Janvier 2024
Lus par Nicolas Saudray
En 1920, Colette, âgée de quarante-sept ans, publie son bref roman Chéri. Comme elle nous semble lointaine, cette histoire de cocottes et de riches oisifs, située avant le séisme de 1914 !
Léa, demi-mondaine mûrissante en qui le public a eu vite fait de reconnaître l’auteure, couve le beau Chéri, vingt-quatre ans, encore célibataire et sans profession. Le lecteur le prend d’abord pour un gigolo, entretenu par cette femme elle-même entretenue. Mais non, Chéri est riche, par sa mère, et s‘il fréquente assidûment une femme bien plus âgée que lui, c’est parce qu’il l’aime !
Quel était, dans la réalité, le modèle de ce garçon ? On n’en a pas trouvé. Colette, touchée par l’approche de la vieillesse, a rêvé ce jeune homme complaisant. Et à force de le rêver, elle l’a suscité, comme dans un conte de fées. Un an après la publication du livre, elle noue une idylle avec Bertrand de Jouvenel, un fils que son mari, l’important Henry de Jouvenel, directeur du grand journal populaire Le Matin, a eu d’une première épouse. Bertrand est encore plus jeune que Chéri : dix-sept ans. Et il vaut beaucoup mieux. Après avoir été, paraît-il, le héros du roman Le Blé en herbe, assez éloigné des faits (1923), il deviendra un économiste connu, et un pionnier de la prospective.
Revenons en arrière. Nous sommes encore avant 14. Chéri se marie. L’épousée est jolie, intelligente (une bachelière, quelle rareté, à l’époque !) et plutôt fortunée. Chéri, ce bel animal, n’en est pas réellement épris. Il quitte le domicile conjugal pour revenir auprès de Léa. Le livre finit sans finir : Chéri marche dans une avenue bordée de marronniers en fleurs. Ce n’est que partie remise.
Chéri, à ce stade, n’éveille aucune sympathie chez le lecteur. C’est une petite frappe, on a envie de lui donner des claques. Sa seule excuse est la passion que Colette alias Léa éprouve pour lui.
Au cours des quatre années suivant la publication du roman qui lui est consacré,
Colette séduit Bertrand de Jouvenel, subit son éloignement progressif, divorce d’avec le père de Bertrand dont elle était déjà séparée de fait, rencontre Maurice Goudeket, courtier en perles, qui deviendra son époux et qui, encore juvénile par comparaison avec elle, a quand même trente-six ans. Le roman est adapté au théâtre et y connaît un vif succès.
En 1924, l’auteure s’avise de terminer l’histoire de Chéri, qu’elle avait laissé en plan dans les marronniers. Le jeune homme a fait la première guerre mondiale, il a été décoré. Ce n’est donc pas un bon à rien. Il reprend la vie commune avec son épouse, devenue doctoresse dans un hôpital. Mais il n’a toujours pas de métier, et n’en cherche nullement. Tout au plus joue-t-il à la Bourse. Et il y gagne de l’argent ! De quoi se plaindrait-il ?
Il s’ennuie. Il ne se console pas de ne plus être tout à fait jeune. Aucune bête, chien, cheval ou chat, ne lui avait accordé de sympathie, remarque l’écrivaine. Ce qui, de sa part, vaut condamnation.
Il décide de revoir Léa. Désastre ! Elle n’était pas monstrueuse, mais vaste, et chargée d’un plantureux développement de toutes les parties de son corps. Ses bras, comme de rondes cuisses, s’écartaient de ses hanches, soulevés près de l’aisselle par leur épaisseur charnue. La jupe unie, la longue veste impersonnelle entrouverte sur du lige à jabot, annonçaient l’abdication, la rétraction normales de la féminité, et une sorte de dignité sans sexe. Est-ce la quinquagénaire Colette qui se caricature ? Elle a pourtant conservé du charme, jusque dans sa vieillesse.
À la fin du récit, Chéri le déçu, Chéri l’inutile se tire un balle dans l’oreille. Conclusion logique. C’est le plus sombre des romans de Colette, adonnée d’habitude au genre rose-et-gris.
Les deux livres sont sauvés par sa plume agile et gourmande. Dans ma jeunesse, on m’avait appris qu’un beau style se reconnaît à la rareté des adjectifs et des adverbes. Colette prend le contrepied de cette sagesse. Plus encore que chez Proust, les adjectifs tombent en pluie. Mais ils sont si bien choisis, si sensuels que le lecteur se laisse enjôler. Parfums, couleurs, saveurs, tout lui est apporté. Et il ressent comme une envie de rejoindre ces personnages, si heureux, malgré leurs tribulations, de vivre en une telle ambiance.
Mieux encore, de la même plume : La Naissance du Jour. Une femme dans son jardin, au bord de la mer, en connivence avec la nature, et il ne se passe presque rien. Quelle diablesse, cette Colette !
Ses romans ont été réédités dans plusieurs volumes de la collection Bouquins.