Par Jacques Darmon
Décembre 2023
Du plus loin que je me souvienne, je fus un enfant heureux.
Ma petite enfance s’est déroulée à Alger – El Djazaïr, les Îles – entre les deux extrémités de l’avenue de la Bouzaréah, au cœur de Bâb-el-Oued, le quartier populaire de la ville.
Je suis né le 12 août 1940, à 23 heures m’a-t-on dit.
Mon père était absent à ma naissance. Affecté d’abord à Marseille, revenu à Alger à la fin de 1940, il fut mobilisé à nouveau en mars 1943 et ne revint qu’en juillet 1945. Ma mère, seule avec un, puis deux enfants (mon frère Claude naquit en août 1942), habitait dans l’appartement de sa belle-mère au 14 de l’avenue de la Bouzaréah, mais vivait le plus souvent possible chez sa mère, au 44 de la même rue, à trois cent mètres de là.
L’appartement de ma grand-mère maternelle que nous appelions Mamy (et que mes enfants plus tard appelleront la Grande Mamy) me paraissait immense. Destiné à abriter une famille de cinq enfants, il était pratiquement vide quand ma grand’mère y vivait seule (avec ma cousine Françoise à partir de 1946). Les deux pièces du fond étaient inhabitées. Très sombres, emplies de vieux meubles et de vieux livres, elles me paraissaient mystérieuses, je n’y entrais qu’avec crainte.
Mon plus ancien souvenir est sans doute un rêve : je me vois dans les bras de ma grand’mère descendant à la cave de l’immeuble du 44 de l’avenue de la Bouzaréah. Ma mère tient Claude dans ses bras. On entend le bruit des sirènes. Tout est sombre. J’ai longtemps cru que le seul moment où les bruits de guerre sont parvenus à Alger était le débarquement américain de novembre 1942. J’avais alors à peine plus de deux ans. Est-il possible que j’aie gardé un souvenir si fort ? Je ne sais, Mais j’ai appris récemment que des bombardements allemands sur Alger se sont poursuivis jusqu’à la défaite de Rommel, début 1944 ! Le souvenir de cette anecdote à quatre ans serait plus vraisemblable
En revanche, j’ai un souvenir précis du 8 mai 1945 : je suis debout, chez ma grand-mère, au balcon de son appartement. Je regarde l’avenue de la Bouzaréah, noire de monde, des Français, des indigènes, tous mélangés. On crie, on chante : la Carmagnole, la Marseillaise, partout des drapeaux bleu, blanc, rouge. La guerre est finie, toute la ville est en fête : la paix est revenue.
Par la suite, quand nous retournions chez ma grand-mère, je passais de longues heures sur ce balcon : situé au deuxième étage, il donnait directement sur la « place des Trois Horloges », ainsi dénommée parce qu’une horloge publique y montrait trois cadrans.
Cette place était au cœur de Bâb-el-oued. Une grande majorité de musulmans, les « indigènes », arabes ou kabyles (ne pas confondre !), qui tenaient tous les magasins d’alimentation, mais aussi une forte minorité juive, en général des commerçants (pharmaciens, droguistes, magasins d’habillement ou de tissus,..) ou des professions libérales (avocats, médecins,…). Les rues étaient grouillantes de monde.
Un tram y faisait un virage délicat (en langage pataouète, on disait : « là où le tram y se tord ») ; les rails crissaient bruyamment ; souvent, la perche déraillait et quittait le caténaire. Le tram s’arrêtait alors et le receveur descendait pour s’efforcer, en tirant sur une corde, de remettre son patin sur le fil électrifié. C’était un spectacle fascinant. Dès que le tram redémarrait, des petits « yaouleds », pieds nus, se précipitaient pour grimper sur les pare-chocs arrière en poussant de grands cris. Je les enviais de se livrer à un sport qui ne m’était pas permis !
La circulation automobile me paraissait considérable : en fait, il passait à peine une vingtaine de voitures toutes les minutes. Un de nos jeux consistait à noter la marque de ces automobiles et à nous livrer à des calculs statistiques aussi compliqués qu’inutiles. Que d’après-midi à compter les « Celtaquatre » et les « Citroën » !
Mon père avait été appelé, en mars 1943, au sein de l’armée d’Afrique. D’abord en opérations au Maroc, il débarqua en septembre 1943 en Corse, puis en avril 1944 en Italie, où il participa à la bataille du Monte Cassino. Il atteignit, avec l’armée du futur maréchal Juin, Saint Tropez le 4 septembre 1944 ; il participa à la libération de Colmar et poursuivit la guerre jusqu’en Allemagne dont il ne revint qu’en juillet 1945.
La légende bien-pensante veut que ce soient les indigènes qui aient constitué l’essentiel de ces recrues algériennes. En fait, il y eut sous les drapeaux exactement le même nombre de musulmans et de pieds noirs : 150 000. Et il y eut le même nombre de pertes dans ces deux communautés : environ 15 000 (un pourcentage énorme !). Mais, dans la population algérienne, les pieds noirs étaient dix fois moins nombreux que ceux qu’on appelait les indigènes.
Dans l’attente du retour de papa, ma grand’mère paternelle nous accueillait dans son appartement au 14 avenue de la Bouzaréah. Enfants, le trajet du 14 au 44 de cette avenue que nous faisions si souvent, Claude et moi, représentera toujours un grand voyage.
Situé sur le même palier que l’appartement de mon oncle Aïzer, son fils ainé, le logement de ma grand-mère paternelle, Meriem qu’on appelait Marie, donnait sur une petite cour intérieure. Il se composait de deux pièces séparées par un couloir qui me paraissait immense (mais quand je le reverrai en 1962, je constaterai qu’il n’avait pas plus que trois mètres !). Ma grand’mère habitait l’une de ces pièces, nous vivions dans l’autre. Cette chambre unique nous servait de chambre à coucher, de salle à manger et surtout de salle de jeu.
J’ai gardé l’image de longues journées passées assis sur le carrelage, entouré de quelques jouets assez frustres : une chaise d’enfant en bois et une grande boite à biscuits en fer blanc qui contenait tous mes jouets : essentiellement une locomotive et un avion en fer. Cet avion a traversé le temps et l’espace : ma mère l’avait encore dans son placard à Paris en 1980 ! La chaise en bois est toujours là. Il y avait aussi un petit chien en peluche (que j’ai gardé précieusement jusqu’à l’âge de quatre ans, quand mon frère m’en a privé pour en faire à son tour son doudou.
De ce souvenir, j’ai gardé la conviction que les enfants s’amusent avec des objets sans importance et qu’il est absurde, et peut-être dangereux pour eux, de leur offrir des cadeaux sophistiqués et coûteux. Je n’ai jamais pu offrir de tels cadeaux et j’ai ressenti une joie profonde à voir mon petit-fils Benjamin, à quatorze mois, s’amuser à pousser un balai ou une petite chaise en plastique blanc.
J’ai commencé l’école à cinq ans, à « l’école des demoiselles Alberti ». L’école, au bout de l’avenue de la Bouzaréah, se trouvait près d’un grand square où nous allions jouer en sortant l’après-midi. C’était une école de filles (nous étions quatre garçons perdus parmi vingt filles !) à classe unique, dirigée par ces deux vieilles demoiselles, près du lycée Bugeaud. C’est là que j’ai appris à lire et à compter. J’ai gardé l’image d’une grande salle où les petites tables de bois étaient alignées en trois ou quatre rangées : chaque rang correspondait à un niveau scolaire. Si un élève progressait en cours d’année, il changeait de rang ; en cas d’échec, aussi ! J’ai gardé le souvenir que cet ordre avait un sens : il n’était pas indifférent d’être dans la rangée de droite ou dans celle de gauche, ou encore au premier ou au dernier rang.
En 1945, mon père est revenu.
J’ai un souvenir étrange de ce retour : je me vois dans une gare de chemin de fer, couché sur le quai pour regarder sous le châssis de la locomotive, tandis que ma mère se précipite dans les bras d’un homme en uniforme que je ne connais pas. Très probablement, c’est un rêve ou une confusion avec une autre scène : comment mon père aurait-il pu revenir en train de la guerre en Europe ! Néanmoins, Claude a le même souvenir : papa aurait-il débarqué à Oran ?
Reste que j’ai toujours été fasciné par les trains : au jardin Laferrière, je passais de longues heures, accroché aux grilles qui donnaient en contrebas sur les voies ferrées. Je répétais sans cesse : « je veux être mécanicien des Rrains ». Plus tard, je me suis passionné pour les trains électriques. Il y avait en face du petit lycée Condorcet, une boutique spécialisée dans la vente de modèles réduits. Sur la vitrine, une plaque de papier d’argent : lorsqu’on appuyait avec la paume de la main, un train se mettait en route. Chaque jour, à la sortie, je passais quelques minutes à voir s’animer tout un paysage avec locomotives, wagons, chefs de gare, passages à niveaux… L’ironie du destin a voulu que je n’aie jamais eu l’opportunité professionnelle de m’approcher de l’industrie ferroviaire, tandis que mon frère Claude a présidé la principale société du secteur !
Après le retour de mon père, nous avons quitté l’avenue de la Bouzaréah. Nous habitions une villa à Hydra. Il y avait là, en hauteur au-dessus d’Alger, quelques petites maisons dans un environnement de bois et de prés (le quartier a bien changé : il est devenu aujourd’hui le lieu de résidence des privilégiés du régime !). J’avais six ans, mes souvenirs sont plus précis. La villa me semblait grande. Ma mère me dit plus tard qu’elle était construite sur pilotis ! Dans le petit jardin, il y avait un figuier aux branches très basses. Claude et moi avons passé des heures dans cet arbre : refuge, cachette, île au trésor…Aujourd’hui encore, je suis toujours heureux de retrouver l’odeur familière du figuier.
L’école, un grand groupe scolaire assez récent, était à quelques centaines de mètres. Pour s’y rendre, il fallait traverser un bois, pour nous une forêt. J’ai toujours associé le départ pour l’école aux fortes senteurs de pin et de mimosas du chemin forestier. Nous traversions seuls cet espace immense et j’étais très fier à six ans de tenir la main de mon petit frère (encore plus fier aujourd’hui, quand je remarque que mes petits enfants ne vont pas seuls à leur école située à quelques centaines de mètres !).
Bien entendu, dans les écoles publiques d’Algérie, l’éducation était calquée sur les cours que l’on enseignait en métropole. Le « Lavisse », manuel d’histoire, expliquait, à nous autres Berbères judaïsés, que « nos ancêtres, les Gaulois, étaient grands et blonds ». Les exercices de grammaire nous faisaient conjuguer : « le fermier sème son blé ». C’était le beau temps de l’intégration !
Curieusement, j’ai beaucoup moins de souvenirs de cette école que de l’école Alberti. Claude me rappelle que l’école était surtout fréquentée par les Arabes du quartier et que les Français y étaient peu nombreux. Une image cependant : un jour, sur le chemin de l’école, jouant avec mes camarades, je tombe au sol ; je me relève et je continue à courir jusque dans la cour. A mon arrivée dans l’établissement, je suis accueilli par les cris de mes camarades, la maîtresse se précipite sur moi et m’entraîne rapidement dans la salle principale- la classe des Grands- celle où se trouve l’armoire à pharmacie. Elle me fait asseoir et se penche sur mon genou gauche. Dans ma chute, j’avais heurté un tesson de bouteille dont un morceau était resté fiché dans mon genou, lequel saignait abondamment. Je ne sentais rien et je ne m’en étais pas aperçu. Il m’en est resté une cicatrice profonde au genou droit qui se voit encore aujourd’hui. J’ai eu beaucoup de chance de ne pas avoir sectionné une veine ou un tendon plus gravement.
Le quartier n’était pas un lieu tranquille : un soir, mes parents étaient partis dîner à Alger, chez mon oncle Aïzer. Nous étions restés seuls, Claude et moi, gardés par notre femme de ménage arabe. Vers onze heures du soir, une bande de gamins (ou jeunes adolescents, je ne sais) se sont mis à jeter des pierres sur les volets de la maison. Terrorisée, la jeune femme s’est précipitée sous le lit et nous a pris auprès d’elle. Le caillassage s’est poursuivi avec des cris pendant de longues minutes. Je me suis souvenu que mon père m’avait laissé un numéro de téléphone en cas de problème. Courageusement, je suis sorti de notre cachette et je l’ai appelé. Une demi-heure plus tard, mes parents affolés étaient de retour, accompagnés des sirènes hurlantes de deux motards de la police bottés et casqués. Bien entendu, les gamins avaient disparu. Pour remercier les policiers de leur intervention, mon père leur offrit à boire : je garde cette image des deux hommes en uniforme, en pleine nuit, un verre à la main, dans notre salle à manger. J’ai longtemps été très fier de cet acte de lucidité à six ans et demi.
J’ai également le souvenir d’un voyage qu’à la fin de l’année 1946, nous avions fait en Algérie. Je ne sais quel était l’itinéraire. Papa conduisait une Citroën bleue ; nous étions, Claude et moi, assis à l’arrière dans un spider découvert ; les normes de sécurité d’aujourd’hui interdiraient ce genre de véhicule. Pour nous cependant, c’était un jeu fantastique : rouler en plein vent, voir le paysage défiler…
Ma mère et ma tante Marcelle m’emmenaient souvent pour de longues promenades « en ville », c’est-à-dire dans les beaux quartiers de la rue Michelet ou de la rue d’Isly. Toutes deux, encore jeunes, étaient attirées par ces magasins brillants où s’étalait la mode de la métropole. Fascinées par ces vitrines, un jour, ma mère et ma tante m’ont perdu. Je me suis retrouvé seul dans la rue. Probablement en pleurs, Toujours est-il qu’une dame m’a recueilli et, je ne sais comment, elle a pu trouver mon adresse (aurais-je été capable de la lui donner ?) et me ramener chez ma grand-mère au 44 de l’avenue de la Bouzaréah. A mon arrivée, toute la famille était réunie dans le plus total affolement : ma mère bien sûr qui s’est jetée sur moi en pleurs ; ma tante Marcelle, ma grand-mère, mais aussi mes oncles Raoul et William qu’on avait appelé de toute urgence.
J’étais, parait-il, un enfant très agité. Ma mère me raconta plus tard qu’elle m’avait sorti trois fois, la même après-midi, du bassin dans le jardin du square Laferrière ! On me dit aussi qu’en visite chez la tante Céleste (en fait, ma grande tante, la sœur de ma grand-mère), j’avais lancé un lourd pilon de cuivre par-dessus le balcon. Un passant aurait pu y perdre la vie. Bien heureusement, je ratais mon coup !
Mon oncle Raoul était médecin, mais dans la famille, on continuait d’utiliser des remèdes traditionnels : les rhumes étaient soignés par des inhalations, les angines par des cataplasmes. J’ai souffert de ces linges très chauds emplis de graines de moutarde fumantes que l’on posait sur le thorax. Plus désagréables encore étaient « les ventouses » : des petits pots de verre dans lesquels on enflammait des bouts de papier et qu’on appliquait rapidement sur le dos du malade. L’air chaud provoquait une aspiration, le pot collait à la peau. Quelques minutes plus tard, on décollait la ventouse avec un claquement sec et apparaissait une boule de chair rouge. Je n’ai jamais compris comment cette pratique barbare pouvait chasser les microbes !
En 1941, les lois raciales de Vichy, rapidement mises en vigueur en Algérie, interdisaient la fonction publique aux juifs. Mon père, qui venait d’être démobilisé, fut expulsé de l’administration des PTT (et ma cousine Viviane fut exclue du lycée Bugeaud). Il prit en charge une marbrerie située au pied de l’immeuble, au 12 de l’avenue de la Bouzaréah. Comment cette marbrerie est-elle entrée dans la famille ? On me dit que mon grand-père Jacob l’aurait acquise pour aider son frère, « l’oncle Emile » !
A son retour en 1945, Papa avait repris son métier d’ingénieur des télécommunications, on disait alors des PTT. Mais, pour une raison que je n’ai jamais comprise, il continuait également de gérer la marbrerie avec son oncle Emile.
J’ai toujours trouvé assez cocasse que le jeune polytechnicien s’occupât désormais de stèles et de pierres tombales. J’ai passé, vers cinq-six ans, beaucoup de temps dans cette marbrerie. Je regardais longuement les ouvriers (arabes) polir le marbre avec des machines extraordinaires. Pendant toute l’opération, l’eau ruisselait sur la pierre pour la refroidir. On ne voyait que le disque de polissage. Puis, lorsque l’écoulement s’arrêtait, du bloc informe jaillissait une plaque parfaitement lisse et brillante, de couleur vive. Commençait alors la gravure des inscriptions. Les ouvriers arabes avaient pris sous leur garde cet enfant de six ans. Très vite, ils me donnèrent un marteau et un ciseau et m’ont appris à graver dans le marbre des lettres qu’ils avaient tracées au crayon. Plus jeune encore, Claude a suivi le même apprentissage amical.
A l’heure du déjeuner, les adultes se rendaient au bar voisin pour déguster l’anisette traditionnelle ; je n’avais droit qu’à la limonade. Mais je pouvais goûter la « kémia » : sur le comptoir du bar, des dizaines de petites soucoupes contenaient des choses délicieuses, des olives, des escargots à la sauce piquante, des anchois, des tramousses (qu’on appelle lupins en France), des pois chiches, des fèves… Tous parlaient forts, riaient, c’était une fête.
Je n’ai connu aucun de mes deux grands-pères, décédés tous deux avant ma naissance, la même année, en 1936.
Isaac Akoun, mon grand-père maternel, appartenait à une famille installée à Alger depuis de nombreuses années. Ma grand-mère en conservait une photographie sépia, accrochée au-dessus du piano dans une grande chambre de son appartement. On y voyait un homme déjà âgé, la figure sympathique et souriante, le visage rond, les yeux vifs, le cheveu rare, qui dégageait une impression de bonté et de simplicité. Il était habillé à l’occidentale, une allure qui aurait pu être celle d’un petit-bourgeois français. Il avait été appelé à la guerre en 1914. En juillet 1918, à la naissance de ma mère, son cinquième enfant, il fut renvoyé dans ses foyers en tant que père de famille nombreuse (à partir de cinq enfants, à l’époque !).
Son acte de mariage le dit peintre, mais, en fait, il tenait dans la rue de la Lyre un magasin de tissus. L’histoire de ce magasin est étrange. En 1865, un officier de l’armée française, âgé de vingt-quatre ans, tomba amoureux d’une jeune juive d’Alger. Raoul-Marie de Donop était le petit-fils d’un général de Napoléon, Frédéric-Guillaume, mort à Waterloo, dont le nom est gravé sur un des piliers de l’Arc de Triomphe à Paris. La jeune fille, Messaouda Akoun, était la sœur de mon arrière-grand-père. Pour se marier, DONOP demanda, comme le prescrit le règlement militaire, l’accord de son colonel. Celui-ci refusa sèchement : un officier français ne se marie pas avec une indigène ! Le lieutenant Donop fit appel devant le ministre. Napoléon III était alors favorable à la montée des élites locales, tout à son idée de créer un royaume arabe d’Algérie. Le ministre donna son autorisation (sous réserve que le lieutenant Donop change de corps d’affectation). Les amoureux se marièrent en novembre 1866 (Messaouda prit le prénom de Marie-Félicité et très probablement se convertit à la religion chrétienne). On dit que la nouvelle épouse en costume traditionnel fit une entrée remarquée à la cour de l’Empereur !
Toujours est-il que Donop devenu général (et même inspecteur général de l’artillerie en 1905 !) se soucia de l’avenir des frères de sa femme, Abraham et Charles : il acheta pour eux ce petit magasin de la rue de la Lyre. Abraham (que l’on appelait « degauche », dit ma mère !) à son tour épousa une « française », Jeanne Anus, et quitta l’Algérie ; Charles, mon arrière-grand-père, resta seul propriétaire de l’échoppe.
La rue de la Lyre, une des plus commerçantes d’Alger, traversait la casbah. Grouillante de monde, elle était fréquentée quasi-uniquement par les arabes. Le « magasin », comme on disait dans la famille, était une étroite pièce, large d’à peine plus de deux mètres et longue de cinq mètres. Dans toute la profondeur, des étagères étaient remplies de coupons de tissus : du coton, mais aussi de la soie, toujours en couleurs vives. Sous leur voile blanc, les femmes arabes portaient toutes des vêtements de couleur (robes ou sarouels,..). « Des goûts d’arabe », disait ma grand-mère. Peut-être est-ce là que j’ai formé ma préférence pour les teintes vives (que ce soit pour les vêtements ou pour les gâteaux !) et ma détestation du noir ! Un seul meuble : un long comptoir, parallèle aux étagères chargées de tissus, le long duquel se pressait une clientèle bruyante et agitée. Un mètre en bois permettait de mesurer le tissu vendu. Il fallait une dextérité exceptionnelle pour faire tourner les coupons, dérouler des longueurs de tissus et les mesurer dans le même mouvement. A la mort de mon grand-père, en 1936, il fallut organiser son remplacement dans l’urgence, le « magasin » étant la principale source de revenus de la famille. Les deux ainés, Charles et Raoul, terminaient leurs études supérieures d’avocat pour l’un, de médecin pour l’autre. Ce fut ma grand-mère qui, courageusement, assura seule la gestion du magasin jusqu’à la fin de la guerre. A son retour de captivité, mon oncle William, le plus jeune, la remplaça et prit la responsabilité de faire vivre toute la famille. J’ai toujours eu une admiration très grande pour l’abnégation de cet homme exceptionnel, qui ne s’est jamais plaint et qui a toujours assumé avec discrétion et efficacité les charges lourdes qui lui étaient confiées à un âge où beaucoup ne songent qu’à s’amuser. Son exemple m’est resté à l’esprit et m’a beaucoup servi dans la vie.
La famille Akoun, très occidentalisée, habitant Alger la capitale depuis de nombreuses années, avait des convictions religieuses qui relevaient plus de la tradition que d’une foi profonde. On (les hommes, bien entendu !) n’allait à la synagogue que pour les grands évènements (naissance, bar mitsvah- il n’y avait aucune cérémonie pour les filles !-, mariage, décès) et les grandes fêtes (kippour, pessah, pourim,..). Le shabbat était faiblement respecté : on ne travaillait pas, mais, pour le reste, chacun faisait ce qu’il voulait. Mes oncles Charles et Raoul, qui se disaient libre-penseur, affichaient leur dédain pour des manifestations trop traditionnelles.
A la veille de ces jours de fête, ma grand-mère et ses deux filles passaient des heures dans la cuisine à préparer des plats délicieux, des plats dont je garde aujourd’hui encore la nostalgie : loubia, t’fina, marsah, chorba, chtetrah et tchoutchouka…
Le plat principal était bien sûr un couscous géant accompagné d’une dizaine de plats complémentaires : bouillon aux légumes, des boulettes, des pois chiches, des merguez, de la viande de bœuf… ou encore le couscous d’Alger au beurre et aux fèves, accompagné de petit lait.
La partie la plus savoureuse de cette cuisine était la pâtisserie et les sucreries ; dans ce domaine, l’imagination des pieds-noirs était sans limite. Ces fêtes étaient l’occasion de délices gastronomiques : les galettes couvertes de sucre glacé blanc pour pourim, les sphériès, sorte de beignets confectionnés à partir de miettes de galettes azymes arrosées de miel, à Pessah mais aussi les knedlet , les remshet, les dattes tous fourrés à la pâte d’amandes, les mokrod,…
Mamy, ma grand-mère maternelle, Esther née Milloul, était une grande dame. Restée veuve encore jeune avec 5 enfants, elle était le vrai chef de la famille. Elle n’avait fait que des études très élémentaires mais, lorsqu’elle parlait, ses fils adultes obéissaient, parfois de mauvais gré mais acceptant toujours ses décisions. Tant qu’elle a vécu à Alger, la vie familiale était centrée autour d’elle. Chaque samedi, à midi, la famille se rassemblait.
J’ai gardé un souvenir émerveillé de ces repas qui réunissaient une douzaine d’adultes et d’enfants. C’était joyeux, animé, affectueux… Dans la famille de ma mère, on avait le sang chaud et le ton montait vite, comme souvent chez les méditerranéens. Je me souviens de discussions bruyantes et animées. Des controverses auxquelles je ne comprenais rien éclataient et, soudain, un de mes oncles quittait la table, furieux ! Entre ces hommes foncièrement bons et généreux, ces querelles ne duraient jamais longtemps. Le samedi suivant, tout recommençait. Ils avaient une joie profonde à vivre ensemble, si proches.
C’est ainsi que nous avons transmis à nos enfants cette tradition de nous réunir le plus souvent possible en famille, au moins une fois par semaine. Et je suis particulièrement heureux quand mes enfants, en l’absence de leurs parents, reprennent à leur compte cette coutume ancienne et recréent ainsi à la génération suivante un rite dont la valeur symbolique me parait très importante.
Le départ d’Algérie de toute la famille en juillet 1962 a brisé cet équilibre. Il a brisé Mamy également. Elle a survécu quelques années, pendant lesquelles elle a habité, un peu perdue, dans un appartement à Sceaux. Elle est morte en octobre 1979, à 92 ans, inconsolée.
Ma tante Marcelle était la troisième des enfants, l’ainée des deux filles. Cette femme n’était que bonté. Très jeune, elle fut mariée par ses parents. Beaucoup plus tard, maman m’en a dit la raison, bien surprenante au regard des mœurs d’aujourd’hui. Au moment de la crise de 1930, mon grand-père Isaac connaissait de grandes difficultés dans son magasin de la rue de la Lyre. Craignant pour l’avenir de sa fille ainée, il confia à une marieuse le soin de rechercher un parti qui la mette à l’abri du besoin. C’est ainsi qu’elle épousa à 15 ans un homme de 17 ans plus âgé qu’elle, un commerçant de Blida. Ce mariage arrangé fut un mariage heureux. Pendant plus de 50 ans, ils formèrent un couple inséparable. Mon oncle, Sauveur Bensaïd, adorait sa femme. C’était un homme simple, d’une grande bonté ; il avait participé à la guerre de 1914 et je me souviens que, sur les photos sépia, il avait fière allure dans son uniforme. Quand je l’ai connu, c’était déjà un homme âgé. Extrêmement scrupuleux, il était perpétuellement inquiet, poussant la prudence jusqu’à la pusillanimité. Je me souviens de l’avoir un peu bousculé autrefois, énervé par sa lenteur quand je le voyais fermer les portes de son appartement ou du magasin avec trois ou quatre verrous superposés, mais je reconnais aujourd’hui qu’il avait raison : je mesurais mal les dangers d’une Algérie que je ne connaissais pas.
Marcelle et Sauveur n’eurent pas d’enfants ; ce fut un grand malheur, car ils auraient été de merveilleux parents. Aussi nous ont-ils adoptés, Claude et moi, comme leurs propres enfants. J’ai passé des moments extraordinaires avec eux.
Ils habitaient Blida, à 50 km au sud d’Alger.
Blida était un très ancien village arabe. Comme dans beaucoup de villes d’Algérie, l’administration coloniale avait organisé l’agglomération nouvelle autour d’une grande place, appelée la place d’armes, au centre de laquelle se trouvait un kiosque à musique : il servait de terrain de jeu aux enfants dans la semaine et abritait le dimanche quelques concerts de l’harmonie municipale ou de la fanfare militaire de la base aérienne toute proche. Sur le pourtour de cette place, plantée d’orangers à la forte odeur, un cinéma, quelques terrasses de café et des arcades sous lesquelles vivotaient de petits commerces. On s’y promenait lentement avant d’aller déguster une glace à la vanille ou un créponnet.
Marcelle et Sauveur habitait dans la rue principale, la rue d’Alger. Cette rue était toujours très animée ; y passaient quelques voitures, mais surtout des centaines de piétons, des charrettes tirées par des ânes, des marchands ambulants les épaules chargées de toute sorte de matériels : tapis, casseroles, bonbonnes d’eau, … Comme dans toutes les villes d’Algérie, au pied de chaque porte, des dizaines d’hommes assis regardaient passer la foule. En fin de journée, ma tante avait l’habitude de s’accouder à la fenêtre et d’échanger, par-dessus le flux de la circulation, à voix très haute, de longues conversations avec ses voisines qui habitaient de l’autre côté de la rue.
Leur appartement était situé au premier étage, auquel on accédait directement de la rue par un petit escalier intérieur. La porte d’entrée ouvrait en contrebas : pour éviter de descendre à chaque fois qu’un visiteur se présentait, une longue corde allait du pêne de la serrure jusqu’au palier du haut. A chaque coup de sonnette, je me précipitais pour tirer sur cette corde. Quelle surprise, en arrivant à Paris en 1948, de lire ce conte de Perrault où il est confirmé qu’en tirant la chevillette, la bobinette cherrera !
Cette maison était remplie de richesses inouïes pour un enfant. Il y avait d’abord un grand placard en haut de l’escalier qui recelait un trésor : des dizaines de boites de conserve contenant des tranches d’ananas. Les Américains, en débarquant en 1942, avaient apporté chocolat, chewing-gum et ananas. Je ne sais comment ces boites sont arrivées jusqu’à Blida. Lorsque ma tante voulait me faire plaisir, elle en ouvrait une. Cet ananas de conserve, que les véritables gourmets rejettent avec mépris, était pour moi le comble de la récompense. Aujourd’hui encore, je suis toujours ému par le goût sucré (et probablement très artificiel) de ces rondelles régulières, évidées en leur centre, à la couleur jaune éclatant. Mais les mœurs ont changé, l’ananas frais a remplacé la conserve !
Une autre richesse de la maison était le placard aux livres. A vrai dire, ce n’était pas une bibliothèque, pas de grands classiques, ni même d’auteurs importants. Mais l’accumulation hétéroclite de revues (Reader’s Digest) et de littérature de gare. J’y ai passé de longues heures, plongé dans la lecture de cette bibliothèque de bazar.
L’arrière de la maison donnait sur une immense terrasse où j’ai passé de merveilleux moments. On y séchait le linge sur des fils tendus. Dans un coin, une buanderie avec deux grandes cuves en ciment. Au centre de la terrasse, une grande ouverture donnait une vue sur le rez-de-chaussée où grandissait un extraordinaire citronnier. Sur le côté sud, on apercevait les montagnes qui fermaient la plaine de la Mitidja et les sommets enneigés de Créa, la « station de sports d’hiver ». Au-delà, se trouvaient Médéa, Boghari, Berrouaghia, villages d’origine de la famille de mon père, mais, à cette époque, je n’en savais rien. En contrebas de la terrasse, se trouvait un enclos où les paysans qui venaient au marché laissaient leurs ânes en attente. Toute la journée, on entendait les braiements de dizaines de bêtes. Je regardais sans me lasser ces ânes qui résistaient à leurs maitres, lesquels n’hésitaient à les frapper durement avec de longs bâtons.
J’accompagnais souvent mon oncle Sauveur à son magasin. Situé à quelques dizaines de mètres de la maison, c’était un immense espace où l’on vendait de tout : des articles d’habillement, des machines à coudre, des pianos, … Je me souviens avoir passé de longues heures à appuyer sur le pédalier de machines à coudre Singer. J’y portais tant d’attention qu’un jour ma tante m’a offert une machine miniature qu’on manœuvrait en faisant tourner à la main une petite roue. Il y avait aussi des pianos sur lesquels je tapais comme un garnement. Mon oncle, qui n’était que bonté, prenait le risque, pour faire plaisir à ce neveu adoré, de voir ses clients s’enfuir devant ce bruit assourdissant. Mon grand plaisir, c’était de manipuler la caisse enregistreuse, une splendide caisse en bois, très lourde, avec des décors de cuivre, dont on ouvrait le tiroir d’un rapide coup de manivelle qui déclenchait une sonnerie grêle. Refermer ce tiroir et recommencer à tourner la manivelle, j’ai dû le faire plus de mille fois ! Parfois, Sauveur nous confiait à Claude ou à moi la responsabilité de rendre la monnaie ; il nous fallait démontrer nos capacités en calcul mental !
Le destin a voulu que je revienne à Blida, à la fin de mon service militaire ; j’ai retrouvé à 22 ans mes souvenirs d’enfance. La terrasse était bien sûr moins grande que je ne l’avais imaginé ; le placard ne contenait plus de boites d’ananas ; mais le citronnier, les ânes, la rue d’Alger étaient encore là. Quelques mois plus tard, hélas, tous ces souvenirs devaient définitivement disparaître !
Mon oncle Charles était l’ainé de la famille Akoun ; après des études de lettres et de droit, il était devenu avocat, le premier diplômé de l’enseignement supérieur de la famille. Très tôt, il s’était passionné pour la politique. En 1936, il participait à des meetings pour défendre le projet de statut Blum-Violette, très favorable aux indigènes qui auraient reçu enfin le droit de vote. Charles affrontait les manifestations brutales des colons et des antisémites, très puissants à cette période. En 1940, il partit à Londres. Nous ne le revîmes qu’en 1945. On me dit qu’il avait été parachuté plusieurs fois en France. Entré en résistance, il avait changé de nom et s’appelait désormais Ancier. A la libération, Charles s’installa définitivement à Paris. Il devint très connu dans les cercles politiques ; il était l’avocat officiel du parti socialiste S.F.I.O.
Jeune, Charles était très grand et mince. Avec l’âge, il prit du poids : quand je l’ai connu en 1948, à Paris, c’était un homme très corpulent. Charles était non seulement l’ainé, mais aussi celui qui avait fait les études les plus longues, dont la culture était infiniment supérieure à celle de ses frères et sœurs ; il vivait au sein de la bourgeoisie parisienne à un niveau d’aisance financière unique dans la famille, au contact d’hommes célèbres. Il pensait que ces caractéristiques devaient naturellement faire de lui le chef de la famille. Il n’en fut rien. Ses frères le considéraient comme appartenant à un monde lointain et étranger. Il ne serait venu à l’idée de personne de lui demander conseil : il ne savait plus rien de la vie en Algérie. En cela, son attitude préfigurait celle des habitants de la métropole quand la guerre éclata en Algérie : jusqu’au bout, ils n’ont rien compris de ce qu’était la réalité de ce pays. De cet éloignement, je crois que mon oncle a beaucoup souffert et, à son tour, il s’est écarté de sa famille.
Charles vécut difficilement la fin de sa vie : sa clientèle vieillissait avec lui, ses amis politiques étaient remplacés par des hommes plus jeunes, les solidarités nées dans la Résistance s’effaçaient et ses revenus diminuaient. Sa mort en 1991 me laissa un souvenir douloureux. Il avait décidé d’offrir son corps à la science. C’était sans doute une décision généreuse (qui, du même coup, l’éloignait des rites juifs d’inhumation). Il gisait dans son appartement minuscule. Je m’y trouvais seul avec sa fille Danielle quand les représentants de je ne sais quelle institution sont venus chercher le cadavre. Ils emportèrent le corps nu de ce vieux géant, à peine enveloppé dans un drap. Quelques instants plus tard, il ne restait rien de mon oncle, parti dans la solitude et l’anonymat ; c’était une fin déchirante.
Mon oncle Raoul était tout le contraire de son frère Charles. Toujours souriant, chaleureux, amical, il fit des études de médecine et devient un pédiatre très réputé. Opérant à l’hôpital d’Alger, spécialiste notamment des enfants prématurés et des accouchements difficiles, il était très connu non seulement de la communauté juive mais aussi de beaucoup de familles musulmanes. Comme de nombreux médecins de cette génération, il pratiquait une péréquation entre les membres de sa clientèle : il soignait gratuitement les familles pauvres (généralement arabes) et vivait des honoraires perçus auprès des autres malades. Cette générosité lui sauva la vie en 1960. Favorable aux mesures politiques en faveur des musulmans, Raoul était devenu la cible des extrémistes pieds-noirs. Une après-midi, la mère d’un de ses jeunes patients vint le voir en urgence et lui dit : « Docteur, partez ; ils vont vous assassiner demain ». L’avertissement était sérieux. Raoul partit pour Paris le soir même. La menace n’était pas imaginaire : alors que deux ans plus tard, il était installé rue de la chaussée d’Antin à Paris, une bombe explosa devant sa porte blessant légèrement sa femme Madeleine. L’attentat ne fut pas revendiqué.
Mon oncle William était le troisième garçon, né quatre ans avant ma mère. Celle-ci m’a raconté qu’il la protégeait toujours, à l’égard de tous les dangers et de toutes les menaces. C’était lui qui lui avait présenté papa, son camarade de lycée. C’était un homme de devoir. Il fit deux ans de service militaire de 1938 à 1940. Mobilisé en 1940, il fut fait prisonnier et interné dans un stalag. Il réussit à s’évader en 1942 et regagna la zone sud, puis l’Algérie. Jamais, il ne voulut s’en vanter… William n’était pas triste, mais son sens du devoir le rendait sérieux. Pendant la guerre, protecteur de maman, il était aussi pour nous, en l’absence de papa, l’homme de la famille. Puis, après son divorce, il consacra toute son existence, avec une modestie admirable et un courage silencieux, à sa fille et à sa mère.
J’allais souvent voir mon oncle William au magasin de la rue de la Lyre. D’un geste rapide qui faisait mon admiration, il faisait tourbillonner les coupons de tissu, présentait à ses clientes quelques mètres d’étoffe, qu’il mesurait le long d’un mètre cloué sur le comptoir. D’un coup de ciseau, il entamait le bord du coupon, puis d’un geste brusque, dans le sens du fil, il découpait la longueur exacte. Je rangeais les coupons et je m’exerçais à mesurer des tombées de tissu.
En 1962, avec toute la famille, il quitta pour toujours l’Algérie et vint s’installer en métropole, à Paris. L’inaction lui pesait. Il mourut en 1984.
Ma famille paternelle était très différente. Mon grand-père Jacob, que je n’ai pas connu, a laissé une réputation exceptionnelle. J’ai trouvé dans les papiers de mon père quelques renseignements sur lui et une photo. C’était un homme grand, avec la barbe d’un patriarche. Juif religieux et croyant sincère, très pieux, il se rendait à la synagogue chaque matin. Autodidacte, le soir, il étudiait avec les rabbins. Tout autour de lui, à Médéa d’abord, puis à Alger, il avait la réputation d’un sage, un « tzadik », un juste, à l’avis duquel chacun se rangeait sans contester. C’était un homme d’allure sévère mais, dans la communauté, il jouait un rôle de conciliateur. Je n’ai jamais su quelle était son occupation professionnelle ; je pense que, comme son fils ainé, il faisait commerce de légumes secs. Mais le commerce n’était pas son souci principal : l’étude était au centre de sa vie. J’ai beaucoup regretté de n’avoir pas rencontré ce grand personnage dont je porte le nom et le prénom.
Ma grand-mère Meriem dite Marie (en fait, Myriam) était toute petite. J’ai eu le sentiment de la revoir en lisant cinquante ans plus tard la description qu’Albert Camus faisait de sa propre mère dans « Le premier homme ». Elle n’avait fait aucune étude ; elle consacrait sa vie à son mari et à ses enfants. Elle sortait peu. Elle était d’une frugalité étonnante. Toujours habillée de noir, je la voyais coudre et tricoter des dentelles des après-midis entières, souvent avec sa sœur Mathilde (qui mesurait cinquante centimètres de plus qu’elle !). Le vendredi, elle mettait sur le feu le repas du samedi, pour respecter le shabbat sans travailler. D’une très grande gentillesse avec nous, elle nous avait hébergés tous les trois de 1942 à 1945. Depuis la mort de son mari Jacob, son fils ainé Aïzer, qui habitait sur le même palier, subvenait à ses très modestes besoins. En 1955, elle nous a rejoint à Paris. Malheureusement, elle était déjà atteinte de sénilité et avait perdu toute conscience de ce qui l’entourait. Elle est décédée en octobre 1958, sans même savoir qu’elle avait quitté l’Algérie.
Aïzer, le fils aîné, portait le nom de son grand père. C’était un homme sévère mais très attentif. Il était affecté de quintes de toux exceptionnellement violentes qui m’effrayaient beaucoup et qui l’obligeaient à quitter brusquement la table. C’est chez lui que j’ai fait connaissance de la pratique religieuse juive. Avant chaque repas, il se lavait les mains et prononçait une courte prière. Nous fêtions la fin du jeûne de Kippour, quand les hommes revenaient de la synagogue. Ce qui m’a le plus marqué, c’est la fête de Pessah, un moment très solennel. Après une longue ( !) prière, passait au-dessus de nos têtes le plateau du Seder, empli de tous les ingrédients prévus par la Torah, tous chargés d’une forte signification : le pain azyme ou matzot, qui rappelle la précipitation du départ d’Egypte, l’œuf qui symbolise le cycle de la vie, l’os de mouton pour le sacrifice fait au Temple, les herbes amères qui représentent les Hébreux tenus en esclavage,.. C’était au fils aîné que j’étais qu’était posée la question rituelle : « Pourquoi ce soir n’est-il pas un soir comme les autres ? ».
Son commerce se déroulait dans un de ces magasins situés le long du port d’Alger, sous les quais hauts, que nous appelions en raison de sa forme : « la voûte ». C’était un volume étrange, une sorte de grotte de quatre ou cinq mètres de diamètre, s’enfonçant profondément sous la terre. Partout des sacs de jute contenant des lentilles, des pois chiches, des fèves…. J’ai le souvenir que Claude et moi passions de longues heures à escalader ces sacs empilés sur de grandes hauteurs, à jouer dans ces odeurs fortes. C’était une aventure passionnante !
Aïzer connut une fin tragique. Alors qu’il était de retour avec toute sa famille à Paris, en septembre 1962, il reçut un appel d’Alger lui proposant d’acheter « la voûte ». Revenu sans ressources d’Algérie, craignant de ne pas avoir les moyens d’entretenir correctement sa famille, il ne pouvait négliger cette opportunité. Il prit l’avion du retour. À son arrivée à l’aéroport d’Alger, il fut enlevé par des inconnus. Me sachant militaire en Algérie, ma tante Andrée, son épouse, me demanda de lancer des recherches. Nos contacts étaient difficiles ; le téléphone marchait mal ; après de longues heures d’attente, notre conversation était hachée par des bruits de fond et des grésillements. Elle était désespérée de ne pouvoir rien faire de Paris, mais ses enfants, à juste titre, lui interdisaient de prendre l’avion pour Alger. J’ai vainement tenté d’activer les recherches. Dans mon régiment, les officiers accueillaient la nouvelle avec indifférence. J’obtins du commandant la permission de me rendre à l’état-major, à Alger. J’y trouvai une administration militaire en ruine. Dans des couloirs abandonnés, la plupart des bureaux étaient vides. Enfin, je découvris le responsable désigné : il était seul dans une grande pièce, son téléphone était muet. Il enregistra ma déclaration, mais je ne mis pas longtemps à comprendre que le papier sur lequel il avait noté les circonstances de cette disparition rejoindrait au mieux les quelques dossiers dans les armoires, et plus probablement la corbeille à papier. Face aux centaines de disparitions, l’armée, qui avait interdiction d’intervenir, n’avait aucun moyen pour effectuer des recherches et encore moins pour exiger des autorités du FLN de vider leurs prisons. Malgré la présence de plus de huit cent mille soldats sur le sol algérien, les malheureux Français enlevés étaient abandonnés à leurs bourreaux. Plusieurs années plus tard, un rescapé aurait affirmé à ma tante André qu’Aïzer était mort dans une prison d’Alger.
En dépit de mon uniforme et de mon grade, je n’avais rien pu faire pour le sauver. Je reste persuadé que ma tante André m’en a toujours fait intérieurement le reproche – et sans doute avait-elle raison.
Tata André était une femme de grande intelligence : elle n’avait pas fait d’études mais, avec son œil vif, elle comprenait les situations et jugeait les caractères avec une grande rapidité. Elle a été pour son mari un soutien exceptionnel.
Leur fille Viviane était la plus âgée de mes cousines. Née en 1928, pour moi, elle faisait partie des adultes. Elle fut une victime des lois antijuives adoptées par le régime de Vichy : dès octobre 1940, elle dut quitter le lycée. Ces lois iniques furent maintenues, après le débarquement allié de novembre 1942, par le gouvernement du général Giraud. Il fallut que le Congrès juif américain fasse pression sur les autorités militaires américaines pour que celles-ci, à leur tour, imposent, avec un an de retard, en 1943, l’abrogation de ce régime discriminatoire.
La vie en Algérie était délicieuse. Comme aurait pu le dire Talleyrand, qui n’a pas connu la vie à Alger dans les années 50, ne sait pas ce qu’est la douceur de vivre. Très naturellement, la mer jouait un rôle essentiel. Le jeudi, j’allais à la Pointe Pescade où l’on pouvait sauter dans l’eau à partir de quelques rochers. J’admirais ceux qui avaient le courage de sauter de plusieurs mètres.
Le dimanche, nous allions à la plage en famille, à la Madrague, à Sidi-Ferruch, où l’odeur des pins se mêlait au sel de la mer. On apportait un pique-nique, des sandwiches, des cocas (pas le soda, mais des chaussons emplis de tomates, anchois et poivrons). Aux petits vendeurs arabes, on achetait des merguez ou des brochettes. À la roulotte du marchand, des cornets en papier journal emplis de frites chaudes que l’on salait abondamment à partir d’une boîte de fer dont le couvercle était troué. Mon oncle Raoul insistait toujours : « Pas de bain, les enfants, pas de bains avant la fin de la digestion ». Pendant deux heures, nous attendions impatients que le délai fatidique soit écoulé. Après cent vingt minutes exactement, nous courrions en criant dans les vagues. Partis tôt, nous ne revenions qu’à la tombée du jour.
De cette enfance au bord de la Méditerranée, j’ai gardé la passion de la mer. Pas de la haute mer : je n’aime pas l’océan, je n’ai aucun goût pour les bateaux. Non, la mer pour moi, c’est le bord de l’eau, les vagues, le sable et surtout l’horizon où le ciel se noie dans l’eau. « La mer allée avec le soleil ». C’est le changement incessant des couleurs et de la lumière, ces périodes de grand silence avec le seul bruit des vagues ; ces moments délicieux où, la peau brûlée par le soleil, on retourne se baigner dans l’eau fraîche et transparente.
La mer, c’est bien sûr la Méditerranée avec sa couleur et ses odeurs si particulières. J’ai vu à l’Orient des plages incontestablement plus belles : sable blanc, eau d’émeraude, palmiers et cocotiers, cieux de braise… J’ai vu des océans plus impressionnants par leur masse et leur grandeur. Mais il n’est qu’une mer où je me sente chez moi et que je n’ai jamais envie de quitter, même après plusieurs semaines de vacances. La Méditerranée fait partie de moi.
Dans l’ensemble, le climat méditerranéen était agréable. Mais en été, nous connaissions parfois des journées de grande chaleur. Le sirocco, vent du sud, apportait des températures proches de 40°. Le simoun, vent du Sahara, transportait des grains de sable rouge qui couvraient, à l’intérieur des maisons, les sols et les meubles. Deux fois, nous vîmes des nuages de sauterelles : des millions d’insectes s’abattaient sur la ville. Dans l’appartement, le sol en était jonché : on marchait sur ces sauterelles avec un bruit sec de bois mort.
Quand il faisait très chaud, nous restions, à l’heure de la sieste, dans l’appartement dont tous les volets étaient clos, souvent couchés sur le carrelage dont la fraîcheur était précieuse.
Le soir, nous installions sur le balcon, les adultes sur des chaises, les enfants assis sur le sol. Souvent, après le dîner, ma grand’mère m’envoyait chercher des glaces. Muni d’une grande casserole dans laquelle étaient disposés quatre ou cinq petits verres à eau, j’allais chez Grosoli, le marchand voisin, acheter des « créponnets », sorte de sorbets au citron très concentré. Puis je revenais à la maison avec précaution portant la casserole comme un bien précieux. Dans la douceur du soir, en silence, nous goûtions ces boules blanches au parfum fort.
J’adorais aussi me rendre chez le boulanger acheter une part de « calentita », une sorte de flan à la farine de pois chiche. Cuit au four, il était servi très chaud sur de grandes plaques. Le boulanger les découpait en parts rectangulaires qu’il saupoudrait de sel blanc. Nous les emportions en nous brûlant les mains et la bouche ! C’était délicieux et très bon marché. Curieusement, ce plat typiquement algérien (en fait espagnol ) n’a pas su traverser la méditerranée : il a disparu (on me dit qu’il existe à Nice une variante de ce plat, la soca ?).
C’était une vie de plaisir très simple, sans aucun luxe, mais très gaie.
Les relations parents-enfants étaient très affectueuses. Le principe était que tout revenait en priorité aux enfants. Néanmoins, des règles devaient être respectées. En cas de défaillance, la punition était sévère. Le coupable de mensonge recevait un petit piment de Cayenne sur la langue. La sensation de brûlure n’était pas dramatique, mais aujourd’hui, ce châtiment corporel serait incompréhensible pour des parents modernes. De même, en cas de crise grave, nous étions, Claude ou moi, enfermés quelques minutes dans un placard assez vaste que nous appelions « le cabinet noir ». Je ne veux pas être mal compris : nous n’avons reçu, ni Claude ni moi, une éducation rigide. Bien au contraire, nous avons été entourés de beaucoup d’amour et d’attention. Mais très tôt, nous avons appris qu’il existait des règles et que celles-ci devaient être observées. Inévitablement, Irène et moi avons repris la même attitude avec nos enfants, sans cependant recourir aux mêmes sanctions !
J’ai gardé énormément de souvenirs de l’Algérie ; j’ai conservé des images, des odeurs, mais, en définitive, je connais peu ce pays. J’ai vécu entre Alger et Blida. Mon service militaire m’a conduit trois semaines dans les Aurès. Pour le reste, je suis toujours resté dans le cercle familial.
Je peux aujourd’hui difficilement parler de ce pays que je connais mal et où, je dois le dire, je n’ai pas envie de revenir. J’ai le sentiment très fort que l’Algérie que j’ai connue, aussi limitée soit-elle, a disparu et je ne veux pas qu’un voyage dans l’Algérie d’aujourd’hui efface ces souvenirs auxquels je tiens pour les remplacer par la vision désespérante d’un pays en voie de sous-développement dont les habitants sont malheureux.
Au printemps 1948, mon père est muté à Paris, nous quittons définitivement l’Algérie. Sans en prendre conscience à l’époque, je ne quitte pas seulement l’Algérie.
Je quittais l’environnement familial. A Alger, j’étais sans cesse entouré par mes parents, bien sûr, mais aussi mes grand’mères, mes tantes, mes oncles, mes cousins et cousines. Tout autour se trouvaient de grandes familles apparentées et des dizaines d’amis et de connaissances nouées depuis de longues années. A Paris, j’arrivais dans un désert affectif : mon père, ma mère et mon frère étaient les seuls parents proches. Autour de nous, de simples connaissances, sans aucune histoire commune. Nous sommes désormais des déracinés.