Étienne Clémentel (1864-1936) : un précurseur

Par Patrice Cahart

 

        Clémentel a été oublié. Quel personnage, pourtant ! À première vue, sa formation de notaire, son appartenance à la mouvance radicale le vouaient à un certain conformisme. Or il a été, sans éclats de voix, l’une des figures les plus intéressantes et les plus originales de la IIIème République. Et de plus, c’était un artiste !

          Un ouvrage présentant les différentes facettes de son talent vient de paraître chez l’éditeur bruxellois Peter Lang, dans la collection France contemporaine qui traite de l’histoire de notre pays aux XIXème et XXème siècles. La direction de ce livre a été assurée par Marie-Christine Kessler, petite-fille de l’homme politique, et par le professeur Guy Rousseau.

          Étienne Clémentel est un produit de la méritocratie républicaine. Ses deux grands-pères ne savent pas écrire. Son père, artisan semoulier, fait faillite. Heureusement pour lui, les frères maristes de Riom (Puy-de-Dôme) accueillent dans leurs collèges des jeunes gens issus du peuple. Ayant mis leur enseignement à profit, notre homme devient notaire dans la même ville pour onze années, avec succès. Un premier signe d’originalité toutefois : il épouse une eurasienne, fille naturelle d’un jardinier auvergnat parti en Indochine, et adoptée par un peintre français. Après sa mort prématurée viendront deux autres femmes.

          1900 est l’année du tournant. Élu député du Puy-de-Dôme, Clémentel vend son étude et s’inscrit, non au parti radical-socialiste, mais au groupe de la Gauche radicale – une entité beaucoup plus souple. On peut donc le qualifier de radical indépendant. Il restera parlementaire trente-cinq ans.

         Contrairement à tant d’autres, ce n’est pas un franc-maçon. Après la disparition de sa première femme, il s’affilie à la Rose-Croix – le mouvement ésotérique de Joséphin Péladan et du compositeur Érik Satie. Ses aspirations mystiques, qui l’animeront tout le reste de sa vie, ne l’empêchent pas de voter, comme les autres radicaux, la séparation des Églises et de l’État, mais le Christ et la Vierge Marie conservent une place de choix dans la chapelle rosicrucienne, qui est syncrétique.

          Clémentel acquiert bientôt une spécialité financière, il devient le rapporteur général du Budget. La guerre mondiale lui apporte la consécration : de 1915 à 1919, le voilà sans interruption ministre de l’Industrie, du Commerce et des Postes, alors que ses collègues valsent.  L’Agriculture vient s’ajouter à ce portefeuille. Avec vingt ans d’avance sur le Front populaire, cet ensemble reçoit le nom de ministère de l’Économie nationale. Pui on offre à Clémentel les finances, qui se trouvent dans la logique de son parcours. Il refuse, malgré le prestige du poste, car il se sent plus utile là où il est. On a coutume d’attribuer l’amère victoire de 1918, du côté des civils, au seul Clemenceau. Une part en revient néanmoins à Clémentel, son presque homonyme, et au ministre de l’Armement Albert Thomas.

         En 1919, notre homme est néanmoins mis sur la touche, car il n’a pas la couleur « bleu horizon ». Il passe au Sénat. La victoire du cartel des gauches, en juin 1924, lui permet de revenir au pouvoir, cette fois aux Finances, par un retour à la logique de son parcours. Hélas, les circonstances sont difficiles. Il serait puéril d’imputer l’échec financier du cartel à Clémentel, plutôt qu’à d’autres. La vérité est que la France n’a pas vraiment tiré les conséquences financières de la guerre. Le franc est dévalué en fait, mais pas en droit. Le pays est écrasé par sa dette flottante. L’État vit des avances de la Banque de France – la fameuse planche à billets. Fin mars 1925, on découvre que le plafond de ces avances a été crevé. Scandale ! Le président du conseil, Herriot, désavoue son ministre – qui se démet – et propose un emprunt forcé. Quelques jours plus tard, le gouvernement est renversé.

         À vrai dire, ni Clémentel, ni Herriot, ni son successeur Painlevé n’ont une autorité morale suffisante pour faire face à la crise. Seul Poincaré pourra limiter la casse et consolider la dette.

         Clémentel est victime d’un accident cérébral en 1930 et ne s’en remet pas vraiment. S’y ajoutent les effets retardés de la crise économique : cet homme souvent dépeint comme riche par ses adversaires connaît des difficultés. Il reste néanmoins président du conseil général du Puy-de-Dôme. Ayant commis l’imprudence de se représenter aux sénatoriales en 1935, il est battu par Pierre Laval, ancien socialiste fort de diverses alliances. Il meurt l’année suivante.

        Les initiatives par lesquelles Clémentel s’est distingué relèvent de l’économie dirigée – une nouveauté en 1914 – ou au moins de l’économie concertée, celle que l’on enseignait encore en 1965 aux élèves de la promotion Montesquieu. Nées de la guerre, ces idées passent de mode au retour de la paix, mais on va les retrouver à la faveur du prochain conflit. Cela dit, Clémentel n’est en aucune manière un adversaire de l’entreprise privée. Il a noué une solide amitié avec Bergougnan, l’industriel du pneu de Clermont-Ferrand, rival de Michelin, et avec Dufayel, propriétaire de grands magasins, qui lui lègue un paquet d’actions. Sa philosophie : les entreprises et l’État doivent marcher ensemble. En conséquence, il joue un rôle de pionnier dans huit domaines.

         1/ Durant la guerre, Clémentel inspire des productions en grande série que les entreprises privées réalisent. La plus connue est la clémentelle, chaussure à bon marché, souvent raillée, fabriquée à des millions d’exemplaires. L’armistice met un terme à sa carrière.

        2/ En 1916, le ministre met en place une ébauche de commissariat du Plan, composée à titre principal de seize membres. Cette instance émet diverses recommandations et accouche, en 1919, d’un rapport d’ensemble, le plan Clémentel. Il arrive trop tard pour produire des effets concrets, mais l’exemple demeure dans les esprits.

         3/Dans le même esprit, une circulaire d’août 1917 crée dix-sept « régions économiques » – des unions de chambres de commerce. Bien que leur activité soit modeste, ce sont les ancêtres des régions de programme, et donc des régions actuelles.

         4/ Pour faciliter le financement des petites entreprises, une loi du 13 mars 1917, votée à l’initiative de Clémentel, crée les banques populaires.

          5/ Profitant du fait que les Postes dépendent de lui, le ministre crée les centres de chèques postaux en 1918. Cette fois, les bénéficiaires sont l’État et les organismes qui dépendent de lui. Les banques, toutes privées à l’époque, doivent se résigner à cette concurrence.

         6/ Plus tardive est la création de la Caisse Nationale de Crédit Agricole, afin de regrouper et de discipliner des caisses dispersées. Clémentel préside cette CNCA de 1926 à 1935.

        7/ La Chambre de Commerce Internationale, créée au lendemain de l’armistice, a deux objets : agir auprès des États, et surtout de la Société des Nations, afin d’essayer de réorganiser les relations économiques de la planète ; faire insérer des clauses d’arbitrages dans les traités économiques, afin de garantir les entreprises étrangères contre les errements gouvernementaux. À l’origine, la CCI groupe des Français, des Américains, des Britanniques, des Belges, des Italiens. Clémentel est élu président à l’unanimité en 1920, alors qu’il a cessé d’être ministre. L’objectif général est évidemment hors d’atteinte, mais sous l’impulsion de la CCI, les clauses d’arbitrage se multiplient jusqu’à nos jours. C’est seulement lors des négociations toutes récentes de l’Union européenne avec les États-Unis et le Canada qu’une réaction s’est produite, le recours aux arbitres étant considéré par certains comme attentatoire aux droits des États.

          8/ Mieux encore : lassé d’avoir affaire à des représentants patronaux éparpillés, Clémentel suscite à compter de 1916 des fédérations de branche que va coiffer un organisme central. Ses efforts aboutissent en juillet 1919 à la création de la Confédération Générale de la Production, mère du CNPF et grand-mère du MEDEF.

         On aurait une idée incomplète de la personnalité de Clémentel si on négligeait son activité d’artiste. Il a été l’ami de Rodin – qui a sculpté son buste – puis son exécuteur testamentaire. Il a surtout été un honorable peintre impressionniste, dont la célèbre galerie Bernheim Jeune a placé les œuvres dans le public. Aucun autre homme politique, jusqu’au Churchill d’après 1945, ne peut en dire autant.

         Selon Wikipédia, Clémentel était l’un des pères de la technocratie. Jugement fondé mais paradoxal, car l’homme ne sortait ni de Sciences Po ni d’une grande école d’ingénieurs, et tirait sa légitimité de son élection, non de son savoir.

Le livre : Étienne Clémentel -Politique et action publique sous la Troisième République. Ed. Peter Lang, Bruxelles. Collection « France contemporaine ». 468 pages.

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