Mathieu Bauchard : « Emmanuel Macron et l’imposition de la richesse »

Livre lu par Patrice Cahart

L’auteur est un étudiant de 23 ans, ancien élève de l’École Normale Supérieure (Rennes), diplômé de l’IEP de Paris et titulaire d’un mastère de droit public.

 

« Macron, président des riches ». Cette étiquette lui colle à la peau et pourrit  son quinquennat.

Mathieu Bauchard a voulu voir cela de plus près et vient de publier un ouvrage très fouillé et bien structuré. C’est pour moi l’occasion de l’en féliciter, et aussi de faire connaître mon avis d’ancien fiscaliste. Disons d’emblée que je serai moins sévère que ce jeune auteur.

Une première question se pose à lui : à quelle préoccupation répondait l’Impôt de Solidarité sur la Fortune (ISF), créé en 1981 sous une forme légèrement différente, l’Impôt sur les Grandes Fortunes (IGF) ? Il y voit une réaction à l’échec de la progressivité de l’impôt sur le revenu, miné par les niches fiscales. Ayant vécu ces événements rue de Rivoli, je pense qu’il s’agissait d’une démarche à la fois plus politique et plus rustique : constatant l’absence d’impôt sur la fortune, les socialistes arrivant au pouvoir ont trouvé normal d’en créer un.

Au demeurant, notre impôt sur le revenu est, malgré les niches, très progressif. Aujourd’hui, 57% des foyers ne le paient pas, et 10 % supportent 60 % du fardeau. En 1981, la charge était moins concentrée, mais pas au point de modifier le raisonnement.

La recherche universitaire, dans le domaine fiscal, est dominée par Thomas Piketty et ses co-équipiers enseignant aux États-Unis. Ce sont des chantres de la redistribution. Comme quoi l’économie n’est pas tout à fait une science ; elle repose pour partie sur des postulats politiques. Notre jeune auteur ne pouvait échapper totalement à cette influence.

Je suis au contraire  de ceux qui pensent que l’impôt ne doit pas absorber plus de la moitié des revenus d’un contribuable (à moins qu’ils n’aient été réduits de manière artificielle), et qu’un supplément de revenu ne doit pas se traduire par un supplément d’impôt supérieur à 50 % de cette somme. Au-delà de ce seuil psychologique, l’intéressé se sent spolié, rejeté par la société. Il est prêt à tous les subterfuges pour échapper à ce qu’il considère comme injuste. D’ailleurs, les études officielles nous indiquent que dans notre pays, les impôts et les cotisations sociales, ensemble, réduisent environ de moitié les inégalités de revenus. Faut-il à tout prix aller plus loin ?

Ma position rejoint semble-t-il celle du Conseil constitutionnel qui, par une décision du 29 décembre 2012, a jugé confiscatoire un taux d’environ 75%. Depuis lors, les gouvernements successifs ont pris soin de limiter à 49 % (plus la CSG, il est vrai) le taux le plus élevé de l’impôt sur le revenu.

Avant l’élection d’Emmanuel Macron, l’ISF, l’impôt sur le revenu et les prélèvements sociaux pouvaient, ensemble, absorber jusqu’à 75 % des ressources d’un contribuable. Cette situation malsaine engendrait, outre l’émigration dont il sera question plus loin, des comportements pervers tels que le maintien de dirigeants de société jusqu’à un âge avancé, afin de profiter du régime de l’« outil de travail » (pratique dûment signalée par Mathieu Bauchard), ou encore les placements en œuvres d’art exonérées, pouvant atteindre des prix extravagants.

Dès 2016, encore ministre, Emmanuel Macron a critiqué l’ISF. Durant sa campagne électorale, il a clairement fait connaître son intention de le restreindre à l’immobilier. Ceux qui ont voté pour lui ne sont donc pas fondés à le lui reprocher.

La mesure était présentée dans un souci d’efficacité économique : moins imposés, les contribuables fortunés allaient investir davantage, et des bénéfices allaient en résulter pour l’ensemble de l’économie. C’est la théorie du ruissellement. Mathieu Bauchard remarque qu’Emmanuel Macron lui a donné une résonance supplémentaire, relevant de la méritocratie : il fallait récompenser, en les dégrevant, les bons agents de l’économie.

À cette théorie devenue éthique s’est ajoutée, expose l’auteur du livre, une autre théorie, compatible avec la première : celle de l’ « optimalité », enseignée surtout dans les universités américaines, que sept des dix conseillers économiques du président ont fréquentées. Les investissements consistent en biens intermédiaires. Leur production étant taxée, les biens intermédiaires ne doivent pas l’être aussi, car cela ferait double emploi. C’est ce raisonnement qui avait abouti à la création de la TVA, en France (1954). Ses partisans l’élargissent aux impôts sur le revenu et sur le capital : comme les intérêts, les dividendes, les loyers et les plus-values sont taxés, on ne doit pas imposer les comptes en banque, les valeurs mobilières et les immeubles qui ont produit ces revenus. Cela dit, la théorie de l’optimalité n’a pas contribué au débat public sur la réforme Macron ; elle est restée implicite.

En revanche, la théorie du ruissellement a été vivement contestée, et Mathieu Bauchard adhère à cette condamnation. Aujourd’hui encore, les spécialistes n’ont pu établir qu’après la suppression de l’ISF, les contribuables fortunés ont accru leurs investissements productifs de manière significative. Je présume néanmoins que la plupart l’ont fait, car ils jouissaient déjà d’un train de vie conforme à leurs aspirations. Ils étaient donc enclins à placer leur ressource résultant de la suppression de l’ISF, plutôt que de la consommer. Mais on ne pourra sans doute jamais le mesurer, car cette ressource n’a atteint globalement que 2,9 milliards par an ; soit l’épaisseur du trait, le total des investissements et placements des ménages étant de 282 milliards en 2018.

Pour la même raison, il sera sans doute impossible d’évaluer avec sérieux l’incidence de la mesure critiquée sur le PIB. Les services de Bercy avaient risqué, signale Mathieu Bauchard, une prévision de + 0,5%, soit 20 milliards. Si on retient ce chiffre, les 2,9 milliards auront produit un effet bénéfique égal à sept fois leur montant. Pas si mal !

Les détracteurs de l’ISF faisaient surtout valoir l’émigration des redevables : 622 en 2016, seulement 376 en 2017. Mathieu Bauchard remarque que ces chiffres sont modestes par rapport à l’ensemble des payeurs, et que l’émigration était davantage causée par les droits de succession (parfois très lourds). Il demeure que l’amélioration de 40 %, dont nous ne savons pas encore si elle sera durable, peut être mise entièrement au crédit d’Emmanuel Macron, les droits de succession n’ayant pas changé. L’incidence de l’émigration allait bien d’ailleurs au-delà de son effet direct sur les recettes fiscales et sur la consommation ; elle scandalisait le reste de la population et y provoquait une baisse de civisme.

De façon symétrique, le remplacement de l’ISF par l’IFI a accru l’attrait (évitons l’affreux terme d’attractivité) de la France sur les investisseurs étrangers. Ceux-ci n’ont plus lieu de craindre que leur cadres supérieurs immigrés ne soient assujettis à l’ISF. La progression de la cote de notre pays, obtenue malgré l’affaire des gilets jaunes et publiée par les médias, semble significative.

On peut résumer ces remarques en disant (et là, je suis d’accord avec notre jeune auteur) que la suppression de l’ISF a surtout été un signal envoyé par Emmanuel Macron aux investisseurs, intérieurs et extérieurs.

Mathieu Bauchard déplore néanmoins qu’il ait réduit la progressivité de notre système fiscal, considéré dans son ensemble. Mais la progressivité ne constitue pas une fin en soi ; elle n’est bonne que si elle produit de bons résultats. Depuis une douzaine d’année, nous voyons poindre de tous côtés une progressivité anarchique : exonérations de CSG, bourses scolaires accordées en fonction uniquement des revenus, allocations familiales réduites selon le même critère, droit d’inscription progressifs à l’IEP de Paris (en attendant d’autres établissements), et maintenant, dans le projet de réforme des retraites, une cotisation de solidarité, non productrice de droits, à la charge des salariés aisés. Comme  ces mesures reposent sur des bases différentes, suivant des modalités différentes, il est impossible d’en prendre la mesure de façon globale. Mais pour certains contribuables, elles s’additionnent, et risquent d’aboutir parfois aux niveaux confiscatoires que j’ai condamnés plus haut : c’est-à-dire qu’un petit supplément de revenus peut déclencher, pour son bénéficiaire, des pertes bien supérieures.

Reste, envers cette réforme, une critique qui ne provient pas de Mathieu Bauchard. Protestant contre leur soumission à l’IFI, les représentants de la propriété immobilière ont fait valoir que la France a besoin de logements neufs ou rénovés. On peut répondre, primo, qu’Emmanuel Macron ne pouvait se permettre, politiquement, de supprimer toute imposition sur la fortune, secundo, qu’il a voulu combattre la préférence invétérée des Français pour l’immobilier.

Bref, la suppression de l’ISF, partiellement remplacé par l’IFI, me semble être un succès économique, mais un échec politique.

D’un point de vue politique, Matthieu Bauchard regrette que le choix présidentiel ne se soit pas porté sur une formule intermédiaire entre l’ISF et l’IFI. Nous en sommes bien d’accord. Que pouvait-elle être ? Un ISF dont seules auraient été exonérées les actions et assimilées, instruments de la création des entreprises et de leur développement. Cette formule  aurait été plus aisée à défendre devant les médias et les corps constitués. Mais il ne faut pas se leurrer ; elle n’aurait pas séduit les gilets jaunes.

La seconde mesure importante du nouveau président, dans le domaine fiscal, a été l’institution du prélèvement forfaitaire unique (PFU), alias flat tax, de 30 % sur les revenus de capitaux mobiliers. Elle a suscité moins de critiques, et Mathieu Bauchard, apparemment, s’y résigne.

Pour bien comprendre sa portée, il faut rappeler les dispositions antérieures. Les revenus des placements à taux fixe donnaient lieu à un prélèvement libératoire de 25% censé compenser l’inflation. Le PFU coûte cinq points de plus. L’inflation, à vrai dire, s’est sérieusement ralentie, mais les taux d’intérêt sont tombés eux aussi, si bien qu’aujourd’hui la rémunération réelle des placements récents frise le zéro. Chaque année, un obligataire perçoit environ 1,5 % de la valeur nominale de son titre, et perd à peu près la même somme du fait de l’érosion monétaire. L’impôt, qu’il soit de 30 % ou, sur option, d’un moindre taux, frappe donc un revenu fictif.

De même, les plus-values sur titres imposées à 30 % ou, sur option, à un moindre taux, ont en grande partie un caractère monétaire, et donc fictif. C’est surtout le cas si le placement s’est effectué dans la durée. Soit un épargnant qui a acquis  des actions en 2000. Il les revend en 2020. C’est un bon soldat de l’économie – l’un de ceux qu’Emmanuel Macron entendait récompenser. Or, en vingt ans, l’indice des prix à la consommation a progressé de 30 %. La plus-value réalisée par ce contribuable est vraisemblablement inférieure à ces 30 %, car le CAC 40, malgré sa remontée  des dernières années, se trouve  aujourd’hui encore en-dessous du sommet atteint en 2000. Cette plus-value risque donc d’être entièrement fictive, et pourtant, elle va être taxée.

S’agissant en revanche des dividendes, la réforme procure un net allègement aux contribuables les plus aisés. S’ils relèvent de la tranche supérieure du barème, leur imposition effective, prélèvements sociaux compris, passe de 42,5 % à 30 %. Mais, comme je viens de le remarquer, ces contribuables ne sont nullement certains du maintien de la valeur de leurs titres. Ils peuvent perdre, par suite des fluctuations de la Bourse, des sommes bien supérieures à leurs dividendes.

Dans l’ensemble, le PFU peut donc difficilement être considéré comme un important cadeau fait aux riches.

Mathieu Bauchard concentre son tir sur le régime particulier que les assureurs ont obtenu pour l’assurance-vie. Critiquable, certes, d’un point de vue de principe, l’avantage consenti n’a rien de gigantesque : les retraits effectués après huit ans sont imposés, compte tenu des prélèvements sociaux, à 24,7 %, contre 30 % pour les autres produits de placements. Et là encore, la chute des taux d’intérêt trouble le jeu. De plus en plus, l’impôt va frapper des revenus fictifs, effacés par une inflation résiduelle mais réelle.

Que reprocher, en fin de compte, à Emmanuel Macron ? D’être complaisant envers les titulaires de revenus mobiliers, surtout les plus riches ? Ou au contraire de les traiter trop durement ?

Depuis que se joue la tragi-comédie des retraites, l’imposition de la richesse est passée à l’arrière-plan du théâtre. Mais peut-être reviendra-t-elle sur le devant de la scène.

Le livre : Mathieu Bauchard, Emmanuel Macron et l’imposition de la richesse, Éd. L’Harmattan, 226 pages, 25€