En route avec Giono

Par Nicolas Saudray
Juin 2020

          Après une première manière consacrée aux forces telluriques et à la domination de la nature sur l’homme (Le Grand Troupeau,  Batailles dans la Montagne…), Jean Giono aborde une seconde manière, sobre, fringante, inspirée de Stendhal. Deux romans surtout l’illustrent, centrés sur le personnage d’Angélo. Attention, Angélo avec un accent aigu, car l’auteur maîtrise la langue française jusque dans le détail [1].

          Le père de cet écrivain, d’origine piémontaise comme Angélo, mais né en France, est un cordonnier anarchiste établi à Manosque. Sa mère est de souche provençale et picarde. Cette ascendance septentrionale ne doit pas être oubliée, bien que Giono n’en parle jamais : elle lui assure un certain recul sur ce Midi qu’il aime. Pendant quinze ans, il exerce, toujours à Manosque, le métier pour lequel il était sans doute le moins fait, celui d’employé de banque. Il en tire au moins une bonne connaissance des hommes.

          Le Hussard sur le toit paraît en 1951. C’est une révélation. On se trouve si loin de la médiocrité de la IVe République ! Notre pandémie de 2020 jettera  une nouvelle lumière sur ce chef d’œuvre.

          Giono prend soin  de nous dire qu’Angélo est grand, mince et a les yeux noirs – alors que lui-même est massif et a les yeux bleus. C’est une ruse pour masquer l’incarnation. De même, le petit et grassouillet Stendhal s’incarnait dans le beau Fabrice.

         Peu d’analyse psychologique, et c’est la principale différence avec la Chartreuse. Après sa décevante escapade à Waterloo, Fabrice évite les embrigadements et vit son destin individuel. Angélo s’insère au contraire dans un flux historique où il joue un rôle, sans chercher à s’en extraire.

          Le choléra est décrit d’une manière saisissante. Une force immense, contre laquelle il n’existe aucun remède sérieux. Sans doute Giono l’imaginatif a-t-il grossi les faits – notamment les contrôles exercés par l’armée. Le lecteur ne s’en aperçoit pas. Il plonge dans une histoire plus vraie que la réalité.

         Elle ne porte pas de date. Dans sa correspondance, l’auteur dit : 1838. Mais la grande offensive du choléra, celle qui a surpris tout le monde et emporté, entre autres, le premier ministre Casimir Périer, remonte à 1832. La nouvelle flambée  subie six ans plus tard ne pouvait être que la deuxième ou la troisième, combattue par des gens mieux organisés. Retenons donc, pour le Hussard, 1832.

          Angélo chevauche dans les collines. Il découvre un pays accablé par l’épidémie. Les maisons, au bord de la route, n’hébergent plus que des morts, qui ont attiré des nuages de mouches et d’abeilles sauvages.

          Nous apprendrons peu à peu que ce héros est piémontais (comme le grand-père paternel de Giono), qu’il pense néanmoins en français, qu’il a fui son pays pour raisons politiques (c’est un carbonaro), et qu’après deux ans d’exil à Aix-en-Provence, il espère pouvoir rentrer chez lui en passant par des cols alpins peu fréquentés. Il a vingt-cinq ans, mais l’auteur précise : Il était de ces hommes qui ont vingt-cinq ans pendant cinquante ans. C’est le fils naturel d’une duchesse ;  Giono a voulu pousser ainsi le parallèle avec Fabrice. Cette bonne mère lui a acheté un régiment de hussards, que l’exil lui a évidemment ôté.

          Angélo entre à Manosque. On le prend pour un de ces empoisonneurs de fontaine censés provoquer le choléra. Échappant de justesse au lynchage, il se réfugie sur les toits (d’où le titre du roman) et dans des greniers. Une fois le péril  passé, il se met au service d’une religieuse qui lave les morts. Pour ragaillardir  cette brave femme, il lui offre des cigares appelé crapulos [2], et elle les fume sans façons. Le voilà magnifiquement heureux, nous dit Giono.

          On peut se demander pourquoi ce courageux jeune homme n’a pas attrapé le mal, lui aussi, après avoir tripoté tant de cadavres. Mais toute épidémie a ses réfractaires. [3]

         À l’époque, Manosque compte cinq mille habitants. Elle se maintient à ce niveau jusqu’au second conflit mondial. Puis c’est l’ascension, favorisée par le centre d’études nucléaires de Cadarache, et dont Giono n’a connu que le début – jusqu’aux 22 000 habitants actuels.

          Selon l’une de ses filles, la description des habitants de Manosque aux prises avec l’épidémie serait une vengeance littéraire de son père. Il faut rappeler, à ce sujet, son itinéraire politique. Cruellement marqué par la guerre de 14, où il avait perdu nombre de ses amis, l’écrivain avait commis des écrits pacifistes. Puis, durant l’occupation allemande, il avait laissé des journaux collaborateurs publier des éléments de sa prose. Il s’était même écrié : J’aime mieux être un Allemand vivant qu’un Français mort. D’où, à la Libération, quatre mois de détention, et une interdiction de publier. Il faut savoir gré aux éditions Gallimard de l’avoir soutenu financièrement, avec sa famille, durant cette période. Mais les  Manosquins, eux, l’avaient laissé tomber. À en croire Mlle Giono, son père aurait pris sa revanche en décrivant la ville terrifiée par le choléra. Peut-être.

         Angélo poursuit sa route dans les collines et les forêts, où une partie de la population de Manosque s’est réfugiée ; mais l’épidémie poursuit sa progression. Il a fait la connaissance de la charmante Mme de Théus, très jeune épouse d’un vieux mari qu’elle aime, et qu’elle cherche à rejoindre en son château près de Gap. Notre hussard s’improvise son chevalier servant.

        L’armée leur barre la route, les envoie en quarantaine dans une forteresse. Comme les lieux de quarantaine sont les pires foyers de contagion, ils s’évadent.  Mme de Théus est néanmoins rattrapée par le mal : en traversant un bois, des vomissements la prennent, et ses jambes deviennent bleues. Contre toute attente, Angélo la sauve en la frictionnant avec énergie et en lui faisant boire un fort alcool. L’ayant ramenée saine et sauve  au château de son mari, il  repart vers le Piémont.

       Et voici la dernière phrase du roman, si émouvante : Il était au comble du bonheur. Joie de rentrer dans son pays, où pourtant son avenir politique n’a rien d’évident. Joie d’avoir échappé au fléau, et surtout d’avoir sauvé la belle Pauline. Il n’a pas couché avec elle, car il la respecte trop. L’amour est né entre eux mais ne s’est pas s’exprimé. Rien n’indique qu’ils auront la moindre chance de se revoir. Qu’importe ! Il est heureux d’avoir vécu ces jours extraordinaires.

          Le Hussard a été précédé d’un brouillon inachevé, Angélo, commencé dès 1934, publié seulement en 1958. On y rencontre déjà le trop jeune colonel et la belle Mme de Théus – mais sans le choléra, ce qui change tout. Au lieu de l’épidémie, l’auteur nous offre une bande de brigands qui pille les diligences après avoir tué les postillons, et dont le chef n’est autre que le marquis de Théus, mari de la belle : un aristocrate  légitimiste qui cherche à remplir les caisses de l’opposition clandestine, afin de renverser Louis-Philippe. À vrai dire, le Hussard, rédigé une quinzaine d’années plus tard, renferme un écho de ces brigandages, mais si assourdi que le lecteur n’y prend pas garde.

          Contrairement au Hussard, cette esquisse qu’est Angélo baigne dans une aimable invraisemblance. Tout le charme du Giono de la seconde manière s’y trouve néanmoins. Le cheval, accroupi comme un chat, se détendit et s’envola sans élan par-dessus la barrière. Ou encore ceci, dans le même registre : Le cheval était nourri dans les écuries de l’évêché. Angélo le jugea vite : trop d’avoine, mais un cœur droit. À moins que vous ne préfériez ces paysages : D’immenses journées de cuivre blond s’arrondissaient dans les collines.   

                                                        xxx

          Paru en 1957, Le Bonheur fou est-il vraiment la suite du Hussard ? À part la personne d’Angélo, aucun lien explicite ne relie les deux romans. On peut dire que leur thème commun est celui de la chasse au bonheur (encore Stendhal !). Mais ce prétendu tome II se déroule quasiment sans femmes. Le bonheur s’obtient par les voyages et par la guerre !

          Les deux ouvrages ont quand même en commun de se dérouler durant la première moitié du XIXe siècle.  Ils rejoignent ainsi le rude Roi sans Divertissement, et les Récits de la demi-brigade. Giono a peint un monde paysan en voie de disparition, ou fait revivre des époques révolues. Notre société hyper-urbaine ne l’a pas séduit. Il est resté un enfant de l’ancienne Manosque, ou un habitant des hauteurs. J’ai une ferme que je dois entretenir et quelques cochons qu’il faut que je nourrisse avant qu’ils ne me nourrissent moi-même [4]. Au soir de sa vie, il envisage toutefois une troisième manière, moderne. Elle n’aboutit pas. Faut-il s’en étonner ?  Faut-il s’en plaindre ?

          Ce Bonheur fou qu’il aimait tant n’a ni queue ni tête. Grâce à l’inimitable patte de Giono, on le lit néanmoins avec plaisir et, souvent, avec admiration.

          L’histoire commence avec un conspirateur piémontais réfugié en France, et qui ne jouera plus, dans la suite du récit, qu’un rôle mineur. Le lecteur est un peu perdu. Il faut savoir qu’en 1821, des républicains ont voulu renverser le roi de « Sardaigne », capitale Turin. De leur exil, ils continuent d’intriguer. L’un d’eux arbore de fortes moustaches noires sur un beau visage maigre couleur de marron d’Inde.

          Le roi défend son trône contre ces carbonari, en usant de la manière forte. Après les exécutions, les jeunes veuves se tordaient les mains sur les places publiques, puis rentraient chez elles tourner la polenta d’un bâton vigoureux. Le ton est donné. Du malheur jaillit l’allégresse.  

          Angélo entre en scène à la page 71. D’où vient-il ? Qu’a-t-il fait depuis après la fin du Hussard, seize ans plus tôt ? En tout cas, la police piémontaise le recherche. Comment peut-il deviner, en ce début de 1848, que Paris va se révolter contre Louis-Philippe, qu’à son exemple Vienne va se rebeller contre Metternich, et que les Lombards auront alors beau jeu de secouer le joug autrichien ?

         Milan commence à remuer. Angelo s’y précipite. Aucun état d’âme, aucune analyse de la situation, aucune haine de l’Autriche. Il ne se sent jamais si bien qu’en selle dans la campagne. Ainsi, la seconde manière de l’auteur diffère moins de la première qu’on aurait pu le croire.

          Angélo passa au large et changea les idées à son cheval en lui faisant sauter quelques ruisseaux et enfin une haie, derrière laquelle il faillit tomber au beau milieu de la musique du régiment qui suçait ses clarinettes.

          Milan connaît ses « cinq jours » d’insurrection. : une guerre de rues, parfois cruelle, mais pleine de péripéties et de surprises. Rien à voir avec la boucherie de 14-18, dont Giono exècre le souvenir, bien qu’il l’ait courageusement supportée. Angélo, âgé de trente-cinq ans [5], se conduit comme un gamin. Il est blessé, sans gravité ; la blessure restera néanmoins ouverte jusqu’à la fin du roman. Les Autrichiens se retirent vers Mantoue et Vérone.

          Profitant de la situation, le monarque turinois fait avancer ses troupes et prend possession de la majeure partie de la Lombardie. Pendant quelques mois, il fait figure de roi d’Italie. Angélo et ses amis ont donc travaillé pour un adversaire. Cela ne les gêne guère.

          Autant les paysages et les portraits sont réussis – par petites touches malicieuses ou cinglantes – autant les dialogues rendent un son bizarre. Lors des publications précédentes, on avait déjà reproché à Giono de faire parler ses paysans avec préciosité. Avec les Turinois et les Milanais, cela continue. Qu’importe. Ces longues répliques irréelles traversent le roman à la manière de nuages. Il faut les prendre, non comme de vrais échanges, mais comme des fragments de monologues intérieurs.

          Les semaines suivantes se passent à vagabonder, à cheval, sans mission définie. Angélo frôle la frontière suisse et le Tyrol méridional. Dans les hauteurs, les villages s’enroulaient en coquille de limaçon autour de vieux clochers couronnés de lilas d’Espagne. Et l’auteur résume : Il était amoureux de tout ce qu’il voyait.

         Alors le maréchal von Radetzky contre-attaque. Nous souvenons de lui  grâce à une marche de Johann Strauss père. Mais ce n’est pas un militaire d’opérette, et il dispose de troupes aguerries – des Hongrois, des Croates. Dans la chaleur de juillet, les forces piémontaises refluent en désordre. Angélo se débrouille comme il peut. Descente vers un lac : Charrué de petites vagues roses, il était piqueté de nombreuses voiles balancées et de barques plates, noires, remuant lentement les pattes comme des cafards sur le dos.

         Une fin logique consisterait à faire périr notre jeune premier dans cette débâcle. Au lieu de cela, il regagne Turin, que les Autrichiens ne tentent pas de conquérir. Inopinément, il y provoque son frère de lait Giuseppe, avec qui il s’entendait bien, et le tue en duel. Pourquoi cette barbarie ? Giono dédaigne de l’expliquer. Le lecteur se dit que peut-être, le hussard reprochait à sa victime d’être restée tranquille chez elle, au lieu de venir combattre en Lombardie. Mais Giuseppe, autant qu’on sache, n’avait pas d’obligations militaires. Et c’était un simple cordonnier (comme le père de Giono). Tuer un homme dans ces conditions, cela fait beaucoup !

          L’héroïque Angélo, amoureux des paysages, séducteur des femmes et complice des chevaux, aurait-il caché, au fond de lui-même, un goût du meurtre ? Si je me permets cette hypothèse, c’est que j’en vois plus haut trois indices. Au cours du roman, le héros se réjouit d’avoir tué en duel un officier (peu sympathique, il est vrai, contrairement à Giuseppe). Dans l’esquisse précédente, il s’était écrié, après avoir trucidé, encore une fois en duel, un agent autrichien : Le meilleur moment de ma vie, je l’ai passé à tuer le baron. Et dans son étrange roman de 1947 titré Un Roi sans divertissement, Giono avait mis en scène un ancien capitaine de gendarmerie, homme valeureux qui, ayant découvert en lui un désir de tuer, se donne la mort à titre préventif.

         Les lectrices qu’Angélo tient sous son charme préféreront attribuer ce duel absurde avec Giuseppe à un dérapage du romancier.

         Conclusion ouverte de ce Bonheur fou  au titre paradoxal : Angélo remarque, dans les rues de Turin, des ombres qui le suivent. Le lecteur se doute que ce sont des recors de police chargés de l’arrêter. Triste fin pour un brillant sujet.

        Elle se prolonge par une suite lointaine et mince, publiée dès 1949 : Mort d’un personnage. Le petit-fils d’Angélo Pardi et de Pauline de Théus, doté du même prénom et du même nom que son grand-père, vit à Marseille, ville où Giono avait lui-même passé  quelques mois. L’écolier respire les mille odeurs de la ville phocéenne. Puis, devenu officier de marine marchande, il assiste sa grand-mère aveugle et contemple sa déchéance physique. La belle Pauline avait-elle épousé le premier Angélo Pardi, après la mort de son vieux mari ? Apparemment non, puisqu’on continue de l’appeler Mme de Théus. Le lecteur est laissé dans la perplexité. Si vous avez aimé le Hussard et le Bonheur, ne lisez pas ce triste épilogue, bâclé pour honorer un vieux contrat qui liait l’auteur à Grasset.

        Giono avait imaginé un cycle du hussard en dix volumes. C’est dire l’intérêt qu’il portait à ce personnage, image sublimée de lui-même. En fin de compte, il n’y a eu que quatre romans comportant sa présence. Ce sont, en succession logique : 1) Angélo  2) Le Hussard  3) Le Bonheur  4) Mort d’un personnage. Mais ils ont été rédigés dans un ordre différent : 1,4, 2, 3. Et publiés encore dans un autre ordre : 4,2,3,1.

         Le véritable héritier de ce cycle est un roman de Louis Aragon, La Semaine sainte (1958). Presque tout opposait les deux écrivains – le  montagnard et le Parisien, l’apôtre du  retour à la terre et le stalinien. Mais ils partageaient une prédilection pour une certaine aristocratie naturelle, avec accompagnement de chevaux : d’un côté notre Angélo, de l’autre le jeune peintre Géricault. Aragon a certainement lu le Hussard, et sans doute aussi  le Bonheur fou, paru un an avant son propre ouvrage. Entraînés dans de vastes équipées, de fougueux jeunes gens s’efforcent d’y faire bonne figure tout en conservant un certain détachement. La vie est une cavalcade.

Les livres : Le Hussard sur le toit et Le Bonheur fou sont tous deux disponibles en Folio. De même Un Roi sans divertissement, les Récits de la demi-brigade et Angélo.  

[1] Certains éditeurs récents ce sont permis d’ôter l’accent. C’est une petite trahison.
[2] La cigarette n’est pas encore en usage.
[3] Exemple de Mgr de Belsunce, durant la peste de Marseille, en 1720. Il visitait les mourants. Il s’en est tiré sans dommages, et est mort trente-cinq ans plus tard, admiré de tous.
[4] Lettre à Gaston Gallimard, 3 décembre 1941.
[5] Du moins si l’on situe le Hussard en 1838. Si on le place au contraire e, 1832, l’Angélo du Bonheur fou a quarante-et-un ans.