Jean-Noël Jeanneney : Un Attentat — Petit-Clamart, 27 août 1962

Lu par Nicolas Saudray
Septembre 2022

L’attentat du Petit-Clamart, où De Gaulle faillit perdre la vie, remonte à soixante ans. Il est bon, en cet anniversaire, de lire ou de relire le livre de référence, que nous devons à Jean-Noël Jeanneney.

          Fils de Jean-Marcel Jeanneney, qui fut ministre du Général, et petit-fils de Jules Jeanneney, qui présidait le Sénat en 1940, l’auteur, historien de profession, a été, entre autres, professeur à Sciences Po et patron de la Bibliothèque Nationale de France. Son ouvrage est surtout basé sur un examen minutieux des archives, rendu possible par leur ouverture après un demi-siècle.

          De Gaulle a échappé d’extrême justesse. Cent cinquante douilles ont été ramassées sur les lieux. Nécessairement, il en manque, et le nombre de coup tirés par les agresseurs est donc encore supérieur. L’une de ces balles a traversé la glace arrière gauche de la voiture, derrière laquelle le Général était assis. S’il ne s’était pas baissé au dernier moment, sur l’injonction de son gendre, il aurait pris un coup fatal.

         La voiture roulait à 90 km/h. À une vitesse moindre, elle aurait subi davantage d’impacts. Malgré la crevaison de deux pneus, le conducteur a pu maintenir l’allure et s’évader du champ de tir. Une bonne publicité pour Citroën ! Entre l’arrivée du véhicule présidentiel, signalée aux tireurs par Bastien-Thiry qui agitait un journal, et la fin de la fusillade, quarante secondes seulement se sont écoulées.

         L’entourage du Général avait commis une imprudence, en laissant la radio annoncer que ce soir-là, il rentrerait à Colombey. En revanche, conformément aux règles de sécurité mises au point par…Staline, l’itinéraire avait été décidé au dernier moment. C’était sans compter sur les talents d’organisateur de Bastien-Thiry. Il avait placé, à différents endroits de Paris, des espions chargés de lui signaler, par téléphone, le passage de la DS. Les tireurs ont donc su très vite que la voiture, se dirigeant vers l’aéroport de Villacoublay, passerait par le Petit-Clamart, et se sont disposés en conséquence.

          L’auteur brosse le portrait des principaux conjurés. Certains sont presque des tueurs professionnels, d’autres, des amateurs qui ont tendance à se disputer. Une figure se détache, celle de Bastien-Thiry, polytechnicien, lieutenant-colonel, animé envers De Gaulle d’une haine qui confine à la folie – alors qu’il ne connaît même pas cette Algérie dont il lui reproche l’abandon.

          Capturés, les conjurés invoquent un prétendu droit de résistance à l’oppression. C’est l’occasion, pour l’auteur, d’inventorier les précédents, et notamment celui de la Ligue, avec sa théorie du tyrannicide, dont s’étaient inspirés les assassins d’Henri III et Henri IV. Mais si cette théorie conserve sa valeur à l’égard d’un pouvoir absolu, émetteur de décisions sanguinaires et arbitraires (Hitler par exemple), elle ne vaut évidemment pas contre un dirigeant investi par des votes réguliers, et agissant dans le cadre de lois démocratiques.

         On a reproché à De Gaulle d’avoir fait juger les conjurés par un tribunal militaire spécial. Mais la condamnation à mort des trois principaux était conforme à l’éthique du temps. Il semble que les juges aient néanmoins espéré la grâce des condamnés. Le Général l’a accordée à deux d’entre eux, l’a refusée à Bastien-Thiry. Pourquoi cette exception, quelque peu nuisible à l’image gaullienne ? Le Général a confié à ses proches que son assassinat aurait constitué pour lui-même une belle sortie. En revanche, il ne pouvait pardonner une tentative de tuer son épouse en même temps que lui.

         S’il avait réussi, l’assassinat n’aurait rien changé au sort de l’Algérie : l’indépendance était définitive, les pieds-noirs s’étaient repliés en France. La plupart des Français se sentaient plutôt soulagés.

          L’auteur se livre à une uchronie facétieuse : le premier ministre Pompidou étant encore peu connu des Français, et son devancier Michel Debré manquant de charisme, malgré d’évidentes qualités, le pouvoir serait échu à Antoine Pinay, qui aurait choisi Edgar Faure comme premier ministre, et aurait, après quelque temps, élargi Bastien-Thiry. Je pense pour ma part qu’une lutte, à l’issue incertaine, aurait eu lieu entre plusieurs grands barons du gaullisme. En tout cas, les années d’après 1962 auraient été assez différentes de celles que nous avons vécues.

         Jean-Noël Jeanneney nous a donné là une belle leçon de démocratie et de prudence.

Le livre : Jean-Noël Jeanneney, Un attentat – Petit-Clamart 27 août 1962,
Éd. du Seuil, 2016, 339 pages, ou en poche (Points-Histoire).

 

François de Wendel, sous un regard objectif

Par Nicolas Saudray

L’intérêt principal de François de Wendel (1874-1949), pour le lecteur d’aujourd’hui, c’est qu’il a été inscrit, bien involontairement, au frontispice de deux mythes : celui des marchands de canons, puis celui des deux cents familles. Qu’en est-il en réalité ?

À première vue, l’historien Jean-Noël Jeanneney n’était pas le mieux placé pour répondre. Comment cet universitaire d’origine protestante, petit-fils du grand notable républicain Jules Jeanneney qui fut président du Sénat, pouvait-il comprendre la mentalité de ce capitaine d’industrie aux positions conservatrices, ancien élève des jésuites ? Voici pourtant une étude attentive et équilibrée. Son auteur a été aidé par les dix mille pages de journal que le puissant maître de forges, contrairement à la plupart de ses pareils, avait pris le soin d’écrire et de léguer.

Résident de la Lorraine annexée, François de Wendel migre en France à l’âge de dix-sept ans, afin d’éviter le service militaire allemand. Pour sa famille, l’annexion de 1871 s’est traduite par des conséquences paradoxales. Le principal de son potentiel sidérurgique, autour d’Hayange (Moselle) se trouve sous une société de droit allemand, animée surtout par Charles de Wendel, qui est aussi député au Reichstag. Ses cousins François, Humbert, Maurice et Guy de Wendel dirigent une entreprise française située sur le bassin ferrifère de Briey, avec Joeuf (Meurthe-et-Moselle) comme établissement principal. La production française du groupe, assez récente, est égale à environ la moitié de la production allemande.  Et si maintenant l’on réunit, par la pensée, l’ensemble de la sidérurgie française à celle de la partie de Lorraine encore allemande, on constate que les Wendel des deux branches contrôlent 16 % du total. C’est appréciable. Cela reste très loin d’un monopole.

À la suite de dissensions familiales, Charles est écarté de sa présidence d’Hayange. En 1912, Il renonce à se représenter au Reichstag et reprend la nationalité française. La société allemande se trouve donc au pouvoir de Français. Le gouvernement du Reich n’apprécie guère mais, en fin de compte, ne sévit pas. C’est l’un des nombreux signes d’après lesquels je pense que la guerre de 14 n’avait rien d’inéluctable [1].

En avril 2014, trois mois avant le déclenchement du conflit, François de Wendel est élu député de Meurthe-et-Moselle. Elle est donc fausse, l’affirmation assez répandue selon laquelle il y aurait eu en même temps un membre de la famille au Reichstag et un autre au Palais-Bourbon. François va conserver son siège au Palais-Bourbon durant dix-huit ans. Il est, pour une part, l’élu de ses ouvriers : situation rare, même à l’époque.

Durant la première guerre mondiale, notre homme n’est plus qu’un député parmi d’autres. Ses mines et ses hauts-fourneaux sont aux mains de l’occupant. Il n’a plus aucun pouvoir économique, et subit l’ascension de son principal concurrent, Eugène Schneider, basé au Creusot, loin du front.

Après l’armistice, François de Wendel doit faire face à deux accusations politiques et médiatiques. La première est collective : la guerre aurait été provoquée par les marchands de canons. Bien des auteurs du temps y ont cru ; entre autres, Jules Romains dans ses Hommes de Bonne Volonté [2]. Mais, ayant étudié quelque peu le sujet, je n’ai trouvé, aux heures fatidiques, aucun marchand de canons dans l’entourage immédiat de Poincaré, de Guillaume II, de François-Joseph, de Nicolas II. Les susceptibilités nationales ont décidé de tout. Je note d’ailleurs qu’aujourd’hui, cette thèse de la responsabilité des marchands de canons est passée de mode.

La seconde offensive vise François de Wendel personnellement. Il aurait profité de son crédit de parlementaire pour empêcher l’aviation française de bombarder ses installations du bassin de Briey, occupées par l’ennemi. Les Allemands auraient donc continué de les utiliser. L’issue de la guerre en aurait été largement retardée, d’où la mort de centaines de milliers de soldats français. Jean-Noël Jeanneney dissipe parfaitement cette légende tenace. Les responsables de l’aviation française ne souhaitaient pas intervenir dans ce secteur trop bien défendu.  D’ailleurs, les Allemands n’avaient pas remis les hauts-fourneaux en marche, sans doute par crainte d’une attaque. Ils n’exploitaient que les mines de fer, trop profondes pour être sérieusement atteintes par les bombes de l’époque.

La guerre ayant pris fin, François de Wendel préside le Comité des Forges, organisme supposé tout puissant à l’instar de la Congrégation ou du Grand Orient. En réalité, il est divisé, par suite de la rivalité entre sidérurgistes (les Wendel contre les Schneider), et aussi de leurs divergences avec les industriels de la première transformation, Pont-à-Mousson par exemple, inclus dans le même syndicat.  Profitant de ces désaccords, le secrétaire général a au moins autant de pouvoir que le président. De surcroît, le Comité des Forges s’entend médiocrement avec le Comité des Houillères, autre habitué des antichambres ministérielles.

Durant les années d’après-guerre, François de Wendel se montre partisan de la fermeté envers l’Allemagne vaincue, et notamment de l’occupation de la Ruhr (réalisée en 1923). Est-ce pour garantir l’approvisionnement en coke dont ses hauts-fourneaux ont besoin ? Ces fournitures sont déjà assurées, dans une large mesure, par une mine du bassin d’Aix-la-Chapelle, sur la rive gauche du Rhin, zone bien distincte de la Ruhr et déjà occupée par l’armée française en exécution du traité de Versailles. Cette mine se trouve sous contrat avec les Wendel, et ils ne vont pas tarder à l’acheter.

La position de François au sujet de la Ruhr ne reflète donc pas vraiment son intérêt économique, mais plutôt ses convictions nationalistes, résultant elles-mêmes de son éducation. D’ailleurs, l’industriel ne semble pas avoir pesé lourd dans cette affaire essentiellement politique, conséquence inévitable d’un niveau trop élevé de réparations mises à la charge de l’Allemagne. Dès lors que la décision avait été prise, à Versailles, de ne pas démembrer l’ancien empire de Guillaume II, la seule politique rationnelle aurait consisté à se réconcilier avec lui, et donc à alléger très vite le fardeau des réparations. Ni Poincaré, ni les Wendel, ni la majorité des hommes politiques du temps n’ont aperçu cette nécessité. L’occupation de la Ruhr a été, à terme, l’un des facteurs de la montée du nazisme.

S’agissant de la rive gauche du Rhin, François de Wendel, fortement impliqué, comme on vient de le voir, dans les charbonnages qui s’y trouvent,  souhaite évidemment qu’elle se détache de l’Allemagne. Mais il ne fait rien de concret en ce sens. Il néglige de prendre contact avec les séparatistes, parmi lesquels Adenauer.

Au cours des années suivantes, il s’intéresse moins à l’Allemagne, et davantage aux problèmes monétaires français. La politique de la Banque de France est conduite par son gouverneur, nommé par le gouvernement. Il doit cependant, pour les décisions importantes, recueillir l’accord d’un conseil de régence, dont onze membres sur quinze représentent les actionnaires. Déjà régent depuis 1913, mais sans grande influence, F. de Wendel acquiert du poids à la faveur d’un changement de gouverneur. Il devient, dans cet aréopage, le plus écouté avec Édouard de Rothschild.

Une occasion de peser sur le cours des événements lui est bientôt donnée. Les élections de 1924 ont donné le pouvoir au Cartel des gauches, avec un programme fiscal qui effraie.  La cote du franc sur les marchés ne tarde pas à baisser. De surcroît, le gouvernement Herriot emprunte à la Banque de France au-delà du plafond fixé par la loi. Pour que cela ne se voie pas, la Banque est priée de falsifier son bilan. Lorsqu’ils découvrent la manœuvre, les régents, dont F. de Wendel, la dénoncent ; ils sont dans leur rôle. Herriot est renversé, par deux fois. Poincaré est appelé rue de Rivoli pour stabiliser la devise nationale.

Herriot et ses amis diront qu’ils se sont heurtés à un mur d’argent, et le terme restera. Leurs principaux adversaires, cependant, n’étaient pas des  oligarques français, mais les opérateurs internationaux qui spéculaient contre le franc, non sans motifs.

L’arrivée de Poincaré rétablit la confiance. À quel niveau le franc doit-il être stabilisé par rapport à l’or ? La Grande-Bretagne a donné un fâcheux exemple, en maintenant le sterling, malgré l’inflation, à sa parité d’avant-guerre ; d’où un fort handicap pour son économie. Sans aller si loin, Wendel plaide pour une revalorisation marquée du franc. Par intérêt personnel ? Jean-Noël Jeanneney prouve le contraire : l’approvisionnement charbonnier de ses usines étant assuré en interne, il n’a rien à gagner ni à perdre aux fluctuations du change, tandis que ses concurrents français, acheteurs de coke en Allemagne, le paieraient moins cher, et réaliseraient donc un gain, si le franc s’appréciait par rapport au mark. La position de Wendel s’explique plutôt par son patriotisme (ou nationalisme, comme on voudra), et par sa sollicitude envers les rentiers, dont il ne fait pas partie, puisque les industriels sont, par construction, emprunteurs.

Après hésitation, Poincaré opte pour une revalorisation modérée : le franc se situera aux quatre cinquièmes de sa parité d’avant-guerre. Wendel est donc moins puissant qu’on ne croyait. Il prend certes le contrôle d’un  quotidien prestigieux, le Journal des Débats. Mais cette feuille est loin de conserver son audience du siècle précédent.

L’année 1929 se caractérise, d’un point de vue international, par deux opérations symétriques, menées avant que la crise n’éclate : la dette de guerre allemande est réduite et rééchelonnée jusqu’en 1988 (plan Young) ; le remboursement de celle que la France avait contractée envers les États-Unis est réparti jusqu’à la même année (accords Mellon-Bérenger).

Wendel combat la ratification de ces derniers. Il voudrait établir un lien : la France ne serait tenue de rembourser les États-Unis que dans la mesure où elle aurait elle-même été remboursée par l’Allemagne.  Pour lui, c’est une nouvelle défaite. Mais en fin de compte, il aura une amère satisfaction, car du fait de la crise et de l’approche de la Seconde guerre, aucune des deux dettes ne sera remboursée, hormis une petite fraction. De toute façon, dans un monde devenu mouvant, une échéance aussi lointaine que 1988 avait peu de chances d’être respectée.

En 1935, Wendel devenu sénateur mais resté régent tire la leçon de ces péripéties : Je n’admets pas qu’après vingt-deux ans de régence, pendant lesquels je n’ai tiré aucun profit, même indirect, de cette situation, et ai quand même rendu quelques services, on vienne contester la légitimité de ma présence rue de la Vrillière (c’est-à-dire à la Banque de France). Durant ces années, à vrai dire, c’est surtout son frère Humbert qui a piloté la firme sidérurgique, laissant la politique à son aîné.

Suit, pour celui-ci, une série de déceptions : retour triomphal de la Sarre à l’Allemagne (il fallait s’y attendre et l’accepter beaucoup plus tôt) ; campagne électorale de 1936, au cours de laquelle la puissance et le germanophilie (!!) des Wendel sont dénoncées chaque jour ; demi-nationalisation de la Banque de France ; accord de Munich, que l’industriel réprouve, contrairement à la plupart de ses pareils (là, il s’accorde avec Jules Jeanneney) ; dissolution du comité des Forges, par une loi de Vichy. Sur ordre de l’occupant allemand, François de Wendel est interdit de séjour en Lorraine. Ce qui n’empêche pas la presse communiste, à la Libération, de l’accuser de trahison.

On ferait donc erreur en le considérant comme l’un des principaux tireurs de ficelles de la politique de son époque. Deux hommes coexistaient en lui : un industriel honorable et efficace, qui fabriquait de l’acier et non des armes ; un homme politique, également régent de la Banque de France, toujours soucieux de ce qu’il pensait être l’intérêt de son pays, et auquel les échecs n’ont pas été épargnés. Le premier homme semble bien n’avoir jamais profité de la position du second.

L’ouvrage de Jean-Noël Jeanneney n’a pas été rédigé pour un vaste public. C’est l’abrégé d’une thèse de haut niveau, au texte dense. Mais je le recommande à tous ceux qui s’intéressent de près à l’histoire de la Grande guerre et de l’entre-deux-guerres.

Le livre : Jean-Noël Jeanneney, François de Wendel – L’Argent et le Pouvoir. Réédition dans la collection Biblis (CNRS), janvier 2019, 674 pages, 14 €.

[1] Nicolas Saudray, 1870-1914-1939 — Ces guerres qui ne devaient pas éclater, Michel de Maule 2014.
[2] Et aussi le polémiste Galtier-Boissière, également l’un des principaux acteurs de la campagne relative au non-bombardement du bassin de Briey. J’insère dans la rubrique Histoire du XXème siècle du site Montesquieu mon compte-rendu de ses articles du
Canard Enchaîné.