Le « Cantique des Cantiques », de Daniel-Lesur

Écouté par Nicolas Saudray
3 juillet 2020

                                    

         Le « Cantique des cantiques » (1953) passe pour l’œuvre maîtresse de Daniel-Lesur (1908-2002). C’est aussi, sans doute, le sommet du répertoire a cappella (c’est-à-dire sans accompagnement instrumental) du XXe siècle français.

        J’ai eu le privilège de rencontrer l’auteur deux fois. Un homme de petite taille, discret, voire secret. Mais quand il parlait à la radio (il a été le principal messager de la musique à l’ORTF), c’était toujours clair et pertinent. Il nous a transmis un héritage abondant et divers, notamment trois opéras. Aujourd’hui, en France,  sa notoriété n’est pas tout à fait ce qu’elle devrait être, car Daniel-Lesur a refusé la dictature sérielle – cette catastrophe – et une puissante coterie le lui reproche encore aujourd’hui. Il a recherché l’harmonie : crime épouvantable !  En revanche, au-delà de nos frontières, on le joue, on l’enregistre, on voit en lui un représentant typique du génie de notre pays.

         Le Cantique des cantiques occupe dans la Bible une place bien à part. Malgré la référence à Salomon, il ne remonte sans doute qu’au IVe siècle avant notre ère. Il est rédigé, non pas en hébreu, mais en araméen. Aucun autre livre saint ne l’annonce – pas même les Psaumes, pleins d’angoisse et de menaces auxquelles le Cantique échappe presque entièrement. Les seules sources possibles identifiées sont des poèmes amoureux égyptiens, profanes, nettement plus anciens. Deux détails confirment cette origine : Je suis noire, mais je suis belle (I, 5), verset qui pourrait dépeindre une femme de Nubie [1] ; et la cavale parmi les chars de Pharaon (I, 9). Une réécriture a bien sûr eu lieu en Palestine, avec des images plus septentrionales : les montagnes, les cèdres du Liban…

          Conclusion : un écrit profane ? Certains rabbins le soutenaient. Surmontant leur opposition, et séduit par la beauté du texte, Yohanan ben Zakkaï, le maître à penser du Ier siècle de notre ère, témoin de la prise de Jérusalem par les Romains, a décidé de l’inclure dans la Bible. Selon lui, le Cantique symbolisait les relations de Yahveh avec son peuple d’Israël. Plus tard, dans la même voie, des auteurs chrétiens y ont vu l’union de Dieu et de l’Église. Mais nombreux ont été les sceptiques, et pas seulement Renan. Le chanoine Osty, talentueux traducteur auquel je fais confiance, n’a pas hésité à affirmer que la Cantique célèbre seulement l’amour humain. Cette position ne lui a valu, autant que je sache, aucune réprimande des autorités ecclésiastiques.

         Pour moi, aucun doute : il s’agit d’un poème profane, le plus fameux de la littérature mondiale. Je ne vois pas comment concilier son supposé caractère sacré avec ce refrain repris par le compositeur : Filles de Jérusalem / N’éveillez pas la bien-aimée / Avant l’heure de son bon plaisir.

         Daniel-Lesur s’est gardé de trancher entre les deux thèses. Il a même ajouté au poème des Alleluia, des Shéma [2], des paroles latines telles que Dona nobis pacem, qui renforcent le supposé côté religieux.

         Son texte a été mis au point avec minutie. Le compositeur a consulté plusieurs traductions, retenant tantôt l’une, tantôt une autre, en fonction de l’effet vocal. Il a laissé de côté des passages trop éloignés de notre sensibilité, par exemple : Ranimez-moi avec des pommes / Car je suis malade d’amour. Mais il a conservé Tes dents sont comme un troupeau de brebis tondues, ou encore Je monterai au palmier, j’en saisirai les régimes. En fin de compte, nous avons sept chants assez brefs, homogènes, qui concentrent l’essentiel du livre biblique. L’œuvre musicale dure une vingtaine de minutes.

         Comme on le sait, la musique a cappella a atteint des sommets à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance. Puis elle est passée au second plan, sans jamais disparaître, grâce à notamment à la tradition chorale anglaise. Schubert, Mendelssohn, Brahms l’ont ranimée. En France, son retour se manifeste surtout à partir de Debussy (Trois chansons de Charles d’Orléans, ou bien Des pas sur la neige). Daniel-Lesur se situe dans ce sillage, et il fait, je crois pouvoir le dire, encore mieux.

          Au fil du temps, et comme on pouvait s’y attendre, le Cantique a tenté maints compositeurs, de Roland de Lassus à Britten en passant par Chabrier et l’Italien Wolf-Ferrari. Rien de vraiment marquant, avant cette œuvre que je commente aujourd’hui.  

          Elle n’est pas tonale. Des modes grecs et médiévaux s’y mêlent sans effort.  Daniel-Lesur ne révolutionne pas mais il innove.   

          Le lecteur du poème biblique y distingue les paroles de la Bien-Aimée, celles du Bien-Aimé, celles du chœur. Une solution, pour le compositeur, consistait donc à mettre en scène deux solistes face à un ensemble, comme dans les cantates ou les Passions de Jean-Sébastien Bach et de ses contemporains. Mais Daniel-Lesur n’a voulu ni théâtre ni parcours individuel. Aucun soliste. Lors de sa création par Marcel Couraud en 1953, l’œuvre était une polyphonie à quatre groupes de trois voix, soit trois sopranos, trois altos (femmes), trois ténors, trois basses. Pour les concerts ultérieurs, l’auteur, très libéral en matière d’interprétation, a accepté par avance que l’effectif de chaque groupe soit augmenté de manière symétrique, et même qu’un chœur important vienne en renfort. Imprudence ? La suite de mon propos le dira.

          Les voix se répartissent le texte d’une manière fluide et imprévisible. Quand le Bien-Aimé s’exprime, des femmes chantent avec lui ! La Cantique est donc fusionnel. Il baigne dans une ambiance de douceur et de tendresse, avec quelques tutti exprimant non pas la violence mais l’amour à son paroxysme. Une œuvre de bonheur, pour une époque qui rejette le bonheur.

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         Il existe du Cantique une quinzaine d’enregistrements. Je regrette de n’avoir pu me procurer celui de Marcus Creed avec le RIAS Kammerchor de Berlin, dont on m’avait dit du bien. Voici mon avis sur quatre autres disques disponibles en principe sur la Toile, et dont chacun dure environ une heure, par suite d’une association à d’autres œuvres.

         Sequenza 9.3 dirigée par Catherine Simonpietri, Messiaen-Jolivet-Daniel Lesur, 2006

         Comme son nom l’indique, cet ensemble est domicilié en Seine-Saint Denis. Il s’exprime avec clarté et sensibilité. Les chanteurs étant français, on comprend une partie des paroles. À l’oreille, malgré l’équilibre théorique du masculin et du féminin, ce dernier l’emporte, sans doute par l’effet de la partition. Cette prévalence est commune aux quatre disques commentés.

          Une leçon d’élégance française, à laquelle ne manque, par moments, qu’un peu de flamme.

        Daniel-Lesur retrouve, sur ce disque, deux des confrères avec qui il avait fondé en 1936 le groupe Jeune France : Olivier Messiaen et André Jolivet. Du premier, Rechants est une œuvre fantaisiste, provocante, prenante. L’Épithalame de Jolivet restaure un climat proche de celui du Cantique.

 

        BBC Symphony Chorus,  dirigé par Stephen Jackson, Daniel-Lesur, 1994.

        Sauf cinq minutes d’orgue de Messiaen, ce disque se consacre tout entier à Daniel-Lesur.  

        L’exécution du Cantique est à mon avis trop contrastée. Après un début lumineux, la masse du chœur de la BBC surgit, et l’œuvre explose.

        La Messe de Jubilé, pour orgue et chœur, m’a semblé un peu banale au début. Au Kyrie, la musique prend son élan. La douceur du Sanctus et de l’Agnus Dei  vous subjugue.

         Kammerchor Stuttgart, dirigé par Frieder Bernius, Hohes Lied, 2009        

           Le célèbre chœur de chambre de Stuttgart a donné le Cantique dans un temple protestant de Reutlingen, ville wurtembergeoise où j’avais quelque temps plus tôt accompli mon service militaire !

          La musicalité est parfaite. J’aurais aimé, au début, un peu plus de ferveur. Puis le chœur trouve sa juste mesure, et l’auditeur est conquis.

         Le disque me paraît toutefois un peu trop éclectique. Daniel-Lesur se trouve associé, non seulement à Debussy et Ravel, qui figurent dans son arbre généalogique, mais aussi à un compositeur méritant du XVIIIe, Christian Fasch, et à Schumann, dont les œuvres chorales ressemblent peu aux siennes.

          Ensemble Laudibus (Grande-Bretagne), dirigé par Mike Brewer, Song of songs, 2007

          La pochette du disque affiche la couleur : un couple nu, enlacé. Le profane a triomphé du sacré.

            Le concert débute par diverses polyphonies, les unes des XVe et XVIe siècles, d’autres de l’Angleterre du XXe siècle, toutes inspirées de près ou de loin par le poème biblique de l’amour. Et toutes de bonne venue, bien qu’un peu criardes, parfois.

          Pour le Cantique, l’effectif des chanteurs a été accru de façon dissymétrique. Alors  que les trois versions précédentes avaient conservé les douze voix, on a ici 10 sopranos, 7 altos, 8 ténors, 6 basses, ce qui accentue la domination féminine voulue, je pense, par le compositeur. Total 31.

          J’avais donc quelques craintes. Elles n’étaient pas fondées. L’œuvre a fort bien supporté cette torsion, et l’ampleur lui a profité. Après un début un peu mystérieux, la musique se déploie, magnifique, sans abus. J’y ai pris un plaisir parfait, sauf peut-être lors de la jubilation finale, quand le son tremble légèrement (par la faute, sans doute, de la prise de son). Force m’est donc de reconnaître que cette version est la meilleure des quatre.

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          Voilà en tout cas de la très belle et très grande musique.

[1] En latin, Nigra sum, sed formosa. Devise de toutes les Vierges noires d’Europe. Version d’aujourd’hui : Black is beautiful.
[2] Écoute (Israël).