À la voile autour du monde

Par Jean-Yves Raude – Février 2020

Breton originaire de l’île de Groix et de Paimpol, Jean-Yves Raude a débuté dans la vie comme technicien des télécommunications. Il a ensuite été le directeur commercial de la Monnaie de Paris puis, intégré au corps des administrateurs civils, a œuvré à la direction du Budget, à Bercy. Après un passage dans un cabinet ministériel, il est devenu directeur du Service des Retraites de l’État, à Nantes. Il a terminé sa carrière comme délégué aux  finances  publiques pour la région d’Ile-de-France. Entre deux navigations avec sa compagne, il vit à Saint-Brieuc.
Le site Montesquieu 

 

« Faut-il partir ? rester ? Si tu peux rester, reste ; pars, s’il le faut. L’un court, et l’autre se tapit pour tromper l’ennemi vigilant et funeste, le Temps ! » Pour Baudelaire, cela ne s’est pas toujours bien terminé… Je devais réaliser un vieux rêve : partir sur les océans, loin, à la découverte de l’ailleurs, mais aussi, plus intimement, de moi-même…

Ce projet, nous l’avons réalisé à deux, sur un voilier de 11,50 mètres, vieux de trente ans, que nous avions choisi dans cette intention : bien construit par un chantier de Plymouth, en polyester renforcé fibre de verre, pas très rapide mais solide et sûr. Nous l’avons équipé pour le grand large avec :

  • une éolienne et des panneaux solaires pour assurer l’autonomie en énergie ; certes, le moteur auxiliaire peut recharger les batteries, mais cela consomme du gazole et le réservoir ne contient que 200 litres – qu’il faut garder pour propulser le bateau en cas de besoin ;
  • un dessalinisateur pour produire la ressource rare et vitale qu’est l’eau douce, les réservoirs n’en contenant que 250 litres ;
  • un régulateur d’allure, système qui permet de diriger le bateau avec l’unique énergie de l’air, en conservant un angle constant avec la direction du vent ; on ne peut pas barrer le bateau 24 heures sur 24, même à deux ;
  • un émetteur récepteur AIS (automatic identification system) pour détecter les autres navires et être détecté par eux de manière plus économique en énergie que le radar ; cet appareil donne le nom, le pavillon, la taille, le cap, la vitesse des navires croisant dans un rayon de plusieurs dizaines de milles nautiques ; il émet une alarme de risque de collision, mais ne dispense pas d’une vigilance constante car tous les bateaux n’émettent pas ;
  • un traceur qui, connecté au GPS, donne la position et la trace du bateau, à condition d’avoir au préalable enregistré les cartes électroniques de toutes les destinations ; nous avions chargé celles du monde entier ;
  • une balise EPIRB qui, en cas de détresse, émet un signal satellite et déclenche les secours ;
  • un téléphone satellite pour consulter la météo en tous points du globe, rassurer les proches et communiquer avec la terre ou avec des bateaux naviguant au-delà de la portée de la VHF ;
  • une pharmacie complète pour parer à toute éventualité : maladies, blessures profondes, malaises graves.

Ainsi équipés, nous pouvions partir. Ou presque ! Le grand large est souvent hostile, et surtout désert. L’autonomie, c’est aussi être capable de réparer ce qui casse ou tombe en panne,  que ce soit le matériel ou l’équipage. Nous avons donc complété notre préparation par des stages de secours en mer, de mécanique moteur, et par un entraînement physique quotidien pendant les mois précédant le départ.

30 juin, c’est le grand départ pour un voyage qui doit se terminer aux antipodes, en Australie ou en Nouvelle Zélande, en un peu plus d’un an.

Pour la première étape, nous visons Vigo, en Espagne. Ce n’est pas une très longue route, environ une semaine, mais ce n’est pas la plus simple. Il nous faut sortir de la Manche – nous partons de Saint Brieuc – et traverser le Golfe de Gascogne. Mieux vaut le faire en été qu’en hiver, même si le risque de mauvais temps n’est jamais nul. Nous profitons d’une dépression à peu près stationnaire centrée au large de la côte française atlantique pour nous lancer vers l’Ouest avec un vent favorable de secteur Est. La première difficulté est de franchir la route des cargos qui remontent du rail d’Ouessant ou s’y dirigent : nous y croisons la route montante à la tombée de la nuit, puis la route descendante en milieu de nuit. La meilleure technique est de passer derrière les monstrueux porte-conteneurs plutôt que devant, mais sans trop s’attarder car le suivant n’est jamais loin. L’AIS nous apporte un grand confort en traçant sur l’écran la trajectoire de collision. L’année précédente, nous avions traversé la Manche avec des moyens moins perfectionnés… et de grosses émotions !

En sortie de Manche, à hauteur de la pointe de la Bretagne, la mer s’agite. La houle d’ouest et les vagues d’est forment des creux de quatre mètres qui nous secouent en cette première nuit au large. Il va falloir s’y habituer et renoncer à l’immobilité que le sommeil réclame ordinairement. En traversée, le sommeil est le premier défi. À deux, ce ne sont pas des « quarts » mais des demi-nuits qui permettent de garantir la veille. Quand vient son tour, pas d’autre solution qu’un sommeil fractionné à trouver en se calant le moins inconfortablement possible. À la voile, le chemin le plus rapide d’un point A à un point B est rarement la ligne droite. Pour cette traversée, la meilleure solution est de rester sur les bords de la dépression pour conserver les vents portants. Nous décrivons donc un large arc de cercle qui nous emmène à la latitude de l’ouest de l’Irlande (14°W).

L’océan est immense, mais c’est une vision théorique. Du fait de la courbure de la terre, à une élévation de deux mètres de la surface, l’horizon n’est qu’à 5 ou 6 km. La galette liquide sur laquelle nous nous déplaçons, ou plutôt que nous déplaçons, a donc une surface d’environ 100 km2. Excepté les escales, ce sera désormais notre domaine, mais hors de question d’y poser un pied ! Le risque n°1 est de passer par-dessus bord. Dès qu’il faut aller manœuvrer sur le pont, ou que le temps est mauvais, et en permanence la nuit, nous nous attachons à une ligne de vie.

Après une bonne semaine de navigation au vent portant, nous abordons les côtes espagnoles, et faisons escale aux îles Cies, près de Vigo, après avoir croisé plusieurs baleines au large du cap Finistère. La terre, quand on vient du large, on la sent avant de la voir : odeurs mêlées d’humus et de plantes parfumées, mais aussi et moins agréable, odeurs d’activités humaines. C’est une émotion toujours renouvelée quand la terre apparaît au loin, promesse de repos, de rencontres et d’émerveillements.

Après un cabotage de quelques semaines le long des côtes portugaises et une plus longue escale à Lisbonne à la rencontre de Fernando Pessoa et du fado, nous reprenons le large, direction Madère. Il n’y a pas de traversée banale, si courte soit-elle. Nous ferons cette route en trois jours, à une moyenne de sept nœuds, au grand largue, vent soufflant de 25 à 35 nœuds et vagues jusqu’à six mètres de creux. Dans ces conditions de navigation, une vigilance constante s’impose ; un empennage intempestif peut vite tourner à la catastrophe. Espars brisés, voiles déchirées, chavirage, que d’histoires avons-nous entendues lors de nos escales, de navigateurs pour lesquels l’aventure s’est brusquement arrêtée ! Au moins deux de nos amis ont perdu leurs bateaux, échoués sur des récifs et irrécupérables. Un voilier qui partait pour un tour du monde a perdu son gouvernail, brisé net, trois jours après être parti des Canaries pour la traversée de l’Atlantique : l’équipage a fini le voyage sur un cargo, destination Panama…

Vigilance, cela signifie être à l’écoute du moindre bruit nouveau, en identifier la provenance et réparer si nécessaire. Cela suppose aussi de guetter les changements de temps pour réduire la toile avant qu’il ne soit trop tard, de scruter l’horizon (idéalement toutes les vingt minutes) pour éviter d’éventuelles collisions. La vigilance, c’est aussi garder la tête froide – pas d’alcool – car l’imprévisible n’est jamais à exclure quand on sait, par exemple, que des milliers de containers tombent à l’eau chaque année et qu’une partie d’entre eux flottent entre deux eaux, indétectables. Certes, il faut une certaine dose de malchance pour en percuter un, mais lorsque cela arrive, l’histoire se termine sur un petit radeau… Nous étions prêts « au cas        où » : un sac étanche avec le nécessaire de survie, la liste de ce qu’il ne faut pas oublier au dernier moment (téléphone satellite, combinaisons étanches… ), le couteau toujours à portée de main pour se détacher du bateau au moment où il sombre. Et surtout : rester serein malgré cette menace !

Après Madère, cap au Sud vers les Canaries puis les îles du Cap Vert. La nuit, Bételgeuse dans la constellation d’Orion et Aldébaran dans les Hyades brillent à gauche du mât. Au passage du Tropique du Cancer, nous sommes début décembre, et il fait encore frais. Plusieurs coups de vent à plus de 30 noeuds nous malmènent sous les nuages et agacent la mer. Un claquement sec, lorsque le bateau roule sur un bord puis sur l’autre, résonne au milieu de la nuit et nous inquiète. Après dix minutes de recherche, nous l’identifions : c’est la cuve à gazole – 300 kilos – qui s’est détachée. Calage et collage de fortune, nous réparerons plus solidement au port.

Le Cap Vert, première escale non européenne. Nous avions rempli les formalités de sortie (clearance ou clairance) de la zone européenne aux Canaries. La première chose à faire en arrivant est de rendre visite aux services des douanes et à ceux de l’immigration. Nous ferons cela à chaque fois, en arrivant puis en quittant un territoire – exercice souvent fastidieux mais toujours très instructif sur « l’ambiance » administrative et l’état des services publics des différents pays. J’avais appris les rudiments de portugais nécessaires pour se nourrir, se déplacer et s’expliquer. Cela nous a servi au Portugal, à Madère et maintenant au Cap Vert. Même si l’anglais est pratiqué partout (plus ou moins compréhensible), quelques mots, même maladroits, dans la langue locale, déclenchent des sourires et facilitent grandement les rencontres, voire accélèrent les formalités !

24 décembre au matin : après une dizaine de jours à Mindelo, nous nous préparons à quitter cet attachant pays pour la première grande traversée : celle de l’Atlantique. Nous sommes suffisamment au sud pour bénéficier des alizés, vent qui souffle du Nord-Est dans l’hémisphère Nord (du Sud-Est dans l’hémisphère Sud) et de manière régulière à 15-20 nœuds. C’est du moins ce que disent les livres… Si tout va bien, la traversée durera une petite quinzaine de jours. Nous faisons des provisions pour six semaines. Riz, pâtes, biscuits, céréales et légumineuses en constituent la base, à laquelle s’ajoutent quelques boîtes de sardines et de pâté, et des fruits et légumes achetés au marché local (ceux des supermarchés, ayant souvent été refroidis, ne se conservent pas). L’approvisionnement doit être très étudié, avec peu de denrées à faible durée de conservation : un régime de bananes vertes (avec l’inconvénient qu’elles mûrissent toutes en même temps !) et beaucoup de citrons et d’oignons. Riz et oignons, c’est le menu quotidien quand tout le reste est gâté ! Nous comptons aussi sur notre pêche…

Les alizés sont au rendez-vous mais plus Est que Nord-Est, donc exactement vent arrière. Une allure très inconfortable – le bateau roule – et qui pousse moins, car la vitesse du bateau se retranche de celle du vent. Il nous faut donc zigzaguer pour prendre un peu de travers. La route en est allongée. La ligne traîne derrière le bateau et dès le premier jour nous remontons une « petite » dorade coryphène de 80 cm, qui nous assure les repas pour deux jours.

Une des magies de la haute mer, c’est le ciel. Quand nous le regardons depuis nos contrées civilisées, nous voyons quelques dizaines, au mieux quelques centaines d’étoiles. En pleine mer, une fois éteints tous les instruments, à l’abri de toute pollution lumineuse, il est impossible de compter les étoiles : mille, deux mille, plus ? S’imaginer alors comme un point incroyablement infime dans un coin de notre galaxie dont la Voie lactée donne la dimension. Se dire qu’elle contient deux cent milliards d’étoiles, et qu’elle est elle-même quelque part parmi deux cent milliards de galaxies, estimation sans doute provisoire. Ressentir profondément ce vertige qui nous remet à notre place. Méditer sur les folles ambitions et l’insatiable avidité des hommes qui consomment toujours plus que ce que la nature peut offrir, et détruisent à grande vitesse notre précieuse planète.

Nous passons à l’an neuf au milieu de l’Atlantique et … le vent tombe complètement ! Deux jours de quasi-immobilité, car nous n’utilisons pas le moteur pour réserver le carburant en cas de coup dur. Repos, petites réparations, baignades par cinq mille mètres de fond, au-dessus de ces abysses si proches et pourtant si peu explorées. Pas trop longues les baignades, inutile de provoquer les requins… Nous remontons notre quatrième dorade coryphène, la plus grosse – 1,15 mètre – de quoi aborder sereinement la deuxième partie de la traversée. Une        aubaine ! Car la deuxième moitié de la traversée se fera sans pêcher : la mer est couverte de plaques de sargasses, ces algues pélagiques qui se développent en pleine mer. Impossible de traîner une ligne !

Aborder un endroit inconnu de nuit peut être périlleux. Les feux des balises ne fonctionnent pas toujours, et les bouées et filets posés près des côtes par les pêcheurs sont indiscernables. Pour arriver au lever du jour à Bequia, nous ralentissons en passant sous le vent (à l’ouest) de l’île de Saint-Vincent. La traversée aura duré dix-huit jours.

On me demande souvent si je me suis ennuyé. Pas un seul instant ! La marche du bateau réclame une attention constante. Le spectacle de la mer le jour, du ciel la nuit, des levers et couchers de soleil, est sans cesse renouvelé. Un soir, après une journée d’une exceptionnelle limpidité, à cet instant précis où la dernière parcelle du soleil se noie à l’horizon, nous avons vu le « rayon vert ». J’attendais cela depuis mon enfance. Mon père, lors de nos courtes navigations côtières en Bretagne, disait souvent au coucher du soleil : « Regarde, nous allons peut-être voir le rayon vert !». Ce n’était jamais arrivé…

Et puis, il y a la lecture, avec l’inconvénient de ne pouvoir embarquer qu’une très maigre bibliothèque. J’ai donc adopté la liseuse (option étanche) : 400 livres sur une fine tablette et 6000 de plus sur l’ordinateur de bord. Pas besoin de lampe la nuit ! Et nulle nécessité de tenir les pages quand le vent souffle ! Durant  cette traversée je n’aurai lu qu’une dizaine d’ouvrages, dont quand même Les Misérables relus dans leur version intégrale.

Les sauts de puce tout au long de l’arc antillais nous donnent l’occasion de superbes mouillages, des Grenadines aux Îles Vierges britanniques, en passant par Sainte-Lucie, la Martinique, la Guadeloupe, Les Saintes, Marie-Galante. J’y avais navigué il y a trente ans. Le changement le plus spectaculaire est l’impressionnant accroissement du nombre de bateaux : la multiplication des grands yachts, et surtout les catamarans de location, massifs, souvent manœuvrés par des équipages peu expérimentés qui ne hissent pas les voiles…  Observation : les grands bateaux (plus de 15 mètres) sont immatriculés à Nassau, La Valette, Georgetown… Les petits le sont à Nuremberg, Cherbourg, Plymouth, Saint-Brieuc, Toulon… Les propriétaires des premiers ne parlent pas à ceux des seconds. Deux mondes se côtoient à quelques mètres, mais s’ignorent. Autre changement : le développement du tourisme de masse, notamment avec les paquebots de croisière qui déversent chaque matin des baleinières pleines de passagers qu’ils récupèrent l’après midi pour naviguer la nuit vers une nouvelle île. Autour des points de débarquement se sont installés restaurants et coquettes boutiques de souvenirs et de fruits exotiques. Mais là où les paquebots ne s’arrêtent pas – ou plus – ne restent souvent que le dénuement et la pauvreté. Le croisiériste n’aura vu que le « bon » côté.

L’escale à Pointe-à-Pitre est l’occasion de visiter le remarquable Mémorial Act, musée consacré à l’esclavage. La mémoire et le ressentiment restent vifs dans les îles qui ont été le terrain de cette honteuse exploitation humaine. Les plaies ne sont pas refermées, et les relations avec « l’homme blanc » qui débarque, même si elles sont le plus souvent chaleureuses, en restent au fond un peu faussées.

Depuis Pointe-à-Pitre nous faisons route vers Virgin Gorda, aux Îles Vierges britanniques. Les rivages sont magnifiques. Mais derrière la carte postale, la réalité est plus sombre : en 2017, l’île a été dévastée par le cyclone Irma. Les habitants travaillent encore inlassablement pour reconstruire. Et, comme ailleurs, les côtes Est, exposées aux vents et à la houle, sont des décharges à ciel ouvert envahies de bouteilles et sacs en plastique, déversés par le reste du monde… Nous avions déjà vu cela au Cap Vert. Le plastique est le fléau majeur qui tue à petit feu la vie marine dont notre survie dépend. Il y a urgence absolue à éradiquer le sac en plastique. Et pas en 2040 !

Sept jours de navigation au nord de la République Dominicaine et d’Haïti dont nous rasons la fameuse île de la Tortue, vers Santiago de Cuba. Après un épisode agité dans le Winward Passage, nous longeons tranquillement la côte cubaine. Le premier message provenant de la terre nous enjoint virilement de nous éloigner sans délai ! L’émetteur est… la base américaine de Guantanamo.

On nous avait dit que les formalités d’entrée à Cuba étaient particulièrement longues, pointilleuses et pénibles. Eh bien non ! Après nous avoir demandé de jeter l’ancre à une encablure du ponton, les autorités locales, un douanier et une représentante du ministère de l’Agriculture, montent à bord et, après avoir pris notre température au moyen d’un thermomètre électronique posé sur le front, nous posent les questions d’usage : drogue, armes, nourriture, maladies ? Puis la conversation est cordiale autour d’une bière fraîche. Nos interlocuteurs restent étonnés que nous soyons venus à deux de France sur un si petit bateau. Après quelques jours de visite à Santiago, sans oublier les tombes de Fidel Castro et de Compay Segundo, nous reprenons la mer vers Cienfuegos, avec une halte dans les Jardins de la Reine, immense archipel quasi désert, lieu préservé de reproduction de la faune marine, et en particulier de certaines espèces de requins.

Trois semaines à Cuba, quelques jours à La Havane, c’est trop court pour comprendre ce pays passionnant. Mais il nous faut gagner Panama, pour préparer la traversée du Pacifique dans de bonnes conditions météorologiques. Six jours de traversée de Cienfuegos à l’entrée du Canal, en ligne presque droite. Nous traversons l’archipel des Caïmans avant d’aborder une zone de cayos [1], récifs coralliens affleurants ou légèrement émergés. Sur la carte, les icônes d’épaves nous rappellent que c’est par les naufrages que la position exacte des récifs a pu être fixée. Pensées pour tous les équipages qui ont été projetés par le vent et les vagues sur ces cailloux aussi inhospitaliers dans la réalité que paradisiaques sur les cartes postales. Avec des cartes nautiques justes et des instruments fiables, nous passons sans encombre, mais il ne faut quand même pas s’endormir trop longtemps !

Les abords de l’entrée du Canal de Panama sont, comme nous nous y attendions, bien encombrés. Une bonne partie des routes maritimes commerciales s’y concentre. Les imposants cargos et porte-conteneurs entrent, sortent, stationnent en attendant leur tour. Ils sont quatorze mille à passer par là chaque année. Il fait une chaleur étouffante. C’est le moment que choisit notre moteur pour s’arrêter. S’il y a une circonstance où le moteur est indispensable, c’est pourtant bien pour passer le canal et ses écluses ! Pas de panique, un moteur diesel, ce n’est pas compliqué : il faut du gazole et de l’air pour le mélange explosif, une pompe pour l’injecter dans les cylindres, et de l’eau pour refroidir le tout. Cette fois, c’est l’arrivée d’air qui semble insuffisante. Nous ouvrons les capots pour satisfaire l’appétit de la machine, et c’est reparti.

Panama ! Nous allons passer de l’Atlantique au Pacifique. Moins glorieux que de virer le cap Horn, mais c’est quand même un moment particulier pour tout marin. Plusieurs navigateurs rencontrés de l’autre côté nous ont confié qu’ils avaient mis plusieurs années à se décider. Le Pacifique est immense, et les milliers de milles nautiques à franchir sans escale pour aller au bout du monde impliquent un éloignement considérable. Après plus d’une semaine d’attente, notre passage est programmé sur deux jours. Le premier, nous passons les trois impressionnantes écluses montantes, (300 mètres de long sur plus de 30 de large) qui nous hissent de 25 mètres jusqu’au lac de Gatún. Quand la porte se referme sur l’Atlantique, j’ai l’impression de quitter un monde. Le bateau doit être solidement arrimé par quatre amarres pour résister aux violents courants qui nous bousculent quand les cent mille mètres cubes d’eau envahissent l’écluse en quelques minutes. Nuit au mouillage à la sortie des écluses. Je ne résiste pas à l’envie d’une baignade dans l’eau douce à sept heures du matin, mais pas trop longue pour ne pas tenter les crocodiles dont nous avions aperçu quelques beaux spécimens sur le rivage. Sous la direction du pilote officiel : plus vite, moins vite, plus à droite, plus à gauche, stop, go … nous franchissons les 70 km du canal dans la journée. La dernière porte des écluses de Miraflores s’ouvre enfin sur le Pacifique. Nous ne reviendrons pas en arrière…

Nous avions longuement réfléchi aux préparatifs de la traversée du Pacifique, dont le principal aléa est le passage du « Pot au noir », zone de convergence intertropicale, à proximité de l’Equateur. Au nord de la zone, les alizés soufflent du Nord-Est. Au aud, ils viennent du Sud-Est. Au milieu, dans une bande plus ou moins large de quelques centaines de kilomètres, pas de vent et des grains parfois impressionnants. Si le moteur fait défaut, la traversée peut s’allonger de plusieurs semaines… Nous nous préparons psychologiquement à une traversée de soixante jours et avitaillons riz, pâtes et légumes secs pour trois mois. Les fruits et légumes frais, trouvés au Mercado de abastos y legumbres de Panama City sont superbes ! Nous embarquons aussi cinq jerricans de vingt litres de gazole pour accroître notre autonomie en cas de besoin.

Deux grandes options se présentent pour parcourir les 4000 milles qui nous séparent des Marquises : par le Sud, pour franchir le Pot-au-noir avant les Galápagos ; par le nord, en remontant le long des côtes du Costa-Rica pour passer l’Equateur beaucoup plus à l’ouest. Le vent n’est pas le seul paramètre, il y a aussi les courants : le courant froid de Humboldt qui remonte des côtes sud-américaines pour bifurquer vers l’ouest au niveau des Galápagos, les grands courants de la zone équatoriale, d’ouest en est, donc défavorables à notre progression, enfin des courants d’est en ouest, de part et d’autre de la zone équatoriale. Mais leur positionnement n’est pas stable et dépend de l’intensité du phénomène El Niño… Deux considérations nous font choisir la route du Sud : un vent soutenu de Nord-Est qui va nous pousser très au-delà du golfe de Panama, et la sécurité que représente une escale possible aux Galápagos. Au nord, il y a bien Clipperton, mais cet atoll inhabité est inabordable…

Le 23 avril nous larguons les amarres, non sans nous être débarrassés d’un passager clandestin : une énorme cucaracha (blatte) qui aurait pu pondre une nombreuse descendance dans nos réserves !

Trois jours après le départ, nous comprenons pourquoi le Pot-au-noir est ainsi nommé : des nuages chargés nous recouvrent, il fait nuit en plein jour, un déluge rince le pont, mais c’est l’occasion joyeuse d’une douche plus généreuse que les deux litres que nous nous octroyons chacun habituellement en traversée.

Et le vent tombe. 21 heures de moteur avant de retrouver un souffle d’air. J’ai une pensée pour Alain Gerbault, Jacques-Yves Le Toumelin et d’autres, qui sont passés à cet endroit, sans moteur, il y a quelques décennies. Le Toumelin, qui a quand même mis 23 jours pour atteindre les Galápagos, raconte l’aventure du Suzuki, trois mâts parti de Rouen en 1923, et qui resta paralysé pendant trois mois, la coque percée de toutes parts par des tarets (mollusques bivalves capables de percer le bois), jusqu’à être remorqué par un navire américain jusqu’à Punta Arenas ; fin du voyage.

Un fou à bec bleu et pattes rouges nous accompagne pendant plusieurs jours, posé sur le balcon avant. Il part pêcher en fin de nuit, et revient en début d’après midi. Nous sommes bien sur la route des Galápagos !

Passage de l’Equateur au méridien 88°W. Nous voici dans l’hémisphère Sud. L’étoile polaire disparaîtra peu à peu de l’horizon, et désormais la Croix du Sud, bien campée sur bâbord, accompagnera de son dessin familier notre progression vers l’Ouest.

San Cristobal est en vue. Nous aurons rejoint les Galápagos en 7 jours. Nous ne nous y arrêterons pas : l’escale est excessivement taxée et les visites strictement encadrées, avec recours obligatoire aux prestataires locaux qui en profitent abusivement. Notre fou nous quitte pour rejoindre son nid sur la Roca Pateadora, impressionnante cathédrale de basalte. Nous profitons d’être à l’abri du vent et des vagues pour réparer une fuite du réservoir d’eau douce. L’autonomie, c’est aussi avoir la collection de colles adaptées à toutes sortes de matériaux en milieu salin. Là, il faut fixer du polypropylène, nous avons la bonne colle, ça va tenir…

Les reliefs d’Isabella et de Santa-Maria s’estompent dans notre sillage, tandis que s’ouvrent devant nous 3000 milles (5.500 km) à parcourir sans aucune escale possible, ni retour en arrière (nous devrions alors lutter vainement contre le vent et le courant). Sensation unique et vertigineuse. Il n’y a pas d’autre endroit sur la planète où deux terres émergées sont plus éloignées l’une de l’autre. Nous mettons du sud dans notre ouest pour chercher des alizés bien établis, et les trouvons : pendant une semaine, nous parcourrons 165 à 180 milles par jour, ce qui constitue un record pour le bateau. Le courant nous porte…

Le Pacifique ne mérite pas ce qualificatif. Nous nous faisons chahuter par des houles croisées et poursuivre par des déferlantes assez spectaculaires. Rien à voir avec les quarantièmes rugissants et les cinquantièmes hurlants des hautes latitudes, mais impressionnant quand même… Et personne à l’horizon ou presque : pendant deux jours nous naviguons de conserve, même cap et même vitesse, avec un voilier australien que nous retrouverons aux escales suivantes. Quelques jours après, nous dépassons un catamaran français. C’est tout.

Parfois des dauphins nous accompagnent. À deux reprises, ils ont un comportement particulier, petits cris et acrobaties, pour attirer notre attention. Peu de temps après, nous essuyons des grains forts. Aucun doute, ils nous prévenaient ! Depuis, nous écoutons toujours les dauphins…

Lecture. Dans « La parole de la forêt initiale » Tobie Nathan [2] écrit : «  Quel est le fou, dis-le moi, qui pourrait penser que lorsqu’on quitte sa maison, lorsqu’on s’enfonce dans la brousse à la recherche des choses de la nuit, quel est le fou qui pourrait penser que l’on cherche autre chose que soi-même ?» Frappante et profonde résonance avec ce que nous vivons au milieu de cette immensité…

On prête à Aristote d’avoir classé les hommes en trois catégories : les vivants, les morts et ceux qui vont sur la mer. Oui, j’ai la sensation, après tous ces jours intranquilles loin de tout, d’avoir quitté le monde des vivants et d’avancer dans un inconnu qui n’est au fond pas si loin de celui des morts. Un entre-deux étrange…

Au vingtième jour les réserves de frais s’épuisent. Il ne reste que quelques oignons et citrons. De quoi accommoder quand même le thon de près de 15 kg que nous remontons à grand peine quatre jours avant d’arriver. Thon cru, steak de thon, rillettes de thon, ragoût de thon au lait de coco… bref, thon à tous les repas pour agrémenter cette fin de traversée un peu monotone dans un vent faiblissant. Dans “La lenteur“, Kundera se demande : “Où sont les flâneurs des temps modernes ?” Eh bien, rare privilège, là, c’est nous !

Terre ! Hiva Hoa apparaît dans une brume épaisse. Nous aurons mis 28 jours pour rallier les Marquises depuis Panama, plus vite que ce que nous imaginions, et finalement avec seulement une quarantaine d’heures de moteur. Généreuses Marquises ! Une végétation luxuriante, des fruits et légumes à profusion, des pamplemousses énormes. Et surtout un accueil si chaleureux ! Je comprends ceux qui ont choisi d’y mourir. « Je pars pour être tranquille, pour être débarrassé de l’influence de la civilisation. Je ne veux faire que de l’art simple ; pour cela j’ai besoin de me retremper dans la nature simple ». On dit que Gauguin, qui a laissé un souvenir mitigé de sa fin aux Marquises, avait été un peu déçu, mais ses démons le dévoraient. 115 ans après, les Marquises, parcourues par de gros 4×4 transportant le coprah, sont encore moins à l’état de nature. Mais il en reste quelque chose d’émouvant. Brel y cherchait la même chose. Dans les dernières années de sa vie, il s’était mis au service des Marquisiens. Son petit avion est soigneusement conservé dans un hangar près de la plage, et sa tombe est régulièrement visitée.

Certaines escales sont magiques : Anaho bay, sur l’île de Nuku Hiva, n’est accessible à terre que par un sentier praticable à pied ou dos de mulet. Une modeste pension/restaurant, quelques pêcheurs, un ancien publicitaire français qui vit dans une petite case et se déplace à cheval : 15 habitants que le monde civilisé n’atteint pas. Les raies mantas sont chez elles et personne ne les dérange. Lors de notre dernière escale, après un mois de visite de l’archipel, nous déjeunons chez les habitants d’une petite vallée encaissée, qui nous régalent de poissons crus au lait de coco, et remplissent notre besace de pamplemousses et citrons cueillis ensemble dans leur jardin.

Direction Fakarava, un des principaux atolls des Tuamotu. Six jours de traversée sans difficulté, mais nous prenons la cape (on stoppe le bateau en mettant le foc à contre) avant l’arrivée pour attendre la marée montante : même si le marnage est faible (50 cm), l’écoulement par la passe relativement étroite de l’énorme quantité d’eau emmagasinée dans l’atoll à marée haute génère un fort courant sortant que notre bateau ne pourrait remonter, avec le risque supplémentaire d’être porté sur les récifs. Ça passe ! Il reste à mouiller l’ancre, ce qui, dans les atolls, est un exercice toujours délicat du fait des nombreuses patates de corail dans lesquelles la chaîne se coince quand le vent tourne. Cela nous arrivera plus d’une fois…  Les conseils de Bernard Moitessier nous seront précieux.

Exceptés la noix de coco et ses produits dérivés, les atolls ne produisent rien. Leur approvisionnement dépend du petit cargo qui passe ici tous les mercredis pour garnir les magasins. Il faut être là au bon moment car les produits frais s’arrachent dans la journée. Quel contraste avec les Marquises ! Une séquence de Mara’amu, vent de sud tempétueux, nous bloquera dans un mouillage protégé du sud de l’atoll pendant une quinzaine de jours.  À terre, il n’y a qu’un petit restaurant, mais dans l’anse plus de quarante voiliers sont venus se réfugier pour laisser passer le mauvais temps. Un voilier tente d’entrer par la passe Sud, et prend son hélice dans une bouée mal placée d’un club de plongée. Privé de propulsion, il est drossé par les vagues sur les récifs coralliens. Coulé. Heureusement tous les passagers s’en sortent.

Nous profitons d’une accalmie pour quitter Fakarava en direction de Tahiti, où nous arrivons moins de deux jours plus tard, juste à temps pour assister aux fêtes du Heiva début juillet. Papeete sera notre point de départ pour visiter les Îles Sous le Vent, Huahiné, Raiatea, Tahaa… Et Bora Bora et ses somptueuses couleurs. Le bleu du lagon est si intense que les sternes blanches qui le survolent en sont colorées. Mais les « resorts » et leurs paillotes sur pilotis ont envahi les rivages. Nous sommes dans le terrain de jeu des grands yachts et grands voiliers de 30, 40, 50 mètres. Concentration des écarts de richesse. Ces navires se louent 250.000 dollars la semaine. Quatre fois la valeur de notre bateau. Mille fois ce que gagne en un mois le pêcheur qui passe à proximité sur sa barcasse…

La navigation vers l’Ouest sera désormais plus inconfortable car nous devrons traverser la ZCPS, Zone de Convergence du Pacifique Sud, avec ses vents irréguliers en force et en direction. De fait, nous devrons renoncer à faire escale aux Îles Cook, le temps agité rendant le mouillage trop hasardeux. Nous poursuivons donc notre route vers Niue, île de corail surélevée formant une galette d’une trentaine de mètres de hauteur et d’une vingtaine de kilomètres de longueur, ce qui fait d’elle la plus grande île exclusivement corallienne du monde. Avec ses deux mille habitants, c’est une monarchie constitutionnelle autonome, liée par un accord de libre association avec la Nouvelle Zélande. Le débarquement avec notre canoë gonflable est sportif, aucun accès n’étant protégé du ressac, mais la visite en vaut la peine : la côte est truffée de grottes, et la barrière de corail qui la borde ménage des « pools » aux eaux vertes et limpides.

Prochaine étape : les Tonga avec ses 170 îles, la plupart inhabitées. Nous atterrissons au petit matin dans l’archipel du Nord, nommé Vava’u group, constitué là aussi d’îles coralliennes surélevées. La baie de Neiafu, bien protégée, est un abri très fréquenté par les navigateurs, et obtenir une bouée dépend de l’humeur et de la bonne volonté du chef du port… C’est là qu’en compagnie de plusieurs bateaux croisés lors de nos étapes précédentes, nous attendrons la période favorable pour nous élancer vers la Nouvelle Zélande. C’est encore la fin de l’hiver austral et les dépressions qui balaient la Nouvelle Zélande peuvent s’accompagner de vents de plus de 100 km/h. Nous avons donc le temps de nous couler dans la vie locale de Neiafu et de faire quelques incursions dans les îlots de l’archipel aux fonds sous-marins riches d’une extraordinaire diversité de coraux de toutes les couleurs.

16 octobre. La météo offre une fenêtre favorable. Nous larguons les amarres. La traversée doit se faire en une dizaine de jours. Si le temps se gâte, nous pourrons faire une halte au tiers de la route, dans le minuscule atoll de Minerva qui émerge tout juste à marée basse et est totalement recouvert à marée haute. On n’y est pas à l’abri du vent, mais au moins les vagues sont brisées et il est possible d’y rester quelques jours si nécessaire. Au large des Tonga, nous traversons une zone réputée pour sa  forte activité sismique sous-marine. Il y a quatre ans, une grosse éruption a fabriqué une nouvelle île. Trois mois avant notre passage, une autre de moindre ampleur a projeté à la surface de la mer une nappe de scories flottantes d’une surface équivalente à deux fois Manhattan. Nous franchissons cette zone avec une légère appréhension et atteignons Minerva de nuit, sous une pluie battante. Plusieurs bateaux sont là, en attente, mais l’entrée dans la passe serait trop dangereuse dans ces conditions et nous poursuivons notre route vers le Sud-Ouest. Aux deux tiers de la route, le prévisionniste météo néo-zélandais nous annonce par téléphone satellite que la dépression arrive plus vite et plus au nord que prévu. Il nous conseille de patienter. Trois jours à faire des ronds dans l’eau, chahutés par les vagues, en attendant que ça passe… La dernière partie du parcours, contre le vent et les vagues qui malmènent rudement le gréement, nous amène dans l’étroit chenal d’Opua au milieu d’une nuit sans lune. Vive le GPS et les lampes-torches.

Il aura fallu quinze jours, presque autant que pour traverser l’Atlantique, pour franchir ces 1200 milles nautiques, en une navigation éprouvante pour le bateau et pour l’équipage. Mais nous sommes arrivés !

Un demi tour du monde, 17.000 milles parcourus à 10 km/h, dont plus de 95% à la voile, sans incident majeur. Et nous aurons franchi quatre lignes invisibles : le tropique du Cancer, l’Equateur, le tropique du Capricorne, la ligne de changement de date.

Un exploit ? Non. Mais certainement une aventure dont on ressort très différent.

Le récit complet illustré de ce voyage est consultable sur le site echobravo.blog

    [1] Cayes en français

     [2] Spécialiste français de l’ethnopsychiatrie, né au Caire en 1948.

Trois solutions au problème des algues vertes

2011, legs de Michel Cotten

Cette note n’a guère perdu de son actualité. On nous dit que les rejets d’azote par l’agriculture bretonne ont été divisés par deux en dix ans. Mais un retour offensif des algues vertes s’est manifesté au printemps de 2019 dans la baie de Saint-Brieuc.  

L’État français a déjà été condamné deux fois, par le tribunal administratif de Rennes en 2007 puis par la cour administrative de Nantes en 2009, pour non-respect des règles qu’il a lui-même fixées en matière de qualité des eaux, concernant notamment les teneurs en nitrates. Cette cour a stigmatisé le « laxisme et les carences des préfets » en matière d’installations de porcheries et de suivi des décisions.

Cette fois, c’est l’Union européenne qui envisagera de condamner la France à une amende de 300 millions d’euros au vu des réponses évasives et incomplètes au questionnaire de dix pages adressé par la Commission en juillet 2011.

Cette condamnation ferait suite à de nombreuses mises en garde prises à la légère par le gouvernement français. Elle serait assortie d’astreintes particulièrement lourdes. L’épisode des 36 sangliers intoxiqués à mort par des émanations d’hydrogène sulfuré à proximité d’algues vertes incite l’Europe à réagir très fortement.

C’est peu de dire que le « Plan Algues » adopté par le gouvernement en février 2010, après la fin des travaux de la commission interministérielle créée à suite de la mort d’un « petit cheval » dans la baie de Saint-Brieuc, n’a pas convaincu les autorités européennes.

Malgré ce plan, ou à cause de lui, le volume d’algues ramassé sur les plages bretonnes a augmenté d’une année sur l’autre. Il avait atteint 90.000 tonnes en 2009. On va vers 100.000 tonnes en 2011.

Le « Plan Algues » porte essentiellement sur le ramassage des algues, c’est-à-dire sur les effets. Il ne comporte aucune mesure de prévention contraignante visant à supprimer les causes du phénomène, c’est à dire l’excès de nitrates dans les eaux arrivant jusqu’à la mer. À ce jour, seules deux « chartes de baies » pleines de bonnes intentions ont été signées sur les huit prévues.

Au Cap Coz (La Forêt-Fouesnant, Finistère), calme plage où j’ai appris le dériveur dans ma jeunesse, il a fallu récemment déployer plusieurs compagnies de CRS pour éviter que le cortège des défenseurs de la qualité de l’eau en colère n’entre en contact musclé avec celui des agriculteurs outrés. Va-t-on vers la guerre des algues ? Non, si on prend la peine de réfléchir un peu à partir de trois données incontestables et si on se décide à agir vraiment.

L’agriculture bretonne réalise un chiffre d’affaires de 18 milliards d’euros. En cinquante ans, elle est devenue à marches forcées le premier espace agricole français : sur 6% de notre superficie agricole, on trouve 57% des porcs français, 30% des gros bovins, 25% des vaches et 34% des volailles. On produit 42% des œufs et bien sûr 86% des choux-fleurs français.

Cette agriculture à bon marché, encore orientée vers la consommation de masse, rapporte peu aux 63.000 paysans bretons, mes frères, qui se démènent pour survivre. La concurrence est rude. Le nez au ras de l’eau, la plupart des exploitants ne sont pas en mesure de supporter les coûts supplémentaires qu’entraînerait une stricte application du principe pollueur-payeur; quand on lutte pour sa survie, le premier souci n’est pas celui de l’objectivité ni celui de l’intérêt général.

Les chercheurs d’Ifremer, Alain Menesguen notamment, ont établi clairement que la prolifération des algues vertes (Ulva) était liée à l’excès de nitrates arrivant dans les eaux côtières. Le mauvais fonctionnement de stations d’épuration et les eaux domestiques portent leur part de responsabilité, mais à 90% ces apports inopportuns résultent de l’épandage en trop grandes quantités du lisier de porc et de vache ainsi que des méthodes culturales peu économes.

Le phénomène se développe particulièrement dans les baies fermées où les eaux sont claires et les courants faibles. La baie de Saint-Brieuc, qualifiée parfois par les « écolos » en colère de « baie des cochons » en est le parfait archétype. Les algues vertes ne sont pas en elles-mêmes toxiques, mais lorsqu’elles pourrissent, ce qui arrive nécessairement en haut de l’estran entre deux grandes marées, elles dégagent de l’hydrogène sulfuré, gaz très toxique, et diverses toxines redoutables.

Suivant l’étude réalisée par Ifremer, 108 baies bretonnes, pour la plupart en Manche, sont concernées et risquent de devenir à terme des déserts touristiques.

Troisième donnée objective : la teneur en nitrates des eaux de rivières bretonnes continue d’augmenter (>33mg/litre). Au dessus de 10mg/litre l’eutrophisation est garantie.

Il ne reste plus beaucoup de temps avant d’arriver au fond de l’impasse. Il est donc plus que temps d’agir. Trois propositions:

1/ Les algues vertes restent considérées comme des déchets. Et si on les traitait comme une ressource à valoriser?

Pour marquer les esprits, un appel d’offres exceptionnel pourrait être lancé dans le cadre du pôle de compétitivité «Mer-Bretagne» sur la culture et le traitement des algues vertes.

Depuis toujours, les pêcheurs d’algues de l’Iroise rentrent à l’Aber-Ildut avec leurs barques remplies à ras bord d’algues prises autour d’Ouessant et de Molène. Ça se vend bien au Japon et en Chine, malheureusement le plus souvent à l’état brut.

S’agissant des « Ulva », il s’agirait de les cultiver comme des huîtres plutôt que de les ramasser comme des ordures, de les faire sécher avant qu’elles ne pourrissent et de les vendre sous forme d’engrais riche en nitrates. Le Centre de valorisation des algues (Ceva), créé par le département des Côtes d’Armor et Ifremer, travaille sur ces questions depuis 1982. Une petite société près de Paimpol a déjà obtenu des résultats économiquement prometteurs. C’est bien, mais il faut changer de braquet.

2/ Ensuite, il s’agit de mieux respecter la nature en améliorant les pratiques culturales. Les apports d’engrais pourraient être mieux dosés. Normalement, presque tout devrait s’intégrer aux cultures ; seul un petit reliquat s’échapperait vers les rivières, ce qui mettrait rapidement fin à l’eutrophisation des eaux côtières.

Un territoire donné ne peut pas supporter un nombre illimité de porcs ou de volailles. Seules la démagogie ou la misère peuvent faire dire le contraire. Bonne nouvelle : il ressort d’une étude engagée dans le cadre du « Plan Algues » que 25% seulement des exploitations produisent des rejets trop nitratés.

Les 75% qui restent prouvent que l’on peut produire proprement : ce sont des exemples à suivre.

3/ Les arrêtés préfectoraux fixant la taille des exploitations sont en général bien adaptés. C’est au niveau de la mise en œuvre et du contrôle que cela se gâte.

Un comité de suivi indépendant pouvant être saisi par toute personne y ayant intérêt et statuant dans des délais très brefs devrait être constitué. Au terme d’un délai de régularisation de trois mois, l’exploitation contrevenante serait purement et simplement fermée par décision de justice.

Le véritable progrès viendra lorsque les agriculteurs, ne se sentant plus culpabilisés ou menacés dans leur survie mais compris et aidés, accepteront de voir les réalités scientifiques en face et accessoirement quand les associations écologistes cesseront de considérer l’ensemble des paysans bretons comme des délinquants potentiels.

Je crois les descendants des paysans bretons, qui ont hissé leur région au premier rang de l’agriculture française, capables de voir la vérité en face et de s’adapter.

Rétablissons la continuité du canal de Nantes à Brest

Décembre 2015   (legs de Michel Cotten) 

Le canal de Nantes à Brest a été décidé par Napoléon Ier, pour pouvoir ravitailler Brest en matériaux sans risque d’être attaqué en chemin par la flotte britannique. Mais, les travaux ayant traîné, c’est Napoléon III qui a inauguré l’ouvrage, alors que le risque avait à peu près disparu.

S’agissant d’un canal reliant deux ports maritimes, nous plaçons cet article dans notre rubrique La Mer, dédiée tout spécialement à la mémoire de Michel Cotten  – en espérant que des contributions d’autres auteurs viendront bientôt l’enrichir.  

                                            

     Depuis la construction du barrage hydroélectrique de Guerlédan en 1930, le canal de Nantes à Brest est coupé en deux ; on peut naviguer de Nantes à Lorient, mais plus de l’Iroise à la Loire.

     Le décret du 30 août 1923 accordant la concession à la Compagnie générale d’électricité prévoyait bien le rétablissement de la navigation après la construction du barrage (1), mais cette obligation, dont EDF a hérité au moment de la nationalisation de l’électricité en 1945, est restée jusqu’à ce jour lettre morte.

     L’arrivée du chemin de fer a marqué le début du déclin du transport par voie d’eau. La généralisation du transport par route a sonné le glas du transport fluvial, mais aussi des voies ferrées d’intérêt secondaire. Le plan routier breton a parachevé l’évolution ; dans les années 60, l’idée de faire un « plan fluvial breton » aurait paru saugrenue.

     Alors l’Etat s’est désengagé progressivement de ce passé jugé encombrant. En 1953, le canal de Nantes à Brest a été déclassé comme voie d’eau et la vente des maisons éclusières a commencé ; il y en a exactement 325 sur les 364 km du canal initial. Le lac de Guerlédan en a englouti 17. Suite à l’acte 2 de la Décentralisation, piloté par JP Raffarin premier ministre, le canal a été confié à la région Bretagne, sauf la section Brest-Châteaulin, gérée par le département du Finistère, et la partie  située hors de la Bretagne administrative, dévolue au département de la Loire-Atlantique.

     Les collectivités territoriales assument leurs responsabilités avec sérieux. La région de Bretagne s’est dotée d’une direction des voies navigables, qui fait un excellent travail. L’entretien du canal et des écluses a repris, sauf entre l’écluse de Quénécan et le barrage cul-de-sac. Le chemin de halage est devenu une piste cyclable très praticable. Bref, un tourisme vert, sportif et familial a trouvé sa place autour du canal. Sans atteindre les proportions du canal du Midi et latéral à la Garonne, la batellerie de plaisance se développe doucement.

     Ce statu quo a semblé jusqu’ici convenir aux différents acteurs de l’économie locale. La seule menace sérieuse est venue des conclusions d’un atelier du Grenelle de l’Environnement, des  écologistes intégristes ayant réussi à glisser une recommandation sur le rétablissement du cours naturel des rivières utilisées par le canal. Ils visaient la destruction des ouvrages liés au canal, sans toutefois oser demander celle du barrage de Guerlédan. Courageux mais pas téméraires.

     Le rétablissement de la continuité du canal de Nantes à Brest donnerait un nouvel élan au tourisme en Bretagne centrale. Il stimulerait à la fois le tourisme fluvial proprement dit et les activités sur les berges ou les plans d’eau.

     Mais il ne faut pas tout miser sur le tourisme. Une modeste reprise d’activités commerciales est envisageable, malgré les caractéristiques anciennes du canal. Il s’agirait de transporter des pondéreux tels que matériaux de construction, ardoises, gravats. Les routiers n’ont rien à craindre, rassurons-les ! Le projet pourrait être réalisé dans des conditions financières acceptables, en respectant les légitimes préoccupations de toutes les parties prenantes.

     Alors que la Bretagne couvre à peine 15% de ses besoins en électricité, il n’est évidemment pas question de proposer de supprimer le barrage existant. Celui-ci, avec ses 20 GWh annuels, constitue la quatrième source d’énergie électrique de la région. L’interruption de sa production pendant plus de six mois en 2015, liée au vidage du barrage, n’a pas causé de difficulté notable, la région recevant son courant des centrales nucléaires du Cotentin.

     Un contournement fluvial du barrage coûterait horriblement cher et mécontenterait une multitude de propriétaires et d’usagers. Une solution envisageable serait de réaliser un ascenseur à péniches et à bateaux de plaisance, accolé au barrage. Il en existe plusieurs en Europe, notamment aux Pays-Bas et en Belgique. Un collectif est prêt à organiser des visites pour ceux qui voudraient voir avant de se prononcer. L’un de ces équipements compense 75 m de dénivellation alors qu’au barrage de Guerlédan elle ne dépasse pas 45 m.

     L’ouvrage de 75 m a coûté l’équivalent de 30 millions € 2015. Il n’y a pas de raison que l’ascenseur de Guerlédan coûte plus cher. Son financement pourrait être assuré comme suit :

      -1/3 par EDF au titre de ses obligations non assumées jusqu’ici (1) ; l’entreprise publique pourrait en parler avec son comité d’entreprise hors normes, qui perçoit 1% du produit des ventes d’électricité ; sa vocation n’est-elle pas de participer au développement des activités de loisir destinées au personnel de l’électricien historique ?

      -1/3 au titre des fonds structurels européens, Feder notamment ;

      -1/3 par les collectivités territoriales, surtout la région Bretagne, qui pourrait, d’après les indications fournies par sa Direction des voies navigables de la Région, reprendre en gestion la partie du canal gérée par le département du Finistère ; les fonds pourraient provenir d’un emprunt, dont l’essentiel serait remboursé par les droits de péage institués pour utiliser l’ascenseur.

[1]« Le concessionnaire sera tenu d’assurer à travers la chute de Guerlédan, à ses frais et sous sa responsabilité, le passage des bateaux fréquentant le canal de Nantes à Brest….

La France possède un trésor au fond du Pacifique

Par Michel Cotten

 (Cet article, remontant à quelques années, vient d’être retrouvé, en avril 2019, dans les archives de Michel Cotten, fondateur du site Montesquieu. Nous lançons un appel à nos lecteurs pour avoir d’autres articles relatifs à son sujet favori, la mer)

Aussi étrange que cela puisse paraître, la France est un État à part entière du Pacifique : cinq cent mille citoyens français vivent en Polynésie, en Nouvelle-Calédonie, à Wallis-et-Futuna. À ces terres s’ajoute  l’îlot de Clipperton (1,7 km2 émergés), qui ne compte aucun habitant permanent, mais est régulièrement visité par la Marine nationale. Il y a désormais plus de Français présents dans les pays riverains de l’océan Pacifique, dont la Chine bien sûr, qu’en Afrique.

Dans cet océan, la Grande-Bretagne ne possède plus que l’île de Pitcairn, rendue célèbre par les mutins du Bounty. Ajoutons que la France fait partie de la commission d’armistice de Corée, où la guerre dure théoriquement depuis plus de soixante ans.

Mais dans tout le Pacifique, il n’y a que deux frégates françaises (sur les seize que nous possédons), aucun sous-marin et pas de porte-avion. Nous ne menaçons personne: la France est une puissance pacifique.

Autour de cet océan de 17 500 km de large vit la moitié de la population mondiale. On y trouve les grandes puissances du XXIème siècle : les États-Unis, la Chine, le Japon, la Corée, la Russie, l’Australie et l’Indonésie, premier pays musulman du monde. La présence américaine s’organise à partir d’Hawaï et surtout de Guam, plus proche des côtes chinoises ; cinq sous-marins lance-engins y patrouillent de façon assidue.

Plus de la moitié du pétrole arabe est transporté vers la zone pacifique, et bien sûr vers la Chine en priorité. Décidément bien réveillée, cette dernière cherche à vassaliser les petits États voisins, à rivaliser avec les Etats-Unis et avec l’Inde. Elle organise méthodiquement ses zones d’influence proches, ce qu’elle appelle ses «colliers de perles», constitués d’îles plus ou moins éloignées de ses côtes.

Avec ses énormes excédents commerciaux, résultant pour l’essentiel d’une exploitation éhontée de sa main-d’œuvre et d’un mépris de fer de l’environnement, la Chine peut à la fois financer les déficits occidentaux et racheter les entreprises qui l’intéressent. Les deux sujets sont liés : à l’occasion de la crise de la dette, l’État grec a vendu le port du Pirée aux Chinois. Désormais, l’empire du Milieu dispose d’une tête de pont sur notre continent pour y débarquer ses produits ; ça ne vous rappelle pas les concessions européennes de Chang-Haï, mais à l’envers ?

La Corée du sud, où la deuxième transition non-démocratique a eu lieu sans difficulté, se porte bien. Après avoir copié le savoir-faire européen en matière de construction navale (les fameux chantiers navals de Saint-Nazaire ont été quelque temps coréens), elle innove. Jouxtant chaque chantier naval, on trouve une école d’ingénieurs, des centres de formation technique, une université et des centres de recherches spécialisés.

L’Australie ne s’en sort pas mal pour l’instant: c’est l’un des rares pays à avoir une balance équilibrée avec la Chine, en raison notamment des exportations massives de gaz liquide vers ce pays.

La Russie tente de revenir : elle dispose encore de sous-marins en état de marche et, première puissance pétrolière du monde désormais, elle a les moyens de ses ambitions retrouvées.

Nous avons donc la chance d’être au centre du terrain de jeu du XXIème siècle que constitue l’océan Pacifique. Grâce à la Polynésie française, qui s’étend sur une surface égale à celle de l’Europe, la France se trouve avoir la deuxième Zone économique exclusive (ZEE) du monde : 11 millions de km carrés, juste après celle des États-Unis mais devant celle de l’Australie.

Dans une ZEE, un État a « des droits souverains aux fins d’exploration et d’exploitation jusqu’à 200 milles marins de la ligne de côte ». Il peut même y construire et utiliser des îles artificielles !

La partie « polynésienne » en représente la moitié environ. Notre ZEE pourrait être encore étendue si l’ONU acceptait de prendre en compte de nouvelles parties du plateau continental « découvertes » récemment (programme d’exploration «Extraplac»).

Dès 1999, en effet, le PDG d’Ifremer, Jean-Yves Perrot, a lancé de son propre chef un vaste programme d’exploration avec le concours du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) et de sociétés d’exploration pétrolières comme Technip. Le navire d’Ifremer, L’Atalante, s’est mis à sillonner toute la zone à la recherche des trésors… Cela fait penser à Bougainville et à La Pérouse, il y a plus de deux siècles.

Jean-Yves Perrot est parti de la constatation que l’extraordinaire croissance de la Chine allait aboutir à un renchérissement sans précédent du prix de métaux de base comme le cuivre, le zinc ou le plomb, et à une terrible dépendance de la France concernant les métaux rares, comme le cobalt, le titane ou le platine. Selon lui, la croissance de la Chine explique la moitié de l’augmentation de la demande depuis l’an 2000 : de 1900 à 1970, le prix du cuivre est resté autour de 1.000 dollars la tonne, mais depuis 2010, il a été multiplié par neuf !

Le fond des océans recèle des richesses incroyables : nodules polymétalliques, encroûtements de cobalt et de platine, terres rares, hydrocarbures. Les recherches d’Ifremer ont porté en priorité sur :

  • les gisements sous-marins de métaux de base pour lesquels il existe une forte tension, se manifestant par des hausses de prix inouïes : zinc, cuivre, manganèse, cobalt, nickel, plomb…
  • les secteurs où la probabilité est forte de trouver des « métaux critiques à potentiel technique élevés et pouvant connaître des risques d’approvisionnement importants »: iridium, germanium, cadmium, sélénium, molybdène, platine, etc.

Un premier inventaire a été publié par Ifremer en 2011, et il est très encourageant. La France est encore dans le coup sur les plans scientifiques et techniques. Pour combien de temps? Si les Chinois continuent de racheter nos entreprises compétentes, nous aurons très vite du mal à suivre.

Le temps de la prise de relais par le pouvoir politique est évidemment venu mais jusqu’à présent, en dehors d’une petite communication en conseil des ministres en avril 2010, il ne s’est rien passé.

Combien d’emplois pourrait-on créer à partir d’une exploitation systématique, mais respectueuse de l’environnement, de tous ces fonds sous-marins? C’est la question que le gouvernement devrait se poser en considérant notre chômage persistant.

La réponse à la question est qu’il faut investir massivement, sans tarder, dans notre ZEE Pacifique, car l’accès aux ressources inventoriées requiert le développement de techniques aussi spécifiques que coûteuses. On peut aussi ne rien faire, et c’est le déclin industriel assuré.

Cet article doit beaucoup aux exposés de l’amiral Vichot, ancien commandant des forces maritimes françaises.

Un requin à Paris

Pourquoi une rubrique « la Mer » ?

Michel Cotten, Breton d’Elliant (Finistère), avait magnifiquement concilié sa passion de navigateur avec ses obligations de fonctionnaire. Nous nous devions donc d’ouvrir une rubrique consacrée à la mer. Malheureusement, nous n’avons retrouvé, dans les archives dactylographiées de Michel et dans les mémoires de ses sept ordinateurs, qu’un seul texte sur la navigation. Encore s’agit-il principalement d’eau douce.
Nos recherches se poursuivent. En attendant, nous lançons un appel aux internautes pour qu’ils nous apportent des contributions relatives à l’eau de mer, dans tous ses états.

par Michel Cotten

J’ai toujours eu une certaine idée de la plaisance. Le confort n’y tient qu’une place réduite. La vitesse, la ligne, l’aptitude à remonter le vent sont les principales qualités du bateau dont j’ai toujours rêvé.
Juin 1970 : j’achète pour 8 000 francs le bateau Requin « Can Set » n° 182, rattaché à un « house-boat » du côté d’Issy-les-Moulineaux. À peu près en bon état. Le guignol a été visiblement ressoudé ; la barre joue un peu. Quelques « gendarmes » dans les haubans et les bastaques1 . Le vendeur me prévient que le moteur British Anzani 5 CV est capricieux, mais increvable.
Je n’ai pas d’équipage en vue. Laissant donc le Requin là où il est, j’emprunte un petit voilier pour passer en mer des vacances bien sages : Saint-Martin-de-Ré, Port-Breton, Le Palais, Lorient, Concarneau (mon port d’attache). Entre Belle-Ile et Groix, quelques difficultés pour prendre un ris et le garder par force 6. Ensuite les Glénans, l’Odet, Le Guilvinec…
À la rentrée, je bricole quelques samedis sur mon acquisition, qui me coûte 50 francs par mois, à verser à l’occupant du « house boat ». Il ne m’accorde qu’une attention distraite, mais possède par contre deux superbes chiens qui ne me reconnaissent jamais. Je me mets en quête d’un endroit plus accueillant et si possible moins sale.
Un ami, grâce à qui j’ai commencé à naviguer, me rappelle que la brillante école dont nous sommes issus a un club aux Mazières, à Draveil (en amont de Paris). Il faut donc amener le bateau là-bas.
Nous partons d’Issy-les-Moulineaux à sept heures un dimanche matin d’octobre, avec le British Anzani sous le bras, une réserve d’essence, le Guide de la navigation fluviale et tout notre naïveté. Le moteur démarre au dixième coup plein gaz. Il n’y a pas de marche-arrière ni de coupe-circuit ; il faut arracher le fil de la bougie pour que tout s’arrête.
J’évite d’assez peu les basses branches des arbres de l’île Saint-Germain, et nous voilà en pleine Seine. Le bruit est tel que nous ne nous entendons plus. Les berges commencent à défiler, bordées de péniches chargées de sable. Nous commençons à respirer plus librement, quand plusieurs ratés se produisent. C’est la panne. La vitesse diminue, l’étrave hésite et pique vers la rive gauche à bout d’erre.
Mon frère Alain, grand aviron à la main, campé à cheval sur le mât en avant du capot, s’apprête à l’accostage, pas très rassuré. Tout à l’arrière, mon cousin Raymond manipule le carburateur et vérifie l’arrivée d’essence. Il me demande de boucher l’arrivée d’air du carburateur avec ma main.
Le moteur repart, mais nous ne dépasserons pas, ce jour-là, le Garigliano. Nous retrouvons notre poste de départ à la nuit tombante, après avoir calé de multiples fois. Le retour a été très long, car il a fallu faire le tour de l’île Saint-Germain et virer devant l’île Seguin.
Nous attendons quinze jours pour le deuxième essai, car entre-temps Raymond court un rallye. Persuadé que le mécano qui a révisé le moteur est un âne, il prend l’affaire en main. Il connaît un garagiste. Un vrai.
Nous ne réussissons toujours pas à démarrer. À force de tirer sur la corde, nous faisons environ deux mètres. Piqué au vif, Raymond revient huit jours plus tard avec une provision de bougies (de compétition) : des Bosch à culot long.
Cette fois, tout marche bien. Je continue de tenir la barre. Accroupi sur le pont, Alain tend l’entonnoir à bout de bras, et Raymond y vide son bidon de mélange, en essayant de mettre plus de la moitié du liquide dans la cible.
Nous entrons dans Paris. La tour Eiffel, Notre-Dame, vues comme d’un bateau-mouche. Nous sommes les maîtres de notre destin, attentifs à la régularité des pulsations de notre moteur.
Une panne imprévue à la sortie de Paris. On s’amarre contre une péniche à quai. Quelques attouchements et incantations, et le moteur repart comme un coureur de fond anglais attaqué par un Allemand de l’Est.
Bientôt, la première écluse (Port-à-l’Anglais) est en vue. J’avais bien vérifié les jours de chômage des écluses : 11 novembre, Noël, Premier de l’An… Cinq en tout. Mes deux équipiers sont montés aux nouvelles. En levant très haut la tête, j’aperçois deux faces déconfites qui m’annoncent que les éclusiers sont en grève !
L’éclusier voudrait bien, il n’est pas contre les plaisanciers, mais s’il ouvre ses portes avant que nous ayons pu démarrer (il a remarqué que l’Anzani se fait prier), le paquet de noires péniches qui dort en aval aura tôt fait de se réveiller et d’envahir le sas.
Alain débouche le Généra 12 ° (Sud-Oranie), et nous mangeons les mains sales. Bien refroidi, l’Anzani repart du troisième coup. Et en avant, à onze km/h de moyenne. Nous retraversons tout Paris à l’envers, en laissant à bâbord l’île de la Cité, mais en brûlant un feu rouge clignotant. Il faut dire en passant qu’étant donné la nature du bateau (voilier), et la puissance du moteur (5 CV), nous pouvons nous balader sur la Seine sans le moindre permis ou autorisation.
La conclusion d’expert de mon cousin est que la source de nos ennuis réside dans le condensateur. Justement, une société d’informatique m’a proposé de visiter deux ou trois installations en Angleterre. Après les visites, intéressantes d’ailleurs, je me donne toute une journée pour trouver à Londres un condenser (en anglais).
C’est dans l’East End, après avoir fait chou blanc deux fois, que je trouve enfin une boutique disposant de pièces détachées pour British Anziani Super Single HP 5. Mais ces moteurs sont réservés à la clientèle d’Extrême-Orient. Le gars, qui m’a vu venir, me fait payer cher mon snobisme.
La réparation étant faite, il faut choisir une nouvelle date. Mon cousin est très pris par ses rallies. Le troisième homme de l’équipe victorieuse sera donc mon vieil ami Jean-Louis.
Sans histoire jusqu’au Pont-Neuf. Brusquement, sous les jardins de l’Archevêché, là où le courant est le plus fort, le bateau fait deux ou trois tours sur lui-même. Alain réussit à l’amarrer. Je récupère la gaffe tombée à l’eau. Les pêcheurs à la ligne sont très mal élevés, sans doute parce qu’ils ne pêchent rien. Nous avons eu chaud.
Nouveau départ. Nous avons droit à un passage spécial à l’écluse d’Ablon. L’éclusier a failli le regretter, car nous n’arrivions pas à remettre le moteur en route. Passant devant les bidonvilles d’Orly, survolés de près par les Boeing, nous fumons d’énormes Apostolado (provenant d’un fournisseur du roi de Suède).
Nous passons sous le pont de Draveil vers 17 h 45. Ne connaissant pas les lieux, nous dépassons les Mazières et sommes obligés de revenir en arrière. Nous nous amarrons à un corps mort, et mes parents nous récupèrent. Terminé pour un temps.
Maintenant, l’hiver est bien avancé, au point que deux fois par jour l’homme du club se fait un devoir de casser la glace autour du bateau. D’où mon idée de le tirer au sec et de le revernir. Avec un ami, nous prenons un vieux canot en plastique et le faisons glisser sur la glace. Pendant que, passant d’une embarcation à l’autre, je grimpe sur le Requin, le canot, dans un bruit de débâcle, se met à flotter. Nous arrivons néanmoins à faire glisser le mât de notre grand navire jusqu’à la rive.
Pour la suite, je récupère un ber2 dans les sous-sols d’une usine. À quelques centimètres près, il entre dans la camionnette Citroën. C’est du costaud : essieux en fer, carré de 10 cm de section, anciens moyeux d’une charrette basque. Nous débarquons cela sur la petite plage des Mazières, malgré les représentations d’un des animateurs du club.
Pour tirer au sec un bateau quand on a un ber, une plage et des arbres derrière, ce n’est pas compliqué. Il suffit de mettre le ber dans l’eau, le bateau sur le ber, « un tire-fort » entre le ber et un arbre, et de tirer fort. Ma belle-maman, qui joue beaucoup au bridge avec la femme d’un commandant de CRS, me suggère de demander à ce fonctionnaire de me prêter, le temps d’une journée, un engin de traction, force 1,5 tonne. Selon un petit calcul trigonométrique, confirmé par mon ami centralien, cela doit suffire largement.
Et en avant, avec mes deux frères. Un philosophe et un avocat, c’est l’idéal pour la manutention. Mais au bout de trois mètres, alors qu’une bonne partie de l’étrave était sortie, la clavette du tire-fort casse. Nous recommençons huit jours plus tard, avec un palan supplémentaire. Nouvel échec.
Ayant battu le rappel des membres du club de voile de Draveil, nous fixons le prochain rendez-vous au samedi suivant, un peu après Pâques 1971.
Je me souviendrai de ce samedi. Non parce qu’ils réussirent à tirer le bateau hors de l’eau (je dis bien ils et non pas nous). Mais parce que c’est la seule et unique fois, en quatre ans, où le ministre de l’Intérieur, mon patron, a éprouvé le besoin de me voir en personne. Réunion toute la matinée. Seconde réunion fixée à 17 heures, pour calculer la dépense supplémentaire infligée aux collectivités locales par le relèvement du taux de TVA (Me présenter les résultats définitifs sans erreur, les maires en faisant un cheval de bataille).
Mon ami André m’a sauvé deux fois la mise ce jour-là. Quand je suis arrivé à Draveil après la première réunion ministérielle et une course à toute vitesse sur l’autoroute, le bateau venait, venait tout doucement. Les frères D., dans l’eau comme des pontonniers de la Bérésina, soulageaient les essieux. Mon frère et toute la section de voile tiraient sur les cordages et actionnaient les tire-tort de 6,5 tonnes de traction.
L’écorce des arbres en a pris un vilain coup. Pour la décence, j’ai enlevé ma cravate et roulé ma chemise. Peine perdue, l’organisation n’avait pas besoin de moi. Bientôt le Requin, le ber et les roues arrière furent hors de l’eau. Un requin sans mât ne pèse pas plus de 1 800 kg.
Je suis rentré dare-dare place Beauvau. Mon image reflétée dans la glace des WC ne portait aucune trace de mon escapade.
Samedi soir, le ministre et moi-même étions satisfaits.

 

[1] Bastaque : hauban mobile qui retient le mât à l’arrière.
[2] Ber : outil de charpente disposé sous un bateau pour le soutenir durant sa construction ou une réparation.