Par Jacques Darmon
Février 2023
Le mouvement de libération sociétale a pris naissance autour des années 1968. Né à Paris en mai 1968, il s’est répandu dans le monde entier (comme le printemps arabe né en Tunisie a essaimé dans tout le Moyen-Orient). En France, il a bouleversé l’université, les milieux intellectuels, l’espace médiatique.
Mais la France profonde est restée étonnamment conservatrice. Les élections de novembre 1968 ont vu le triomphe de la droite traditionnelle. Pompidou, qui succédait au Général de Gaulle, en était l’exemple le plus significatif. Si Giscard d’Estaing a tenté quelques gestes de modernisation (majorité à 18 ans, loi Veil…), les convictions des premiers ministres qui se sont succédé, Barre et Messmer, ne laissaient aucun doute sur l’orientation de la société.
Le véritable tournant est 1981. C’est à ce moment que la génération de 1968 a pris le pouvoir. La société elle-même a évolué rapidement vers des libertés accrues. Les mœurs se sont assouplies. Surtout, un renversement des valeurs est progressivement apparu. La colonisation, fardeau de l’homme blanc, est devenue un crime. Le travail, autrefois valeur fondatrice de la vie humaine, devient un mal nécessaire, et le gouvernement a créé un ministre du temps libre.
À partir de ce moment, les réformes sociétales se sont poursuivies, voire accélérées : le mariage pour tous, la PMA, la dispute du « genre »…
1981 marque également le retournement économique. Alors que la reconstruction de la France après 1945 et les Trente glorieuses avaient marqué une croissance forte (plus de 6% annuel en moyenne) et une amélioration sensible du niveau de vie des Français, à partir de 1980, la France décroche, la croissance ralentit (à 2% puis 1,5% annuel), le niveau de vie stagne, la désindustrialisation commence…
Les historiens débattront de savoir si ce déclin résulte des erreurs politiques françaises (la retraite à 60 ans, les 35 heures, les dévaluations du franc…) ou d’un retournement du contexte économique mondial. Ce qui est certain, c’est que le tournant de la société française se situe en 1981 et non en 1968 !
Les « boumeurs »
Il est devenu usuel de moquer et de critiquer les « boumeurs ».
Il faut d’abord définir ce néologisme. Généralement, on appelle « boumeurs » les personnes nées pendant la période du bébé-boum qui a suivi la deuxième guerre mondiale, donc nées de 1946 à 1975.
Je note l’erreur de calcul des critiques qui reprochent aux « boumeurs » de n’avoir pas su agir rationnellement pendant la période favorable qu’on appelle « les Trente Glorieuses » (1950-1980). Cette période a pris fin avec le renversement économique (lié aux trois chocs pétroliers (1973-1978), vers 1980. A cette date, les plus jeunes des « boumeurs » étaient au berceau, les plus âgés avaient 34 ans. Autant dire qu’aucun d’entre eux (la majorité politique jusqu’en 1978 était à 21 ans) ne se trouvait aux commandes politiques ou économiques. Les « boumeurs » sont les bénéficiaires des Trente Glorieuses ; ils n’en sont pas les acteurs.
Ceux qui ont animé la France pendant ces Trente Glorieuses sont nés avant 1946! Certains sociologues les appellent : « la génération silencieuse ». Ceux-là ont reconstruit la France, ruinée, détruite après la Seconde Guerre mondiale et l’Occupation. Ils ont travaillé dur : 48 heures par semaine, samedi matin compris ; et la retraite à 65 ans, d’un montant souvent en- dessous du minimum vital. Leur niveau de vie était très bas : les cadres gagnaient nettement moins que les smicards d’aujourd’hui (en pouvoir d’achat). L’équipement des familles était rudimentaire: peu de salles de bains, beaucoup de WC sur le palier. Dans les campagnes, l’électrification n’était pas terminée. Ces Trente Glorieuses, ils ne les ont pas trouvées dans leur berceau : ils les ont construites par leur travail (bien fait), par leurs initiatives. Ils ont fondé la puissance économique du pays. Ils ont créé toutes les infrastructures. Ils ont formé tous les grands groupes industriels qui animent l’économie d’aujourd’hui.
Les « boumeurs » ont bénéficié de la croissance économique des Trente Glorieuses : de 1950 à 1980, le PIB de la France a quadruplé en francs constants ! C’est une génération qui a cru que l’opulence était acquise, et qu’il était temps d’en profiter. C’est la génération des 35 heures, des 5 puis 6 semaines de congés payés, de la RTT, de l’État-nounou. C’est surtout une génération qui n’a su ni prévoir l’avenir ni même prendre conscience des immenses transformations qui se déroulaient sous ses yeux. Le sol se dérobait sous ses pieds. Elle ne le voyait pas, toute occupée à jouir de son confort (provisoire). Pour éviter des décisions trop douloureuses, elle a accepté de laisser croître la dette de l’État, le déficit du système de retraites et celui de la balance commerciale.
Les bébé-boumeurs ont su bénéficier des apports de la mondialisation et des technologies nouvelles sans en apercevoir les conséquences : chômage, déclassement, désindustrialisation…Le réveil devait inévitablement être douloureux
Quant aux membres de la génération suivante, qui adresse ses reproches à ces « boumeurs » – sans doute à juste titre car ils en supportent les conséquences – que font-ils pour redresser la situation de la France d’aujourd’hui ? J’entends beaucoup de plaintes, je vois beaucoup de manifestations. Mais je constate que, dans cette génération, nombreux sont ceux qui veulent travailler moins et s’amuser plus, qui se détournent de la chose publique…
Dans la critique des « boumeurs » entre une bonne part de jalousie : trop souvent, ceux qui les accusent en fait leur reprochent en fait de ne pas leur laisser la possibilité de vivre comme eux dans l’euphorie, car l’environnement est moins favorable. Mais cette génération ne semble pas prête à supporter les sacrifices de la « génération silencieuse » !
Cela dit, après avoir repris cette analyse triviale de l’évolution sociologique, je reste sceptique sur la division proposée par certains sociologues entre génération X (1980-2000), et la génération Y (ou millenials). Trop de facteurs différents interfèrent : technologie (informatique puis télécommunications et réseaux), économie (mondialisation et division internationale du travail ; chômage), politique (indépendance nationale, création de l’Europe ou multilatéralisme), sociologie (réformes sociétales…). Ces différentes transformations ne sont pas intervenues en même temps et ne se déroulent pas au même rythme. Il est donc difficile de caractériser des générations entières. Ceux qui s’y essayent (sociologues ou journalistes) se livrent à un jeu amusant mais sans véritable base scientifique. Ils ne sont d’ailleurs pas d’accord entre eux sur les dates précises de ces générations successives !