Par Nicolas Saudray – Janvier 2020
Jean-Sébastien fait involontairement de l’ombre à ses cousins, notamment au Bach de Meiningen, de huit ans son aîné, et fort estimé de lui. Leurs grands-pères étaient cousins germains, ce qui rendait les deux compositeurs, si l’on compte selon le Code civil français, parents au huitième degré.
Le petit duché de Meiningen, issu d’un démembrement médiéval de la Saxe, a duré jusqu’en 1918. La ville du même nom se trouve aujourd’hui dans le Land de Thuringe (compris jusqu’en 1989 dans l’Allemagne de l’Est) et compte 21 000 habitants. C’est là que Johann-Ludwig Bach (1677-1731) a accompli l’essentiel de sa carrière musicale, au service surtout du duc Ernest-Louis Ier.
Ce violoniste de formation est d’abord cantor, fonction assez lourde incluant l’éducation des garçons de la maîtrise. Puis il devient maître de chapelle, rôle sans doute plus conforme à ses goûts. En 1724, le fils aîné du duc, âgé de dix-huit ans, tombe malade en voyage et meurt. Accablé de chagrin, le duc lui-même le suit dans la tombe. Johann-Ludwig compose à cette occasion son chef d’œuvre, sa Musique funèbre.
Reflétant une profonde piété luthérienne, le texte se compose de psaumes en allemand. Les chœurs s’enchaînent avec les airs de soprano, d’alto, de ténor et de basse (seul manque le baryton). Le verset symbolique Ich bin dein Knecht, « je suis ton valet », résonne deux fois. Mais on entend aussi un Gloria patris et filio, ainsi que de nombreux Alleluias qui expriment une conviction commune aux différentes branches du christianisme : la mort est une délivrance, et le début de la vraie vie.
L’Akademie für alte Musik de Berlin, dirigée par Hans-Christoph Redemann, et complétée par une pléiade de bons chanteurs, nous a donné en 2011 une remarquable version de cette œuvre peu jouée. Je viens grâce à eux de la découvrir. Elle se situe un an après la Passion selon Saint Jean de l’illustre cousin, cinq ans avant sa Passion selon Saint Matthieu – et à des années-lumière des opéras de Rameau qui sont pourtant contemporains. L’Allemagne s’est ressaisie après les désastres de la guerre de Trente Ans ; elle reste sévère, et n’a pas encore admis le style galant.
Très rythmée mais avec des moments d’abandon, sans joliesses mais d’un intérêt constant, cette ample et belle musique n’est pas triste, car la foi la soutient de bout en bout. Ne pouvant commenter tous ses épisodes, je me limiterai à l’extraordinaire marche funèbre chantée par le chœur, qui clôt la première partie de l’œuvre, dix-sept minutes après son début, et que j’aurais bien vue en conclusion d’ensemble. Curieusement, elle annonce Haendel plutôt que Jean-Sébastien. Mais sans recherche de la magnificence. Je crois voir de fervents Saxons, de ferventes Saxonnes qui, au pas cadencé, drapeaux en tête, sans dévier d’un pouce malgré les intempéries, gravissent une longue pente vers le ciel, en martelant leur victoire sur les ténèbres.
Mes chaînes ont été brisées
Grâce à ton intervention, Seigneur,
Et je puis voir maintenant à mes pieds
Ceux à qui j’étais contraint d’obéir,
Satan, la Mort et le Péché.
Nous avons là l’une des pages les plus fortes, les plus entraînantes, de toute la musique du XVIIIe siècle.
Le disque : Johann Ludwig Bach, Trauermusik, par l’Akademie für alte Musik Berlin, Harmonia Mundi, 2011.