandits. Tu logeras au palais, dans une mansarde de l’aile sud… Pardi, tu n’es qu’un voleur mais tu me plais ». Et le roi lui donna sur l’épaule une bourrade vigoureuse qui lui fit mal…

François ouvrit les yeux. Il avait une bosse au front et l’épaule endolorie. Il était sur le parquet, au pied de son lit.

Amos Oz – « Une histoire d’amour et de ténèbres »

Par Nicolas Saudray

          Le plus célèbre écrivain israélien vivant, Amos Oz, s’est éteint en décembre 2018. J’ignorais presque tout de lui. Cet événement m’a incité à lire une œuvre souvent considérée comme sa meilleure : le récit de son enfance et de sa jeunesse.

          Ce livre est présenté dans un savant désordre. Pour le confort du lecteur, je rétablis la chronologie.

         Commençons donc par les ascendances européennes de l’auteur, qu’il n’a connues que par ouï-dire. Sa famille paternelle, celle des Klausner, habitait Odessa. À la génération précédente, elle demeurait en Lituanie, terre d’élection de la mystique ashkénaze. Après le premier conflit mondial, les Klausner des sont embarqués pour la Terre sainte, afin de fuir, non pas des persécutions, mais les luttes épuisantes entre Blancs et Rouges.

         La famille maternelle était établie à Rovno, en Volhynie : une province aujourd’hui ukrainienne, relevant alors de la Pologne. Comme d’autres villes de la région, cette cité comprenait un lycée Tarbout, où l’hébreu était enseigné comme langue vivante. Sa résurrection est donc bien antérieure à la fondation de l’État d’Israël. La mère d’Amos fréquentait ce lycée. Mais un climat antisémite régnait ; selon l’auteur, les Polonais allaient jusqu’à favoriser les écoles juives, dans l’espoir que les élèves, ainsi rejudaïsés, partiraient pour la Palestine. En tout cas, un numerus clausus limitait leur accès à l’Université (comme d’ailleurs en Hongrie). Aussi la future mère de l’écrivain et ses sœurs avaient-elles dû se rabattre sur l’université de Prague, capitale d’un pays plus démocratique.

         Tous ceux des membres de ces deux familles ashkénazes qui n’eurent pas la bonne idée de passer la Méditerranée ou l’Atlantique alors qu’il était encore temps périrent en 1941 sous les balles des escadrons de la mort allemands. Deux ou trois ans plus tard (mais ce n’est pas le propos d’Amos Oz), la minorité polonaise, principalement paysanne, fut chassée ou massacrée par la majorité ukrainienne. À l’issue de cette double « purification ethnique » particulièrement sanglante, la Volhynie dispose aujourd’hui d’une population ukrainienne à peu près homogène.

          À Jérusalem, le père d’Amos tient un emploi de rang moyen dans ce qui deviendra la Bibliothèque Nationale. Il a un oncle illustre, le professeur Klausner, possesseur d’un bon nombre de langues, et l’un des fondateurs de l’hébreu moderne. Cet érudit habite un faubourg de la ville, juste en face de la maison de Samuel Joseph Agnon (1888-1970), futur prix Nobel de littérature. Et par une malice du destin, la voie qui les sépare porte aujourd’hui le nom de Klausner, non celui d’Agnon. Mais la juxtaposition des deux hommes s’explique aisément. Les hôtes de mon grand-oncle et de ma grande-tante, note l’auteur, étaient tous professeurs ou docteurs. Et il ajoute : Jérusalem comptait beaucoup plus d’enseignants, de chercheurs et de savants que d’étudiants.

          Amos (du nom d’un prophète) naît à Jérusalem en 1939. Il restera fils unique. Dès son plus jeune âge, il baigne dans les livres. À huit ans, il lit déjà les journaux.

          Ce sont les dernières années du mandat britannique sur la Palestine. Voici comment Amos voit la vieille ville, principalement musulmane et chrétienne : l’autre Jérusalem que je connaissais à peine, éthiopienne, arabe, pélerine, ottomane, missionnaire, allemande, grecque, intrigante, arménienne, américaine, monastique, italienne, russe, avec ses pinèdes touffues, inquiétante mais attirante avec ses cloches et ses enchantements ailés…, une ville voilée, dissimulant de dangereux secrets, regorgeant de croix, de tours, de mosquées, de mystères.

          Les relations avec les « Arabes » sont encore possibles. Un jour, les Klausner rendent visite à une riche famille musulmane qui les a invités. Mais la rencontre tourne mal, en raison d’une imprudence du jeune garçon.

         En 1947, l’ONU décide le partage de la Palestine en deux États. Amos est témoin de la joie qui déferle sur la communauté juive. Mais les puissances arabes voisines refusent cette décision et envahissent le pays. Les quartiers juifs de la Ville sainte sont assiégés durant des mois. Le jeune Amos et sa famille vivent le rationnement et les nuits sans éclairage. Nombre de leurs voisins sont tués. Le conflit prend fin sur une victoire inattendue de la milice juive et sur la fuite de centaines de milliers d’habitants arabes – devenus plusieurs millions par l’effet du temps et de leur natalité.

          L’écrivain Amos Oz sait certainement que la plupart d’entre eux descendent de juifs de l’époque d’Hérode, convertis successivement au christianisme et à l’islam. Mais il ne le dit pas trop.

          Après l’indépendance, et malgré les réticences de son père envers la religion, le jeune garçon est inscrit à une école religieuse juive. D’autres fréquentent des écoles socialistes voire communistes, sur lesquelles flottent des drapeaux rouges.

          Alors qu’il a douze ans et demi, sa mère, âgée de trente-neuf ans, se donne la mort en avalant des cachets. L’écrivain en fournit deux explications complémentaires. D’abord, des migraines et des insomnies qui rendaient la vie pénible à cette femme encore jeune. Ensuite, le décalage entre la Terre promise dont elle avait rêvé à Rovno et la dure réalité : le sirocco, la pauvreté, les mauvaises langues…, l’appartement dans un rez-de-chaussée étriqué et humide.  

          Ce geste, son fils ne peut le comprendre. Je lui en voulais d’être partie sans me dire au revoir, sans m’embrasser, sans explications… Je la détestais.  

          Le père d’Amos, un professeur Nimbus incapable de vivre seul, ne tarde pas à se remarier. D’où cette conséquence décrite par l’auteur : À l’âge de quatorze ans et demi, deux ans après la mort de ma mère, je tuai mon père et tout Jérusalem, changeai de nom et partis au kibboutz Houlda. Le père remarié et « tué » s’établit pour quelques années à Londres.

          Désormais, le jeune Klausner se nomme Oz – la force, en hébreu. Son kibboutz est une sorte d’oasis, proche de la frontière et cernée la nuit par des chacals. Le jeune homme pourrait y rester enfoui. Mais la communauté, qui a besoin d’un professeur de littérature pour son école, l’envoie se perfectionner à l’université de Jérusalem. Il fait son service militaire et publie des articles dans les journaux. L’un d’eux éveille l’attention du premier ministre, Ben Gourion, qui convoque le jeune sergent-chef et lui assène un long monologue sur Spinoza.

         De retour au kibboutz, Amos s’y marie. C’est là que s’achève la chronologie. Mais non le livre, qui revient encore une fois sur l’évènement le plus lancinant, le plus insupportable : la mort de la mère.

         Désireux d’en savoir plus sur l’auteur, je me suis plongé dans une autre de  ses œuvres, La Boîte noire, prix Fémina étranger 1988. Un roman par lettres. Pourquoi pas ? Mais j’avoue ma déception. On a de la peine à s’y retrouver, et le héros, un jeune colosse qui, lui aussi, a choisi le kibboutz, manque d’intérêt. Le problème arabe est évacué, on vit dans une ambiance entièrement juive.

         Revenons donc à l’autobiographie. Elle est prolixe (853 pages dans mon édition de poche). Un ou deux arbres généalogiques auraient aidé le lecteur. Mais c’est un document irremplaçable sur toute une époque. Et Amos Oz a le don de camper les personnages, de recréer une atmosphère. Avec gourmandise, il nous fait goûter les nourritures et les boissons. Un chef d’œuvre, assurément.

Le livre : Amos Oz, Une Histoire d’amour et de ténèbres, écrit en 2001, disponible en Folio.      

             

En relisant « Monte-Cristo »

Par Nicolas Saudray

Encore enfant, j’avais lu Le Comte de Monte-Cristo dans une édition abrégée, et un souvenir puéril m’en était resté. La fantaisie m’a pris de le relire, en version intégrale cette fois. Je ne soupçonnais pas les richesses que j’allais trouver. Malgré son apparence rocambolesque, ce livre relève de la grande littérature romantique.

Sa publication en feuilleton débute en 1844, au « rez-de-chaussée » du distingué Journal des Débats. Durant seize mois, les lecteurs de ce quotidien vont se précipiter sur chaque numéro. La même année voit paraître, sous forme livresque, les Trois Mousquetaires, autre chef d’œuvre. Pour Alexandre Dumas, alors âgé de quarante-deux ans, c’est l’apogée.

          Monte-Cristo marie de façon géniale deux thèmes classiques :

  • le thème du justicier, qui est aussi un vengeur ; Oreste poussé par sa sœur Electre ; Malcolm, fils du roi assassiné par Macbeth ; ou encore, dans un autre registre, le prince Rodolphe des Mystères de Paris, qui, à la différence des deux précédents, châtie des criminels dont il n’a pas été personnellement la victime ; cet ouvrage d’Eugène Sue, paru à compter de 1842 dans le sempiternel Journal des Débats, a connu le plus grand succès de tous les romans-feuilletons français ; il reste lisible aujourd’hui, à condition d’avoir un peu de patience ; assisté de son « nègre » Auguste Maquet, Dumas s’en inspire vaguement, mais fait beaucoup mieux ;
  • le second thème est celui du trésor ; on connaissait celui de Colchide, gardé par un dragon que tue Jason, et celui des Nibelungen, gardé par un autre dragon que trucide Siegfried ; les Mille-et-Une-Nuits en renferment quelques autres, dont celui d’Aladin ; cette fois, point de dragon ni de génie ; le trésor n’est défendu que par sa situation dans l’île déserte de Monte-Cristo, à quarante kilomètres de l’île d’Elbe, aperçue par Dumas lors d’une croisière ; et ce trésor, au lieu d’être une simple aubaine, devient l’instrument de la vengeance.

Edmond Dantès est le second d’un navire de commerce marseillais. Victime d’une dénonciation calomnieuse, il reste enfermé quatorze ans au château d’If. Ce séjour plus qu’austère lui procure au moins l’avantage de faire la connaissance de l’abbé Faria, lequel lui lègue un trésor dont il lui révèle l’emplacement. Dantès s’évade, s’empare du butin et, devenu immensément riche, entreprend sa vengeance, sous le nom de comte de Monte-Cristo.

Il a principalement trois cibles, domiciliées maintenant toutes trois à Paris – et la tâche du justicier s’en trouve simplifiée.

1/ Danglars, ancien agent-comptable du navire, ce qui, précise l’auteur, est toujours un motif de répulsion pour les matelots. Cet homme était jaloux de Dantès, lequel allait, à vingt ans, être nommé capitaine du bateau. Aussi a-t-il écrit la lettre de dénonciation. Par la suite, habile spéculateur, il est devenu banquier et baron.

2/ Fernand, ancien pêcheur marseillais, rival amoureux de Dantès. Son crime est mince : il a mis la lettre fatale à la Poste, alors que Danglars aurait aussi bien pu s’en charger lui-même. Aussi Dumas, qui a besoin, pour son roman, d’un nombre suffisant de coupables, s’applique-t-il à le noircir. Fernand épouse l’ancienne fiancée de Dantès (sans trop de peine, car tout le monde le croit mort). Fernand, mobilisé, passe à l’ennemi la veille de Waterloo et, bien vu en conséquence des autorités de la Restauration, entame une brillante carrière militaire. Employé un moment par un pacha qui, de concert avec les insurgés grecs, s’est révolté contre Constantinople, il trahit ce maître au profit de la Sublime Porte. Il finit général-comte de Morcerf. Un tel parcours implique évidemment quelques talents martiaux, mais l’auteur se garde de le reconnaître.

3/ Enfin Villefort, noble de fraîche date, qui était substitut du procureur du roi à Marseille lors de l’arrestation de Dantès. C’est lui le responsable des quatorze ans d’incarcération, car le jeune homme avait reçu par hasard des informations compromettantes pour le père de Villefort, et il fallait le neutraliser. À force de travail et de rigueur, Villefort est devenu procureur du roi à Paris.

Pour mieux faire ressortir la culpabilité des trois méchants, Dumas a assuré leur réussite matérielle. Mais par une faiblesse du roman dont les lecteurs du Journal des Débats ne se sont sans doute pas rendu compte, d’autant qu’ils pouvaient difficilement revenir en arrière, cette réussite n’est pas la conséquence de leurs vilenies envers Dantès. Danglars doit sa fortune à son habileté financière. Morcerf doit la sienne, bien moindre, à des malversations commis en tant que militaire. Le jeune magistrat Villefort s’est signalé par son ardeur au travail, ce qui lui a permis un beau mariage.

La politique est assez présente en cet ouvrage. Dumas avait pour père le général du même nom, un mulâtre herculéen, compagnon de Bonaparte en Égypte, mais s’entendant mal avec lui. Ce général est revenu d’Alexandrie tout seul et a été capturé par les Napolitains, qui l’ont interné dans une forteresse (comme celle de Dantès plus tard), au détriment de sa santé. Malgré ce douloureux épisode, Alexandre Dumas affiche son admiration pour Napoléon. Le crime faussement imputé à Dantès est d’avoir contribué à la préparation du retour de l’île d’Elbe. À cette occasion, l’auteur nous présente, au début du roman, une caricature amusante de Louis XVIII, qui semble s’intéresser davantage aux textes d’Horace qu’aux affaires de son royaume ; en notre temps de rejet des langues anciennes, cela le rendrait presque sympathique.

Contre les Bourbons de la branche aînée, Dumas a fait le coup de feu, en 1830. Sous la monarchie de Juillet, il lui est permis d’être bonapartiste (à condition de ne pas souffler mot du prétendant Louis-Napoléon), car les Cendres sont revenues de Sainte-Hélène en grande pompe, et le maréchal Soult est premier ministre. Sans doute notre auteur a-t-il en sus des sympathies républicaines, mais il s’abstient de les montrer.

Les invraisemblances fourmillent – c’est la loi du genre. Dans la France de la Restauration, qui était quand même un État de droit, un inculpé ne pouvait rester quatorze ans sous les verrous, sans jugement, par la décision d’un simple substitut. En second lieu, Dantès ayant été incarcéré juste avant le retour de l’empereur, sous l’inculpation de complot bonapartiste, il aurait logiquement dû être libéré durant les Cent Jours.  Au château d’If, l’abbé Faria, qui est vieux et en mauvaise santé, parvient à creuser un tunnel de quinze mètres de long sans qu’aucun geôlier s’en aperçoive. L’excellent armateur Morrel, ancien employeur de Dantès, a été ruiné par la perte de plusieurs navires et veut mettre fin à ses jours ; le sauveur, qui n’est autre que Monte-Cristo, arrive au moment précis où ce malheureux allait se brûler la cervelle. Quelques semaines plus tard, le dernier vaisseau de Morrel, que tous croyaient coulé, fait une fière entrée dans le port de Marseille. Dumas nous laisse entendre, avec art, que Monte-Cristo a fait construire un navire identique, a retrouvé et embauché l’équipage rescapé, a reconstitué la précieuse cargaison venue des Indes. Le lecteur pleure d’émotion !

Je pourrais continuer longtemps dans cette veine, jusqu’à cette belle et pure jeune fille, à la fin du roman, morte empoisonnée, enterrée au Père Lachaise, et qui ressuscite. Elle n’était pas morte, Monte-Cristo l’ayant simplement endormie pour la préserver d’une belle-mère diabolique… Fermons les yeux sur ces anomalies, nous gâcherions notre plaisir. Laissons-nous emporter.

Ne nous laissons pas non plus décourager par les digressions, dont l’une, sur l’Italie, dure cent pages. Ni par les bavardages. Il fallait tenir les lecteurs du Journal des Débats en haleine le plus longtemps possible, et les auteurs de romans-feuilletons étaient généralement payés à la ligne. Nous avons le droit, dès que l’ennui menace, de lire en diagonale. Le roman, en deux volumes du Livre de Poche (réimpression 2017), ne compte pas moins de seize cents pages. Préservons notre sensibilité jusqu’au dénouement, qui en vaut la peine.

Une autre solution consiste à recourir à une version abrégée. La Toile en propose une de 346 pages (École des Loisirs, 2000), une deuxième de 384 pages (Poche Jeunesse, 2015), une troisième de 512 pages (Gallimard Jeunesse, 2012). Sans doute poussent-elles la simplification trop loin, du moins pour un lecteur adulte.

Si vous avez choisi, comme moi, la voie longue, vous pourrez cueillir  moult récompenses. Ainsi ces aphorismes tombés des lèvres du banquier Danglars : À mesure que le crédit se retire, le corps devient cadavre. Ou encore : Je ne méprise pas les banqueroutes, croyez-le le bien, mais les banqueroutes qui enrichissent et non celles qui ruinent.  Les mimiques du même Danglars inspirent la description suivante : Un de ces sourires stéréotypés qui faisaient à Monte-Cristo l’effet d’une de ces lunes pâteuses dont les mauvais peintres badigeonnent leurs ruines. Les raisonnements juridiques ou financiers, pas toujours faciles à suivre pour un lecteur d’aujourd’hui, valent quelquefois, par leur acuité, ceux de Balzac ; l’auteur a été clerc d’avoué dans sa jeunesse.

Monte-Cristo est arrivé à Paris. Il lui serait facile de trouver des hommes de main et de faire assassiner les trois individus dont il veut se venger. Mais le roman s’achèverait beaucoup trop tôt. Aussi le mystérieux comte, par une démarche originale, joue-t-il avec ses futures victimes comme le chat avec des souris. Il les éblouit de son faste et de sa fortune. Tel Fantômas et Arsène Lupin, dont il est le précurseur, il montre une incroyable aptitude à s’insinuer chez les gens, à survenir aux moments cruciaux. Par un prodige du romancier, personne ne le reconnaît, sauf son ancienne fiancée, qui garde ce secret pour elle. Durant ces manœuvres, et de manière inattendue, le justicier se prend d’amitié pour des représentants de la jeune génération, le fils de Morcerf, la fille de Villefort – des innocents, qui n’ont eu aucune part aux turpitudes de leurs pères.

C’est ainsi que se dévoile, peu à peu, le véritable propos du livre : le culte d’un surhomme, nietzschéen avant la lettre. Monte-Cristo sait tout, peut tout. Sa bourse n’a pas de fond. Son cœur est libre d’attaches, hors une petite esclave turque ou grecque qu’il a sauvée et élevée comme sa fille.

Voici enfin le châtiment des coupables, que le lecteur attendait en piaffant. Le banquier Danglars est frappé trois fois. Tout d’abord, Monte-Cristo répand à la Bourse une fausse nouvelle ; informé le premier, Danglars joue à la baisse, et perd une forte somme lorsque l’information est démentie. Ensuite, Danglars accorde la main de sa fille à un beau jeune homme que Monte-Cristo a déguisé en grand seigneur italien. Lors de la signature du contrat, Monte-Cristo révèle que c’est en réalité un forçat évadé ; voilà le banquier ridiculisé, et sa fille s’enfuit. Enfin Monte-Cristo, ayant déposé une forte somme chez Danglars, la retire brusquement ; le banquier la lui rend, mais ne pouvant faire face aux échéances suivantes, il part se cacher du côté de Rome, où des bandits lui extorquent ce qui lui reste de fortune.

Vient le tour du général-comte de Morcef, alias Fernand. Monte-Cristo révèle qu’il a trahi les Grecs au profit des Turcs et, de surcroît, vendu une petite princesse comme esclave (celle-là même que le mystérieux comte a recueillie). Une enquête sur place confirme ces dires. Le général se donne la mort. Son fils, un noble cœur, s’engage dans les spahis.

Danglars, Morcerf : deux gredins, malgré les brillants discours qu’il leur arrive de tenir, en désaccord avec leurs modestes origines. Avec Villefort, nous changeons de dimension, et nous découvrons un personnage shakespearien. C’est le plus zélé des magistrats, travaillant sans cesse, entièrement dévoué à la chose publique, sans crainte de se faire des ennemis. Le beau forçat devant être rejugé, c’est lui bien sûr, Villefort, qui instruit et rapporte le dossier. Mais en pleine séance des assises, cet intéressant jeune homme lui jette à la figure qu’il est son fils. En effet, une vingtaine d’années plus tôt, Villefort a eu un enfant d’une maîtresse et, le croyant mort-né (ou croyant l’avoir étouffé, je n’ai pas bien compris), l’a enterré de façon clandestine. Un quidam a sauvé le bébé, l’a porté aux Enfants-Trouvés, où il a mal tourné. Monte-Cristo n’est pour rien dans cette étonnante histoire mais, en sa qualité de surhomme, il en a eu connaissance, et en a instruit le forçat.

Villefort reconnaît les faits devant la cour d’assises, se démet de ses fonctions et devient fou, tel le roi Lear. Pour compléter son malheur, sa seconde épouse, une affreuse mégère sous une aimable apparence, s’empoisonne (pour des raisons étrangères aux manœuvres de Monte-Cristo), après avoir empoisonné son jeune fils. Cette fois, le mystérieux comte reconnaît qu’il est allé trop loin dans sa vengeance (bien que la dernière péripétie ne soit point de sa faute).

La fin du roman atteint la grandeur. Dans l’île de Monte-Cristo, le ci-devant Edmond Dantès distribue une bonne partie de sa fortune, fait ses adieux à ses amis et leur demande de prier quelquefois pour un homme qui, pareil à Satan, s’est cru un instant l’égal de Dieu. Cet homme, une seule personne a le droit de s’accompagner dans sa nouvelle vie : la jeune esclave qu’il avait élevée comme sa fille, et qui accepte de devenir sa femme. Le lendemain matin, quand les amis s’éveillent, ils ne voient plus, à l’horizon, que la petite voile blanche du comte de Monte-Cristo, voguant vers l’infini.

Vu sa complexité, le roman convenait mal à la scène. L’auteur l’y porta néanmoins, car en cette époque dépourvue de cinéma et de télévision, c’est le théâtre qui consacrait. Dumas y avait d’ailleurs débuté par un coup d’éclat, avec Henri III et sa cour, en 1829. Pour adapter Monte-Cristo, il fallut quatre pièces successives. Elles connurent le succès, mais disparurent aux époques suivantes.

Parmi les auteurs inspirés par Monte-Cristo, je mentionnerai surtout Jules Verne. Ses Vingt mille lieues sous les mers nous présentent un prince indien, devenu une sorte de surhomme et basé dans une île, le capitaine Nemo, qui poursuit les Britanniques de sa vengeance. Son Mathias Sandorf nous montre un comte hongrois qui conspirait contre l’Autriche, et que des dénonciateurs ont fait arrêter pour toucher une récompense ; le comte s’est évadé, ses co-équipiers ont trouvé la mort ; fortuné comme Dantès et comme Nemo, le comte, qui s’est fait lui aussi une nouvelle identité, traque les dénonciateurs. C’est un bon roman d’aventures, plus vraisemblable et beaucoup plus court que son modèle.   

De tous ses ouvrages, Monte-Cristo est celui que Dumas préférait, ou du moins celui en lequel il se reconnaissait le mieux. Son navire de plaisance, il l’a appelé Monte-Cristo. De même son château néo-Renaissance et néo-gothique de Port-Marly, achevé en 1848, vendu dès l’année suivante (par manque d’argent) à un prête-nom. Le créateur du personnage de Dantès appréciait surtout, j’imagine, sa capacité de dépenser sans limites. Il a imité sa dépense mais, n’ayant pas les mêmes ressources, a bientôt chuté.  Menacé de destruction vers 1970, le château de Monte-Cristo a été sauvé, en grande partie par la générosité du roi du Maroc Hassan II.

          Aujourd’hui, l’île de Monte-Cristo est un parc naturel, comportant une villa et un jardin botanique. Seuls quelques gardiens y vivent à demeure. Des visiteurs scientifiques y sont admis au compte-gouttes.

Au roman de Monte-Cristo, la postérité a préféré celui des Trois Mousquetaires. C’est en effet un ouvrage assez vraisemblable, bénéficiant de quatre héros sympathiques et bien dessinés – tandis que la forte personnalité de Dantès écrase celle de ses amis. En outre, les mousquetaires donnent de grands coups d’épée, quelque peu absents de Monte-Cristo, dont les ressorts sont plutôt juridiques et financiers. Mais ils ne se meuvent pas à la même altitude.

Pourquoi notre presse a-t-elle renoncé aux feuilletons ? Parce que nous vivons en une époque de temps raccourci. Le lecteur d’aujourd’hui n’a plus la patience d’attendre le dénouement pendant des mois voire des années. Il lui faut pouvoir expédier le livre en deux ou trois soirées.

En tout cas, quelqu’un devrait écrire une histoire de la vraisemblance dans les romans français du XIXe siècle. Le vraisemblable et l’invraisemblable sont comme les modes majeur et mineur. D’un côté, les meilleurs Balzac (Le Père Goriot, Les Illusions Perdues, La Cousine Bette, Le Cousin Pons), ainsi que Le Rouge et le Noir (sauf la fin, où les personnages s’affolent sans raison), et que Madame Bovary ou L’Éducation sentimentale. De l’autre côté, la Chartreuse (à compter du retour de Fabrice en Italie), Monte-Cristo, Barbey d’Aurevilly (sauf L’Ensorcelée, qui est vraisemblable et d’autant plus saisissante), ou encore Quatre-Vingt Treize d’Hugo.

Mais ce qu’elle passe volontiers à Dumas ou à Hugo, notre dure époque ne l’aurait pas pardonné à Mauriac ni à Julien Gracq. L’invraisemblance s’est réfugiée dans une sous-littérature, celle des James  Bond et de Gérard de Villiers.  Désormais, romanciers, vous devez être vrais.