La machine de Turing (théâtre)

Par Nicolas Saudray    

          La machine de Turing a été le premier ordinateur. Durant la Seconde guerre mondiale, elle est parvenue à casser la machine à coder allemande, et donc à déjouer de nombreuses attaques, de nombreux torpillages. Mais le génial inventeur, le mathématicien britannique Alan Turing (1912-1954), a été bien mal récompensé. Ayant eu des relations jugées coupables avec un voyou (majeur), il a été condamné à la castration chimique et, dégoûté du résultat, s’est donné la mort en croquant une pomme imbibée de cyanure. Compte tenu des règles de secret imposées par la guerre froide qui a suivi la chaude, ses réalisations étaient restées inconnues du public. Elles n’ont été révélées que durant les années 1970. Et la reine n’a gracié le condamné, post mortem, qu’en 2013 !

          Benoît Solès a ressuscité pour la scène cette aventure hors normes, à la fois stimulante et navrante. Après avoir triomphé en Avignon, sa pièce fait les belles soirées du théâtre Michel depuis cinq mois, et il y en aura encore au moins deux : une performance qui devient rare. Mise en scène par Tristan Petitgirard, elle bénéficie d’un beau décor qui évoque les rouages de l’énorme appareil, à la fois magique et infernal. Captivante, un peu longue peut-être, elle s’étend quelques moments de trop, à mon goût, sur les états d’âme de l’inventeur, et pas assez sur les résultats stratégiques de son décryptage. Il fallait bien sûr décrire l’effort surhumain de Turing pour percer, au-delà des codes ennemis, les mécanismes de l’univers. Et c’est remarquablement fait. Certaines redites pouvaient néanmoins être évitées.

          En outre, le désir de surprendre le public a fait, un instant, égratigner la vraisemblance. L’auteur semble croire que les Britanniques auraient volontairement laissé les Allemands couler une partie de leur flotte de commerce, afin d’éviter qu’ils ne devinent la réussite du décryptage effectué par Turing. Mais en 1942 et 1943, la Grande-Bretagne vivait dans l’angoisse d’une rupture de ses approvisionnements. On peut être certain que le moindre renseignement concernant les navires a été exploité.

          Peu importent, à vrai dire, ces modestes réserves. La pièce donne lieu à un prodigieux numéro d’acteurs. Benoît Solès a déjà fait ses preuves, notamment au cinéma et à la télévision. Il est secrétaire à la Culture du parti « Les Républicains », ce qui le singularise dans le milieu théâtral (comme Turing l’était parmi ses collègues) et tient un petit restaurant place des Vosges. C’est lui qui joue le rôle de l’inventeur.

          Gageure, tant les physiques diffèrent : Turing avait des traits plutôt lourds et gardait son sérieux, tandis que Solès a un visage émacié et rieur. Mais ce prestidigitateur, profitant du fait que les gens dans la salle n’ont pas la photo du héros en mémoire, réussit à donner de lui une image plus vraie que la réalité. Ayant remarqué, dans les biographies, les bégaiements de l’infortuné, il en tire, tout au long du spectacle, des effets à la fois réjouissants et attendrissants. Le triste Turing devient un savant fou presque heureux. Cette performance m’a fait songer à celles du très regretté Laurent Terzieff.

          Son compère unique, mais protéiforme, Amaury de Crayencour, n’est pas mal non plus. Un arrière-petit-neveu de Marguerite Yourcenar, née Crayencour, et dont le nom de plume était un anagramme. D’elle, l’acteur a hérité sa robustesse flamande. Il s’est fait un peu connaître à la télévision – en dernier lieu dans un film dont le titre aurait fait sourire même le vrai Turing, Coup de foudre à Bora-Bora. Au théâtre Michel, il joue les Frégoli – changeant cinq ou six fois de dégaine en un tournemain. D’abord sergent de police, il devient un apache, puis l’autoritaire directeur d’un centre de recherches (également champion d’échecs), avant de retourner à son premier rôle, et ainsi de suite, toujours de manière convaincante. On regrettera peut-être quelques éclats de voix qui n’étaient pas indispensables (chez Solès aussi). Serait-ce la marque du metteur en scène ?

         S’il s’était trouvé dans la salle, Turing ne se serait pas reconnu. Le voilà transformé, amélioré même, et d’une manière sans doute définitive. Tel qu’en lui-même…Voilà les pouvoirs du théâtre.