Lu par Nicolas Saudray
Septembre 2024
Les éditions Archipoche ayant eu la bonne idée de rééditer L’Affaire Maurizius, roman dont on se souvient à peine en Allemagne, et complètement oublié en France, j’ai pu le lire, et me suis dit que je devais le faire connaître un peu mieux.
L’auteur, Jakob Wassermann (1873-1934), est né près de Nuremberg, fils de petits commerçants juifs malheureux en affaires. Après une jeunesse vagabonde, il se met à écrire d’abondance, ce qui lui vaut bientôt une notoriété comparable à celle de ses contemporains Thomas Mann et Hermann Hesse. À compter de 1906, il réside en Autriche (Styrie), où il s’est marié. En 1914, âgé de 41 ans, il échappe à la conscription. Son chef d’œuvre, L’Affaire Maurizius, paraît en 1928, donc en une bonne année, pour l’Allemagne comme pour l’Autriche.
C’est la crise mondiale qui, l’année suivante, gâte le climat. Wassermann assiste à l’avènement de Hitler, en janvier 1933. Résidant de l’autre côté de la frontière, il n’est pas directement menacé. À Vienne, le chancelier Dollfuss, catholique autoritaire et antinazi, semble solidement installé. Cependant, les livres de Wassermann, auteur juif de tendance démocratique, sont interdits en Allemagne. D’où pour lui un souci financier qui contribue à expliquer sa mort d’une crise cardiaque, le 1er janvier 1934, à l’âge de soixante ans. Après 1945, son souvenir revient, mais pas pour très longtemps.
Le héros du livre, Etzel, seize ans, en qui l’auteur s’incarne, vit chez son père, le baron von Andergast, procureur général à Francfort. Ses parents sont divorcés, et il n’a pas le droit de voir sa mère, coupable d’adultère. J’ouvre ici une parenthèse : pourquoi ce prénom Etzel, qui signifie Attila, le roi des Huns ? Dans la Chanson des Nibelungen, ce personnage n’est pas entièrement négatif ; il apparaît comme l’instrument de la vengeance après le meurtre de Siegfried. Le prénom Etzel a jadis été largement porté en pays germanique, d’où de nombreux noms de famille, puis est devenu rare. Peut-être Wassermann, par ce choix, a-t-il voulu caractériser son héros comme un chercheur, sinon de vengeance, du moins de justice.
Etzel n’est pas de ces jeunes princes que l’on voit dans les romans scouts. Il ressemble plutôt à Tintin et à Harry Potter – deux références postérieures au roman. Son père, personnage respecté, élève ce fils unique d’une façon très stricte, par son propre exemple et sans jamais élever la voix. Wassermann exprime ainsi sa fascination pour une caste aristocratique encore puissante après la chute des Hohenzollern – et avoue en même temps sa répulsion.
Le roman s’inspire d’une erreur judiciaire réelle. Etzel découvre qu’un professeur nommé Maurizius a été condamné à mort vers 1906 pour le meurtre de sa femme, sur la base d’un faux témoignage et après un réquisitoire hâtif de son propre père. La peine a été commuée en une détention perpétuelle, et Maurizius croupit en prison depuis dix-huit ans Pour approfondir son enquête, Etzel s’échappe du domicile paternel et s’en va à Berlin, où il espère trouver l’auteur du faux témoignage. Consciemment ou non, il prend ainsi sa revanche sur un père trop directif.
Cette escapade nous vaut une description saisissante d’un Berlin populaire et misérable. Lors de la parution du roman, cette misère s’était sans doute atténuée ; elle est le reflet d’années antérieures. Contre toute attente, le garçon retrouve l’auteur du témoignage fatidique. Pressé de questions, ce personnage un peu monstrueux finit par livrer le nom du véritable meurtrier de Frau Maurizius. Il ne risque rien, car la prescription s’applique. En observance des règles du roman policier, je laisse le lecteur le plaisir (!!) de découvrir le coupable.
De son côté, le procureur général, homme raide et consciencieux, est secoué par la fuite de son fils, dont il connaît le motif. Réfléchissant au procès de 1906, il se dit qu’il a peut-être commis une erreur. À deux reprises, il va visiter Maurizius dans sa geôle et a de longs entretiens avec lui. Mais, moins heureux que son fils, il ne peut arracher à ce captif le nom du véritable assassin, et lui propose un marché : le malheureux ne sera pas innocenté, mais gracié, et en échange, s’engagera à ne plus clamer son innocence. Maurizius accepte.
Etzel revient à la maison, fait une scène à son père. Quant à Maurizius, libéré, il n’a pas à se trouver un métier, ni à reprendre ses fonctions de professeur d’université, car il bénéficie d’un héritage. Mais il voudrait revoir sa fille bien-aimée, et le tuteur de celle-ci, désigné lors de la condamnation de 1906, refuse les retrouvailles, car le condamné, gracié, n’a pas été innocenté. Désespéré, Maurizius se donne la mort. Et le procureur général, voyant que son erreur n’a pu être réparée, devient fou.
Où classer ce singulier ouvrage ? Une première solution peut être écartée d’emblée : celle d’un plaidoyer en faveur des juifs, menacés en Allemagne et en Autriche depuis la fin de la première guerre mondiale, en qualité de boucs émissaires. Wassermann aurait pu imaginer des victimes juives – le professeur et sa femme – en butte à un accusateur aryen. Il aurait abouti à une seconde affaire Dreyfus. Or il a fait l’inverse, peut-être pour éviter la critique : le professeur condamné à tort et sa femme assassinée sont aryens, tandis que l’auteur du faux témoignage, une sorte de Quasimodo ou de docteur Folamour, est juif.
Le roman apparaît plutôt, à première vue, comme un plaidoyer pour la justice idéale, et contre les erreurs des tribunaux. Mais si l’on regarde de près, tous les personnages principaux sont coupables. L’assassin, bien sûr. L’auteur du faux témoignage. La dame assassinée, qui avait attiré la foudre sur elle. Le professeur Maurizius, qui s’est montré veule, et n’a pas voulu faire de choix. Le procureur, trop pressé d’en finir, en 1906. Et même Etzel, qui se conduit d’une manière odieuse envers son père, lequel a quand même eu le mérite de l’élever et de lui procurer une bonne éducation. Les responsabilités étant partagées, où est la justice ? Nous voilà loin du manichéisme habituel.
Sous l’apparence d’un roman policier qui se dénoue de travers, Wassermann nous a donné une description des rapports difficiles, presque impossibles, entre les êtres humains. Il n’a pas su éviter quelques longueurs, dans les monologues. Mais il nous a laissé des figures inoubliables. Curieusement, il a gommé la guerre mondiale, si lourde, à laquelle il n’a pas participé : les acteurs de 1928 se retrouvent en 1906 comme si c’était hier.
Ce roman, précédé et suivi de quelques autres, place Wassermann au premier rang des écrivains germaniques de sa génération. Qui mettre à ses côtés ? Thomas Mann, bien sûr, malgré la tendance de lecteurs d’aujourd’hui à lui préférer son fils Klaus, lequel, homosexuel, drogué et suicidé, a tout pour plaire à notre époque. Ajoutons Hermann Hesse, autre prix Nobel, que je trouve néanmoins surfait, car son Loup des Steppes, idole du mouvement hippy, n’est qu’un individu assez médiocre, sans valeur d’exemple. Je ne propose pas Musil, dont L’ Homme sans Qualités m’est tombé des mains. Je mentionne volontiers, en revanche, deux écrivains plus jeunes : Franz Werfel, juif converti au catholicisme, qui raconte, dans Les Quarante Jours du Musa Dagh, l’histoire presque vraie d’un village arménien cerné par les troupes turques ; et Ernst Jünger, pour ses Falaises de Marbre ainsi que pour son Journal.
Le livre : Jakob Wassermann, L’Affaire Maurizius, traduit de l’allemand, Éd. Archipoche, 2023, 617 pages, 11,50 €.