Jean Sévillia – Cette Autriche qui a dit non à Hitler

Lu par Nicolas Saudray
Avril 2024

Prisonnier dans un village de Basse-Autriche, le père de Jean Sévillia avait noué des liens d’amitié avec les habitants. Après la guerre, il y est revenu maintes fois en vacances, avec sa famille. Son fils était donc bien préparé à nous parler de la petite nation au drapeau rouge-blanc-rouge, observée durant la pire crise de son histoire.
En 1918-1919, l’Autriche, reliquat de l’empire des Habsbourg, se retrouve seule. C’est un modeste pays (6,5 millions d’habitants) avec une tête trop grosse (Vienne). La majeure partie de la population, toutes tendances politiques réunies, penche vers un rattachement à l’Allemagne. Mais le traité de Saint-Germain l’interdit.

D’abord à dominante socialiste, le gouvernement est confié à un prélat, Mgr Seipel : situation originale dans l’Europe du XXème siècle. Sa doctrine, à l’égard de l’Allemagne, est Une nation, deux États. À compter de 1930, la crise économique mondiale secoue le pays, et les élections régionales d’avril 1932 révèlent une montée du nazisme, insignifiant jusque-là. Les incidents se multiplient.
C’est dans cette situation tendue qu’Engelbert Dollfus devient chancelier. Ce fils de paysans a d’abord voulu se faire prêtre, puis est devenu juriste. Sa petite taille l’a fait surnommer Millimetternich (Metternich millimètre). Les socialistes commettent la lourde erreur de lui refuser leur concours, malgré la menace nazie.
En mars 1933, après l’avènement de Hitler en Allemagne, Dollfus, coincé entre deux oppositions, décide de se passer du Parlement. Il devient donc un dictateur. On le lui a beaucoup reproché. Avait-il vraiment le choix ? Aujourd’hui encore, son régime est habituellement qualifié d’austrofasciste. Les deux éléments les plus caractéristiques du fascisme lui font néanmoins défaut : un parti unique, et une ligue paramilitaire. La Heimwehr, milice conservatrice, fascisante et antinazie du prince Starhemberg, soutient Dollfus, mais il n’a pas autorité sur elle, et les désaccords ne manquent point. Les socialistes, opposants, ont leur propre ligue armée, le Schutzbund.
En février 1934, le Schutzbund prépare un coup d’État. Quel aveuglement ! Dollfus réagit par des arrestations, lesquelles déclenchent des émeutes. L’Armée reste fidèle au chancelier, qui gagne la partie.
Il tombe ainsi d’un danger dans un autre. En juillet 1934, à Vienne, téléguidés depuis Berlin, les nazis attaquent la chancellerie. Dollfus est tué. Saluons cet homme courageux, auquel la postérité n’a pas rendu vraiment hommage. Mussolini, alors hostile à Hitler, masse des troupes au pied du Brenner. La tentative nazie a échoué. Les rênes de l’Autriche sont reprises par l’ancien avocat Kurt von Schuschnigg, qui n’a pas la fermeté de Dollfus.
En 1936, Mussolini conquiert l’Éthiopie. Mis au ban des nations, il est contraint de se rapprocher de Hitler. La France et la Grande-Bretagne sont absorbées par leurs problèmes internes. La population de l’Autriche n’atteint que le dixième de celle de l’Allemagne. Les effectifs des deux armées sont dans la même disproportion. Dès lors, le sort du pays est scellé. Il est vain, à mon sens, de se demander ce que Schuschnigg aurait dû faire ou ne pas faire.
Convoqué en février 1938 par Hitler à Berchtesgaden, il consent sous la contrainte diverses concessions, dont la principale consiste à confier le portefeuille de l’Intérieur au nazi Seyss-Inquart. Rentré à Vienne, et désireux d’annuler les concessions extorquées, il prononce deux éloquents discours et lance un référendum sur l’indépendance de l’Autriche. Cette fois – mais il est bien tard – les socialistes l’appuient. D’après les observateurs (dont les historiens ultérieurs confirmeront les dire), le « oui » est en passe de recueillir au moins les deux tiers des suffrages. Pour prévenir une telle défaite, les nazis locaux se soulèvent et, le 12 mars, l’armée du Reich envahit l’Autriche. C’est l’Anschluss.
Pourquoi a-t-on éprouvé, à l’étranger, le sentiment d’un ralliement massif du pays au nazisme, alors qu’une grande majorité s’apprêtait à effectuer un choix contraire ? D’abord, parce que de nombreux partisans du « oui » (à commencer par le cardinal archevêque de Vienne, et par le Dr Renner, socialiste, futur président de la République), voyant le pays submergé, ont compris qu’il n’y avait plus d’espoir et ont retourné leur veste. Ensuite parce que les services de la propagande nazie ont sélectionné les photos et les films, en montrant seulement ce qui allait dans leur sens. Ainsi, une minorité est apparue majoritaire.
Au moins cinquante mille Autrichiens sont arrêtés. Les juifs sont invités à quitter le pays en abandonnant leurs biens. 136 000 le font, dont Sigmund Freud et de nombreux artistes ou intellectuels. L’Autriche – Österreich – perd jusqu’à son nom ; elle devient l’Ostmark, la marche de l’est.
La résistance ne cesse pas pour autant, et elle émane de tous les milieux : communistes, socialistes, prêtres, monarchistes. Dix mille condamnations à mort sont prononcées de 1938 à 1945. L’ouvrage résume le parcours de quelques-unes de ces victimes. Schuschnigg, veuf, se remarie en prison ; après la Libération, il termine son existence en Grande-Bretagne . Le prince Starhemberg sert dans les Forces Françaises libres. Otto de Habsbourg tente de faire vivre une structure autrichienne aux États-Unis ; après la guerre, il est néanmoins expulsé d’Autriche.
Lucide, équilibré, fort bien documenté, l’ouvrage de Jean Sévillia permet de s’y retrouver dans cette époque insensée. Il fait justice des idées fausses.
Malgré ces épreuves, l’Autriche a su préserver son originalité. Libérée dès 1955 d’une occupation soviétique partielle, elle connaît aujourd’hui un niveau de vie supérieur à celui de l’Allemagne. Les querelles politiques y sont parfois vives, mais restent courtoises. Personne, des deux côtés de la frontière, ne préconise plus la fusion avec le grand voisin.

Le livre Jean Sévillia, Cette Autriche qui a dit non à Hitler – 1930-1945
Perrin, 2023, 506 pages, 24 euros.

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