Par François Leblond
Juin 2024
François Leblond, préfet de région honoraire, est déjà connu des lecteurs du site Montesquieu par les souvenirs pittoresques qu’il leur a livrés au sujet de la guerre d’Algérie. Il recense aujourd’hui les influences formatrices dont il a bénéficié.
Leur diversité, leur richesse sont celles de notre pays. .
La profession un haut fonctionnaire est spécifique. Il s’engage, probablement pour la vie, à servir un État qui change régulièrement d’orientation politique. Il a donc besoin de convictions fortes pour rester lui-même. Dès l’enfance, il est marqué pour la vie par ceux qui l’entourent. Mais chaque étape de sa carrière enrichit son expérience sans remettre en cause les principes qui lui ont été appris dans sa jeunesse. J’ai toujours beaucoup écouté les conseils qui m’ont été donnés par des hommes et des femmes dont j’appréciais la valeur.
I/ Mon enfance et ma jeunesse à Lyon
Ayant perdu mon père à l’âge de dix-huit mois, mon oncle Arloing quand j’avais 7 ans, mon grand-père Boutmy à 9 ans, j’ai été élevé par des femmes, maman d’abord, les deux sœurs de ma grand-mère Boutmy, Alice et Renée, ensuite. Toutes les trois vivaient dans le souvenir de mon oncle Fernand Arloing, professeur à la faculté de médecine de Lyon, qui avait laissé une place exceptionnelle dans leur cœur.
Mon oncle Fernand Arloing
Il était le fils de Saturnin Arloing, directeur de l’école vétérinaire de Lyon et professeur à la faculté de médecine. Ce dernier était un savant reconnu, Il avait eu une place mondiale dans la lutte antituberculeuse, s’étant opposé victorieusement à Koch sur la transmissibilité du mal de l’animal à l’homme. Veuf, Il était décédé au travail à 63 ans, son fils Fernand, lui-même professeur à la faculté de médecine, en ayant alors 35. Tante Lili, épouse de ce dernier, mariée depuis dix ans, avait vécu ses premières années de couple à l’école vétérinaire de Lyon, entre son mari et son beau-père, et avait assisté à leurs discussions scientifiques. Elle avait gardé de Saturnin Arloing un souvenir ému : « Je n’ai jamais trouvé de défaut à mon beau-père ! »
Oncle Fernand était titulaire de deux chaires à la faculté, ce qui était exceptionnel : médecine expérimentale et bactériologie. Il avait fait de la clientèle mais était, toujours comme son père, passionné par la recherche, notamment contre le cancer dont, malheureusement, il est mort. Il avait eu le temps, avant de mourir, de mettre au point un médicament, l’oxyferiscorbone, qui eut un succès commercial. D’où des moyens financiers substantiels pour les femmes de la famille et, pour maman, la possibilité d’acheter sa maison de Marcy, près de Villefranche-sur-Saône.
Il n’était pas un homme d’argent. Chrétien, il avait des activités sociales nombreuses qui le rapprochèrent du cardinal Gerlier. Il aimait faire passer des messages à cet égard à maman, qui garda toute sa vie un souvenir ému de son extrême générosité. Un jour, il avait dit de son épouse et de sa belle-sœur, lors d’une rencontre personnelle : « Elles n’ont pas l’esprit évangélique ». C’était sans doute un peu vrai à l’époque. Il n’était pas seulement un grand médecin ; il avait développé, pendant ses loisirs, une activité de photographe, produisant un patrimoine énorme de plaques, que maman a donné à la bibliothèque municipale de Lyon. Il voyageait en Italie avec son épouse et sa belle-sœur pour y retrouver les richesses artistiques des différents siècles. Chaque voyage était précédé d’une étude minutieuse de ce qu’ils allaient voir. Tous les trois avaient ainsi une connaissance exceptionnelle des beautés de ce pays.
Il lisait beaucoup sur tous les sujets, défendant par exemple, Freud, et disant que son œuvre avait été déformée par ceux qui l’ont suivi. Il était parfois moqueur vis-à-vis de ses collègues, traitant l’un d’eux, gynécologue, de sage- femme en culotte.
Très gai, taquin, il était, probablement la personnalité la plus forte de la faculté. On l’appelait « le plus parisien des Lyonnais ». Il n’avait pas voulu être doyen, pour éviter de faire, disait-il, des discours aux obsèques de ses collègues. J’ai entendu le professeur Dufour, un de ses amis, dire à ma tante : « Depuis qu’il est parti, la faculté dort !»
Il avait été réformé à la suite d’une opération du ventre qui avait laissé des traces et qui a été à la base de son cancer, trente ans plus tard. En 1914, il n’est donc pas parti au front. C’était le moment où son beau-père, Lucien Picard, âgé, eut, avec l’Etat, des problèmes à cause de son entreprise de produits chimiques. Il avait dû, quelques années avant, la vendre à une société allemande concurrente qui l’avait partiellement ruiné. Avec la guerre, l’entreprise risquait d’être mise sous séquestre. C’est Fernand Arloing qui a géré le dossier auprès des autorités et s’est fait, lui médecin, directeur de l’usine sans en avoir la formation.
Pour toute la famille, proche et éloignée, Fernand Arloing passait pour le grand homme, sans le chercher le moins du monde. Je ne l’ai connu que jusqu’à l’âge de sept ans mais j’ai eu le temps, enfant, de l’admirer. Maman avait voulu qu’il soit mon parrain, et après le décès de mon père, il a failli m’adopter. J’étais l’enfant qu’il n’avait pas eu.
Mes deux tantes et maman ont entretenu, en moi, son culte. La tristesse de tante Lili a été que je ne pense pas m’orienter vers la médecine. Elle a donné tous les dossiers de travail de son mari à la faculté ; ce pourrait être un sujet d’étude
Il avait examiné mon père cardiaque quelques temps avant sa mort et avait dit à tante Lili : « il est foutu ! ». Elle n’avait pas rapporté à ces mots à maman.
Quand on demandait à sa femme de chambre, Jeanne Cathenod, pourquoi elle ne s’était pas mariée, elle répondait : « je n’ai jamais trouvé un homme comme monsieur ! » Elle supportait toutes ses exigences parce qu’il l’avait en haute estime. Elle aussi m’a élevé dans son souvenir. C’est elle qui m’a conduit à l’église d’Ainay pour ses obsèques, me faisant m’incliner devant son cercueil : « Tu vois comme il était grand » ! Elle faisait allusion à sa grande taille, mais c’était plus que cela.
Encore après sa mort, on menait la grande vie au 16 de la rue du Plat, en face de la cathédrale de Lyon : de somptueux dîners avec des convives triés sur le volet. Tante Lili détestait les gens ennuyeux et les faiseurs. On y donnait des concerts, dont l’un avec le Polonais Séverin Turel que tante Lili voulait contribuer à lancer. L’appartement était vaste, rempli de belles choses. On disait que Louis XIII avait dormi dans la chambre de mon oncle ! Un contraste avec la vie difficile de maman et la mienne, mais que nous acceptions l’un et l’autre sans la moindre jalousie.
Lors de mes fiançailles avec Florence, tante Lili a offert une réception pour nos amis lyonnais. Elle a fait, à cette occasion, connaissance de mon beau-père dont elle a apprécié la personnalité mais a considéré qu’il était « plein de lui-même », ce qui n’était pas, dans sa bouche, vraiment un compliment. Quant à Malo, tante et marraine de ma mère, elle observait que les questions sociales ne semblaient pas beaucoup préoccuper ma belle-famille. Toutes deux avaient été influencées par la multiplicité des activités sociales de maman, elles avaient, désormais, davantage l’esprit évangélique qui leur manquait, sans doute, un peu plus tôt, comme l’avait dit oncle Fernand.
Mon grand-père, Lucien Boutmy, bon-papa
Ma grand-mère Boutmy était décédée au Corbet, sa propriété du Beaujolais, en 1932 à l’âge de 51 ans. Lui-même en avait 56. Il était inconsolable. Maman a voulu que nous portions, Florence et moi, leurs alliances, considérant que c’était un modèle d’union.
Maman était mariée depuis deux ans à la mort de sa mère et son père s’est imposé très largement dans la vie du ménage : ce qui n’était pas bon et que mon père supportait difficilement.
Je ne suis né qu’au bout de sept ans de mariage et mon grand-père a retrouvé un peu de gaieté à cette occasion. Il écrivait chaque jour, des vers sur un carnet que nous avons, hélas, perdu dans nos déménagements. Il s’est arrêté d’écrire le jour de ma naissance.
Il avait eu d’importantes responsabilités dans la sidérurgie, étant le directeur à Paris des aciéries de l’Arbed, propriété de la grande duchesse du Luxembourg. Dès la mort de sa femme, il a pensé à quitter son emploi et à voyager sans se soucier de ses finances, au grand désespoir de la famille Arloing qui lui était très proche. Après la mort de mon père, il a proposé à maman de venir s’installer avec lui à Cogny-en-Beaujolais, pour être proche à la fois de la maison de famille du Corbet et de Lyon. J’ai donc été élevé par mon grand-père et maman en ce village, attendant l’âge de six ans pour aller en classe. Bon papa se chargeant de mes premiers débuts.
Il avait une maladie de cœur et pesait lourdement sur sa fille, l’empêchant de se remarier. C’était néanmoins un homme d’une grande gentillesse. Lorsque j’étais à Sciences Po, une amie me disait : « Qui n’a pas connu votre grand père ne sait pas ce que c’est qu’un homme aimable avec une femme. »
Nous sommes installés à Lyon en 1943, en sous-location. La population avait beaucoup augmenté avec la guerre, et n’avons trouvé une location 16 rue du Plat que quelques mois avant la mort de ce grand-père. J’ai été impressionné par le petit discours qu’il a prononcé quand il a pendu la crémaillère : « J’ai trouvé un logement pour y mourir ». Maman y est restée vingt-deux ans.
Pour moi, bon papa, c’était la rigueur morale et l’indulgence à l’égard de ceux qui ne partageaient pas ses idées. Il avait été marqué, à cet égard, par son oncle Émile Boutmy. Il était l’aîné des neveux de ce dernier et son exécuteur testamentaire. Son fils Charles, mort sur le front en 1940, avait épousé Maddy Gainsbourg, une femme insupportable qui a empêché pendant onze ans le règlement de la succession de son beau-père, jusqu’à la majorité de son fils Henri Philippe, dit Poucet, mettant sa belle-sœur, maman, durant de longues années, en grandes difficultés financières.
À la fin de sa vie, bon papa était très religieux et avait été reçu dans la Confrérie du Saint-Sacrement. Il siégeait dans les stalles de la primatiale Saint-Jean, où j’ai été plus tard enfant de chœur et où se sont tenues les obsèques de maman.
Ma grand-mère Leblond
Elle avait perdu son mari, Louis Leblond, l’année de ma naissance. Elle habitait le château du Vau au sud d’Angers et maman m’y emmenait chaque année au mois d’août pour que je reste un Leblond et que j’y retrouve mes cousins. C’était le reste d’un château féodal brûlé sous la Révolution. Je me suis toujours demandé pourquoi cette famille parisienne avait voulu acheter en 1921 un tel édifice.
Pour cela, il faut faire un peu d’histoire. Louis Leblond, mon grand- père, était un homme, de l’avis de tous, très intelligent. Il avait dirigé très jeune le plus grand hôtel du Havre, le Frascati. Après son mariage, il y associa son épouse, née Piguet, de la famille des horlogers de Genève. Ma grand-mère parlait de cette époque avec émotion. J’ai entendu de nombreuses fois dans sa bouche le mot Frascati. C’était, manifestement, sa marque de fabrique.
Ils avaient, quelques années plus tard, acheté l’hôtel Monsigny à Paris, un hôtel pour voyageurs que mon père dirigea quand son propre père tomba malade. Cet établissement existe toujours. Louis Leblond était devenu juge au tribunal de commerce de la Seine, ce qui montrait l’image positive qui était la sienne. Malheureusement la maladie de Parkinson a cassé sa vie professionnelle. Cela été très néfaste pour la famille.
L’achat du Vau correspondait, je pense, à la volonté de ce royaliste militant de devenir châtelain et seigneur d’un village. Il laissait entendre qu’il ne s’appelait pas Leblond mais Prévost de Noirfond, nom que ses ancêtres auraient eu quand ils avaient accompagné Louis XVI à l’échafaud, et qu’ils avaient abandonné pour ne pas être, à leur tour, guillotinés. C’est invérifiable mais cela explique la volonté de toute la famille de se comporter en aristocrates, d’aimer les belles voitures et de ne pas lésiner sur les dépenses. Les Leblond étaient flambeurs ! Mes deux tantes Villeminot et Piercy de Vomécourt, deux superbes femmes au caractère trempé, étaient l’une et l’autre, à Paris, arbitres des élégances et le sont restées jusqu’à leur mort.
Ma grand-mère, assez terrible, avait partagé les idées monarchiques de son mari. Elle présidait la table dans la grande salle à manger du Vau, dont les murs étaient couverts d’armures moyenâgeuses qui me faisaient peur. Les Leblond avaient tous de la personnalité et les repas étaient explosifs. Seule maman gardait son calme et en riait.
Je n’ai pas un bon souvenir du Vau où je m’ennuyais, mais ces voyages annuels ont constitué une part de mon expérience d’enfant et de jeune homme. J’étais au premier rang à dix-neuf ans dans le cortège du deuil de ma grand’mère. Tout le village était présent : une procession de deux cents mètres de long conduite par mon oncle, l’abbé Jean Leblond, depuis le château, à travers les vignes « Coteaux du Layon » que nous possédions, jusqu’à l’église. Cela m’a montré la bonne image de la famille et j’en suis encore fier. Je suis, malgré la mort prématurée de mon père, un Leblond. Le Vau a été vendu à ma majorité à la suite de querelles de famille, c’est quand même dommage.
Les tantes : Lili et Malo
Tante Lili m’a appris à aimer les personnalités exceptionnelles. C’est par elle que j’ai fait vraiment connaissance de son mari Fernand. Celui-ci travaillait jusqu’à minuit presque tous les soirs et elle restait en face de lui, lisant de l’autre côté de la table. Excellente pianiste, elle jouait six heures par jour. A quatre-vingt-cinq ans, elle parlait toujours d’étudier son piano. Elle ne savait pas faire cuire un œuf mais savait imposer le respect, mouchant les fausses valeurs. On la craignait.
Malo, un diminutif du nom de la marraine de maman, a eu sur moi encore plus d’influence que sa sœur. Elle connaissait par cœur l’histoire de sa famille et savait valoriser les personnalités qui s’étaient distinguées.
Les militaires d’abord : son arrière-grand père qui avait suivi Napoléon dans toutes ses batailles de Iéna en 1806 à Waterloo en 1815 en passant par la Russie, son grand-père qui avait eu les mêmes grades d’officier sous Napoléon III et qui n’avait pas supporté les trahisons comme celle de Bazaine en 1870. La carrière d’officier était pour elle la plus méritante et c’est elle qui m’a fait penser durant plusieurs années à entrer à Saint Cyr.
Mais ce fut aussi Malo qui m’initia à la connaissance d’un de nos ancêtres, le comédien du roi Brizard dont elle gardait précieusement les archives. Elle rappelait qu’il était mort en janvier 1791, de chagrin de voir la façon dont on traitait Louis XVI qu’il aimait profondément, tout en souhaitant les changements que son maître Voltaire avait appelés de ses vœux. À sa mort, Brizard était capitaine de la garde nationale sous l’autorité de Lafayette, ce qui montrait son ouverture d’esprit.
Maman (pour mes enfants : grand-mère Marthe)
Elle a connu de grandes difficultés financières, de la mort de son mari pratiquement jusqu’à mon mariage. Cela lui a donné un comportement à part dans la bourgeoisie dont elle faisait partie.
Elle était, en réalité, plus aristocrate que bourgeoise. Elle portait une chevalière aux armes des Boutmy et m’en avait fait faire une que je me suis fait voler. Sa distinction était naturelle et était appréciée de toutes les classes de la société. Elle déroutait un peu mes beaux-parents qui la traitaient de gauchiste, alors qu’elle a toujours voté à droite et que, fondamentalement, ils l’appréciaient.
Elle avait, à la mort de son mari et ne disposant d’aucune pension de réversion, créé une entreprise de tissage à la main. Elle avait vu faire des Africaines à l’exposition coloniale de 1937. Pendant la guerre, elle eut du succès parce que les vêtements étaient rares, elle a employé jusqu’à quinze personnes. Mais au moment de la mort de son père, qui l’aidait beaucoup à vivre, en 1946, il n’y avait presque plus de clients pour une telle activité. Dès 1947, elle chercha un emploi stable. L’entreprise Mérieux lui proposa de la recruter à un bon niveau de salaire, mais elle préféra l’enseignement- elle avait les diplômes voulus- pour avoir les mêmes vacances que moi, tout en sachant que la rémunération des professeurs dans l’enseignement catholique était, avant les lois Debré, très faible et qu’il lui faudrait trouver d’autres ressources. Elle transforma alors son appartement en une pension pour élèves venant de la campagne. J’ai eu ainsi des amis qui le sont restés.
Plus le temps passait, plus elle s’engageait dans toutes sortes d’associations venant au secours des plus pauvres, et aussi en politique, dans le sillage du MRP. Autant mes tantes m’influençaient en rappelant le passé de la famille, autant elle me faisait pénétrer dans un univers de gens modestes que je ne connaissais pas. Elle créa une « maison familiale de vacances » aux Praz de Chamonix où elle recevait des familles catholiques de Lyon chargées d’enfants et aimant la montagne ; les hommes avaient fait leur service dans les chasseurs alpins et atteignaient sans guide les sommets connus. C’est comme cela que j‘ai connu la montagne.
La maladie qui a alors atteinte ma mère, le Basedow – un dérèglement de la glande thyroïde – l’a obligée à quitter toute activité pendant deux ans. J’étais en math-élem, terminale scientifique de l’époque, et mes études en ont souffert. J’allais la voir à l’hôpital et dans les maisons de repos où elle était reçue, elle souffrait de mon absence. Mon regard sur ceux qui sont en difficulté s’est élargi et cela m’a aidé plus tard dans ma carrière.
On l’a guérie et elle a pu reprendra toutes ses activités jusqu’à un âge avancé. C’est cette période de sa vie qu’ont connue mes enfants avec l’acquisition de la maison de Marcy où elle a été très heureuse. Elle était encore fidèle à ses engagements antérieurs. Elle a même voulu se présenter aux élections municipales mais elle a été battue car elle n’était pas encore depuis assez longtemps dans un village où tout le monde se connaît. Une fois par an, Villefranche-sur-Saône fêtait les conscrits dans la rue Nationale. En avant se situaient les hommes de vingt ans, ensuite ceux de trente, puis de quarante et ainsi de suite jusqu’à soixante-dix ans. Une année, on vit ma mère dans un landau tiré par un cheval, assise derrière le cortège, à côté du vétéran avec un grand chapeau et riant à gorge déployée. Elle ne manquait pas le voyage annuel des pompiers de Marcy, épuisant par sa longueur. À soixante –treize ans, elle partit à Paris avec un pliant pour assister à la grande manifestation de défense de l’école libre ; elle passa quatorze heures dans les rues et me dit le soir qu’elle n’était pas fatiguée parce que c’était formidable.
Après notre mariage, elle vint pendant deux ans à Paris, en train de nuit, pour suivre les cours de madame Borel Maisonny et créer à Lyon un enseignement pour enfants atteints de diverses infirmités les empêchant de progresser dans leurs études, notamment la dyslexie. Elle ne s’arrêta qu’à soixante-quinze ans. Je n’étais pas toujours en phase avec elle mais elle m’a beaucoup influencé.
Le père Bertrand, préfet des études du collège des Maristes de Lyon
Maman avait fait sa connaissance quand il m’a accepté en 9 ème, aujourd’hui CE2, alors qu’il n’y avait plus de place. C’était un homme d’une grande intelligence venant d’un milieu modeste. Dès l’abord elle a été en admiration devant lui, et il a été le confident de ses soucis, même après qu’il fut muté au collège de Vichy. S’il était resté à Lyon, j’aurais, sans doute, poursuivi mes études chez les maristes, bien que devenues trop chères pour elle : il aurait fait quelque chose pour l’aider et je n’aurais pas connu les affres d’écoles nulles pendant deux ans avant d’entrer au Lycée du Parc.
Il était très engagé dans le MRP d’alors, et a fait connaître à maman des députés connus à Lyon à l’époque, notamment Pierre Bernard Cousté, une des figures du mouvement, avec qui elle se lia pendant des décennies, organisant chez elle, pour lui, avenue Berthelot, des réunions, lors de chaque législative.
Le père Bertrand, était, quand il était encore à Lyon, aumônier de la prison Saint-Paul où étaient détenus les prisonniers politiques qui avaient été emprisonnés après la Libération. Il m’a emmené au moins une fois au parloir de la prison, je devais avoir dix ans. Il se rendait beaucoup à Paris et s’est lié avec mon oncle abbé Jean Leblond, devenu professeur d’anglais à Stanislas. C’était aussi un habitué des Semaines Sociales de France, créées à Lyon au début du XX° siècle et rassemblant des hommes et des femmes se recommandant du catholicisme social. J’y suis venu pendant toutes mes années d’études à Sciences Po.
Il nous a mariés à la cathédrale de Senlis. Ma belle- mère n’a pas apprécié son homélie pourtant très gentille. Je n’ai pas compris ce qu’elle lui reprochait. Il est décédé quelques années après. Maman l’avait perdu de vue.
2/ Mon arrivée à Paris
Mon passage par Sciences Po. Jacques Chapsal, directeur de l’Institut d’études politiques de Paris
Pour moi, quitter Lyon pour Paris, c’était un peu une aventure. Maman venait d’être bien malade. Elle avait désormais heureusement un peu d’argent, la succession de son père venant d’être réglée, mais c’était dur pour elle de me voir partir. Les tantes, elles, étaient très favorables malgré la distance qui les séparerait désormais de moi, et avaient trouvé pour moi une chambre près de l’école chez une de leurs relations.
Quand j’ai passé la porte de Sciences Po et que j’ai vu le nom d’Emile Boutmy à la porte de l’amphithéâtre qui lui fait face, j’étais un peu ému.
Le jour même, j’ai croisé Jacques Chapsal dans le hall qui se dirigeait, à 13 heures, vers le Solex qu’il garait dans la rue face à l’entrée pour aller déjeuner en famille. C’était un homme d’apparence austère qui rappelait ce qu’avait dû être Emile Boutmy : une vie entière consacrée à la formation des élèves, vivant de son salaire sans recherche de profits. Il était impressionnant de dignité. J’eus, deux ans après, l’occasion de lui parler quelques instants et pus lui dire mon lien avec le fondateur. Il me dit : « Vous entrerez à l’ENA si vous êtes digne de lui, c’est le seul de mes prédécesseurs dont je m’inspire. » Toute ma vie, j’ai eu présente à l’esprit cette parole qui m’engageait.
C’est un homme comme lui qu’il faudrait mettre à la tête de l’école aujourd’hui.
L’historien Devisse
Nous étions, dès la première année, répartis en groupes de vingt-cinq, en des conférences dites de méthode. L’histoire était la première des disciplines. J’avais entendu dire que Devisse était l’un des meilleurs maîtres de conférence et je m’étais inscrit dans son groupe. Bien m’en a pris : cet homme exceptionnel nous a passionnés toute l’année. Nicole Mialaret en était aussi et nous en parlons encore.
Il était très exigeant. Il nous proposait d’oublier un peu ce que nous avions appris dans nos études secondaires et d’entreprendre avec lui une étude originale des faits marquants de l’histoire depuis la Renaissance. Il nous interrogeait sans cesse sur tel ou tel événement qui lui paraissait fondamental pour la compréhension de l’histoire. Il nous donnait beaucoup de travail. Une forte ambiance régnait dans la conférence. Sciences Po vivait intensément grâce à lui. Il n’avait aucun a priori idéologique.
Alain Trapenard, Olivier Chevrillon, Bernard Gournay, Michel Crozier
Trois d’entre eux étaient sortis de l’ENA quelques années plus tôt. L’un était au Conseil d’État, deux autres à la Cour des Comptes, le quatrième était un sociologue déjà très connu. Ils avaient une vision critique de l’administration de l’époque, considérant qu’elle était beaucoup trop rigide dans son fonctionnement, qu’elle donnait trop de place au contentieux juridique aux dépens d’une réflexion sur la façon dont elle doit correspondre aux besoins du public. Ils avaient trente ans d’avance. Ils sont tous aujourd’hui décédés. S’ils étaient vivants, ils se trouveraient à la pointe du combat. Ce sont eux qui m’ont conforté dans mon désir d’entrer à l’ENA par l’image vigoureuse qu’ils donnaient et la passion qu’ils avaient pour la chose publique. Je me rendais souvent à la Cour des Comptes, où Trapenard et Gournay, jeunes auditeurs, ne disposaient pas de bureaux individuels et se parlaient beaucoup.
3/ Le temps de l’ENA
Le père Godart en Algérie
Après le concours de 1961, je suis parti faire mon service militaire, d’abord à Maisons-Laffitte puis en Algérie. Florence et moi, nous nous sommes mariés en septembre 1962 et elle a pu me rejoindre pour y enseigner dans le collège des Pères Blancs de Constantine. Le directeur du collège était le père Godart, un Belge qui avait été attiré par la vie des successeurs du Père de Foucauld. C’était un grand seigneur. L’Algérie était désormais indépendante, mais il pensait que la France avait toujours sa place dans l’enseignement.
Il manquait de professeurs et se mit à les recruter dans toutes sortes de pays : Libanais, Égyptiens, Mauriciens. Florence, détentrice d’une licence de physique et chimie, prenait désormais place dans cette communauté internationale qui n’avait pas été la sienne jusque-là. Le père Godart accepta de me convier à tous les repas qui étaient pris ensemble. C’était ma première expérience internationale. Rien de petit dans le comportement du Père. Une vue sur l’Algérie qui, malheureusement n’a guère été suivie par ceux qui, ensuite, eurent à conduire ce pays. Plusieurs Pères blancs furent assassinés. Le Père Godart est rentré en France et nous avons continué à le voir jusqu’à son décès. C’est lui qui a baptisé Olivier.
Comme je l’ai écrit, il eut aussi une influence majeure sur Florence, qui s’est vue dans une situation inédite pour elle. Les postes de préfet étant alors exclusivement confiés à des hommes, les épouses jouaient un rôle majeur auprès de leur mari. L’expérience algérienne a aidé Florence à s’ouvrir aux diverses populations et à ne pas s’en tenir aux publics privilégiés.
4/ Ma carrière
Raymond Marcellin, ministre de l’Intérieur,
Je n’avais rien fait pour entrer à son cabinet. Il avait appris à me connaître par les rapports que je faisais, quotidiennement, des points de vue des préfets sur l’actualité au lendemain des événements de 1968. Il avait demandé qui écrivait ces textes et avait voulu m’avoir auprès de lui. Ainsi je fus en contact permanent avec un homme, exceptionnel par beaucoup de côtés, et trop mal connu. Il ne battait pas l’estrade pour se fait apprécier, et allait au cinéma sans garde du corps, pensant que son physique de Français moyen ne le faisait pas reconnaître.
Aujourd’hui, un gros livre a paru à l’occasion du cinquantenaire de la mort de Pompidou. Il ne parle guère de lui et c’est dommage. C’était sans doute un de ses plus proches conseillers et un ami fidèle jusqu’à la fin.
Marcellin, résistant dans le sillage de Marie-Madeleine Fourcade, avait commencé une carrière politique dès le début de la Quatrième République sans autre étiquette que la modération. Il avait été secrétaire d’État de Jules Moch, ministre de l’Intérieur, un homme qui, socialiste, avait joué un rôle majeur en 1948, dans la lutte contre le communisme, en organisant la police de manière à ce qu’elle soit en mesure de résister et en créant à cet effet les compagnies républicaines de sécurité. Jules Moch et Marcellin œuvraient ensemble. Marcellin s’en est souvenu quand il reçut, à son tour, la responsabilité de ce grand ministère. Pour lui, l’ordre public était une priorité, quelle que fût la sensibilité politique du pouvoir. Les hommes politiques des partis de la majorité n’avaient pas lui dire ce qu’il devait faire. Il considérait comme une priorité de faire face au danger communiste au niveau international et s’insurgeait contre « les gentils », comme il les appelait.
Il avait prouvé son énergie dès qu’il avait accédé au pouvoir en juin 1968 après les événements de mai, et le général de Gaulle avait approuvé la volonté sans faille de son ministre. Pendant les six ans passés au ministère, il n’a pas pris de vacances, résistant, par sa connaissance exemplaire des dossiers, à l’UNR qui voulait sa place.
Il avait pour principe de défendre les personnels placés sous ses ordres contre les attaques injustes. Il voulait des policiers suffisamment nombreux dans les manifestations, considérant que les bavures venaient le plus souvent de l’infériorité numérique.
Les discours que je préparais avec lui pour la séance budgétaire relative au budget de l’Intérieur dans un hémicycle très plein étaient marqués par cette volonté sans faille. Pendant que ses collègues étaient en vacances, il assumait sa responsabilité. Je me suis inspiré de lui dans mon métier de préfet : j’ai toujours été là quand la situation le demandait et j’ai, comme lui, hiérarchisé l’urgence des sujets à traiter. « Quand la maison brûle, on n’appelle pas le décorateur ! »
J’ai appris qu’en matière d’ordre public, un préfet est seul et qu’on ne peut compter sur des administrations centrales. Il faut ne leur demander que le minimum et ne compter que sur soi pour le meilleur et pour le pire.
C’est grâce à Marcellin qu’il n’y a pas eu d’attentat sous Pompidou, le ministère s’étant organisé pour les déjouer. Il a subi une décision négative du Conseil Constitutionnel qui a annulé son désir d’empêcher la reconstitution des ligues dissoutes. J’ai assisté à sa colère téléphonique avec Alain Poher qui se préparait à saisir ce Conseil et qui l’a fait malgré tout. Ce fut le début de l’entrée du Conseil Constitutionnel dans l’arène politique.
Marcellin n’était pas un homme aimé mais respecté, qui parlait librement avec Pompidou une fois par semaine. Celui-ci l’a conservé, envers et contre tout, pendant six ans parce qu’il avait confiance en lui. Il l’a remplacé un mois avant sa mort, et j’ai compris alors que sa mort était imminente parce qu’il avait cessé de résister à son entourage.
Giscard n’a pas compris suffisamment qu’il pourrait être de bon conseil et a laissé, c’est dommage, se développer des campagnes injustes contre lui.
Jean-Pierre Fourcade
Il ressemblait, d’une certaine manière, à Marcellin parce qu’il montrait la même fermeté à défendre les finances que celui-ci avait exprimée pour l’ordre public.
J’avais auprès de Fourcade une fonction plus large que celle qui était la mienne au cabinet de l’Intérieur, puisque je m’occupais à la fois de la presse et du Parlement. Marcellin avait eu à traiter les lendemains de mai 68, Fourcade, la première grande crise pétrolière. Les deux hommes ont montré les mêmes qualités d’énergie.
L’inflation était alors à deux chiffres et il fallait chercher tous les moyens de la combattre, le premier d’entre eux étant de défendre l’équilibre budgétaire. C’était une question difficile parce que la conscience du danger n’était pas suffisamment partagée, notamment par le premier ministre, Jacques Chirac. Fourcade n’eut pas comme Marcellin des opposants venant de l’extérieur, mais il en eut dans le gouvernement dont il faisait partie. Marcellin tint six ans avec l’appui du président de République. Fourcade seulement deux ans, Giscard l’ayant laissé tomber après l’avoir choisi. Plusieurs fois, sans doute pris de remord par la suite, il a failli lui proposer de revenir, mais cela ne s’est pas fait.
Marcellin comme Fourcade m’ont montré que la rigueur dans les affaires de l’État est une nécessité, quels que soient les obstacles. C’est une leçon que j’ai gardée pendant toute ma carrière et dont on serait bien inspiré de se souvenir aujourd’hui.
Maurice Faure, président du Conseil général du Lot
J’arrivai dans le Lot en 1987 après avoir passé des moments très durs comme préfet de police en Corse Le département qui m’était confié m’avait été décrit comme très beau mais je ne le connaissais pas.
Naturellement, ma première visite a été pour le président du Conseil Général, Maurice Faure. Celui-ci m’accueillit avec méfiance, car nous étions sous la première cohabitation et il était dans l’opposition. Mais il avait bien connu Marcellin pendant de longues années et savait quel homme il était. Cela a immédiatement détendu l’atmosphère.
Quand je suis arrivé dans ce département, je n’avais, à part la Corse, qu’une connaissance limitée de la vie de province et je restais trop administratif malgré mon séjour à Meaux. Maurice Faure, apprécié de toutes les populations du Lot pour son savoir vivre et sa simplicité – il n’avait pas de voiture de fonctions – m’a appris ce qu’un préfet doit savoir pour exercer sa fonction avec une bienveillance qui n’exclut pas la fermeté.
Il me trouvait parfois trop pressé : « Monsieur le préfet, on ne part pas après les discours, on reste avec les gens, c’est cela qu’ils aiment ». La session du Conseil général à laquelle j’étais, par la volonté de Maurice Faure, le seul préfet qui continuât à assister après la décentralisation de 1982, se terminait par un déjeuner où assistaient, en plus des parlementaires et des conseillers généraux, le préfet et les sous-préfets, les directeurs et les chauffeurs dans une salle étroite et surchauffée. La boisson était, probablement, un peu trop abondante, mais droite et gauche se retrouvaient et, pour un temps, rangeaient leurs armes.
Maurice Faure passait pour proche de François Mitterrand. C’était vrai sous l’angle intellectuel mais des nuances existaient entre les points de vue des deux hommes en des matières fondamentales. Faure a nuancé ma vision de cet homme complexe.
Le samedi matin, Faure traversait la cour de la préfecture pour parler avec moi. Ainsi, un dialogue facile s’établissait sur des dossiers sur lesquels nous n’étions pas toujours d’accord mais qui progressaient grâce à ce dialogue.
Au moment des élections présidentielles de 1988, Maurice Faure me dit : « Dans deux cas sur trois, je suis ministre. Si c’est Barre, il aura besoin d’un homme de gauche comme moi. Si c’est Mitterrand, il aura besoin d’un modéré comme moi. Il n’y a qu’avec Chirac que je ne le serai pas car je ne le considère pas comme un homme d’État.» Mon souvenir du cabinet Fourcade me faisait adhérer à cette dernière observation, même si elle était, à certains égards, exagérée.
Maurice Faure m’a laissé un grand souvenir. Dans tous les postes que j’ai occupés après le Lot, je me suis efforcé de m’inspirer de son comportement et, plus tard, le dialogue entre nous s’est poursuivi : je suis venu régulièrement le voir dans son appartement de Paris et son décès m’a peiné.
Valéry Giscard d’Estaing, président du Conseil Régional d’Auvergne
Dès ma sortie de l’ENA en 1966, j’ai été sensible à la personnalité de Giscard qui venait de quitter le ministère des Finances, poste au cours duquel il avait séduit le Parlement par ses discours budgétaires sans notes. Lorsque j’étais membre du cabinet de Raymond Marcellin qui avait lui aussi l’étiquette « Républicains Indépendants », j’assistais aux réunions du groupe à l’Assemblée Nationale. Giscard venait régulièrement et je l’écoutais avec intérêt. J’avais été présenté à lui mais comme beaucoup d’autres. Lorsque j’ai été nommé préfet de la région d’Auvergne, Giscard, consulté, s’est contenté de dire qu’il ne me connaissait pas. On ne lui avait pas dit, à l’époque des présidentielles de 1974, que son parti m’avait désigné comme son délégué dans l’Oise.
Lorsque j’ai été nommé en Auvergne, il était un homme différent de celui que j’avais connu vingt-deux ans plus tôt. L’échec de 1981 l’avait profondément marqué et il avait, depuis, accompli une nouvelle carrière qui l’avait rendu plus près des gens. Ceux-ci le reconnaissaient toujours comme l’ancien président de la République mais lui parlaient plus volontiers et continuaient à apprécier sa valeur. Pendant longtemps, il avait cru pouvoir retourner au pouvoir. Quand je suis arrivé, cette perspective n’était plus d’actualité.
Il aimait passionnément sa région d’Auvergne, rappelant que ses quatre grands-parents y étaient enterrés. Il voulait contribuer à la relever, considérant qu’elle était malade. Il tendait la main au préfet pour cela. Cette main, je l’ai saisie.
Il cherchait à faire voter par son assemblé les investissements de nature à favoriser un renouveau économique. L’État et l’Europe étaient concernés. Le premier d’entre eux était le projet de Vulcania contre lequel les écologistes étaient vent debout. C’est un parc pédagogique et touristique mettant en valeur les phénomènes volcaniques d’Auvergne. J’ai moi-même très vite constaté que Giscard avait raison de se battre pour un investissement qui attirerait les visites de la région. La dissolution de 1997 ayant vu l’arrivée des écologistes au pouvoir, on me demanda à Paris de m’opposer au projet. Je n’ai pas obéi et j’ai signé le permis de construire. Ce fut un tollé contre moi et, sans l’appui de Chevènement, alors ministre de l’Intérieur, j’aurais immédiatement perdu mon poste.
J’ai tenu en Auvergne encore deux ans et demi pendant lesquels j’ai contribué à lever tous les obstacles juridiques au projet, sans être le moins du monde aidé par les administrations centrales, Convaincu que Giscard avait raison, j’ai travaillé seul avec l’avocat du Conseil Régional et nous avons gagné au Conseil d’État. J’ai été invité à l’inauguration quelques temps après avoir quitté la région et Giscard m’a dit ce jour-là : « Nous vous devons beaucoup ! » Pour cela, j’ai dû renoncer à recevoir une région plus importante, mais j’en suis fier.
Giscard, en Auvergne, m’a beaucoup apporté, lors des rendez-vous qu’il me donnait dans son modeste bureau. Il avait gardé un réseau international qui rendait sa conversation passionnante. Grâce à lui, nous avons dîné, Florence et moi, avec Kissinger, avec Helmut Schmidt et bien d’autres. D’ordinaire, un préfet reste trop hexagonal. Je me suis ouvert aux questions extérieures et je m’appuie encore sur les observations de Giscard pour l’analyse de l’actualité.
Michel Charasse
Lorsque je suis arrivé en Auvergne, il était sénateur du Puy-de-Dôme. Je n’avais pas une opinion positive de lui. Je pensais qu’il avait été de ceux qui m’avaient empêché d’être préfet en 1981, et Giscard m’avait fait un portrait négatif de l’homme quand je lui avais rendu visite à ma nomination.
Une fois sur place, j’ai changé un peu d’opinion. Quand en 1997, la gauche fut à nouveau au pouvoir à la suite d’une dissolution malheureuse, je ne pouvais être persona grata. Charasse a été le seul, à gauche, qui m’ait défendu. Il considérait que je faisais bien mon travail comme représentant de l’État et que je devais être soutenu dans les dossiers difficiles que j’avais à traiter. Il n’a jamais dit de mal de Vulcania, et quand madame Voynet déclara qu’elle ne signerait plus de déclaration d’utilité publique d’autoroutes, il est venu à mon secours.
La question était majeure. La déclaration d’utilité publique (DUP) avait été émise pour toute l’autoroute Clermont-Bordeaux, sauf dans le Puy-de-Dôme. Si la décision n’était pas prise avant le 31 décembre 1997, toute la procédure était à reprendre, avec pour conséquence plusieurs années de retard. Je me déchaînai pour obtenir cette décision en dépit de l’opposition de la ministre, et j’ai gagné. Charasse a été pour moi, un soutien majeur à Paris où il avait un réseau innombrable, et où il était entendu, même si Mitterrand n’était plus là. On le disait franc-maçon. C’était peut-être vrai mais il était d’abord lui-même.
Il me parlait souvent de Mitterrand qui venait de mourir. C’était une passion. Il avait été un des collaborateurs privilégiés, et me montrait des aspects méconnus de ce personnage complexe. Mon point de vue sur Mitterrand étant à l’origine lié aux combats auxquels j’avais été associé, Charasse m’a fait évoluer sensiblement. Je persistais à lui reprocher son alliance en 1981 avec les communistes mais j’étais davantage sensible à ses qualités intellectuelles. Giscard, aussi, qui l’avait combattu, le prenait pour un homme de valeur, à l’inverse de Chirac qu’il méprisait. Mitterrand, malgré tous ses défauts, a quand même été un des présidents qui ont compté, comme De Gaulle, Pompidou et Giscard. On ne reste pas quatorze ans au pouvoir sans en avoir les qualités.
Charasse est décédé. S’il était de ce monde, je continuerais à le rencontrer.
De cette énumération des influences qui m’ont marqué toute ma vie, je retiens que je suis toujours fidèle en politique à ce que j’étais à quatorze ans. Je ne suis pas passé, comme beaucoup, de la gauche à la droite en vieillissant. J’ai toujours eu un comportement de modéré. Les personnalités que j’ai rencontrées au cours de ma vie m’ont conforté dans cette attitude et m’ont enrichi dans ma perception des sujets.