Existe-t-il une culture populaire ?

Par Jacques Darmon
Janvier 2024

(Cette question, à laquelle son auteur répond avec énergie, a été inscrite sous la rubrique « Langue et lettres » du site, par égard pour le livre et pour le théâtre. Elle aurait pu figurer aussi bien sous la rubrique musicale).

Au départ, une idée magnifique : permettre à tous d’accéder aux biens culturels. André Malraux voulait « rendre accessibles (aux masses) toutes les œuvres capitales de l’humanité ». C’est en ce sens qu’il avait prévu de créer partout en France des « Maisons de la culture ». Plus tard, à sa demande, Marcel Landowski, directeur de la Musique, avait entrepris de couvrir le pays de « conservatoires régionaux de musique » qui formeraient de dizaines de milliers de jeunes à la pratique d’un instrument.

Cette idée forte est encore aujourd’hui une constante de l’action politique. Tous les politiciens l’affirment : ils veulent démocratiser la culture. Malheureusement, en mettant en œuvre cette noble politique, les gouvernements successifs n’ont pu échapper aux pièges qui leur étaient tendus.

Le premier piège était de réduire cette noble ambition aux dimensions d’une affiche électorale. A l’exemple des hôpitaux, des écoles et des autoroutes, l’effort développé au bénéfice des activités culturelles témoigne de l’attachement que l’Etat-maternel et donc ses représentants élus portent au bien-vivre des citoyens.

La qualité d’une politique culturelle se mesure alors au volume des dépenses du ministère de la Culture. Toute hausse est le signe d’une volonté de démocratisation ; toute baisse est stigmatisée comme preuve d’indifférence à la culture du peuple.

L’abandon d’une initiative culturelle n’est jamais considéré comme une décision objective prenant en considération la qualité du projet mais comme une manifestation évidente du désintérêt des pouvoirs publics (nationaux ou locaux) pour la culture populaire !

La défense et la protection des artistes sont les marqueurs de cette volonté politique. Celui qui brandit l’étendard de la culture rassemble derrière lui les artistes, écrivains et les professionnels du secteur. Le statut des intermittents du spectacle est un symbole de cette sollicitude du pouvoir politique.

Dans cette perspective, le ministère de la Culture devient un ministère de clientèle, chacune de ses directions se préoccupe de ses protégés : la direction de la Musique de ses musiciens, la direction du Livre de ses éditeurs…

Les décideurs politiques sont tous à la recherche d’un événement d’un geste qui marquerait leur goût, leur appétence pour la culture. Les élus locaux veulent tous construire un musée ou une bibliothèque (dénommée médiathèque), organiser un festival , une fête, une foire… Le Président de la République lui-même tient à attacher son nom à un geste culturel significatif !

Le deuxième piège, directement lié au premier, est que la politique culturelle se résume à une politique de l’offre : plus cette offre est importante, plus la culture semble s’être démocratisée. Le succès d’une politique culturelle se mesure à la quantité de lieux et de spectacles. Sur ce plan, le résultat à ce jour est proprement délirant  :

33 musées nationaux ; 1091 musées “classés et contrôlés”;

3300 compagnies professionnelles de théâtre , danse, cirque et théâtre de rue, dont 660 compagnies ou centres dramatiques et 250 compagnies chorégraphiques subventionnées ;

8 000 ensembles et groupes musicaux indépendants ;

100 000 représentations professionnelles identifiées par la Société des Auteurs-Compositeurs (SACD) (dont 12 000 au seul festival « off » d’Avignon !) ; plus de  5000 spectacles différents sont produits chaque année.

Le nombre de professionnels des arts du spectacle (217 153 en 2017) a augmenté de    50 % en quinze ans. Le nombre d’employeurs a cru de 70 % entre 2000 et 2017, atteignant 21 218.

Le spectateur boulimique absorbe son quintal de concerts, de films, d’expositions. Cet appétit gargantuesque le conduit d’ailleurs à dévorer n’importe quel aliment « culturel », même le plus indigeste. Et pour rendre l’assimilation plus complète, nos consommateurs-gastronomes culturels ont obtenu que chaque année soient distribués des « Victoires », des « Césars », des « Molières », exactement avec la même périodicité que des guides fameux délivrent des « étoiles » ou des « macarons » à des restaurants ou des hôtels.

Ce déluge d’offres culturelles (une « submersion », dit le président d’Arte) coïncide avec une démultiplication de l’offre numérique qui vient brouiller le temps disponible de l’amateur potentiel : You Tube propose 500 heures de nouvelles vidéos chaque minute !

Malgré cette offre gigantesque, la part du revenu des ménages consacrée aux dépenses culturelles est restée stable (3,5% environ) tandis que le public, mesuré en nombre de spectateurs, baisse de 1,8 % par an depuis 2002 (à l’exception des arts de la rue, de la danse contemporaine et des musiques nouvelles) . Les durées d’exploitation de chaque spectacle deviennent de plus en plus courtes. Des virtuoses de plus en plus nombreux donnent de moins en moins de concerts .

En général, un spectacle est représenté trois fois , devant 150 à 200 spectateurs en moyenne. On voit là l’étroitesse du public, composé d’un faible nombre de spectateurs qui chacun assistent à de nombreuses manifestations et donc ne s’intéressent qu’à de nouveaux spectacles. Surconsommation des milieux les plus proches de la culture, dit élégamment le rapport de la Cour des comptes ! 60% des spectateurs sont classés CSP+. L’offre culturelle est moins populaire qu’on ne le dit !

Le point extrême est atteint quand cette offre surabondante ne correspond à aucune demande : ainsi, le Centre National du Cinéma (CNC) finance le tournage de courts métrages qui ne seront jamais projetés devant un public, puisqu’aucune salle de cinéma ne les accueille aujourd’hui. Pour cela, on accepte quelques contorsions : la sortie publique exigée par la règlementation prend la forme d’une projection unique tard dans la nuit dans un cinéma de province ou d’un accord de diffusion après minuit sur une télévision à diffusion confidentielle. On finance l’art du court-métrage comme on défend la tortue de Hartmann ou la reproduction du « pique-prunes » : pour la survie de l’espèce !

Plus gravement encore – et c’est le troisième piège -, cette sollicitude étatique, cette indigestion culturelle s’accompagne d’une effarante banalisation de la notion d’œuvre artistique.

Puisque le public manque devant cette offre pléthorique, le succès de la politique culturelle s’obtient en changeant la définition de la culture populaire.

Démocratisation de la culture ne signifie plus accès du plus grand nombre aux œuvres d’art les plus importantes, mais bien au contraire introduction dans le champ de la culture des distractions du grand nombre.

Pour paraphraser Pascal, ne pouvant faire que le peuple se tourne vers les objets culturels, on fait en sorte d’appeler manifestations culturelles les divertissements populaires ! Ainsi sont désormais considérés comme activités culturelles les jeux vidéo, les BD, les tags, les « arts de la rue », les rave parties… À la limite, tout divertissement participe à cet effort de culture populaire.

La politique culturelle tient compte de ce changement de sens : elle consiste à permettre à chacun d’exprimer ce qu’il a à dire. D’où la nouvelle définition du ministère chargé de la Culture qui « a pour mission…de permettre à tous les Français de cultiver leur capacité d’inventer et de créer, d’exprimer librement leurs talents et de recevoir la formation artistique de leur choix…” (décret Lang de 1981).

Dans l’approche moderne de la culture « démocratisée », la sincérité est un gage de qualité artistique : nous sommes tous des Mozart . À l’image de cette actrice qui jouant le rôle principal d’une œuvre célèbre de Balzac portée à l’écran, affirmait avec détermination : « j’ai fait attention de ne pas lire le livre pour ne pas me laisser influencer » !

La téléréalité accrédite l’idée qu’un artiste sommeille en chacun d’entre nous. Star Academy démontre que quelques semaines suffisent pour devenir une artiste médiatique.

Simultanément, les « œuvres capitales », chères à André Malraux, sont détournées de leur statut culturel. Ceux qui affichent l’autoportrait de Rembrandt sur leur tee-shirt ne sont pas des admirateurs du peintre : ils appartiennent à une autre espèce .

Enfin –et c’est probablement le plus grand danger- le phénomène de mondialisation vient déformer la notion de culture populaire.

Beaucoup espéraient que l’avènement de nouvelles technologies, la généralisation de l’internet, la globalisation des échanges allaient ouvrir de nouveaux chemins aux pratiques artistiques, multipliant les contacts entre artistes, entre écoles, entre cultures, facilitant toutes les tentatives transversales, favorisant les mélanges de techniques et d’outils. Simultanément, les citoyens-consommateurs auraient accès à l’ensemble des productions littéraires, musicales, picturales, cinématographiques du Monde entier, la semaine du cinéma argentin coïncidant avec l’exposition sur l’art chinois du XVII° siècle… Malraux avait inventé la notion de « Musée imaginaire » : les techniques modernes de communication et de reproduction permettraient à chacun d’avoir accès simultanément à des œuvres et des artistes de tous les pays et de tous les temps.

Certes, cet espoir n’est pas totalement déçu.  Nombreux sont ceux qui savent utiliser ces nouvelles techniques pour s’informer, avoir accès à des œuvres lointaines, découvrir des champs nouveaux de la culture.

Mais, simultanément, cette globalisation est un facteur extraordinairement puissant de banalisation et d’homogénéisation qui conduit à une « culture de masse » se confondant avec la consommation de biens culturels reproductibles.

Alors que la notion d’art populaire renvoyait à une identité culturelle, chaque peuple pratiquant des formes artistiques liées à sa culture et à son histoire, le XX° siècle a démenti cette vision. Dans un monde global, la survie de cultures locales, au-delà de simples manifestations folkloriques, est problématique. La culture (et donc la civilisation) européenne se dissout progressivement (en tout ou en partie, là est la question !) dans un melting-pot culturel mondial : la même musique peut aujourd’hui être entendue sur tous les continents. Les mêmes spectacles sont offerts aux foules les plus diverses. Les mêmes artistes sont en tournée dans le monde entier.

Une question fondamentale est ainsi posée : peut-on concevoir une culture populaire qui ne connait plus la notion d’identité culturelle ?  La mondialisation interroge l’expression « culture populaire » dans ses deux termes : culture ? populaire ?

Une réflexion sur « Existe-t-il une culture populaire ? »

  1. Je crains que Jacques Darmon n’ait en grande partie raison. Cela dit, certains des faits qu’il signale ne relèvent pas d’une recherche problématique de la culture populaire, mais d’autres causes.

    Ainsi la multiplication de musées. Toute ville en veut un pour rappeler son passé. Tout détenteur d’objets rares désire les montrer. Il faut s’en féliciter, même si cela coûte, même si le public est peu nombreux. Offrir des possibilités variées à ceux qui veulent se cultiver : tel doit être à mon avis le but.

    Quant à l’augmentation du nombre des titres des livres qui paraissent, elle s’explique avant tout par celle de l’effectif des gens qui ont fait des études et sont donc capables d’écrire. La variété qui en résulte est, en soi, un bien.

    Le malheur est que, parallèlement, la télévision, la Toile et les jeux vidéo rétrécissent la pratique de la lecture. Notre pays compte beaucoup plus de lecteurs qu’autrefois, mais pour des durées bien moindres. Les grands lecteurs sont en voie de disparition. Ne pouvant ou ne voulant plus consacrer à la
    lecture une large partie de leur temps, les autres souhaitent la consacrer à un petit nombre d’ouvrage – ceux dont on parle. Ainsi s’accroît l’écart entre quelques ouvrages à grand tirage et la masse de ceux qui ne se vendent presque pas.

    Comment éviter ce gâchis ? Instituer, comme sous Staline, une autorité chargée de distinguer les livres qui méritent d’être publiés de ceux qui ne le méritent pas ? Le remède serait pire
    que le mal.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *