Amos Oz – « Une histoire d’amour et de ténèbres »

Par Nicolas Saudray

          Le plus célèbre écrivain israélien vivant, Amos Oz, s’est éteint en décembre 2018. J’ignorais presque tout de lui. Cet événement m’a incité à lire une œuvre souvent considérée comme sa meilleure : le récit de son enfance et de sa jeunesse.

          Ce livre est présenté dans un savant désordre. Pour le confort du lecteur, je rétablis la chronologie.

         Commençons donc par les ascendances européennes de l’auteur, qu’il n’a connues que par ouï-dire. Sa famille paternelle, celle des Klausner, habitait Odessa. À la génération précédente, elle demeurait en Lituanie, terre d’élection de la mystique ashkénaze. Après le premier conflit mondial, les Klausner des sont embarqués pour la Terre sainte, afin de fuir, non pas des persécutions, mais les luttes épuisantes entre Blancs et Rouges.

         La famille maternelle était établie à Rovno, en Volhynie : une province aujourd’hui ukrainienne, relevant alors de la Pologne. Comme d’autres villes de la région, cette cité comprenait un lycée Tarbout, où l’hébreu était enseigné comme langue vivante. Sa résurrection est donc bien antérieure à la fondation de l’État d’Israël. La mère d’Amos fréquentait ce lycée. Mais un climat antisémite régnait ; selon l’auteur, les Polonais allaient jusqu’à favoriser les écoles juives, dans l’espoir que les élèves, ainsi rejudaïsés, partiraient pour la Palestine. En tout cas, un numerus clausus limitait leur accès à l’Université (comme d’ailleurs en Hongrie). Aussi la future mère de l’écrivain et ses sœurs avaient-elles dû se rabattre sur l’université de Prague, capitale d’un pays plus démocratique.

         Tous ceux des membres de ces deux familles ashkénazes qui n’eurent pas la bonne idée de passer la Méditerranée ou l’Atlantique alors qu’il était encore temps périrent en 1941 sous les balles des escadrons de la mort allemands. Deux ou trois ans plus tard (mais ce n’est pas le propos d’Amos Oz), la minorité polonaise, principalement paysanne, fut chassée ou massacrée par la majorité ukrainienne. À l’issue de cette double « purification ethnique » particulièrement sanglante, la Volhynie dispose aujourd’hui d’une population ukrainienne à peu près homogène.

          À Jérusalem, le père d’Amos tient un emploi de rang moyen dans ce qui deviendra la Bibliothèque Nationale. Il a un oncle illustre, le professeur Klausner, possesseur d’un bon nombre de langues, et l’un des fondateurs de l’hébreu moderne. Cet érudit habite un faubourg de la ville, juste en face de la maison de Samuel Joseph Agnon (1888-1970), futur prix Nobel de littérature. Et par une malice du destin, la voie qui les sépare porte aujourd’hui le nom de Klausner, non celui d’Agnon. Mais la juxtaposition des deux hommes s’explique aisément. Les hôtes de mon grand-oncle et de ma grande-tante, note l’auteur, étaient tous professeurs ou docteurs. Et il ajoute : Jérusalem comptait beaucoup plus d’enseignants, de chercheurs et de savants que d’étudiants.

          Amos (du nom d’un prophète) naît à Jérusalem en 1939. Il restera fils unique. Dès son plus jeune âge, il baigne dans les livres. À huit ans, il lit déjà les journaux.

          Ce sont les dernières années du mandat britannique sur la Palestine. Voici comment Amos voit la vieille ville, principalement musulmane et chrétienne : l’autre Jérusalem que je connaissais à peine, éthiopienne, arabe, pélerine, ottomane, missionnaire, allemande, grecque, intrigante, arménienne, américaine, monastique, italienne, russe, avec ses pinèdes touffues, inquiétante mais attirante avec ses cloches et ses enchantements ailés…, une ville voilée, dissimulant de dangereux secrets, regorgeant de croix, de tours, de mosquées, de mystères.

          Les relations avec les « Arabes » sont encore possibles. Un jour, les Klausner rendent visite à une riche famille musulmane qui les a invités. Mais la rencontre tourne mal, en raison d’une imprudence du jeune garçon.

         En 1947, l’ONU décide le partage de la Palestine en deux États. Amos est témoin de la joie qui déferle sur la communauté juive. Mais les puissances arabes voisines refusent cette décision et envahissent le pays. Les quartiers juifs de la Ville sainte sont assiégés durant des mois. Le jeune Amos et sa famille vivent le rationnement et les nuits sans éclairage. Nombre de leurs voisins sont tués. Le conflit prend fin sur une victoire inattendue de la milice juive et sur la fuite de centaines de milliers d’habitants arabes – devenus plusieurs millions par l’effet du temps et de leur natalité.

          L’écrivain Amos Oz sait certainement que la plupart d’entre eux descendent de juifs de l’époque d’Hérode, convertis successivement au christianisme et à l’islam. Mais il ne le dit pas trop.

          Après l’indépendance, et malgré les réticences de son père envers la religion, le jeune garçon est inscrit à une école religieuse juive. D’autres fréquentent des écoles socialistes voire communistes, sur lesquelles flottent des drapeaux rouges.

          Alors qu’il a douze ans et demi, sa mère, âgée de trente-neuf ans, se donne la mort en avalant des cachets. L’écrivain en fournit deux explications complémentaires. D’abord, des migraines et des insomnies qui rendaient la vie pénible à cette femme encore jeune. Ensuite, le décalage entre la Terre promise dont elle avait rêvé à Rovno et la dure réalité : le sirocco, la pauvreté, les mauvaises langues…, l’appartement dans un rez-de-chaussée étriqué et humide.  

          Ce geste, son fils ne peut le comprendre. Je lui en voulais d’être partie sans me dire au revoir, sans m’embrasser, sans explications… Je la détestais.  

          Le père d’Amos, un professeur Nimbus incapable de vivre seul, ne tarde pas à se remarier. D’où cette conséquence décrite par l’auteur : À l’âge de quatorze ans et demi, deux ans après la mort de ma mère, je tuai mon père et tout Jérusalem, changeai de nom et partis au kibboutz Houlda. Le père remarié et « tué » s’établit pour quelques années à Londres.

          Désormais, le jeune Klausner se nomme Oz – la force, en hébreu. Son kibboutz est une sorte d’oasis, proche de la frontière et cernée la nuit par des chacals. Le jeune homme pourrait y rester enfoui. Mais la communauté, qui a besoin d’un professeur de littérature pour son école, l’envoie se perfectionner à l’université de Jérusalem. Il fait son service militaire et publie des articles dans les journaux. L’un d’eux éveille l’attention du premier ministre, Ben Gourion, qui convoque le jeune sergent-chef et lui assène un long monologue sur Spinoza.

         De retour au kibboutz, Amos s’y marie. C’est là que s’achève la chronologie. Mais non le livre, qui revient encore une fois sur l’évènement le plus lancinant, le plus insupportable : la mort de la mère.

         Désireux d’en savoir plus sur l’auteur, je me suis plongé dans une autre de  ses œuvres, La Boîte noire, prix Fémina étranger 1988. Un roman par lettres. Pourquoi pas ? Mais j’avoue ma déception. On a de la peine à s’y retrouver, et le héros, un jeune colosse qui, lui aussi, a choisi le kibboutz, manque d’intérêt. Le problème arabe est évacué, on vit dans une ambiance entièrement juive.

         Revenons donc à l’autobiographie. Elle est prolixe (853 pages dans mon édition de poche). Un ou deux arbres généalogiques auraient aidé le lecteur. Mais c’est un document irremplaçable sur toute une époque. Et Amos Oz a le don de camper les personnages, de recréer une atmosphère. Avec gourmandise, il nous fait goûter les nourritures et les boissons. Un chef d’œuvre, assurément.

Le livre : Amos Oz, Une Histoire d’amour et de ténèbres, écrit en 2001, disponible en Folio.