La dynamique positive de Narendra Modi à l’approche des élections générales de 2024

Par Philippe Humbert
Mars 2023

Ce document peut être rapproché de celui du même auteur qui figure plus haut sous la rubrique « International » du site Montesquieu-avec-nous : « D’un monde bipolaire à un autre – Les trois âges de la diplomatie de l’Inde » (décembre 2021). 

Les prochaines élections législatives générales destinées à élire les députés à la chambre basse du parlement  (« Lok Sabha ») auront lieu en Inde au printemps de 2024. Elles revêtent une grande importance car elles permettront de savoir si le parti nationaliste hindou BJP (« Parti du peuple indien ») et la coalition NDA  (« National Democratic Alliance ») consolideront encore davantage leur domination acquise lors des élections générales précédentes de 2014 et 2019 sous la direction de Narendra Modi, premier ministre, et concrétisée par la majorité absolue détenue au Lok Sabha (303 sièges sur 543).

Au moment où l’Inde devient le pays le plus peuplé de la planète, la 5ème puissance économique, le 3ème pays émetteur de CO2, et assure la présidence du G20, il s’agit  aussi de discerner la stratégie de l’Inde au sein d’une géopolitique mondiale en grande tension.

1) Au début de cette année 2023,  Narendra Modi et le parti BJP conservent un socle électoral important, non affecté par le ralentissement de la croissance, tandis que la crise ouverte par la guerre en Ukraine est l’occasion d’élargir le rôle de l’Inde sur la scène internationale.

La dynamique positive du parti BJP

Majoritaires au Lok Sabha, le BJP et ses alliés de NDA  contrôlent les assemblées et pouvoirs exécutifs de 14 États de l’Union  sur 28, dont la population est de 583 millions ( 41 % de l’ensemble du pays ). La séquence récente des élections régionales en 2021/2022 a été dans l’ensemble favorable à NDA malgré un contexte très difficile (crise sanitaire, récession, violences communales…). En décembre 2022, le BJP renforçait  encore sa position au Gujarat, détenue depuis 27 ans, « laboratoire » de sa stratégie de terrain, en enlevant 156 sièges sur 192, succès un peu terni par une alternance dans l’Himachal Pradesh (40 sièges pour le Congrès, 25 pour le BJP, mais à égalité de voix (43 %). Fort de son socle électoral, le premier ministre omniprésent sur la scène médiatique et son parti dictent le tempo face à une opposition (Congrès, AAP, partis régionaux) divisée.

Le déclin du parti du Congrès s’est poursuivi en 2022 avec une défaite humiliante au Gujarat et la surprenante victoire du parti AAP (« parti de l’homme ordinaire ») à ses dépens au Penjab, réduisant encore son assise locale. En réaction, le Congrès a pris deux initiatives : porter à sa présidence un non- membre de la famille Gandhi, une innovation sans précédent, en la personne de Mallikarjun Kharge, un « dalit « du Sud  (intouchable), respecté et bon orateur, et le lancement d’une grande marche (« Yatra ») de 3500 km  depuis le sud de l’Inde jusqu’au Cachemire, conduite par Rahul Gandhi, rappelant la fameuse marche du sel du Mahatma Gandhi en 1930.

Le jeune parti AAP d’Arjin Kejrival créé en 2013 est influent uniquement dans son Etat de naissance, Delhi. Il a percé au Penjab grâce aux émeutes paysannes de 2020/2021 et a fait une petite entrée à l’assemblée de Goa.

Les partis dits régionaux, TMC (All India Trinamool Congress) au Bengale, le DMK (Dravidra Munnetra Kazhagam)  au Tamil Nadu, le BRS (Bharat Rashtra Samithi) au Telangana, le CPI (M) (Communist Party of India) au Kerala et autres sont puissants dans leur État sans avoir progressé vers la constitution d’un front commun anti–BJP au plan national.

La perspective d’une  croissance économique autour de + 6/7 % en 2023/2024  a conduit au choix d’un budget de  stabilité  et de consolidation.

Après la très forte contraction du PNB en 2020/2021, due à la crise sanitaire, 2021/2022 a connu un net rattrapage (+ 8.7 %),  mais le rythme a progressivement ralenti au cours de l’année. La croissance est estimée à 6.8 %  pour l’exercice 2022 / 2023, un taux élevé par rapport aux grandes économies mondiales, mais inférieur aux besoins propres de l’Inde pour tirer avantage de sa démographie (12 millions d’arrivants chaque année sur le marché du travail

La synchronisation de l’économie indienne avec celle des pays développés constatée au moment du rebond de 2021 / 2022, le ralentissement des perspectives mondiales en 2023 , les incertitudes fortes de la géopolitique conduisent à retenir un plafonnement de la croissance de l’Inde autour de 6.5 % pour 2024 et 2025 . C’est dans ce contexte que le budget de l’Union pour 2023 /2024  a été construit et présenté le 1er février.

Ce budget de continuité prévoit peu d’innovations et aucune réforme d’ampleur d’ordre fiscal, financier ou social. Il vise la stabilité et à ramener  le déficit public fiscal de l’Union  à 5.9 % du PNB, en tirant parti des fortes progressions des ressources fiscales liées au plein effet de la TVA en période de hausse des prix et  d’un arbitrage entre un allégement de l’impôt sur le revenu des classes moyennes, une forte hausse des investissements publics  et  des économies sur les grands programmes sociaux .

L’allègement de la fiscalité directe a un objectif politique et aussi vise à soutenir la consommation, principale moteur de la croissance, amoindrie par la hausse des prix initiée par la guerre en  Ukraine qui devrait se maintenir autour de 6% (« core inflation » hors énergie) sous l’effet de la politique prudente de la « Reserve Bank of India ».

 Le choix stratégique du budget est de prévoir une hausse de 33% des investissements publics, des dépenses d’infrastructure et des chemins de fer (« capital expenditure ») destinée à entrainer un rebond  des investissements privés (construction, industrie), qui sont peu dynamiques sauf dans certains secteurs (énergies renouvelables, aviation civile, numérique, automobile)

Il est attendu de cet effet de stimulation par les investissements la possibilité de mettre fin au pic de dépenses sociales organisé pour compenser la crise du covid, d’où une forte réduction des grands programmes sociaux comme le MGNREGA (National Employment Guarantee Scheme) qui apportent directement des  compléments de revenu.

À l’image de tous les budgets précédents, l’absence délibérée de toute priorité pour                        l’éducation et la santé ne prépare pas le pays  à faire face aux  trois défis structurels : celui du marché de l’emploi marqué par un fort chômage diffus bien supérieur au taux de 7.8 % officiel – le secteur industriel étant incapable de compenser l’exode rural et les services étant créateurs d’emplois  dans l’IT, la finance et les banques pour des travailleurs formés ; le défi  du développement, l’Inde se situe au 135ème rang mondial pour l’index composite rassemblant les indicateurs de santé, d’éducation et de capital humain ; le défi  des inégalités de revenu et de patrimoine non corrigées par les mécanismes de redistribution et les programmes sociaux.

S’abstenant de toute mesure « populiste »  (probablement différée à l’approche des élections de 2024) et s’en remettant à la maîtrise des « fondamentaux » (déficit public, endettement), le gouvernement de Narendra Modi  donne l’impression de jouer sur la performance macro- économique du pays  et l’image globale de la 5ème puissance mondiale.

 Le «  multi- alignement » de sa diplomatie accroît le rôle de l’Inde dans la crise géopolitique actuelle.

Théorisée par le ministre des affaires étrangères S. Jaishankar en 2020, cette approche va bien au-delà du rejet de toute alliance qui est depuis des décennies la marque de la diplomatie de l’Inde. Elle n’est pas non plus un simple avatar du « non- alignement nehruvien » hérité de Bandung et fondé sur les valeurs  gandhiennes de non-violence. Il s’agit là d’une realpolitik assumée au nom des intérêts nationaux, qui se déploie tous azimuts  pour, selon S. Jaishankar, « engager l’Amérique, gérer la Chine, cultiver l’Europe, rassurer la Russie, faire participer le Japon, attirer les voisins, étendre le voisinage… »

Dans cet esprit, l’Inde multiplie les grands écarts sur la scène mondiale. D’un côté, elle est membre du groupe des pays émergents (BRICS) ; elle a adhéré à l’OCS (Organisation de Coopération de Shanghaï), pilotée par la Chine qui se pose en promoteur d’un nouvel ordre mondial ; elle s’associe en septembre 2022 à un exercice militaire conjoint « Vostok 2022 » avec la Russie et la Chine en Extrême Orient.

Dans le même temps, l’Inde est membre du Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (QUAD) aux côtés du Japon, de l’Australie et des USA et participe au projet IPEF (« Indo Pacific Economic Framework »)  lancé en septembre 2022 à Los Angeles avec 13 pays sans la Chine. Elle voit d’une manière favorable les  initiatives européennes se développer dans l’Indo-Pacifique (« AUKUS » avec la Grande Bretagne, coopération de sécurité avec la France) en liaison avec le Japon, la Corée du sud.

Se superposent ainsi plusieurs objectifs : le plus important est de contenir la Chine, la vraie seule menace  pour les intérêts vitaux indiens ; le second est de mener aux côtés de la Chine et de la Russie une campagne de remise en cause de l’ordre mondial censé être dominé par les Occidentaux ; le troisième est de maintenir le partenariat avec la Russie, pour sécuriser les fournitures militaires russes  et espérer utiliser la Russie pour modérer la Chine dans les contentieux territoriaux et la rivalité stratégique  avec l’Inde .

Malgré ses aspects négatifs pour l’Inde (un rapport de force sino-russe encore plus favorable à la Chine, une présence chinoise grandissante en Asie Centrale, la hausse des prix de produits vitaux ), l’Inde n’a pas condamné l’agression russe, ne participe pas aux sanctions, bénéficie du pétrole russe vendu au rabais, alors que ses partenaires occidentaux sont la source principale des technologies, des investissements, des débouchés commerciaux dont elle a besoin (excédents commerciaux avec les États-Unis et l’UE, déficit de 80 milliards de dollars avec la Chine)

Depuis  le 1er décembre 2022, l’Inde assure la présidence du G20 qui est divisé entre la coalition occidentale pour la défense de l’Ukraine, étendue désormais aux alliés eurasiatiques (Japon, Corée du Sud, Australie) à la faveur d’une interconnexion avec l’OTAN, le camp « révisionniste » mené par Chine et Russie, et un ensemble de pays qui répugnent à prendre parti. C’est une heureuse circonstance pour le gouvernement de Narendra Modi à la veille d’une séquence électorale très active.

2) Les stratégies du BJP et des oppositions d’ici mai 2024

Des élections régionales sont prévues courant 2023 dans 9 États de l’Union qui envoient 116 députés au Lok Sabha. Les résultats de ces élections dans des États du Nord-Est (Tripura) et du sud (Karnataka) en dehors du berceau de l’Hindi Belt, cœur électoral du BJP, auront une portée particulière dans la perspective de 2024, même si les électeurs ne votent pas nécessairement dans le même sens pour des élections locales ou nationales.

L’idéologie de « l’Hindutva » (Hindouité)  sera en 2023/2024 le fil directeur de l’action du gouvernement  de Narendra Modi.

Ce concept éprouvé avec succès depuis les élections de 2014 est la vision d’un État majoritaire hindou fondé sur la domination de l’hindouisme dans l’ensemble de la société et vis-à-vis des autres communautés (musulmans, chrétiens, bouddhistes). Il a inspiré des initiatives majeures au niveau fédéral de l’Union (cf. la suppression de l’autonomie constitutionnelle du Jammu-Cachemire en 2019, le Civil Right Act en 2020) et se démultiplie dans les Etats à direction BJP (cf. l‘adoption par 11 Etats d’une législation visant les chrétiens soupçonnés de convertir des hindous, qui pourrait être généralisée dans tout le pays)

2023 sera jalonné  par l’acte à portée symbolique national de la reconstruction d’un temple hindou sur le site de la mosquée détruite en 1992 par des activistes hindous à Ayodhia (Uttar Pradesh) qui doit être ouvert au public, opportunément, au début de 2024.

Sous la pression des organisations hindouistes, une autre bataille pourrait être engagée en 2023 en vue de l’établissement d’un code civil uniforme (mariages, héritage, statut des femmes). Soutenu historiquement par les progressistes au nom de l’égalité, ce projet risque d’être instrumenté pour homogénéiser des domaines entiers du droit civil autour des valeurs hindouistes au détriment des us et coutumes d’autres communautés.

Parallèlement, le BJP, fidèle à son volet « welfariste », tient sur les terrains de conquête, notamment dans les États du Sud culturellement hostiles un discours de « good will » apaisé, en apparence  apolitique, visant à se présenter comme un bon serviteur pour le bénéfice de tous. C’est sous cette bannière que le BJP a lancé en janvier 2023 une campagne multiforme dans 60 circonscriptions électorales détenues par l’opposition, s’adressant sans distinction à toutes les minorités négligées, des musulmans pauvres aux populations tribales.

Dans le même temps, la présidence du G20 par l’Inde  fournit à Narendra Modi une occasion exceptionnelle d’exalter les vertus du nationalisme, autre volet de l’« hindutva » et la fierté de l’influence grandissante d’une Inde courtisée sur la scène mondiale. 

Tout en restant à distance de l’affrontement entre la coalition de soutien à l’Ukraine et la Russie/Chine, Narendra Modi s’est placé en porte- parole et interlocuteur des pays en voie de développement, à la recherche d’un nouveau multilatéralisme échappant à la prééminence historique de l’Ouest. Dès janvier 2023, le premier ministre invitait 120 pays du « Global South » à une visio-conférence aux thèmes fédérateurs : la crise sanitaire et les vaccins, le changement climatique et le financement de l’adaptation par les pays riches, la diffusion des technologies de l’énergie solaire et la promotion de l’Alliance solaire Internationale – organisation internationale dont le siège est à Delhi –  l’élargissement du rôle des pays émergents dans les institutions internationales (FMI, BIRD…), selon une approche à l’allure altruiste visant aussi de se différencier des objectifs commerciaux, financiers et militaires des «Nouvelles  routes de la soie » de Xi Jinping.

Nul doute que la mise en scène et le déroulé de la présidence du G 20 jusqu’à la clôture prévue en septembre 2023 à Delhi seront portés au crédit du premier ministre, même si les enjeux, les risques et le réalisme ou non des positions indiennes ne sont pas perçus par la masse des électeurs.

A 16 mois des élections, la stratégie des oppositions n’est pas définie.

Le « bulletin de santé » du Congrès est une première incertitude. Ce parti reste le grand parti national, face au BJP : en 2019, il présentait des candidats dans 403 circonscriptions, gagnait 52 sièges, était placé second dans 196 circonscriptions, avec une part des voix de       19.5 %. Face à un risque existentiel lié aux défaites successives aux élections régionales, l’initiative inédite de la marche de 3500 km se terminant le 31 janvier 2023 à Srinagar où avaient été invités 21 partis d’opposition n’a pas provoqué à elle seule un retournement de la situation, tant les problèmes d’organisation (centralisation, absence de démocratie interne, personnalisation), de ligne politique et de leadership sont profonds et anciens.

Ensuite, les oppositions hésitent entre deux stratégies différentes :

  • La constitution avant les élections d’un front uni anti-BJP, associant tous les grands partis d’opposition dont, question ouverte, le Congrès ou non, derrière un chef présenté comme le futur premier ministre et un programme minimum accepté par tous. Encore faudrait-il pouvoir arbitrer les rivalités de personnes et définir une plate-forme commune.
  • Une autre option serait que les partis d’opposition  partent à la bataille séparément, sur leurs points forts,  et d’agréger ensuite les sièges gagnés pour former une nouvelle majorité au Lok Sabha, conduite par le leader du parti le plus performant.

Les 9 élections régionales de 2023 devraient éclairer la stratégie des opposants au BJP en vue de 2024, en fonction du rapport de force sur le terrain et des initiatives du gouvernement.

3) L’ « Hindutva » sans partage, un danger pour la démocratie indienne 

 Portés par une dynamique positive à l’intérieur comme à l’extérieur, le premier ministre et le parti BJP vont poursuivre leur stratégie de conquête centrée sur la vision d’un État majoritaire hindou et de sa domination idéologique et culturelle sur les segments minoritaires de la société indienne.

Une légitimité recherchée par les élections  sous influence 

En surplomb des divisions multiples de la société indienne, cette vision a vocation à rassembler tous les hindous  et à traduire ce fait majoritaire numérique et ethnique lors des élections (le groupe des 303 députés BJP du Lok Sabha ne compte aucun musulman). Pour autant, le BJP n’entend pas porter atteinte au rythme, formel et encadré par la puissante Commission électorale, des élections qui jalonnent continuellement et polarisent la vie politique indienne au niveau national, régional et municipal.

Le BJP et ses alliés sont d’autant plus enclins à respecter la démocratie représentative qu’ils disposent de moyens d’influence très puissants : l’omniprésence personnelle et le charisme de Narendra Modi, le soutien de l’appareil de l’État central, les concours financiers des milieux d’affaires et des plus grands groupes privés comme ceux de Gautam Adani et de  Mukesh  Ambani dans le cadre du « capitalisme de connivence » observé par des analystes , les médias et les réseaux sociaux. Plus largement, des moyens d’intimidation sont utilisés à l’encontre des journalistes via des dispositions comme l’ « Unlawful Activities Prevention Act »  et le « Prevention of Money Laundering ». La censure récente d’une série de la BBC sur les pogroms anti musulmans de 2002 au Gujarat est une autre illustration de ce climat répressif qui met en danger la liberté de la presse. L’image du « double engine »  employée par le premier ministre pour qualifier les vertus de l’alignement d’une majorité BJP dans un État avec la majorité BJP au Centre symbolise la collusion partisane entre l’Union et les États à direction BJP.

Une mise sous tension constante de la société par un hindouisme intolérant et dominateur.  

Le projet de l’instauration d’un code civil uniforme et les législations anti conversions qui visent et punissent les chrétiens soupçonnés de vouloir convertir des hindous illustrent cette volonté de réduire pluralisme et diversité interreligieuse à partir de dispositions juridiques. Le même objectif est recherché dans la vie quotidienne par la création d’un climat de violences, d’intimidation, de controverses, autour d’incidents plus ou moins réels ou spontanés, et par les réseaux locaux de la mouvance fondamentaliste hindoue, accompagné de critiques mettant en cause l’indépendance des autorités judiciaires.

A l’échelle d’un pays de 1.4 milliard d’habitants, on ne peut parler d’un phénomène général  et uniforme. La situation concrète en Uttar Pradesh, dirigé par un chief minister fondamentaliste ou au Gujarat fief du premier ministre est très différente  de celles du Bengale occidentale, du Tamil Nadu ou du Kerala pour des raisons tenant au parti au pouvoir, à la qualité de la société civile, aux contre- pouvoirs  culturels.

Soucieux de leur image au sein du G 20, Narendra Modi et son gouvernement vont s’efforcer dans les mois qui viennent de ne pas provoquer les critiques internationales  par des initiatives voyantes à leur niveau. Mais il est probable que la corrosion  de la démocratie indienne va continuer et même s’accentuer selon les résultats des élections régionales de 2023 et à l’approche de celle, décisive, de 2024, tant il est vrai que « l’hindutva » est au cœur de l’identité du parti au pouvoir à Delhi et dans les États de l’Union dirigés par le BJP/NDA.

D’un monde bipolaire à un autre, les trois âges de  la  diplomatie de l’Inde

Par Philippe Humbert
Décembre 2021 

      Depuis 1947, le fil rouge de l’Inde indépendante  est l’autonomie stratégique, le refus de toute alliance  politico-militaire, la liberté de choisir sa voie dans le monde.

     Dans le monde bipolaire de la guerre froide , le mouvement des « non-alignés »  forgé à la conférence de Bandung en 1955 a permis à l’Inde de ne pas avoir à choisir entre le bloc oriental et le camp occidental. Elle développe alors une diplomatie universaliste, idéaliste, moralisatrice aux côtés du colonel Nasser, du premier ministre Chou-en-laï, du président Soekarno et autres leaders du tiers monde partageant le même anti-colonialisme , tout en récusant pour elle-même une alliance formelle avec le parrain soviétique et allant jusqu’à aider la Chine communiste à devenir membre du conseil de sécurité de l’ONU .

   Ce premier âge  de la diplomatie indienne est fracassé en 1962 par le conflit avec la Chine, suivi des guerres avec le Pakistan devenu une puissance nucléaire soutenue par la Chine, en 1965 et en 1971. Ces conflits conduisent à la création du Bangladesh. La dislocation de l’URSS en 1991 marque la fin de la polarisation de la guerre froide. L’Inde perd un partenaire majeur, son principal fournisseur d’armement et l’inspirateur, pendant plus de quatre décennies, de l’organisation de son  économie. D’où, en en cette même année 1990/91, une crise financière très grave.

S’ouvre alors une nouvelle période pour la diplomatie indienne. L’Inde ne croit pas à « la fin de l’histoire » au sein d’un monde unipolaire. Elle milite pour un monde multipolaire  et se met à la recherche de la puissance sur tous les plans. Un train de réformes économiques engage une libéralisation interne et externe, douze ans après Deng Xiao Ping en Chine, qui conduit à une vive accélération de la croissance. Une diplomatie régionale de bon voisinage s’élargit à un arc allant d’Afghanistan  à l’Indonésie, et tente de reconstituer  le faisceau culturel de l’hindouisme. L’Inde déploie des initiatives tous azimuts auprès  des pays développés, investisseurs et apporteurs potentiels de technologies civiles et de défense.  Des essais nucléaires ont lieu en 1998, démontrant une capacité connue dès 1974.

 Au tournant des années 2000 l’Inde se place à l’intersection des grands enjeux internationaux identifiés par le G20 : l’Inde n’est pas  signataire du traité de 1970 sur la non- prolifération des armes nucléaires, mais est de facto associée au « club nucléaire » ; l’Inde est impliquée dans la problématique de la lutte contre le terrorisme et l’insécurité maritime dans l’océan Indien aux côtés d’autres pays dont la France ; le dérèglement climatique lui donne un pouvoir d’influence grandissant au fur et à mesure des COP , car 3ème pollueur mondial après les États-Unis et la Chine , l’Inde est à la fois une victime et un acteur des solutions. L’Inde contribue au succès de la COP 21 à Paris mais aussi aux résultats plus mitigés de la COP 26 de Glasgow (l’objectif consistant à couvrir 50% des besoins électriques du pays à partir d’énergies renouvelables en 2030, et à atteindre la neutralité carbone en 2070). La crise sanitaire est l’occasion, inaboutie, de tenter de jouer un rôle positif par la fabrication à grande échelle  de vaccins et leur diffusion dans le monde, avant d’être rattrapé par l’énormité des besoins nationaux.

Par une ironie de l’histoire, l’Inde risque de connaître de nouveau les problématiques compliquées d’un monde bipolaire structuré par la rivalité « systémique «  entre les USA et la Chine.

Cette rivalité, dont la mise en scène n’est pas dénuée d’arrière- pensées des deux côtés, n’est plus seulement idéologique et militaire comme au temps de la guerre froide. Elle est géostratégique, technologique, économique et culturelle. De ce fait, elle place l’Inde dans une situation complexe et multidimensionnelle.

Au fond, on peut soutenir que l’Inde, sur les plans historique, idéologique (capitalisme indien, diaspora puissante et riche aux USA ), institutionnel ( une constitution « Westminster »), politique       (démocratie, même sous tension ) fait partie du « monde occidental ». C’est avec les pays européens,  les États-Unis, Israël que l’Inde a des relations dans les domaines les plus sensibles des technologies militaires, du renseignement, de la lutte anti-terrorisme, de l’industrie spatiale, de l’univers cyber  et aussi sur le plan de la culture, des arts, de la littérature. Le partenariat ancien avec la Russie est un contre-exemple imparfait car limité d’une part à des échanges commerciaux qui n’ont jamais prospéré, d’autre part à un pacte militaire important mais pas différent par nature de ce qui existe avec les États-Unis, la France ou Israël. Le constat en a été fait à nouveau lors de la visite du président Poutine à Delhi le 7 décembre 2021.

L’inde doit faire face à l’activisme multiforme de la Chine : les tensions frontalières, le « collier de perles «  des bases navales, les routes de la soie, l’alliance sino -pakistanaise en Afghanistan (un échec de l’Inde partagé avec les États-Unis). Étant aux premières loges de la montée en puissance de la Chine, elle est incitée à s’engager dans les initiatives destinées à la contenir dans le cadre de la stratégie dite indo-pacifique, mise en œuvre par différents grands acteurs :   la coalition du «  SQUAD » qui réunit l’Australie , le Japon aux côtés des États-Unis ; les actions pilotées par l’UE avec l’ASEAN, orientées vers le commerce , la connectivité , les droits humains , la sécurité maritime ; le partenariat bilatéral franco-indien ( exercices militaires communs , accès aux hautes technologies , facilités d’escale à Djibouti .. )

Mais si l’Inde peut avoir intérêt, pour sa propre sécurité et comme «  levier «  dans ses relations avec l’Occident, à rallier la stratégie anti-chinoise initiée par D. Trump et continuée par Joe Biden, sa position géographique et surtout l’énorme déséquilibre de puissance avec la Chine ( dont le PNB est cinq fois supérieur ), son premier partenaire commercial ,définissent des limites, indépendamment de la qualité de la relation bilatérale indo-américaine un peu assombrie par le contentieux  américano-russe. Par ailleurs, le tropisme de la Russie vers la Chine (dont le PNB est dix fois supérieur à celui de la Russie) réduit les marges de manœuvre de l’Inde vis-à-vis de la Chine par Russie interposée.

La participation de l’Inde au « sommet pour la démocratie » les 9 -10 décembre 2021, à l’initiative de Joe Biden, il est vrai au sein d’un aréopage hétéroclite, montre bien dans quel monde l’Inde est vue et se voit par rapport à la Chine, principale nation exclue.

Dans le monde bipolaire du 21ème siècle , plus fluide et pluraliste que celui du bloc oriental opposé au camp occidental, et où existe une gamme de fidélités et d’appartenances,  l’Inde aura moins de difficultés à concilier son arrimage à l’Ouest avec son souci traditionnel d’autonomie et trouvera avantage à conserver des canaux de relation  différenciés en Europe dans tous les domaines.

Au- delà des jeux diplomatiques,  l’Inde sauvegardera d’autant plus efficacement ses intérêts extérieurs face à la Chine qu’elle progressera dans la solution de  ses gigantesques défis économiques et sociaux  et maintiendra une démocratie pluraliste à l’intérieur.