Par Nicolas Saudray
Janvier 2025
Il y a bien longtemps, au théâtre du Rond-Point, j’avais assisté avec un vif intérêt à une représentation, par la Compagnie Renaud-Barrault, de la version scénique du Soulier de Satin, de Paul Claudel. Cette version résulte d’un sérieux élagage opéré par l’auteur sur les conseils de Jean-Louis Barrault lui-même. Or voici que la Comédie française, intrépide, redonne la version intégrale, d’une durée de sept heures. Il est consolant qu’à notre époque, une telle œuvre, comportant un tel nombre de personnages, puisse être montée, alors que la majorité du grand public, si elle daignait s’y intéresser, la jugerait sans doute ringarde et incompréhensible.
Plutôt que de me mobiliser durant sept heures, j’ai pris le parti de relire l’intégralité. L’histoire principale est celle qu’a vécue Paul Claudel : son amour pour une femme mariée, rencontrée sur le paquebot qui le menait à Fou-Tchéou, ville où il allait prendre ses fonctions de consul de France. Cette aventure, transcendée, l’auteur l’a racontée deux fois. D’abord d’une façon simple, dépouillée et prenante, dans Partage de Midi. Ensuite, par cette immensité foisonnante qu’est le Soulier de Satin. Mais ce n’est que l’intrigue centrale de la pièce, traversée par d’autres, ce qui fait du Soulier un monument baroque. Claudel en a écrit l’essentiel alors qu’il était ambassadeur à Tokyo.
La pièce peut être vue comme un balancement de l’Afrique vers l’Amérique, et retour. Prouhèze et Rodrigue se sont rencontrés une ou deux fois, mais d’une manière ineffaçable. Prouhèze, quel drôle de nom ! Prouesse ? Claudel nous apprend à l’occasion qu’elle est française, et qu’elle a même un accent franc-comtois. Nous qui la prenions pour une Espagnole typique ! Cela dit, son hérédité gauloise n’influe guère sur son comportement. Elle vit à Mogador, préside espagnol (en vérité portugais, mais à l’époque les deux pays sont unis). Aujourd’hui Essaouira, sur la côte atlantique du Maroc. Le gouverneur, Don Camille, est un renégat, passé à l’islam, qui subsiste en ménageant les deux camps. Prouhèze semble lui avoir été mariée de force. Elle confie à un navigateur de passage une lettre à Rodrigue, lui demandant de la rejoindre. Et pendant dix ans, la « lettre à Rodrigue » passe de main en main, de continent à continent, avant d’atteindre son destinataire. Incroyable Claudel !
Mais cette missive, Prouhèze l’a d’une certaine manière reniée en offrant à la Vierge un ex-voto, l’un de ses souliers de satin, et en la priant de l’aider à toujours marcher dans la voie droite.
De son côté, Rodrigue a été durant dix ans vice-roi des Indes – donc gouverneur de l’Amérique espagnole. Sa devise : Je suis venu pour élargir la terre. Il revient vers l’Europe, fait escale à Mogador. Prouhèze vient le voir à bord. Opportuniste, Don Camille est prêt à la laisser partir avec lui. Elle refuse, sans doute pour respecter son vœu à la Vierge. Le mariage avec un renégat était-il donc valable ? Peut-être a-t-il eu lieu avant l’abjuration de Don Camille. Plus profondément, et on sent là l’influence du Tristan de Wagner, le refus de Prouhèze relève d’une vision selon laquelle le grand amour ne s’accomplit que dans la mort.
Rodrigue repart sans Prouhèze. Après quelque temps, le roi d’Espagne le disgracie, pour une raison qui ne nous est pas indiquée, mais qui tient à la vanité des choses humaines. Il gagne sa vie en vendant des images pieuses aux pêcheurs de la côte espagnole. Un moment, quand même, le roi le rappelle pour lui confier le gouvernement de l’Angleterre, qu’il croit conquise par l’Invincible Armada. Espoir évidemment déçu, et le roi fait enchaîner Rodrigue qui s’est montré réticent. Notre héros continue quand même sa navigation pieuse, et c’est alors qu’il apprend la mort de Prouhèze.
Comment dénouer une telle intrigue ? Rodrigue a eu une fille, Marie de Sept-Épées. De quelle mère ? On ne sait. Cette amazone rejoint la flotte de Don Juan d’Autriche, qui va empêcher les navires turcs d’envahir la Méditerranée. La victoire de Lépante se profile à l’horizon. Et le rideau tombe.
Le tragique de cette histoire n’empêche pas un fourmillement de personnages ridicules, qui soutiennent des théories absurdes, comme celle-ci : C’est le trou qui peu à peu a fabriqué le canon. L’auteur les fait même nager sur la scène. Un jour, dit-on, marchant dans la rue, il a cru voir, en la vitrine d’une librairie, un ouvrage de sa plume orné d’une banderole Claudel, génie comique. Ravi, il s’est approché. Ce n’était que Claudel, génie cosmique. Et il est reparti déçu.
Avouons-le. Tous ces acteurs, principaux ou secondaires, sont magnifiquement bavards. Il faut, pour les supporter, les sortilèges de la mise en scène.
Notre pays n’est pas seulement un jardin à la française. Racine, La Fontaine, Voltaire, oui, très bien. Mais aussi des énormités baroques, Rabelais, Hugo, Claudel. En peinture ou en gravure, Daumier, Albert Robida. En architecture, Hector Guimard et Jean Nouvel. En musique, Messiaen.