Charleville-Mézières et Sedan entre deux trains

Par Nicolas Saudray
Avril 2023

          Les lecteurs de la rubrique « Patrimoine » du site Montesquieu vont croire que je me spécialise dans des villes supposées ingrates du quart nord-est de notre pays : Saint-Quentin, Bar-le-Duc, Verdun…Mais j’ai aussi évoqué Nice et Bordeaux entre deux trains. Mes choix  les plus récents sont dus à des hasards familiaux : j’ai recherché, pour un livre, les traces de certains de mes ancêtres, et voulu voir les lieux où ils avaient vécu. Cette fois, ce sont les Ardennes, qui renferment, dans les clairières d’une vaste forêt moutonnante, deux monuments majeurs, la place Ducale de Charleville et le château-fort de Sedan.

         Charleville-Mézières

          Boulevard Arthur-Rimbaud, musée Arthur Rimbaud, maison natale d’Arthur Rimbaud, magasin Rimbaud, sépulture d’Arthur Rimbaud…Si le poète voyait cela, il rigolerait un bon coup. Adolescent, il rêvait de Paris, et surnommait sa ville natale, Charleville, dans ses lettres à ses amis : Caropolmerdis. Quelle injustice !

          Notre pays compte peu de villes artificielles, avec des plans en damier. Les bastides médiévales sont restées de taille modeste. Ce n’est pas le cas de Charleville, championne de ce modèle urbain, et née de la volonté d’un prince d’origine italienne : Charles de Gonzague, duc de Nevers et de Rethel, cousin des ducs de Mantoue avant de leur succéder. Mais la cité n’a rien d’italien.

         À Paris, les travaux de la place Royale, première place de cette capitale et future place des Vosges, débutent en 1606, avec l’architecte Louis Métezeau. L’année suivante, les travaux de la place Ducale de Charleville commencent sous la direction de Clément Métezeau, frère cadet de Louis. Le style est le même, caractérisé par de hauts toits pentus. La place Royale mesure 127 mètres par 140. La Ducale est à peine moindre : 126 mètres par 90. Un grand seigneur a osé rivaliser avec le roi de France.

         Quelques différences, toutefois. La Ducale est moins régulière. Gonzague s’étant réservé un petit côté pour son palais, on a eu en fin de compte (1843), un hôtel-de-ville en pierres jaunes, un peu incongru mais tolérable. Puis, les bombardements de 1940 ayant endommagé les toits, ils ont été reconstitués au prix de quelques simplifications. L’ensemble dégage néanmoins un fort sentiment de rigueur et de symétrie. C’est l’incarnation d’une volonté éclairée.

         Une autre différence entre la royale et la provinciale tient aux couleurs. La place des Vosges est rouge à parements blancs. Cet aspect tient pour partie à de fausses briques, peintes sur la pierre. À Charleville, les briques sont plus discrètes, et les parements, faits de pierres jaunes, plus larges. Il en résulte une tonalité d’ensemble orangée, qui surprend le visiteur venu de Paris, mais à laquelle il ne tarde pas à se rallier.

        Enfin, l’intérieur de la place de Vosges, occupé à l’origine par une pelouse rase, est aujourd’hui un jardin public arboré, tandis que la place Ducale est restée en principe libre, et le regard peut l’embrasser toute entière. Toutefois, la nature ayant horreur du vide, des foires et d’autres manifestations pas toujours esthétiques s’y succèdent. J’ai eu droit, sans perdre tout à fait mon plaisir de pèlerin, à un marché de Noël criard. Au lecteur qui, alléché par mon récit, s’apprêterait à faire route vers Charleville, je recommande de se renseigner, et de venir en période de vues dégagées.

          Je lui recommande aussi de profiter de l’éclairage nocturne de la place, suggestif, joliment dosé. Une féerie.

          Sur cette place s’ouvre un musée d’Ardenne fort bien conçu. Il rassemble des souvenirs de diverses époques, y compris la préhistoire. Une haute horloge ressemble aux comtoises en bois, mais elle est en pierre sombre, à l’image de ce dur pays.

          Le vieux Charleville entoure la place. Il est, comme je l’ai dit, en damier, homogène, d’une hauteur uniforme, sans fausses notes. Quelques différences de style se fondent dans la couleur jaune des pierres. Jaune aussi, le beau théâtre néo-classique. Çà et là, des volets fraîchement repeints en blanc égaient cette monochromie.

           Plus au nord, le musée Rimbaud occupe un ancien moulin sur la Meuse, de bonne taille, dont un côté arbore de grosses colonnes néo-classiques. L’intérieur est moderniste, et instructif.  Le 29 août 1870, trois jours avant le désastre de Sedan, Arthur, âgé de seize ans, ancien collectionneur de prix d’excellence au collège de Charleville, fait une fugue et débarque gare du Nord à Paris. L’ambiance étant guerrière, il est arrêté pour absence de papiers, emprisonné, taxé d’une amende, renvoyé chez lui. Beau début dans la vie !

          Trois ans plus tard, en fugue à Bruxelles, Arthur dénonce à la police belge son ami Verlaine qui, dans une crise de jalousie, a tiré sur lui et l’a blessé. Cette fois, c’est Verlaine qui va en prison. Il y reste quinze mois. Que dit Rimbaud ? L’étoile a pleuré rose au cœur de tes oreilles.

          Au sortir de ce musée, franchissons la Meuse sur une passerelle. Toujours belle, la Meuse, et navigable en théorie, mais la vraie navigation ne débute qu’en aval, à Givet. Nous voici soudain dans une petite Brocéliande, qui fait inopinément partie de la ville, et se nomme, en toute modestie, le mont Olympe (196 mètres).

          Charles de Gonzague y avait bâti un fort. Louis XIV n’a pas hésité à le raser. Peut-être faisait-il confiance à l’énorme  château de Sedan, plus à l’est, pour garder cette frontière. Et craignait-il que l’empereur ne s’empare du poste avancé bâti à la légère par Gonzague. Au temps de la jeunesse d’Arthur Rimbaud, un maître de forges nommé Lolot y a construit, en remplacement, une tour de fantaisie, qui se trouve toujours là, bien qu’en ruines.

          De Mézières, sur l’autre rive d’un bras de la Meuse, il y a moins à dire. Une fausse jumelle de Charleville, plus ancienne, dépendante du roi et non d’un duc, durement atteinte par les guerres mondiales. Les jumelles ont été réunies en 1966, mais aujourd’hui encore, un bon kilomètre d’immeubles des XIXème et XXème siècles, sans commerces, sépare les deux centres. La population de la nouvelle commune a culminé en 1975, avec 60 000 habitants. Aujourd’hui, sous l’effet du déclin de l’industrie ardennaise, il n’y en a plus que 46 000.

          Par opposition à Charleville, capitale commerciale, encore assez animée, Mézières est la capitale administrative, plutôt triste. Les casernes ont été réaménagées en bureaux. Le colossal hôtel-de-ville a été reconstruit entre les deux guerres, dans un style néo-Renaissance.

          Des restes de la citadelle se montrent derrière ces bâtiments. Audacieusement, les ruines de la porte de Bourgogne ont été coiffées d’un grand immeuble d’habitation. Quand on vient de la ville, le montage ne se découvre qu’au dernier moment. Quand on vient de l’extérieur, c’est un défi.

         En 1904, le moulin Mazarin a été transformé  en une aimable usine hydro-électrique, d’une architecture néo-classique, sur un bras de la Meuse : la centrale Mazarin. Elle tourne toujours.

          Sedan

          Longtemps, grâce à son industrie drapière, Sedan (prononcer S’dan) a été la première ville du secteur. Son déclin est encore plus marqué qu’à Charleville-Mézières : 24 000 habitants en 1975, 16 000 aujourd’hui.

         Mais il lui reste un charme bizarre. Son château-fort est le plus vaste d’Europe – dans un genre trapu plutôt qu’aérien. On le doit aux La Marck, sangliers des Ardennes, et à leurs héritiers les ducs de Bouillon. Vers 1500, il a été entouré de terrasses d’artillerie qui ont porté l’épaisseur des remparts à 26 mètres. Un demi-siècle plus tard, ajout de quatre bastions. L’ensemble compte sept niveaux.

          Une restauration récente lui a rendu son attrait. Quand on entre dans la vaste cour intérieure, on a la surprise  d’y trouver un hôtel quatre-étoiles, dont la façade  militaire ne rebute pas les clients : 52 chambres, dont certaines portent des reproductions de peintures murales d’autrefois. D’autres bâtiments ont été revivifiés dans le style du musée Grévin, avec goût. Des hommes du XVIème siècle festoient dans une galerie ; on les croirait vivants. Du chemin de ronde, la vue embrasse la ville, avec au premier plan l’ancien temple protestant rhabillé en église néo-classique, et à l’arrière-plan, comme presque partout en France, des tours d’HLM.

          Ancienne terre du Saint-Empire, Sedan est devenu une principauté indépendante. Les Bouillon en font une métropole protestante, avec une académie renommée. De ce glorieux passé, la ville conserve la nostalgie, malgré la couleur socialiste de ses derniers maires. C’est ainsi qu’une rue et un lycée  portent le nom d’Élisabeth de Nassau, fille du fameux Guillaume d’Orange, épouse d’un  duc de Bouillon et mère de Turenne.

         En 1642, Richelieu contraint le duc de Bouillon  à échanger Sedan contre des biens situés à l’intérieur du royaume. Ce qui permet au roi de contrôler désormais une importante place-frontière.

          Les débuts de l’industrie du drap à Sedan peuvent être datés de 1646. La manufacture royale de Dijonval naît peu après, en pleine ville Elle est reprise par  la famille Paignon qui, en 1755, fait construire l’impressionnant bâtiment actuel. On croirait un couvent ou un palais. Converti aujourd’hui en logements de qualité, il reste un des témoignages les plus marquants de la première architecture industrielle.

         Malgré les efforts des gouverneurs successifs, et la révocation de l’édit de Nantes, une partie de la population reste protestante, surtout dans la bourgeoisie. Vers 1740, donc une quarantaine d’année avant l’édit de tolérance de Louis XVI, les manufacturiers protestants du textile émergent, en concurrence avec Dijonval, et sans tutelle royale : les Poupart de Neuflize, les Ternaux…

         Les prolongements seront durables. La banque de Neuflize poursuivra son activité jusqu’à une date récente (Neuflize-Mallet-Schlumberger). Quant à Guillaume Ternaux, possesseur d’usines à Sedan et ailleurs, il sera le plus grand industriel français de sa génération. Louis XVIII le fera baron. L’année suivante, à la surprise générale, il rendra son titre, car cet adepte des idées saint-simoniennes professe que la vraie noblesse est celle des industriels.

          Moins homogène que le vieux Charleville, mais presque aussi intéressant, et bâti de la même pierre jaune, le vieux Sedan porte la marque de cette bourgeoisie triomphante. La Maison des Gros Chiens, vaste hôtel particulier de style Louis XIII orné de sculptures, est convertie en manufacture de draps par Cunin-Gridaine, autre notable, ministre sous Louis-Philippe (il a sa rue à Paris). Face à elle se trouve la Maison des Petits Chiens, de moindre ambition.

          À la fin du XIXème, l’industrie du tapis s’installe (le point de Sedan). Les villas cossues de l’avenue qui dessert la gare témoignent de cette époque.

          Charleville a Rimbaud, Sedan a Yves Congar (1904-1995). Un cardinal, ce qui ne manque pas de sel dans une ville si marquée par le protestantisme. Jeune garçon, il vit l’occupation allemande durant tout le premier conflit mondial, et tient un émouvant journal, orné de dessins de son cru [1].

Au début, l’auteur n’a que dix ans ; l’imprimeur a respecté ses fautes d’orthographe. 25 août 2014 : à leur arrivée, les Allemands incendient l’église paroissiale des Congar ; le pasteur protestant prête sa chapelle ; plus tard, le RP Congar datera de ce geste son penchant œcuménique. Septembre 2014 : le père d’Yves est retenu comme otage, de manière intermittente (vers la fin du conflit, il sera même déporté en Lituanie). La famille doit loger des Allemands, qui font cuire quatre poules. Réquisition, non seulement des voitures, mais aussi des bicyclettes. Novembre : il n’y a plus de pain. Mai 1915 : les occupants ayant institué une taxe sur les chiens, les Congar préfèrent administrer une piqûre au le leur, et Yves se fend d’un poème funèbre…

          Devenu dominicain, le RP Congar est l’un des enfants terribles de l’Église. Si l’on en croit Wikipedia, il manifeste par deux fois sa colère contre les pesanteurs dogmatiques en urinant contre la porte de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi (ex-Saint Office), à Rome. Rimbaud, Congar, même combat. Mais le concile de Vatican II, dont il est l’un des animateurs, voit son triomphe. Il est fait cardinal à quatre-vingt-dix ans, un an avant sa mort.

          En mai 1940, Sedan a été bombardé deux fois : d’abord par les Allemands qui voulaient y faire place nette, avant de franchir la Meuse par une percée mémorable ; ensuite par les Franco-Britanniques qui espéraient empêcher cette traversée, et qui y ont perdu beaucoup d’avions.

         En 1961, la famille Sommer, déjà implantée dans le voisinage (Mouzon), crée une grosse usine de feutre à Sedan. C’est le chant du cygne de l’industrie dans cette ville.

          Éprouvé par trois guerres, le vieux centre bénéficie aujourd’hui d’une bonne restauration, qui sera bientôt achevée, et lui permettra d’attirer les visiteurs auxquels il a droit.

[1] Yves Congar, Journal de la guerre 1914-18, Cerf, 287 pages.

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