Retour sur Maurice Ravel

Septembre 2024
Par Nicolas Saudray

Maurice Ravel, sans enfants, avait légué ses droits d’auteur à son frère Édouard, qui les avait transmis à sa gouvernante, laquelle les avait fait suivre à des membres de sa propre famille. D’où, pour les intéressés, une abondante ressource, dont environ 135 000 € par an pour le seul Boléro. Ravel, toujours assez serré aux entournures, aurait bien aimé percevoir cette manne !

Or cette dernière œuvre est tombée dans le domaine public en 2016. Pour continuer d’en profiter quand même, les héritiers ont plaidé que, le Boléro étant à l’origine un ballet, et la chorégraphe, Bronislava Nijinskaïa, épouse du danseur Nijinsky, étant décédée bien après Ravel, c’est la date de sa mort à elle qui vaut référence, ce qui reporterait la date fatidique à 2051.

Le tribunal judiciaire de Nanterre vient de rejeter cette thèse : les droits en cause ayant été produits, non par la chorégraphie, mais par la musique, dont Ravel était le seul auteur, la date de 2016 a été confirmée.

Par une curieuse coïncidence, les éditions Fayard ont réimprimé cette année la biographie de Ravel par Marcel Marnat, qui fait autorité. Grâce à elle, les lecteurs d’aujourd’hui peuvent se familiariser avec l’homme et son œuvre, replacés avec pertinence dans leur environnement culturel et même politique.

Ravel a souvent été qualifié d’horloger suisse, à cause de la précision de son art. La référence est fort approximative. Le grand-père paternel de Maurice, un boulanger installé à Versoix près de Genève, était savoyard. Cela dit, il avait épousé une fille du pays. Leur fils, père du compositeur, est un ingénieur inventif, qui vit à Paris, et dont les inventions, hélas, font fiasco.

Même approximation du côté maternel. Ravel est volontiers considéré comme basque. Sa mère, en effet, était basque et parlait un peu la langue. Né à Ciboure près de Saint-Jean de Luz, Maurice, en son enfance et sa jeunesse, n’avait guère fréquenté le pays. C’est durant sa maturité qu’il a pris l’habitude d’y faire des séjours. En fin de compte, Maurice était savoyard pour un quart, suisse pour un autre quart, et basque pour la moitié restante, révélée tardivement.

Taille un mètre soixante-cinq, poids 54 kilos (tombés même à 48 en 1914). On le prend pour un jockey. D’où un complexe d’infériorité qu’il compense par son élégance vestimentaire et par une certaine raideur.

Il est l’élève de Fauré et subit l’influence de Chabrier. Mais sa personnalité se dégage bientôt. Ravel ne se permet aucun sfumato et s’écarte donc du mouvement impressionniste. Ses relations avec son aîné Debussy sont fluctuantes et parfois difficiles. Sa rigueur fait parfois pleurer ses élèves, mais s’applique d’abord à lui-même. Son goût du détail impeccable et son humour parfois sarcastique le font reconnaître entre tous.

Cinq fois de suite, il se présente au Grand Prix de Rome. Cinq échecs. Explication : l’épreuve consiste à composer une cantate mythologique, ce qui l’inspire peu, et on le comprend. La cinquième fois, cependant, le rejet de Ravel fait scandale, car c’est un auteur déjà connu. Le principal responsable, Théodore Dubois, est contraint de démissionner du jury. Ces mésaventures se traduiront, chez Ravel, par une méfiance envers les institutions, voire par un léger penchant anarchiste qui contraste avec sa tenue tirée à quatre épingles.

Il a connu la consécration en 1905, à trente ans, avec ses Miroirs pour piano. Elle se confirme avec, entre autres, son ballet de 1912, Daphnis et Chloé, dont la seconde partie comporte un Lever du jour particulièrement séduisant.

Marcel Marnat restitue avec talent les querelles musicales de l’époque. Le ton des critiques est d’une dureté inimaginable aujourd’hui. Certaines œuvres ravéliennes, qui recueillent aujourd’hui une quasi-unanimité, ont donné lieu à de vives controverses.

Longtemps, Ravel a été le chevalier-servant de sa mère. Sa vie sexuelle semble s’être limitée à des rencontres avec des prostituées. Sans avoir jamais fait de politique, il tend vers le pacifisme. Il insiste néanmoins pour s’engager dans le premier conflit mondial, malgré son manque de kilos. L’Armée lui apprend à conduire et lui confie une camionnette, avec laquelle il participe en 1916 au ravitaillement de Verdun, sur la Voie sacrée. Saluons ! Cette équipée, vécue à l’âge de quarante-et-un ans, est abrégée par une panne de la camionnette puis par une péritonite du conducteur. En mars 2017, le voilà rendu à la société civile. Mais l’horreur qu’il a contemplée pèse sur la suite de son œuvre. Le Tombeau de Couperin de 1919, composé à l’origine pour le piano, comprend six mouvements, dédiés à six amis tués durant la Grande Guerre. La Valse, ballet créé aussi en 1919 d’après une commande de Diaghilev, est en réalité une danse de mort.

En 1920, Ravel refuse la Légion d’Honneur, alors qu’elle figure déjà au Journal officiel, à son nom. C’est à mon sens une suite des échecs au prix de Rome : le compositeur dénie toute valeur aux distinctions venant des pouvoirs publics français. D’où cette remarque cruelle et injuste d’Erik Satie : Ravel a refusé la Légion d’Honneur, mais toute son œuvre l’accepte.

Ravel est alors le plus célèbre des compositeurs français. Cela lui vaut des attaques de jeunes confrères, dont Darius Milhaud, qui le jugent dépassé. Je gage que sa musique durera plus longtemps que la leur. D’ailleurs, Ravel s’intéresse au jazz, à Schönberg. Il n’a rien d’un conservateur étriqué.

Après quelques années assombries par une dégénérescence nerveuse qui l’empêche de composer, Ravel meurt en 1937, à l’âge de soixante-deux ans, et est enterré sans cérémonie religieuse. Sa vraie religion était celle du beau – l’Art pour l’Art.

Quel est son chef d’œuvre ? La richesse et la variété de ce qu’il nous a laissé rendent la réponse difficile. Marcel Marnat avance que ses Trois poèmes de Stéphane Mallarmé, pour une voix et huit instruments (1913) sont une œuvre capitale, la plus confidentielle et la plus haute de leur auteur. Un morceau de dix minutes, qu’on ne nous donne jamais à entendre.

À titre personnel, je signale plutôt deux œuvres, dont l’une constitue le pôle apollinien de l’auteur, et l’autre, son pôle dionysiaque. Le Trio, composé au début de 1914, comprend une exquise passacaille : c’est le dernier mot d’une Belle Époque finissante. Le Concerto pour la main gauche, écrit en 1929-1930 sur une commande du pianiste autrichien Wittgenstein (frère du philosophe), qui a perdu sa main droite par fait de guerre, exprime l’angoisse du dernier conflit, et annonce le suivant, alors que peu de personnes pouvaient alors le prédire. Mais il contient, comme le Trio, un passage enchanteur, qui exprime à la fois l’espoir et le regret.

Je ne saurais quitter Ravel sans citer aussi L’Enfant et les sortilèges, cette fantaisie lyrique créé en 1925, où le génie de Colette rencontre le sien. Cet auteur catalogué comme peu moderne se permet d’introduire dans l’orchestre une râpe à fromage, un fouet, un tam-tam, et d’amplifier les miaulements des chats jusqu’à la tempête. Inimitable Ravel !

Le livre : Marcel Marnat, Maurice Ravel, Éd. Fayard, 1986, réimpression 2024. 828 pages, 34 €.

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