Lille entre deux trains

Par Nicolas Saudray
Avril 2024

Une affaire relative à une association me conduit au quartier administratif de Lille – au sud des gares. C’est un petit festival d’architecture moderne. L’hôtel de la région déploie en demi-cercle sa façade de verre. Celui du département, plus ancien, associe une forteresse de briques à une autre courbe de verre. Le bâtiment de l’INSEE, de briques lui aussi, assez vaste, mais plus bas, élégamment assis dans la verdure, donne envie d’y travailler.

Je m’interroge davantage sur l’ancienne cité administrative d’État, construite en deux temps de 1951 à 1971. Elle est démesurée, avec ses 25 étages. Sa structure en équerre et sa combinaison de briques et de pierres, dans le goût du pays, lui évitent toutefois la laideur. Or une nouvelle cité, plus moderne, vient d’être achevée en banlieue sud. La plus vaste de France !  Les occupants de l’ancienne y emménagent de façon progressive. Pour justifier ce changement, l’autorité administrative a invoqué la nécessité d’économiser de l’énergie. Mais l’acquéreur, encore à trouver, de l’ancienne cité qui a été mise en vente, héritera du problème. L’amélioration des conditions de travail a également été mise en avant. Or la nouvelle cité se trouve loin, à la différence de l’ancienne, encore centrale. Alors, quel est le vrai motif du changement ? Une volonté de puissance ? La nouvelle cité va accueillir deux mille fonctionnaires, alors que l’ancienne n’en héberge qu’un millier.

Ayant accompli ma mission, j’explore un autre quartier récent, voué aux affaires, celui d’Euralille, vaste gare remplie de boutiques. La modernité s’y fait plus banale.

J’ai hâte de retrouver le centre historique, où ma dernière visite remonte à 1968. Heureuse surprise : en maints endroits, les façades ont été repeintes, ou même  restaurées. Le visiteur se laisse entraîner dans un lacis de petites voies aux noms  pittoresques : rue des Sept Agaches (sept pies), rue des Chats Bossus, rue des Débris-Saint-Étienne (en souvenir d’une église). Des magasins ont conservé leurs devantures artistiques d’antan. Au fil de la promenade, le baroque flamand, aux teintes rouges et jaunes, que certains appellent maniérisme flamand, évolue vers le classique flamand, plus orné et plus coloré que son homologue de l’intérieur de la France. L’hospice Comtesse, plus ancien, arbore une livrée un peu trop écarlate, mais il se patinera.

À la périphérie de ces quartiers, les mêmes styles ont inspiré avec bonheur, au XIXème siècle voire au XXème (reconstructions d’après 1918), des immeubles résidentiels ou commerciaux de proportions plus vastes. Par l’effet des restaurations, l’austère chef-lieu du Nord est devenu l’une des plus belles villes de France.

Voici le chef d’œuvre, une succession de trois places : la place Rihour, la Grand Place (devenue place du général de Gaulle en l’honneur d’un enfant du pays), la place du Théâtre. La Grand Place est, sur deux côtés, assez disparate. On peut y visiter, notamment, le magasin du Furet du Nord, qu’une plaque, à l’intérieur, proclame la plus grande librairie du monde. Les autres côtés sont homogènes, en baroque flamand. On n’a pas tous les jours l’occasion de voir un joyeux spectacle de cette qualité.

La Vieille Bourse a été construite quelques années avant le rattachement de Lille à la France, advenu en 1668. À l’origine, c’était une réunion de vingt-quatre commerces ; la bourse des valeurs ne s’y est installée qu’en 1861. La cour intérieure, assez étroite mais superbe, est aujourd’hui le repaire des bouquinistes (attention, les grilles sont fermées le matin).

Place du Théâtre, le visiteur trouve une seconde façade de la Vieille Bourse, semblable à la première. En regardant bien, il découvre quelques boulets du siège infructueux de Lille par les Autrichiens en 1792, enchâssés là en souvenir – et beaucoup d’autres, paraît-il, sont encore conservés à l’intérieur des habitations. Mais c’est surtout la Nouvelle Bourse qui s’impose au regard – le palais de la Chambre de commerce, avec son puissant beffroi. Il a été achevé en 1920, dans un style néo-Renaissance flamand qui se marie fort bien avec le baroque d’en face. Vous le verrez aussi depuis les petites rues, au bout desquelles il surgit de toute sa taille. Mieux encore : allez l’observer  depuis l’angle le plus éloigné de la Grand Place, chapeautant victorieusement son amie beaucoup plus ancienne la Vieille Bourse. Une réussite qui n’avait pas été prévue au départ et qui séduit d’autant plus.

Ce beffroi, haut de 76 mètres, a un concurrent malheureux, situé hors du centre historique : celui de l’hôtel de ville, 104 m de haut, record d’Europe, édifié après les destructions de 1914-18, et inscrit par l’UNESCO au patrimoine mondial. Grêle, isolé, il heurte l’œil sans convaincre. On dirait un minaret désaffecté.

Mon pèlerinage inclut encore la belle église Saint-Maurice, halle gothique et néo-gothique à la fois, construite et complétée depuis le XIVème siècle jusqu’au XIXème. Elle est faite de cinq nefs parallèles d’égale hauteur, soutenues par de fortes colonnes. La dernière extension a été réalisée en absorbant le rue des       Os-Rongés. L’ensemble est très clair, très éloquent.

Marchant dans les rues, je perçois à plusieurs reprises des intonations flamandes. On n’a jamais parlé cette langue à Lille, mais la frontière linguistique serpente à quelques kilomètres.

Hélas, je n’ai pas le temps de revoir les restes de la citadelle, où Vauban était le gouverneur, et où il a passé une grande partie de sa vie. La Ville a renoncé à présenter ces vestiges pour inscription à l’UNESCO, car cet honneur lui aurait valu trop de contraintes.

Dernière vision de Lille : un estaminet (appellation encore courante dans le Nord), à demi fermé, et aux vitres taguées, qui s’intitule bravement Un coin de paradis. 

Charleville-Mézières et Sedan entre deux trains

Par Nicolas Saudray
Avril 2023

          Les lecteurs de la rubrique « Patrimoine » du site Montesquieu vont croire que je me spécialise dans des villes supposées ingrates du quart nord-est de notre pays : Saint-Quentin, Bar-le-Duc, Verdun…Mais j’ai aussi évoqué Nice et Bordeaux entre deux trains. Mes choix  les plus récents sont dus à des hasards familiaux : j’ai recherché, pour un livre, les traces de certains de mes ancêtres, et voulu voir les lieux où ils avaient vécu. Cette fois, ce sont les Ardennes, qui renferment, dans les clairières d’une vaste forêt moutonnante, deux monuments majeurs, la place Ducale de Charleville et le château-fort de Sedan.

         Charleville-Mézières

          Boulevard Arthur-Rimbaud, musée Arthur Rimbaud, maison natale d’Arthur Rimbaud, magasin Rimbaud, sépulture d’Arthur Rimbaud…Si le poète voyait cela, il rigolerait un bon coup. Adolescent, il rêvait de Paris, et surnommait sa ville natale, Charleville, dans ses lettres à ses amis : Caropolmerdis. Quelle injustice !

          Notre pays compte peu de villes artificielles, avec des plans en damier. Les bastides médiévales sont restées de taille modeste. Ce n’est pas le cas de Charleville, championne de ce modèle urbain, et née de la volonté d’un prince d’origine italienne : Charles de Gonzague, duc de Nevers et de Rethel, cousin des ducs de Mantoue avant de leur succéder. Mais la cité n’a rien d’italien.

         À Paris, les travaux de la place Royale, première place de cette capitale et future place des Vosges, débutent en 1606, avec l’architecte Louis Métezeau. L’année suivante, les travaux de la place Ducale de Charleville commencent sous la direction de Clément Métezeau, frère cadet de Louis. Le style est le même, caractérisé par de hauts toits pentus. La place Royale mesure 127 mètres par 140. La Ducale est à peine moindre : 126 mètres par 90. Un grand seigneur a osé rivaliser avec le roi de France.

         Quelques différences, toutefois. La Ducale est moins régulière. Gonzague s’étant réservé un petit côté pour son palais, on a eu en fin de compte (1843), un hôtel-de-ville en pierres jaunes, un peu incongru mais tolérable. Puis, les bombardements de 1940 ayant endommagé les toits, ils ont été reconstitués au prix de quelques simplifications. L’ensemble dégage néanmoins un fort sentiment de rigueur et de symétrie. C’est l’incarnation d’une volonté éclairée.

         Une autre différence entre la royale et la provinciale tient aux couleurs. La place des Vosges est rouge à parements blancs. Cet aspect tient pour partie à de fausses briques, peintes sur la pierre. À Charleville, les briques sont plus discrètes, et les parements, faits de pierres jaunes, plus larges. Il en résulte une tonalité d’ensemble orangée, qui surprend le visiteur venu de Paris, mais à laquelle il ne tarde pas à se rallier.

        Enfin, l’intérieur de la place de Vosges, occupé à l’origine par une pelouse rase, est aujourd’hui un jardin public arboré, tandis que la place Ducale est restée en principe libre, et le regard peut l’embrasser toute entière. Toutefois, la nature ayant horreur du vide, des foires et d’autres manifestations pas toujours esthétiques s’y succèdent. J’ai eu droit, sans perdre tout à fait mon plaisir de pèlerin, à un marché de Noël criard. Au lecteur qui, alléché par mon récit, s’apprêterait à faire route vers Charleville, je recommande de se renseigner, et de venir en période de vues dégagées.

          Je lui recommande aussi de profiter de l’éclairage nocturne de la place, suggestif, joliment dosé. Une féerie.

          Sur cette place s’ouvre un musée d’Ardenne fort bien conçu. Il rassemble des souvenirs de diverses époques, y compris la préhistoire. Une haute horloge ressemble aux comtoises en bois, mais elle est en pierre sombre, à l’image de ce dur pays.

          Le vieux Charleville entoure la place. Il est, comme je l’ai dit, en damier, homogène, d’une hauteur uniforme, sans fausses notes. Quelques différences de style se fondent dans la couleur jaune des pierres. Jaune aussi, le beau théâtre néo-classique. Çà et là, des volets fraîchement repeints en blanc égaient cette monochromie.

           Plus au nord, le musée Rimbaud occupe un ancien moulin sur la Meuse, de bonne taille, dont un côté arbore de grosses colonnes néo-classiques. L’intérieur est moderniste, et instructif.  Le 29 août 1870, trois jours avant le désastre de Sedan, Arthur, âgé de seize ans, ancien collectionneur de prix d’excellence au collège de Charleville, fait une fugue et débarque gare du Nord à Paris. L’ambiance étant guerrière, il est arrêté pour absence de papiers, emprisonné, taxé d’une amende, renvoyé chez lui. Beau début dans la vie !

          Trois ans plus tard, en fugue à Bruxelles, Arthur dénonce à la police belge son ami Verlaine qui, dans une crise de jalousie, a tiré sur lui et l’a blessé. Cette fois, c’est Verlaine qui va en prison. Il y reste quinze mois. Que dit Rimbaud ? L’étoile a pleuré rose au cœur de tes oreilles.

          Au sortir de ce musée, franchissons la Meuse sur une passerelle. Toujours belle, la Meuse, et navigable en théorie, mais la vraie navigation ne débute qu’en aval, à Givet. Nous voici soudain dans une petite Brocéliande, qui fait inopinément partie de la ville, et se nomme, en toute modestie, le mont Olympe (196 mètres).

          Charles de Gonzague y avait bâti un fort. Louis XIV n’a pas hésité à le raser. Peut-être faisait-il confiance à l’énorme  château de Sedan, plus à l’est, pour garder cette frontière. Et craignait-il que l’empereur ne s’empare du poste avancé bâti à la légère par Gonzague. Au temps de la jeunesse d’Arthur Rimbaud, un maître de forges nommé Lolot y a construit, en remplacement, une tour de fantaisie, qui se trouve toujours là, bien qu’en ruines.

          De Mézières, sur l’autre rive d’un bras de la Meuse, il y a moins à dire. Une fausse jumelle de Charleville, plus ancienne, dépendante du roi et non d’un duc, durement atteinte par les guerres mondiales. Les jumelles ont été réunies en 1966, mais aujourd’hui encore, un bon kilomètre d’immeubles des XIXème et XXème siècles, sans commerces, sépare les deux centres. La population de la nouvelle commune a culminé en 1975, avec 60 000 habitants. Aujourd’hui, sous l’effet du déclin de l’industrie ardennaise, il n’y en a plus que 46 000.

          Par opposition à Charleville, capitale commerciale, encore assez animée, Mézières est la capitale administrative, plutôt triste. Les casernes ont été réaménagées en bureaux. Le colossal hôtel-de-ville a été reconstruit entre les deux guerres, dans un style néo-Renaissance.

          Des restes de la citadelle se montrent derrière ces bâtiments. Audacieusement, les ruines de la porte de Bourgogne ont été coiffées d’un grand immeuble d’habitation. Quand on vient de la ville, le montage ne se découvre qu’au dernier moment. Quand on vient de l’extérieur, c’est un défi.

         En 1904, le moulin Mazarin a été transformé  en une aimable usine hydro-électrique, d’une architecture néo-classique, sur un bras de la Meuse : la centrale Mazarin. Elle tourne toujours.

          Sedan

          Longtemps, grâce à son industrie drapière, Sedan (prononcer S’dan) a été la première ville du secteur. Son déclin est encore plus marqué qu’à Charleville-Mézières : 24 000 habitants en 1975, 16 000 aujourd’hui.

         Mais il lui reste un charme bizarre. Son château-fort est le plus vaste d’Europe – dans un genre trapu plutôt qu’aérien. On le doit aux La Marck, sangliers des Ardennes, et à leurs héritiers les ducs de Bouillon. Vers 1500, il a été entouré de terrasses d’artillerie qui ont porté l’épaisseur des remparts à 26 mètres. Un demi-siècle plus tard, ajout de quatre bastions. L’ensemble compte sept niveaux.

          Une restauration récente lui a rendu son attrait. Quand on entre dans la vaste cour intérieure, on a la surprise  d’y trouver un hôtel quatre-étoiles, dont la façade  militaire ne rebute pas les clients : 52 chambres, dont certaines portent des reproductions de peintures murales d’autrefois. D’autres bâtiments ont été revivifiés dans le style du musée Grévin, avec goût. Des hommes du XVIème siècle festoient dans une galerie ; on les croirait vivants. Du chemin de ronde, la vue embrasse la ville, avec au premier plan l’ancien temple protestant rhabillé en église néo-classique, et à l’arrière-plan, comme presque partout en France, des tours d’HLM.

          Ancienne terre du Saint-Empire, Sedan est devenu une principauté indépendante. Les Bouillon en font une métropole protestante, avec une académie renommée. De ce glorieux passé, la ville conserve la nostalgie, malgré la couleur socialiste de ses derniers maires. C’est ainsi qu’une rue et un lycée  portent le nom d’Élisabeth de Nassau, fille du fameux Guillaume d’Orange, épouse d’un  duc de Bouillon et mère de Turenne.

         En 1642, Richelieu contraint le duc de Bouillon  à échanger Sedan contre des biens situés à l’intérieur du royaume. Ce qui permet au roi de contrôler désormais une importante place-frontière.

          Les débuts de l’industrie du drap à Sedan peuvent être datés de 1646. La manufacture royale de Dijonval naît peu après, en pleine ville Elle est reprise par  la famille Paignon qui, en 1755, fait construire l’impressionnant bâtiment actuel. On croirait un couvent ou un palais. Converti aujourd’hui en logements de qualité, il reste un des témoignages les plus marquants de la première architecture industrielle.

         Malgré les efforts des gouverneurs successifs, et la révocation de l’édit de Nantes, une partie de la population reste protestante, surtout dans la bourgeoisie. Vers 1740, donc une quarantaine d’année avant l’édit de tolérance de Louis XVI, les manufacturiers protestants du textile émergent, en concurrence avec Dijonval, et sans tutelle royale : les Poupart de Neuflize, les Ternaux…

         Les prolongements seront durables. La banque de Neuflize poursuivra son activité jusqu’à une date récente (Neuflize-Mallet-Schlumberger). Quant à Guillaume Ternaux, possesseur d’usines à Sedan et ailleurs, il sera le plus grand industriel français de sa génération. Louis XVIII le fera baron. L’année suivante, à la surprise générale, il rendra son titre, car cet adepte des idées saint-simoniennes professe que la vraie noblesse est celle des industriels.

          Moins homogène que le vieux Charleville, mais presque aussi intéressant, et bâti de la même pierre jaune, le vieux Sedan porte la marque de cette bourgeoisie triomphante. La Maison des Gros Chiens, vaste hôtel particulier de style Louis XIII orné de sculptures, est convertie en manufacture de draps par Cunin-Gridaine, autre notable, ministre sous Louis-Philippe (il a sa rue à Paris). Face à elle se trouve la Maison des Petits Chiens, de moindre ambition.

          À la fin du XIXème, l’industrie du tapis s’installe (le point de Sedan). Les villas cossues de l’avenue qui dessert la gare témoignent de cette époque.

          Charleville a Rimbaud, Sedan a Yves Congar (1904-1995). Un cardinal, ce qui ne manque pas de sel dans une ville si marquée par le protestantisme. Jeune garçon, il vit l’occupation allemande durant tout le premier conflit mondial, et tient un émouvant journal, orné de dessins de son cru [1].

Au début, l’auteur n’a que dix ans ; l’imprimeur a respecté ses fautes d’orthographe. 25 août 2014 : à leur arrivée, les Allemands incendient l’église paroissiale des Congar ; le pasteur protestant prête sa chapelle ; plus tard, le RP Congar datera de ce geste son penchant œcuménique. Septembre 2014 : le père d’Yves est retenu comme otage, de manière intermittente (vers la fin du conflit, il sera même déporté en Lituanie). La famille doit loger des Allemands, qui font cuire quatre poules. Réquisition, non seulement des voitures, mais aussi des bicyclettes. Novembre : il n’y a plus de pain. Mai 1915 : les occupants ayant institué une taxe sur les chiens, les Congar préfèrent administrer une piqûre au le leur, et Yves se fend d’un poème funèbre…

          Devenu dominicain, le RP Congar est l’un des enfants terribles de l’Église. Si l’on en croit Wikipedia, il manifeste par deux fois sa colère contre les pesanteurs dogmatiques en urinant contre la porte de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi (ex-Saint Office), à Rome. Rimbaud, Congar, même combat. Mais le concile de Vatican II, dont il est l’un des animateurs, voit son triomphe. Il est fait cardinal à quatre-vingt-dix ans, un an avant sa mort.

          En mai 1940, Sedan a été bombardé deux fois : d’abord par les Allemands qui voulaient y faire place nette, avant de franchir la Meuse par une percée mémorable ; ensuite par les Franco-Britanniques qui espéraient empêcher cette traversée, et qui y ont perdu beaucoup d’avions.

         En 1961, la famille Sommer, déjà implantée dans le voisinage (Mouzon), crée une grosse usine de feutre à Sedan. C’est le chant du cygne de l’industrie dans cette ville.

          Éprouvé par trois guerres, le vieux centre bénéficie aujourd’hui d’une bonne restauration, qui sera bientôt achevée, et lui permettra d’attirer les visiteurs auxquels il a droit.

[1] Yves Congar, Journal de la guerre 1914-18, Cerf, 287 pages.

Laon entre deux trains

Par Nicolas Saudray
Décembre 2022

         Au sujet de Laon, préfecture de l’Aisne, je serai moins disert que sur les villes précédentes, car j’ai disposé de moins de temps sur place. Cela ne signifie pas qu’elle présente moins d’intérêt, bien au contraire.

          Laon, c’est Lugdunum, comme Lyon et Londres : la citadelle du dieu gaulois Lug. Juchée sur une butte-témoin, fragment de la côte d’Île-de-France, la ville haute domine la plaine de Picardie d’une centaine de mètres. Relativement épargnée par les guerres, hormis l’explosion d’une poudrière en 1870, c’est aujourd’hui un heureux legs des siècles. À ses pieds, la ville basse, détruite en 1944, a été rebâtie de façon correcte, mais sans grand attrait.

          Cette opposition du haut et du bas, les butineurs du site Montesquieu ont pu aussi l’observer à Bar-le-Duc, autre cité remarquable. Mais contrairement à sa sœur lorraine, dont le commerce est depuis longtemps descendu dans la plaine, la ville haute picarde a conservé à peu près son animation.

          Ici, du bas vers le haut, on peut monter par une route et entrer sous une porte fortifiée, vestiges de remparts qui comptaient une quarantaine de tours (il en reste une dizaine). On peut aussi grimper tout droit, par des escaliers. On ne peut plus emprunter le funiculaire, arrêté en 2016 pour cause de coût excessif.

          Arrivé à l’une de plates-formes du sommet, le visiteur jouit de deux vues panoramiques. Au nord, la vaste plaine de Picardie, avec dans le lointain un bataillon d’éoliennes, dont une légère brume, en ce début d’hiver, tempère l’acrimonie. On se demande si elles ne vont pas attaquer, comme un corps de lanciers. Mais non, elles restent là-bas en ordre de bataille, fantomatiques. Au sud, l’espace grand ouvert est moins habité, plus boisé.

          Qui dit Laon dit cathédrale. Gothique, un peu plus ancienne que Notre-Dame de Paris, elle est curieusement plus ornée.  Mais c’est le bouquet de tours qui frappe le visiteur. Paris, Reims et Chartres l’ont habitué à n’en voir que deux, plus à l’arrière une mince flèche ou une statue. Cette fois, il y a quatre tours carrées d’égale importance et, au-dessus du transept, une tour-lanterne à la normande. Les anciens architectes en avaient même prévu sept, dont six auraient porté une flèche. Il en manque deux, et une seule des six coiffures prévues a été réalisée. Grêle, elle troublait l’harmonie. Les révolutionnaires l’ont abattue et, pour une fois, ils ont bien fait. Les quatre tours carrées sans flèche mesurent 56 mètres de haut, contre 69 mètres à Paris.

          Des bouquets de tours, il y a eu d’autres en Europe, et on en voit encore. La fameuse abbatiale de Cluny en comptait sept, toutes pourvues de flèches. Quatre d’entre elles subsistent, dont une petite. Sans sourciller, Napoléon a laissé abattre les autres. La cathédrale de Tournai, en Belgique, montre aujourd’hui cinq tours fléchées, dont les plus hautes mesurent 83 mètres. Cluny et Tournai, il est vrai, , sont romanes pour l’essentiel, contrairement à Laon. Mais ces trois sanctuaires partagent un même dessein architectural.

          Laon a un solide passé carolingien. Vers 1250, lors de l’achèvement de la cathédrale, elle comptait quelque dix mille habitants, et figurait donc parmi les grandes villes du royaume. Le roi de France et l’évêque en étaient co-seigneurs. Mais l’homme à la mitre manifestait davantage sa présence, et s’appuyait sur un chapitre, particulièrement nombreux, de 83 chanoines. Si bien que la ville a vécu  dans une ambiance cléricale. À la fin du XVIème siècle, elle a pris le parti de la Ligue. Pour l’en punir, le bon roi Henri IV a rasé tout un quartier et y a bâti une citadelle, dont ne subsistent que divers éléments. En 14-18, pendant quatre ans, Laon a été occupé par les Allemands mais, située à l’arrière du front, n’a pas subi de dommages. Puis cette cité administrative, sans industrie, a échappé au déclin subi par tant d’autres et a pu, depuis 1962, maintenir sa population aux alentours de 25 000 habitants.

          La cathédrale est flanquée d’un spacieux palais épiscopal, devenu tribunal. De là jusqu’à l’église Saint-Martin, la vieille ville s’étire sur l’échine rocheuse :  arcades, colombages, logis à tourelles, soit au total quatre-vingts monuments inscrits ou classés. À défaut de la richesse économique, les Laonnais ont la meilleure, la richesse culturelle.

         Ainsi se clôt un cycle de visites à de petites ou moyennes villes trop peu connues du nord-est de la France, que j’avais entrepris pour accompagner des recherches familiales. Le lecteur du site Montesquieu trouvera ces portraits cavaliers dispersés dans la rubrique « Patrimoine ». Un ordre géographique pourrait consister à partir de Paris vers l’est (Bar-le-Duc, Commercy), et à revenir par une grande boucle au nord-ouest (Verdun, Sedan, Charleville-Mézières, Laon, Saint-Quentin. Bonne route !

Tournée meusienne

Par Nicolas Saudray
Septembre 2022

         Au sortir de la gare TGV Meuse, qui se trouve en plein champ, le car s’engage sur la Voie sacrée. C’est par cette route que les poilus étaient acheminés vers Verdun – vers l’ultime sacrifice – à bord de camions de l’époque dont l’un était conduit par Maurice Ravel. Les territoriaux, ces soldats trop âgés pour aller au front, rebouchaient inlassablement les ornières. Aujourd’hui, les panonceaux à l’entrée des villages rappellent ce titre de gloire, « Voie sacrée ». Mais ce sont des villages-rues, à la lorraine, gris, tristes. L’un d’eux se nomme Regret !

          Malheur supplémentaire, les éoliennes ont envahi la contrée, des deux côtés. Elles s’approprient ce paysage de cultures et de bois, le dépouillent de son histoire. Sacrée, vous avez dit sacrée ?

          Après Verdun, la route monte vers les Hauts-de-Meuse. Là, on ne trouve plus guère de villages, ils sont morts pour la France. L’ossuaire de Douaumont s’inscrit à l’horizon. Il ressemble à une basilique, avec sa longue nef voûtée, appelée cloître, et sa chapelle transversale. C’est d’ailleurs l’évêque de Verdun qui a pris l’initiative de sa construction, financée par une souscription internationale. Aujourd’hui encore, l’œuvre est gérée par une association, sans subventions.

          L’ossuaire abrite les restes de 130 000 hommes, Français et Allemands, ramassés dans les environs et mêlés de façon indistincte. La voûte du cloître, en plein cintre, est revêtue de quatre mille pierres, porteuses de quatre mille noms. Chacune a en effet été achetée par une famille qui savait que l’un des siens était tombé dans les parages. Quelques inscriptions au hasard : abbé Dubouard, Cazalis de Fondouce Pierre, Raoul-Duval Maurice, Tostivint Ange…Des familles allemandes avaient postulé elles aussi, et on n’avait pas donné suite. En 2014, lors du centenaire du début du conflit, on s’est décidé : six pierres ont été gravées de noms allemands, en signe de réconciliation. Et le travail se poursuit.

          Il faut surtout monter au sommet de la tour, qui évoque un  phare. Une mer d’arbres se déploie. La forêt a recouvert les plaies de la guerre. Rien ne heurte le regard : pas une éolienne, pas une cheminée d’usine. On ne pouvait rendre un plus bel hommage à tous ces hommes, français et allemands, qui avaient fait leur devoir jusqu’au bout. Douaumont est l’un des plus forts symboles de notre pays.

          Pourvu que ça dure. Les promoteurs éoliens se pressent, avides de tirer profit de tout cet espace, avec l’aide de certaines banques. Il y a tant d’argent à gagner !

          Redescente vers Verdun. Contre toute attente, c’est une jolie cité, moyennement atteinte par les combats de 1916, car elle se trouvait en arrière du front.  Une grosse forteresse, la tour Chaussée, garde l’entrée de la vieille ville. La sous-préfecture est installée dans une ancienne abbaye de prémontrés. La cathédrale romane et gothique se dresse en haut d’une colline. Ses bâtisseurs, les évêques, princes du Saint-Empire, étaient de puissants seigneurs, jusqu’à l’annexion de leur territoire par Henri II. Au XVIIIe siècle, un incendie a détruit deux des quatre tours romanes, et abattu les flèches des deux survivantes (jamais reconstituées). En contrepartie, l’édifice a été flanqué d’un remarquable palais épiscopal, tout en courbes gracieuses (devenu, non sans naïveté, le Centre Mondial de la Paix).

           Verdun est le théâtre d’un des pires épisodes de la Terreur. En septembre 1792, le duc de Brunswick s’empare de la ville sans difficulté. Pour éviter le pillage, une cohorte de jeunes filles de la ville, poussées par leurs parents, vient au-devant des envahisseurs et leur offre des dragées, spécialité locale. Après Valmy, la ville est réoccupée par l’armée française. Les pauvrettes sont alors accusées d’avoir pactisé avec l’ennemi. Elles sont arrêtées, jugées, guillotinées.

          Après un bombardement de 1916, les deux tours survivantes de la cathédrale sont refaites. Un peu grêles, mais célèbres pour leurs dix-neuf cloches.

          Bien que construite par Gustave Eiffel, la gare de Verdun est assez modeste. On ne dirait pas, devant cette installation proprette, qu’elle a vu passer,  en 14-18, des centaines de milliers de soldats, et permis l’évacuation d’un nombre correspondant de blessés.

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          Mon itinéraire s’infléchit vers le sud. Trois voyageurs seulement dans le car Transdev. Passage, en pleine campagne, devant l’hôtel du Tigre, nommé en souvenir de Clemenceau. De quoi faire peur aux clients ! Toujours des villages moroses, mais rachetés par d’aimables clochers lorrains.

          Commercy, patrie de la madeleine, est une petite ville en déclin – victime comme tant d’autres, depuis des décennies, d’une politique qui favorise Paris et les métropoles. Heureusement, il y a le château, ce Versailles lorrain, immense, qui pourrait paraître massif sans ses deux avant-bras renfermant les écuries et les chenils, dont la convergence forme un élégant fer à cheval.

          Ce palais digne d’un roi a été bâti en 1708 par un simple comte de Vaudémont, fils naturel d’un duc de Lorraine. Le roi Stanislas y a ajouté de superbes jardins, remplacés aujourd’hui, hélas, par la voie ferrée Paris-Strasbourg et le canal de la Marne-au-Rhin. Le visiteur curieux peut néanmoins se faufiler derrière le château. Il découvre alors l’autre façade, plus sobre mais impressionnante,  dominant des douves.

          L’église Saint-Pantaléon s’associe avec bonheur à cet édifice. Elle se signale par un clocher lorrain – un demi-bulbe surmonté d’une pointe.

         À présent, le palais, restauré avec soin, héberge les services de la mairie. Une grande réussite.

          Un peu plus loin, le prieuré du Breuil, qui vient d’être restauré lui aussi,  montre d’avenantes façades de l’époque des Lumières.

          Et les gens de Commercy, quand vous les croisez dans les petites rues, vous disent bonjour, de confiance, sans vous connaître.

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            Dernière étape : Bar-le-Duc, une belle inconnue. Dès l’arrivée depuis la gare, le visiteur est frappé par un certain art de vivre : il traverse l’Ornain, affluent de la Meuse, peu profond mais bordé de deux lignes d’arbres qui le rendent majestueux.

         Comme beaucoup de cités d’autrefois, Bar se compose d’une ville haute et d’une ville basse. Commençons par la première, juchée sur un replat qui surplombe la vallée. Impitoyable envers quiconque lui désobéissait, Louis XIV a fait raser les remparts. Il n’en reste plus qu’une tour visible de partout, et une promenade assez secrète. Mais la muraille subsiste d’une autre manière : une   falaise de maisons ancienne, regardant la vallée. Malheureusement, comme dans presque toute la France, les hauteurs d’en face sont garnies d’immeubles-barres.

          Dans sa hargne, le Roi-Soleil a également fait démolir le château des ducs de Bar, n’épargnant, ce qui en dit long, que le bâtiment de la Chambre des Comptes du duché : un charmant édifice du début du XVIIe siècle, transformé depuis lors en musée.

         Montons encore un peu. Nous arrivons au cœur de la vieille ville – la place Saint-Pierre et ses alentours. C’est un conservatoire de l’architecture lorraine de la Renaissance. Devant une fière église se dresse une série de façades à meneaux, restaurées ou non – toutes authentiques. Nous devons cet ensemble aux ducs de Bar des XVe et XVIe siècle, dont le fameux « roi » René d’Anjou, et à leurs familiers. Mais, le duché étant réuni à la Lorraine, les ducs ont préféré résider à Nancy, et Bar a décliné. Les commerces ont glissé vers la ville basse, aujourd’hui prépondérante. En contrepartie, la ville haute a quand même eu quelques maisons baroques, très ornées.

          Redescendons nous aussi. L’espace intermédiaire est occupé par des jardins et des prairies pentues. Plus récente que la ville haute, la ville basse ne manque pas d’intérêt. Sur la pente, nous trouvons le collège Gilles de Trèves, renaissant, grandiose, avec une devise en latin : Que cette demeure reste debout jusqu’au jour où la fourmi aura bu l’eau de la mer, et où la tortue aura fait le tour de la terre. Une école communale, aujourd’hui. Les élèves ont bien de la chance.

          Nous arrivons à l’hôtel-de-ville, ancienne résidence d’un enfant du pays, le maréchal Oudinot. À l’arrière, le style Empire s’y montre avec un goût parfait. L’actuelle salle de fêtes forme à elle seule un hôtel particulier, d’aspect Louis XV.

         En haut comme en bas, Bar-le-Duc se caractérise par sa maîtrise des couleurs des volets. Encouragés, je présume, par la municipalité, beaucoup d’habitants ont repeint les leurs : le plus souvent en bleu, parfois en vert ou en rouge foncé. Cela donne un air pimpant qui manque à la plupart des villes de France. Un exemple à imiter, à commencer par Paris.

        Je dois m’arrêter là, car il faut que je monte tout en haut, afin d’interroger  les archives départementales.

          Venez vite à Bar-le-Duc !

Saint-Quentin entre deux trains

par Nicolas Saudray
Juin 2022

Saint-Quentin passe pour une vielle industrielle, nordique et triste. Elle est néanmoins chargée d’histoire et vaut largement le détour.

          La Belgique, on le sent, n’est pas loin. Elle s’annonce par une architecture un peu disparate, à dominante de briques, avec parfois d’heureux parements de pierre. Les pignons sont souvent percés de fenêtres et donnent sur la rue, alors que dans la majeure partie de la France, on a préféré les accoler à ceux d’autres maisons, si bien qu’ils sont cachés.

          Philippe II, roi d’Espagne, est le premier à bombarder Saint-Quentin. Sa victoire, suivie du pillage de la ville, a lieu le 10 août 1557, jour de la Saint-Laurent. Pour commémorer ce haut fait, le monarque ordonne que son palais de l’Escurial ait la forme d’un gril, car tel avait été l’instrument du supplice du saint.  

          En 14-18, d’autres barbares endommagent les deux tiers des constructions. On rebâtit à l’identique, mais sans pouvoir toujours donner l’illusion de l’âge.

          Rescapée de ces mésaventures, la basilique Saint-Quentin n’est pas très connue, car elle ne porte point le nom de cathédrale, et n’a pas de tours. Un élégant clocheton, sur la croisée, tient lieu. Néanmoins, la nef majestueuse, qui concilie les différentes nuances de l’art gothique, a bel et bien les proportions d’une cathédrale. À noter une particularité unique en France : le double transept. En effet, la basilique a pour plan une croix de Hongrie, devenue croix de Lorraine, dont la traverse supérieure représente l’écriteau INRI. Une façade baroque, mince et blanche, nullement offensante, a été plaquée à l’entrée.

        Avant le drame de 14-18, l’hôtel-de-ville gothique flamboyant était l’un de plus beaux de notre pays. La reconstruction l’a raidi, mais la beauté subsiste. Il est flanqué de deux pavillons XVIIIe. Son beffroi revêtu d’ardoises abrite une collection de cloches que l’on voit bien d’en bas, et qui, à certaines heures, régalent le public de longues sonneries. Ainsi, le monument civil possède une tour bien mise en valeur, alors que l’église principale n’en a pas reçu. Le pouvoir bourgeois de la fin du Moyen-Âge défiait ainsi la suzeraineté ecclésiastique.

          La ville recèle aussi quelques jolis hôtels particuliers du XVIIIe siècle, tantôt en pierre, tantôt brique-et-pierre, et un musée de la même époque. Les pastiches n’en sont moins intéressants. Le théâtre, avec ses colonnes, sur la place de l’hôtel-de-ville, semble du pur Louis XVI, alors qu’il date du milieu du XIXe. Le palais de justice s’inspire du style Louis XV, notamment par ses sculptures, mais ses dimensions colossales révèlent un ouvrage de la Troisième République. Il faut voir le grand escalier avec ses rampes de marbre !

          Plus surprenante encore est l’empreinte de l’Art déco. Trois cents édifices saint-quentinois relèvent de ce style. Je n’en citerai qu’un, le fabuleux conservatoire de musique, avec ses hautes loges de verre pointues faisant saillie, qui semble sortir d’une conte de fées.

         Les deux enfants les plus célèbres de cette cité sont le peintre et dessinateur Maurice-Quentin de La Tour (Quentin étant ici un prénom), et Gracchus Babeuf, pionnier du communisme français, exécuté sous le Directoire. Par une ironie sans doute voulue, la place Gracchus Babeuf se trouve sous les fenêtres du palais de justice.

         Aujourd’hui, la ville paye durement la perte de son industrie textile, remplacée par celle de pays d’Asie. Ayant connu un pic de 67 000 habitants en 1975, elle n’en compte plus que 54 000. Souhaitons vivement qu’une nouvelle chance lui soit donnée.

Après une visite à la Bourse-Pinault

Par Jacques Darmon
Novembre 2021

Je reviens d’une visite (commentée) de la Bourse de commerce, rénovée et transformée en salles d’exposition des collections Pinault.

Il faut d’abord remercier François Pinault d’avoir merveilleusement rénové ce bâtiment exceptionnel, abandonné depuis plus d’un siècle. La coupole et les fresques qui l’entourent sont impressionnantes. Le cylindre de béton gris que le fameux architecte japonais Tadao Ando a placé au centre fait l’objet d’appréciations divergentes.

En dépit de la qualité du décor, je reviens de cette visite avec une colère froide.

J’affirme ne pas être un connaisseur en matière d’art. Je reconnais également ma totale ignorance en ce qui concerne l’art contemporain. Je ne porte donc aucun jugement sur la qualité et l’intérêt des œuvres présentées.

Ce qui provoque ma réaction courroucée, c’est ce que notre guide m’a indiqué des intentions des auteurs de ces œuvres.

Il s’avère en effet que la grande majorité de ces « artistes » exposés manient le pinceau, la truelle ou le tournevis pour délivrer « un message ». Ils souhaitent faire partager au visiteur leur réaction face aux souffrances de l’esclavage, aux désordres de la société de consommation, aux déséquilibres du monde capitaliste… Ils philosophent sur la place de l’Homme dans le monde, sur ces rapports à la Nature… Bref, ces « artistes » ne tentent pas de produire une œuvre d’art mais veulent exprimer, avec leurs moyens d’artistes, leur philosophie de la vie. Implicitement, tel le voyant de Rimbaud, ils prétendent faire découvrir au visiteur inculte la véritable nature du monde, lui dévoiler le sens de son futur… Nouveaux Zarathoustra, ils affirment nous arracher le bandeau qui nous empêche de voir, nous délivrer de cette oppression sociale qui nous interdit de penser. Bref, ce sont des libérateurs.

C’est là que le bât me blesse. Je n’ai pas de mépris pour ces tentatives : tout effort de réflexion est louable. Mais je n’ai pas non plus d’admiration automatique pour ce qui n’est souvent qu’un propos de café de commerce au service d’une philosophie de bazar.

C’est, me direz-vous, l’esprit du temps de donner la parole au citoyen.  Mme Michu est sans cesse sollicitée par les plus hautes autorités de l’Etat sur les sujets qui troublent la société ou qui menacent la République. Dans le fond, la fondation Pinault s’inscrit dans cette perspective : ici, Mme Michu a abandonné son micro ; elle a pris (avec un talent que je ne puis juger) son pinceau ou son ciseau.

Mais la vraie Mme Michu me demande simplement de l’écouter ; elle n’exige pas de lui construire un mausolée en forme de musée. Elle n’invite pas la foule à défiler, avec un profond respect et en silence, devant ses élucubrations. Bien plus, Mme Michu, femme du peuple, est polie : elle ne cherche pas à insulter ou provoquer le Bourgeois.

Ajoutons que Mme Michu ne prétend pas faire fortune en vendant ses aphorismes.

Je ne peux m’empêcher de penser à cette réflexion du regretté Professeur Fumaroli : « On appelait artiste celui qui avait créé une œuvre d’art ; aujourd’hui, on appelle œuvre d’art la production de quelqu’un qui se dit artiste ».

Un nouveau regard sur la Tapisserie de Bayeux

Par Nicolas Saudray
Septembre 2021

          Dans la confusion d’un Brexit mal exécuté, la contemplation de la « Tapisserie » de Bayeux offre aux spectateurs français une sorte de réconfort.

          Deux professeurs émérites de l’université de Caen ont publié un livre qui permet de se familiariser avec cette broderie de 69 mètres de long et de 50 cm de large, beaucoup mieux qu’au musée. L’œuvre est en effet reproduite scène après scène et détail après détail.

         Cette Telle du Conquest (toile de la conquête) est unique en son genre. Rien de comparable n’a été produit à cette époque ni aux suivantes. Les auteurs du livre confirment que le commanditaire était Odon, évêque de Bayeux, demi-frère de Guillaume, qui s’est réservé, dans les scènes successives, un assez beau rôle. Suivant la majorité des experts, le travail de broderie a été effectué par des moniales du sud de l’Angleterre. Quant aux dessinateurs des cartons reproduits par les brodeuses, sans doute des moines, leur connaissance de multiples particularités suggère que certains étaient d’origine normande, et d’autres, d’origine saxonne.

          Rappelons les événements. Édouard le Confesseur (plus tard saint Édouard) se trouve à la tête d’un royaume d’Angleterre assez récent. Avant lui, le pays était divisé en plusieurs États saxons, ou compris dans un vaste ensemble viking avec le Danemark et la Norvège. Saxon de mère normande, Édouard n’a pas d’enfant. Il désigne comme successeur son neveu Guillaume, duc de Normandie. La broderie commence quelque temps après cette décision.

         Le Saxon Harold, beau-frère d’Édouard, mais beaucoup plus jeune, traverse la Manche avec une petite suite, sur deux navires de type viking. Quel est le motif de ce voyage ? Peut-être une prise de contact avec le futur roi Guillaume, qu’il n’a jamais rencontré encore. Détournée par une tempête, l’expédition accoste au nord de la Somme. Le comte Gui de Ponthieu capture Harold. Informé de cette mésaventure, Guillaume rachète le captif à Gui qui se trouve être son vassal, le fait venir à Rouen, le traite avec largesse, et l’inclut dans  une chevauchée militaire en Bretagne, où le Saxon se conduit avec bravoure. Au retour, dans la cathédrale de Bayeux alors en construction, Guillaume fait jurer à Harold, sur deux châsses contenant des reliques, qu’il le reconnaîtra comme roi.

          De retour à Londres, Harold rend compte au roi Édouard, qui paraît surpris. Selon le chroniqueur Orderic Vital, il aurait assuré que Guillaume lui laissait la couronne. Ainsi induit en erreur, Édouard désigne-t-il alors Harold comme successeur ? En tout cas, après sa mort qui survient peu après, ce sont les grands du royaume – la broderie le dit expressément – qui confient la couronne au chef saxon. La monarchie est encore élective.

          Guillaume réunit alors une flotte, dont une bonne partie est construite pour les besoins de la cause, et recrute des guerriers dans diverses provinces de  France. Personne ne s’oppose à son débarquement, car Harold a dû faire face à une autre invasion, celle du roi de Norvège, dans le nord du pays. Revenu victorieux, mais avec une armée fatiguée, le roi saxon est vaincu et tué à Hastings (1066). La broderie s’arrête là. Ses derniers éléments, qui montraient bien sûr le couronnement de Guillaume, ont été perdus.

         L’œuvre d’art regorge d’informations sur l’armement et sur les opérations militaires – navales ou terrestres. Les nobles, normands ou saxons, ne portent pas de cottes de mailles entièrement métalliques, mais des broignes, vêtements de cuir sur lesquels des plaques de métal ont été cousues. Les archers sont rares ; les fantassins du temps préfèrent lancer des javelots. La broderie est avant tout un hymne à la cavalerie normande et à ses chevaux magnifiques, bien plus beaux que les hommes. Quant aux Saxons, ils combattent à pied.

          Cette prééminence du cavalier sur le piéton va durer encore quelque temps, puis l’évolution de l’armement et de l’art militaire la remettront en cause. À Crécy, à Poitiers, à Azincourt, les charges des destriers français se heurtent à des palissades de pieux, et des hommes d’armes ennemis se faufilent, tranchant les jarrets… Bien que remportées par un roi d’ascendance française, ces batailles peuvent apparaître comme une revanche posthume d’Harold sur Guillaume.

          Abondants sont aussi les détails civils. Seuls quelques vieillards arborent une barbe. Mais les Anglais se distinguent des Normands et autres Français par le port de la moustache. La broderie omet la reine Mathilde, qui n’est donc pas sa commanditaire, et ne présente que deux femmes : l’une reçoit un soufflet, l’autre st victime d’un pillage. Les Saxons boivent dans des cornes de bœufs.

         Ce nouveau livre sur la tapisserie de Bayeux se distingue des précédents par une interprétation audacieuse : il s’agirait d’une réhabilitation d’Harold, voulue par Guillaume et son demi-frère Odon pour se concilier leurs nouveaux sujets saxons. À l’appui de leur thèse, les auteurs citent principalement deux faits : Harold, au long de la broderie, est représenté plus souvent que Guillaume, et durant l’expédition de Bretagne, il est montré sauvant deux hommes, un Anglais et un Normand, des eaux du Couesnon.

         Avouons-le, cette révision ne m’a pas convaincu. L’objet de la broderie consistait à justifier la conquête de l’Angleterre par Guillaume en montrant la fourberie de son adversaire. Son titre aurait pu être : « Trahison et châtiment d’Harold ». Dès lors, il était normal de faire apparaître ce parjure plus souvent que le duc de Normandie. De ce point de vue, d’ailleurs, la scène perdue – le couronnement de Guillaume – aurait quelque peu rétabli l’origine. Quant à l’épisode du Couesnon, il s’inscrit dans une constante de la chevalerie : la bravoure d’un ennemi doit être reconnue.

          Mais la félonie de celui-ci est mise en évidence tout au long de la broderie. Guillaume a délivré Harold des griffes du comte de Ponthieu ; il méritait de la reconnaissance. De plus, au cours d’une cérémonie, Guillaume a remis les armes à Harold, qui est donc son homme-lige. Harold a juré fidélité devant des reliques. À son retour outre-Manche, ses contorsions devant le roi Édouard montrent qu’il tient un discours mensonger. Son accession au trône d’Angleterre est désapprouvée par l’apparition d’une comète. Sa mort au combat n’a rien de grandiose ; elle est dépeinte d’une façon plutôt piteuse. De toute façon, la broderie étant destinée à la cathédrale de Bayeux, son commanditaire n’avait aucun besoin de ménager un public saxon.

          Ce désaccord que j’exprime n’ôte rien à la finesse, à la minutie, à la clarté des autres analyses des deux professeurs. La réhabilitation d’Harold a d’ailleurs eu lieu ailleurs : sa fille ayant épousé le grand-prince de Kiev, l’Église orthodoxe russe le reconnaît comme martyr et le fête le 14 octobre.

          La « tapisserie » de Bayeux est une miraculée. Elle a échappé aux déprédations des protestants, aux ravages des révolutionnaires. En 1944, elle devait être emportée en Allemagne, où elle aurait pu être détruite par les bombardements, ou saisie par les Soviétiques.

          Une nouvelle épreuve lui est réservée : un voyage en Angleterre. Mais les conservateurs ont fait valoir que, pour l’heure, elle n’est pas en état d’être transportée. Ils ont demandé un sursis jusqu’en 2024.

Le livre : Pierre Bouet et François Neveux, La tapisserie de Bayeux – Révélations et mystères d’une broderie du Moyen-Âge. Éditions Ouest-France, 2018. 29 €  

Nice entre deux trains

Par Nicolas Saudray
Août 2021

          Revenant de Colmars–les-Alpes (voir rubrique « Écologie », article Le mystère des eaux perdues) par le train des Pignes, j’ai le bonheur de passer quelques heures à Nice en correspondance.

          Premier sentiment du voyageur qui descend l’avenue Jean-Médecin : cette ville est beaucoup plus propre que Paris. Pas de tags sur les murs, pas de migrants couchés sur les trottoirs, quasiment pas de papiers sur le sol. L’avenue est réservée aux trams et aux piétons – statut qui ne s’applique encore à aucune grande artère parisienne. En revanche, dans l’ensemble de la ville, les vrombissements de motos m’ont semblé plus fréquents qu’au bord de la Seine.

         Je tourne à gauche dans la rue Gioffredo, longue voie calme, typique de l’architecture niçoise du XIXème siècle avec ses volets et ses ornements. Elle me mène à la place Garibaldi, vaste rectangle bordé d’arcades dont j’avais oublié l’élégance. Pour la place Masséna, la rivale, plus connue, les édiles niçois ont forcé sur la couleur sang-de-bœuf. L’aspect devrait s’améliorer quand elle aura un peu passé, comme le suggère le spectacle d’une rue latérale. Place Garibaldi, on s’est montré plus raisonnable en choisissant le jaune clair. Il assure une parfaite homogénéité des façades, avec des effets de trompe-l’oeil à peine interrompus par la note baroque de la chapelle des Pénitents Bleus.

        Toujours est-il qu’avec l’ensemble Masséna et la place Garibaldi (fin du XVIII° siècle), Nice figure parmi les villes à arcades, avec Turin (même époque) et Berne (XV° siècle). Paris vient derrière avec sa rue de Rivoli et sa petite rue des Colonnes, près de la Bourse.

         Mes remarques sur le rouge et le jaune révèlent une certaine opposition entre la Provence et le comté de Nice. Pour leurs façades, les Provençaux préfèrent le blanc – à Antibes, par exemple. Les Niçois optent pour la couleur.

          Les deux provinces se distinguent aussi par leur langue. En nissard, une rue se dit carraira, alors qu’en provençal, c’est carreio. Les habitants de l’ancien comté de Provence ne craignent pas, en effet, de faire du o une finale féminine, et ce choix se retrouve pour bien d’autres termes.

          Avant 1870, la place porte le nom du roi Victor-Emmanuel, d’où le nom de plassa Vitour qu’elle a conservé pour les vieux Niçois. Depuis cette date, c’est Giuseppe Garibaldi, né à Nice en 1807, qui y règne. Une statue a concrétisé cette attribution. On aurait tort de ne voir en ce personnage volcanique qu’un fierabras. La France étant en guerre avec les États allemands, le roi d’Italie s’est gardé de la secourir, car il s’était brouillé avec Napoléon III au sujet de Rome.  Pour remercier néanmoins celui-ci des batailles de Magenta et de Solférino, Garibaldi, bien que malade, a levé une légion de vingt mille volontaires italiens, courageux mais indisciplinés. Après quoi il a été élu député de Paris à la première Assemblée nationale de ce qui allait devenir la Troisième République. Cette Assemblée a refusé de reconnaître la validité de l’élection et a renvoyé le tribun en Italie.

          Je me dirige vers le vieux Nice, toujours aussi charmant, très fréquenté en cette saison. Une grande plaque célèbre la mémoire de Catherine Ségurane, la Jeanne Hachette locale. En 1543, le royaume de France (François Ier) et l’empire ottoman (Soliman le Magnifique) s’étaient ligués contre la malheureuse Savoie (comprenant aussi le Piémont et le petit comté de Nice). Pour la première et la dernière fois, les deux grandes puissances combattaient ensemble. Simple lavandière, aidée toutefois de la Vierge Marie, Catherine prit la tête de la résistance et repoussa le premier assaut, sur une portion de rempart aujourd’hui remplacée par la place Garibaldi. Un deuxième assaut livra la ville aux assaillants, mais ils ne purent s’emparer du château et durent se replier.

          Les auteurs de la plaque commémorative n’hésitent pas à célébrer, au sujet de cette défense, l’identité niçoise. Je doute qu’un tel sentiment ait pu exister à l’époque. Il s’agissait plutôt de fidélité à la maison de Savoie, et de résistance à des musulmans.

          Mes pas me portent jusqu’à l’ancien château, héros de 1543. Il a été remplacé par un cimetière qui domine fièrement toute la ville, et comporte une section juive, l’une des plus anciennes d’Europe. Tout récemment, un mur y a été élevé en mémoire des juifs qui s’étaient réfugiés à Nice avant 1943, confiants dans l’attitude tolérante des autorités militaires italiennes,  et aussi de ceux qui, venant de diverses contrées d’Europe, avaient été regroupés en gare de cette ville pour être envoyés aux camps de la mort. Voici quelques noms que je note au hasard : Bloch Jeanne, 14 ans, (née à) Anvers, Bolz Élise, 3 ans, (née à) Nice, plusieurs Jacob (dont, me semble-t-il, les parents de Simone Veil), Van Cleef Édouard, 56 ans, (né à)  Amsterdam, Weil Fortunée, 62 ans, (née à) Constantinople…   

Voyage de la Promotion Montesquieu de l’ENA à La Brède et Bordeaux

Par Jean-Paul Frouin
Les 25 et 26 septembre 2020

En 1966, le choix de Montesquieu comme parrain de notre promotion s’était fait de manière très consensuelle. L’impertinence et l’humour des Lettres persanes, la sagesse des Considérations sur les causes de la grandeur des romains et de leur décadence, le talent du juriste et du sociologue de L’esprit des lois, le bon sens et l’à-propos des Pensées, tout dans l’œuvre du grand philosophe nous avait paru plaider pour un patronage que nos parcours divers dans l’administration ou en dehors d’elle, ne nous ont jamais fait regretter. C’est si vrai que devait germer en 2019 l’idée d’un pèlerinage à La Brède et à Bordeaux, là même où naquit, vécut, médita, travailla et écrivit notre illustre parrain. C’est ce voyage de deux journées les 25 et 26 septembre 2020 qui est ici relaté et qui a permis de réunir une douzaine d’entre nous, accompagnés pour certains de leurs conjointes, effectif assez honnête alors qu’il s’agissait de faire se déplacer à partir de différents points de l’hexagone et dans un contexte sanitaire particulièrement contraignant, des retraités sortis de l’école … il y a 54 ans !

LE CHÂTEAU DE LA BREDE

Notre voyage allait commencer par une halte gastronomique et œnologique à Martillac, en plein cœur de la région de Pessac Léognan, au domaine de Smith Haut-Lafitte où nous fumes rejoints par Madame Catherine Volpilhac-Auger, professeur émérite à l’Ecole normale supérieure, présidente de la Société Montesquieu et spécialiste universellement reconnue de la vie et de l’œuvre de l’écrivain. Elle était accompagnée de M. Alain Rieu, ancien conservateur régional des monuments historiques d’Aquitaine, sans aucun doute le meilleur connaisseur du patrimoine bâti de la Brède et des travaux qui y sont menés. Ils se révélèrent bien évidemment, l’un et l’autre, des guides avertis et passionnants. Le déjeuner fut aussi l’occasion d’un débat sur les Considérations….introduit par un exposé de Patrice Cahart et suivi d’une discussion dont on retrouvera le contenu sur notre site Montesquieu.

La Brède est une imposante bâtisse d’allure médiévale, construite sur l’emplacement d’une motte féodale et  qui, comme beaucoup d’autres en Guyenne et en Gascogne, a connu bien des transformations au fil des péripéties d’une région où l’histoire n’a pas été avare de rebondissements.

Mais sa célébrité est bien entendu intimement liée à la personne de Charles-Louis de Secondat qui y naquit le 18 janvier 1689 et devint baron de Montesquieu lorsqu’en 1716 son oncle lui céda par testament son nom, son titre et sa charge de président à mortier. Dans l’intervalle, le futur philosophe vécut sa prime jeunesse à La Brède dans la propriété familiale avant de partir à l’âge de 11 ans faire ses humanités chez les oratoriens au célèbre collège de Juilly près de Paris, où il se révéla très brillant sujet.

De retour à Bordeaux pour ses études de droit, il restera toujours très attaché à sa contrée d’origine et notamment à la propriété de son enfance dont il hérita à la mort de son père en 1713, avant de se marier deux ans plus tard avec une protestante, nonobstant les dispositions résultant de la révocation de l’édit de Nantes quelque 28 ans plus tôt. Mais selon une fiction bien établie, nous assura Madame Volpilhac, cela ne pouvait pas faire problème puisqu’il était convenu qu’il n’y avait plus de prétendus réformés dans le royaume.

S’il résida beaucoup à Paris entre 1716 et 1725 (Les Lettres persanes sont publiées anonymement en 1721) et s’il y fut très lancé dans tous les salons à la mode, il revint à Bordeaux en 1725 pour se défaire de sa charge de président à 36 ans. Il va alors beaucoup voyager à travers l’Europe, en Autriche, en Hongrie, en Italie, en Allemagne, en Hollande, en Angleterre, tous pays où il rencontrera un grand nombre d’intellectuels et de responsables politiques, autant d’expériences qui nourriront sa grande œuvre à venir, mais aussi autant de contacts qui démontrent abondamment son goût prononcé pour les affaires étrangères et  incontestablement ses regrets de n’être pas entré dans la Carrière.

Jusqu’à sa mort à Paris, le 10 février 1755, Montesquieu fera de très fréquents, très longs et très actifs séjours dans son château, notamment pour y retrouver l’important fonds documentaire qui s’y trouvait réuni et pour y travailler. C’est bien évidemment ce sur quoi notre curiosité était le plus éveillée.

 Et qu’avons-nous retenu de cette visite ?

1.- Montesquieu, un seigneur en son domaine et un véritable entrepreneur.

Aussi longs et fréquents qu’aient été ses séjours, et aussi archaïque qu’ait été son logis,  le philosophe a peu modifié l’architecture de cette austère bâtisse. L’ensemble assez composite donnait (et donne encore) l’image d’une maison forte, entourée de douves, précédée d’un pont-levis devenu pont dormant, aux murailles épaisses dont l’élévation n’enlève rien à son caractère massif, plus puissant et plus grandiose et austère que beau et aimable. En bref, plus près du sévère Combourg de Chateaubriand que de la confortable maison de Voltaire à Ferney. Ajoutons que la propriété de Montesquieu se trouvait dans une zone de marais (une brède), entourée de forêts heureusement agrémentée de vastes vignobles, et nous aurons compris que s’il aimait profondément sa terre, ce n’était pas un lieu de villégiature comme nous l’entendons aujourd’hui.

Mais avant tout, avons-nous appris, Montesquieu s’attacha à y faire prévaloir constamment ses droits, comme à accomplir ses devoirs seigneuriaux. Ses démêlés avec le puissant intendant Claude Boucher ne pouvaient laisser indifférents notre groupe d’anciens fonctionnaires. C’est ainsi qu’il imposa à l’administration royale sa décision d’exercer lui-même la maîtrise d’ouvrage des travaux de voirie dans le ressort de ses domaines, même si au final, les intervenants sur le terrain étaient les mêmes paysans au nom de la « corvée royale ». Mais il était maître chez lui.

De même, et cela est beaucoup plus intéressant, il se trouva en conflit ouvert avec l’intendant à qui il réclamait la possibilité d’augmenter ses surfaces complantées en vigne, au motif que le sol s’y prêtait mieux que la culture des céréales préconisée par l’administration afin d’assurer l’autonomie nourricière de la région. Dans une approche voisine de celle de Turgot quelques années plus tard, Montesquieu défendait l’idée qu’il valait mieux valoriser les meilleures aptitudes locales et faire ensuite librement circuler les produits. Ce point de vue était assez original pour être souligné. Il montre aussi l’intérêt constant que le philosophe portait à l’économie comme on le verra lorsqu’il affirmera, avec le déclin d’une Espagne thésaurisatrice à l’appui de sa démonstration, que la vraie richesse se trouve dans la production et les échanges.

Toujours dans le même esprit, Montesquieu fit édifier des bâtiments agricoles résolument modernes et « hygiénistes » dont l’architecture affirme clairement l’objectif poursuivi et qui ont été préservés jusqu’à nous, au point de faire l’objet de prochains travaux de restauration et de mise en valeur par la Fondation propriétaire du domaine. Si la culture du ver à soie ne semble pas avoir été couronnée de succès, en revanche l’implication de Montesquieu dans les activités viti-vinicoles illustre bien ses racines bordelaises (comme c’était d’ailleurs le cas pour nombre de parlementaires aquitains). Son enfance heureuse avait été fortement marquée par un père qui lui avait appris tous les secrets de la viticulture. Il manifestera toujours un sens concret de l’économie, de l’entreprise et du commerce. Il est piquant de relever, comme l’ont fait nos savants  interlocuteurs, que tout en se livrant aux profondes spéculations que nous connaissons, Charles de Secondat suivait avec un soin extrême l’activité de ses terres viticoles, à savoir les 12 hectares de vignes de La Brède, et celles, plus importantes, venues de sa femme à Rochemorin, près de Martillac. Il prêtait également la plus grande attention à la vente de ses barriques, notamment à Londres, sans hésiter à user de ses importantes relations oute-Manche et en Hollande pour en favoriser l’écoulement.

Nos hôtes nous ont également appris que si à Paris les salons de la marquise de Tencin ou de Madame du Deffand lui permettaient aux côtés de Jean d’Alembert de briller et de mener avec l’accent gascon qu’il n’avait jamais perdu, une conversation à l’intelligence, au charme et à l’humour inégalés, dès son retour à La Brède il avait avec son homme d’affaires, le bordelais Latapie qui fut son ami intime, des échanges où la bonne humeur le disputait à la technicité des sujets abordés.

2.- La Brède, un lieu de méditation et de travail.

Dès notre visite dans le parc du château, outre la beauté du site champêtre et forestier, nous avons admiré les aménagements réalisés par Montesquieu notamment à son retour d’Angleterre. Dans un domaine qui, du moins dans sa dimension d’agrément, n’était pas très grand, le philosophe fit aménager des perspectives «  à l’anglaise », des parterres et des bosquets. Mais surtout il fit compartimenter le terrain en charmilles qui permettaient d’effectuer sur une faible superficie des promenades  faisant oublier l’austère bâtisse. Bien qu’il n’ y ait rien de rousseauiste dans son comportement, il nous a été indiqué que le propriétaire avait aménagé ces lieux à dessein pour favoriser la méditation du promeneur solitaire. Ils ont été magnifiquement restaurés par la Fondation selon des plans retrouvés de la main de Montesquieu.

Cette impression de gravité et de travail est encore plus prégnante à l’intérieur du château. Sans le moindre fétichisme, nous avons néanmoins parcouru avec émotion de sobres salons et surtout la sévère chambre du philosophe récemment restaurée avec grand soin et une discrétion respectueuse, et nous avons noté que tout dans la vie de La Brède était conçu autour de l’organisation du travail de l’écrivain, travail de lecture, d’écriture, de dictée à sa fille Denise et à ses nombreux secrétaires.

En réalité, nous avons comme senti la présence de trois personnages distincts et complémentaires: le puissant parlementaire et académicien se rendant à Bordeaux, le seigneur entiché de productivité agricole dans son domaine de La Brède et le penseur reclus dans sa chambre et dans sa bibliothèque, comme Montaigne dans sa tour,  et attaché à une tâche immense de réflexion et d’écriture.

Cette dernière impression est encore présente dans la grande bibliothèque, bien qu’elle soit vidée de son contenu. Cette belle et vaste salle ornée de fresques médiévales et chevaleresques, était jusque dans les années 1990 tapissée d’armoires contenant une bibliothèque extrêmement variée. Nos hôtes nous ont ainsi montré, documents à l’appui, que Montesquieu, loin de s’enfermer dans les thèmes où la postérité l’a cantonné, était un esprit d’une grande curiosité, digne de l’équipe pluridisciplinaire de la grande encyclopédie à laquelle il apporta d’ailleurs son concours. En fait, tout l’intéressait, de la géométrie à la botanique, des phénomènes physiques et climatiques à la biologie et la médecine. En font d’ailleurs foi les très nombreuses communications qu’il présenta à l’Académie bordelaise.

Il est tout aussi vrai que ce château a perdu un peu de son âme avec le départ de sa bibliothèque. Mais les décisions prises par ses propriétaires successifs nous ont été expliquées. Elles se sont révélées courageuses, bienvenues pour l’inventaire et la conservation des ouvrages, et fructueuses pour la recherche historique et littéraire.

En effet, le château était resté sans discontinuer dans la famille qui y fit faire d’importants travaux de modernisation intérieure par le grand architecte Abadie au XIX ème siècle, jusqu’à sa dévolution à Madame Jacqueline de Chabannes. Celle-ci n’ayant pas de descendance, pas plus que son frère, décida de créer dans les années 1995, une Fondation reconnue d’utilité publique qui serait désormais le dépositaire de ces lieux de mémoire. S’agissant du fonds documentaire, dès 1889, année du bicentenaire de la naissance de Montesquieu, son arrière petit-fils, prénommé Charles également, s’était, dans un geste courageux et riche de promesse, séparé de plusieurs centaines de documents totalement inédits et auxquels les chercheurs et admirateurs du philosophe n’avaient nullement accès. Ce fut une première révolution dans l’approche du travail de l’écrivain. Un siècle plus tard, parallèlement à la création de sa Fondation, Madame de Chabannes fit don à l’Etat de l’immense fonds d’ouvrages que contenait le château, avec l’obligation de les voir abriter dans les meilleures conditions de sécurité et de conservation à la Bibliothèque de Bordeaux.

C’était ainsi que se dessinait la deuxième étape de notre pèlerinage.

LE FONDS MONTESQUIEU A BORDEAUX

La matinée du 26 septembre était consacrée à la Bibliothèque de Bordeaux où nous accueillit avec érudition et courtoisie son Directeur général, M. Nicolas Galaud. Notre camarade Alain Juppé, ancien Premier ministre et maire de Bordeaux, s’était joint à nous pour passer cette matinée studieuse et passionnante, pour partager notre déjeuner dans les beaux locaux de la Place de la Bourse construits par Gabriel et pour participer au débat introduit par Patrice Cahart sur le thème de l’équilibre des pouvoirs. L’exposé de Patrice fut suivi d’une longue intervention  d’Alain Juppé, auteur d’un très intéressant Montesquieu le moderne. Ces deux interventions sont reproduites par ailleurs sur notre site Montesquieu.

La grande bibliothèque de Bordeaux inaugurée en 1991 dans le cadre de la rénovation du quartier de Mériadeck constitue un exemple remarquable d’architecture contemporaine en verre et aurait mérité une visite extérieure détaillée …si le mauvais temps ne s’y était pas montré peu favorable. Si elle ne conserve pas le manuscrit de l’Esprit des Lois qui se trouve à la BN à Paris, en revanche la bibliothèque de Bordeaux dispose d’un fonds considérable d’ouvrages et de manuscrits, provenant essentiellement des initiatives prises par les descendants en 1889 et en 1995, évoquées à l’occasion de la visite de La Brède. Nous avons ainsi bénéficié pendant près de trois heures de la présentation d’une sélection très judicieusement choisie et commentée par deux jeunes chartistes, chargés du fonds ancien, Madame Clotilde Angleys et M. Matthieu Gerbault, notamment autour des deux thèmes que nous avions suggéré, à savoir les Considérations sur les Romains…et la méthode de travail de l’écrivain. 

Qu’en avons-nous retenu? Un auteur extraordinairement prolifique, une métode de travail très élaborée, un monde de l’édition très particulier à la veille de la Révolution.

1.- Un auteur prolifique et à l’appétit intellectuel sans limite.

La bibliothèque de Montesquieu a toujours été considérée comme un joyau de bibliophilie, ne serait-ce que parce qu’elle est une des seules bibliothèques d’écrivain du XVIIIème siècle qui nous soit parvenue, contenant à la fois ce qu’il écrivait et ce qu’il lisait. En effet, notre auteur a beaucoup acheté de livres pour la rédaction de ses oeuvres et pour la préparation de ses nombreux voyages à l’étranger. De plus, comme nous l’avons déjà noté à La Brède, son immense curiosité et sa propension à beaucoup communiquer à l’Académie de Bordeaux, l’a conduit à travailler sur de nombreux thèmes de sciences naturelles, de médecine, de physique, de biologie, de géophysique…

Si l’on connait évidemment les grands titres qui ont fait la gloire du philosophe (Les lettres persanes, L’esprit des lois, Les considérations sur les Romains) on est parfois moins conscient du caractère foisonnant de sa production, ne serait-ce que les 250 pages de Mes pensées dont le bon sens, l’humour et la sagesse rendent la lecture délicieuse ou ses innombrables communications à l’Académie de Bordeaux. D’autres ouvrages sont encore moins connus, comme les Réflexions sur la monarchie universelle en Europe dont nous avons pu feuilleter avec émotion un exemplaire de l’édition princeps conservée par l’auteur, mais qui ne fut jamais diffusée de son vivant, tant l’inquiétaient les réactions que pourrait susciter un ouvrage qui ne fut publié que cent ans après sa mort. Tout au long de cette matinée, nous eumes donc le loisir de toucher physiquement, de compulser ce qui constitue le coeur même de l’oeuvre magistrale.

Son immensité est telle qu’il suffit d’indiquer que la nouvelle édition complète, dirigée par  notre hôte de La Brède, Madame Catherine Volpilhac-Auger, compte …pas moins de 22 volumes. Nos camarades pourront également se reporter au Dictionnaire Montesquieu dirigé par cette même professeur à l’Ecole normale supérieure et qui permet une approche de l’oeuvre et des idées de notre illustre parrain.

2.- Une méthode de travail très élaborée.

Nous avions été frappés à La Brède par l’atmosphère austère et laborieuse des lieux et par l’organisation des locaux qui entre la chambre de l’auteur, celle de sa fille Denise, fidèle collaboratrice, les pièces de travail de ses secrétaires, et l’immense bibliothèque, était à l’évidence consacrée à la réflexion, à la dictée et à l’écriture.

Le Fonds de la bibliothèque de Bordeaux conforte le visiteur dans cette impression d’un travail parfaitement ordonné, et l’on en a mille preuves: le catalogue de la bibliothèque révèle l’énorme stock documentaire dont disposait l’écrivain à portée de la main et l’on a trace de ce que la tâche était répartie avec un jeu de lettres majuscules entre les différents collaborateurs. Notre émotion ne fut pas mince d’avoir également sous les yeux ces volumes reliès dans lesquels Montesquieu regroupait des textes qui l’intéressaient, y compris des coupures de presse, et qui pourraient servir à de futurs travaux, comme le ferait aujourd’hui un étudiant un peu organisé (…mais qui a la chance de disposer d’un ordinateur et de méthodes de classement!) ou un journaliste de quelque talent.

Dans sa remarquable préface à l’édition des Oeuvres de Montesquieu dont nous fîmes réaliser un tirage à part aux éditions du Seuil, lors du choix de notre nom de promotion, le doyen Georges Vedel s’interrogeait avec malice sur la propension de l’auteur à amasser des matériaux et à les réunir parfois de façon mal ordonnée au risque de ne pas construire « un édifice » et d’encourir une note moyenne devant un jury de thèse en faculté de droit où ses professeurs lui reprocheraient une « érudition compilatoire » de « boeuf de labour ». Mais le célèbre doyen se reprend aussitôt pour écrire que « ces défauts de composition, cette prestidigitation intellectuelle, se trouvent abolies, que dis-je? transfigurées, transcendées par le génie. Par le génie de l’écriture, et par le génie de la découverte ».

3.- Montesquieu et l’édition de ses œuvres.

L’approche des œuvres de Montesquieu conservées à Bordeaux nous a fait toucher du doigt les problèmes rencontrés à son époque par les auteurs, du fait notamment de la censure. Les Lettres persanes furent publiées anonymement en 1721 à Amsterdam, même si le nom de l’auteur semble avoir été un secret de Polichinelle. Les Considérations…parurent anonymement à Amsterdam chez Jean Desbordes, en 1734. Nous avons eu entre les mains la première édition de L’esprit des lois paru à Genève chez Barillot à la fin de 1748. Au contraire, à la même époque, Montesquieu achetait à Londres des ouvrages édités localement sans recours à des imprimeries-refuges, comme en fait foi l’exemplaire des œuvres de Swift édité à Londres que nos chartistes nous ont malicieusement présenté.

Outre la frustration intellectuelle que pouvait constituer cette situation, nos bibliothécaires bordelais nous ont montré que les problèmes étaient de ce fait vite compliqués. Une première édition devait tourner autour d’un millier d’exemplaires, mais la correction des nouvelles éditions n’était pas chose facile. Par ailleurs, si l’auteur n’était pas intéressé au tirage, puisqu’il se défaisait en quelque sorte de son œuvre en en vendant le manuscrit, les contre-façons étaient fréquentes lorsque l’ouvrage avait quelque succès. Nos chartistes ont ainsi exhumé pour nous quelques tirages frauduleux, diffusés au détriment des éditeurs …et des écrivains puisque la législation sur les droits d’auteur n’était pas encore en vigueur.

Cette matinée de découverte bibliographique était une heureuse introduction au déjeuner partagé avec nos hôtes et avec Alain Juppé. Il en est rendu compte par ailleurs.

***

Notre visite à La Brède et à Bordeaux a été studieuse et passionnante, grâce à l’hospitalité de la Fondation Jacqueline de Chabannes, grâce à l’érudition de Madame Volpilhac et de M. Rieu, grâce enfin au savoir de M. Galaud et de ses jeunes collaborateurs.

Mais surtout, nos deux déjeuners tout comme les visites organisées au cours de ces journées ont  montré que dans l’esprit lumineux et modéré de Montesquieu, les liens sont restés forts entre des camarades de promotion sans considération de temps ou de carrière. Sans doute notre parrain nous avait-il heureusement inspirés.

Vagabondage de Bordeaux à Saint-Émilion

Par Nicolas Saudray
18 octobre 2020

          En marge du pèlerinage de promotion à Bordeaux et La Brède, raconté sous cette même rubrique par Jean-Paul Frouin, je me suis permis quelques divagations.

         Bordeaux au petit bonheur

         D’autres que moi ont parlé de la métropole girondine bien mieux que je ne saurais le faire. Il y faut d’ailleurs tout un livre [1]. Qu’on me pardonne ces impressions de badaud.

         Je n’avais pas remis les pieds à Bordeaux, honte à moi, depuis une quarantaine d’années, et j’en avais gardé le souvenir d’une ville assez noire. Quel changement !  Vue du pont de Pierre, la façade opulente voulue par l’intendant Tourny allonge au bord du fleuve son harmonie de pierre blonde. Les pointes et les clochers sont toujours là, enfin mis en valeur : Saint-Michel, la porte de Cailhau, le tour Pey-Berland, les flèches de la cathédrale Saint-André… Malheureusement, ici comme ailleurs, quelques hauts immeubles ont réussi à se glisser à l’arrière-plan. Ils ont été acceptés sous prétexte de modernité. Et aujourd’hui, leur consommation d’énergie leur est reprochée.

          Saint-Michel et Saint-André ont en commun d’avoir un clocher principal séparé de la nef. Pourquoi cette pratique ? Je ne trouve pas l’explication. Mais les exemples sont multiples, y compris la tour penchée de Pise. Celle de Saint-Michel, avec ses 114 mètres, est le plus haut clocher de France après celui de Strasbourg. J’entends dire que le quartier est devenu mal famé, qu’on y vend de la drogue. Pour l’heure, aucune trace. Puis j’essaie de monter à la tour Pey-Berland (du nom d’un archevêque) qui flanque la cathédrale. Interdite pour cause de coronavirus ! Je me console en contemplant les flèches qui surmontent l’extrémité nord du transept. Force est de constater qu’elles donnent à l’édifice une vigueur que n’ont pas tout à fait, malgré leur taille bien supérieure, les grands vaisseaux gothiques jamais achevés de la France septentrionale – Amiens, Reims… Cela plaide pour que l’on rebâtisse, comme il en est question, la deuxième flèche de la basilique de Saint-Denis. Et à Notre-Dame de Paris, pourquoi ne pas profiter du très regrettable incendie pour mettre en place les deux flèches que les bâtisseurs médiévaux avaient prévues ? Je m’arrête avant que les protestations ne fusent.

         Passons à un monument plus récent. Durant mes précédents passages, je n’avais accordé qu’une attention distraite à la colonne érigée en mémoire des Girondins, devant l’esplanade des Quinconces. Merveille ! Tout a été restauré et remis en place. Deux quadriges de bronze s’ébrouent dans un nuage de gouttelettes d’eau, de part et d’autre de la colonne ; donc huit chevaux, piaffants, un peu étranges avec leurs sabots en forme de griffes. Des personnages idylliques, la République, la Concorde, la Fraternité, conduisent ces attelages. Seraient-ce les âmes des Girondins martyrs ? Autour d’elles se tordent, on ne sait trop pourquoi, des serpents. D’autres créatures de métal, le Mensonge, l’Ignorance, le Vice, ont été culbutées dans le bassin. Seraient-ce les Montagnards ?  Les noms des maîtres de la fin du XIXe siècle qui ont créé cette féerie nautique sont presque inconnus : Achille Dumilâtre, Félix Charpentier.

         Ce grand théâtre de bronze fait partie d’une série involontaire de trois chefs d’œuvre. À Paris, la fontaine des Quatre Parties du Monde achève en beauté l’avenue de l’Observatoire : quatre statues féminines de Carpeaux, surmontant  quatre chevaux de Frémiet. À Lyon, le quadrige de Bartholdi, qui occupait le centre de la place des Terreaux, a été malencontreusement poussé de côté, mais conserve de la majesté. Ironie de l’histoire, il avait d’abord été proposé à la Ville de Bordeaux, qui l’avait trouvé trop cher et s’était rabattue sur l’actuel  monument girondin. Celui-ci n’est sans doute pas le plus harmonieux du trio, mais certainement le plus puissant, puisqu’il porte deux quadriges.

          Après cette orgie de bronze aquatique, j’erre le soir dans le vieux Bordeaux, rue du Cerf Volant, rue des Bahutiers, cours du Chapeau-Rouge, rue du Palais de l’Ombrière. Et bien sûr, rue Esprit-des-Lois. …La maison de l’épouse de Montesquieu, Jeanne de Lartigue, se cache quelque part, signalée dans les Guides, difficile à identifier. Une comparaison me vient à l’esprit. À Paris, le Marais renferme des monuments sublimes, mais les fausses notes n’y manquent pas. Le vieux Bordeaux est bien plus homogène, en sa robe d’un chaude couleur ocrée.

          Reste à évoquer quelques réalisations contemporaines. Par honnêteté, je ne puis éviter de dire un mot du bâtiment du tribunal judiciaire (ex-tribunal de grande instance). Précisons tout de suite que ce n’est pas très grave, car cet édifice futuriste ne se situe pas en plein centre, et se voit peu de loin.

         Il se dresse en bordure du quartier de Mériadek, ainsi appelé en souvenir de l’archevêque Mériadec de Rohan, et autrefois hanté, d’après les romans de Mauriac, par des femmes de mauvaise vie. Les maison louches ont été rasées, remplacées par des constructions modernes plus ou moins réussies. Seul vestige d’un passé tumultueux : les deux grosses tours rondes du fort du Hâ, autrement dit du Requin, bâti après la guerre de Cent Ans pour tenir en respect cette cité frondeuse, et pour dissuader les Anglais de la reprendre. Plus tard, le fort du Hâ devient une prison, avec, parmi ses dernières pensionnaires, Marie Besnard, l’empoisonneuse de Loudun. Puis il est intégré à l’École nationale de la Magistrature, bâtie par Guillaume Gillet. Jusque-là, tout va bien.

        Or voici que la construction d’un nouveau bâtiment judiciaire est confiée à Richard Rogers (futur baron Rogers of Riverside). Il compte à son actif quelques réalisations intéressantes en Grande-Bretagne, et c’est l’architecte du centre Beaubourg, avec Renzo Piano. Je tiens Beaubourg pour acceptable, à condition de le transporter loin du centre de Paris, où il jure avec Notre-Dame et le Louvre, et de fermer les yeux sur sa consommation d’énergie. Je serai moins indulgent  envers le nouvel édifice bordelais, inauguré en 1998. Il est littéralement collé à l’une des tours du fort du Hâ, ainsi défigurée. Ses grands vitrages sont censés évoquer la transparence de la justice. Mais que voit-on à l’intérieur ? D’énormes structures en forme de bétonneuses.

         Mieux maîtrisée, l’architecture moderniste de la Cité du Vin ne risque pas de nuire au Vieux Bordeaux, car elle se dresse au nord de la ville, dans le quartier de Bacalan (la Morue). Mais j’ai eu tort de la visiter un samedi, jour d’affluence. Je n’ai donc pu bénéficier de l’abondante information interactive. Et l’étroitesse des passages est gênante.

          Plus loin dans Bacalan, en une zone déshéritée, se trouve l’ancienne base sous-marine allemande, puissante forteresse de béton, à peine écornée par les bombardements de 1944. On a eu l’heureuse idée, récemment, de la convertir en en lieu de spectacles, appelés à changer suivant les saisons. Cette fois, l’affluence ne saurait nuire, vu les dimensions du théâtre. Un sous-marin en 3 D s’avance vers les spectateurs, disparaît par enchantement. Puis les scénaristes du groupe Culturespaces projettent sur les murs et les sols des vastes halles des agrandissements de toiles de Paul Klee, d’Egon Schiele et surtout de Gustav Klimt. Il y en a partout, qui se poursuivent, se croisent, cabriolent, reviennent. Assis sur des gradins, des spectateurs ébahis voient déferler sur eux cette tempête multicolore. Des enfants se roulent sur les fleurs des peintres. Klimt aurait sauté de joie, en voyant ses rêves réalisés avec des moyens qu’il n’imaginait pas. Une grande réussite.

          Rêveuse Libourne

         De Bordeaux, la route traverse l’Entre-deux-Mers. Deux mers ? Eh oui, ce sont la Garonne et la Dordogne, presque aussi larges l’une que l’autre, et toutes deux bien jaunes en cette fin de septembre. Sans approcher la qualité des grands crus qui m’attendent, ce terroir produit d’estimables vins blancs secs.

         Étirée sur sa rive dordognote, Libourne, aimable sous-préfecture, rêve qu’elle est un petit Bordeaux. Ses bâtiments étagés et ses clochers donnent quelques minutes d’illusion.

         Libourne attend le mascaret, cette vague impérieuse provoquée par une grande marée. Les champions locaux la chevaucheront. Mais ce matin, le mascaret se fait désirer.

           Saint-Émilion l’extraordinaire

         Passé Libourne, la route s’infiltre dans les fameuses vignes de Pomerol puis grimpe à la butte de Saint-Émilion. Une colline qui, en ce pays plat,  prend une grande importance, et offre des vues de tous côtés. C’était au Moyen-Âge une des principales places-fortes de la Guyenne.

          Je ne suis pas venu pour une dégustation, car mon palais de Normand, enfant du cidre, n’est pas assez éduqué. Je suis venu pour le site et l’architecture.

         Un grand pan de mur gothique m’accueille, dressé dans le vide. C’est le reste de l’église des Dominicains, qui était presque achevée à la veille de la guerre de Cent Ans. Les religieux ont dû se réfugier derrière les remparts. Toutes les constructions qui s’étaient aventurées hors les murs ont été détruites, définitivement. Des vignes les remplacent.

          L’entrée principale du bourg fortifié réserve une autre surprise : le rempart est percé de jolies baies à colonnettes. Le palais Cardinal, me dit-on. Je cherche vainement le nom de cette Éminence. D’après les spécialistes, on se hâtait, à chaque approche d’une guerre, d’occulter les ouvertures au moyen de vantaux de bois.

         Ruinés, les remparts en imposent encore. Ils renferment force vieilles maisons, couvents et chapelles, plus un donjon et quelques pieds de vignes (insignifiants au regard de ceux qui couvrent une vaste étendue de campagne). Tiens, un figuier ! Tiens, des bananiers en pleine terre ! La ville haute, en forme de pince, enserre la ville basse.

       Le plus curieux, dans cette petite cité inscrite au patrimoine mondial, c’est l’église dite monolithe qui en forme le cœur, et qu’on pourrait aussi bien appeler troglodyte. À l’origine, il y avait là, au creux du vallon, des grottes creusées dans le calcaire jaune local, habitées par des hommes du paléolithique supérieur. Émilion, ermite breton, a pris le relais. Puis l’on a foré la nef actuelle. Le tout a été coiffé d’un haut clocher du XVe siècle, en maçonnerie classique, mais prolongeant la falaise vers le haut. Jailli de la roche, visible de tout le pays, c’est le phare d’une culture infiniment raffinée.

 [1] Voir dans cette rubrique mon compte-rendu du Dictionnaire amoureux de Bordeaux, d’Alain Juppé.

Versailles : monstre ou merveille ?

Un ouvrage de Georges Poisson, lu par Nicolas Saudray

 

          Une épopée. Une folie. Georges Poisson, l’historien bien connu, sait tout de Versailles et a entrepris de nous faire partager son savoir.

          Le lieu se nomme encore Val de Gallie, au temps où Louis XIII y implante un relais de chasse. Achevé en 1626, l’édifice abrite au plus quinze personnes.

        Dès le début de son règne personnel (1660), Louis XIV s’emploie à étendre cet héritage. Ce qui ne l’empêche pas d’œuvrer dans le même temps à l’embellissement du château de Saint-Germain, où il est né – et dont la terrasse date de 1675. Lourdes charges pour les finances royales.

        À Versailles, après la mort de l’architecte Le Vau, le relais est pris par Hardouin-Mansart. Faut-il conserver le manoir de Louis XIII ? Le roi hésite ; En fin ce compte, on aura deux châteaux imbriqués l’un dans l’autre. Côté ville, le Louis XIII agrandi, à dominante de briques, avec toits bien visibles. Côté parc, un palais de pierre aux toits surbaissés, cachés par une balustrade. Nous voilà loin de l’unité classique. Les siècles suivants verront donc des tentatives inabouties de refaire la façade-ville dans le même style que la façade-parc. Et les imitations de Versailles, en Allemagne ou en Russie, refuseront toute dualité. L’avouerai-je ? L’ordonnance retenue par le Roi Soleil me plaît parce que c’est celle de Janus.

          Le Brun décore les appartements du roi et de la reine. Molière y contribue, en qualité de tapissier ! En effet, comme beaucoup de charges concernant la personne du monarque, celle-ci comporte une rotation. Le dramaturge ne doit  qu’un trimestre de service par an, ce qui lui laisse du temps pour ses comédies, et pour les carnavals royaux qu’il doit animer.

        Dans les jardins, une famille de fontainiers, les Francini, installe cent-vingt kilomètres de conduites, drainant vingt-trois étangs. Trianon, petit village, est englobé et rasé. C’est là que s’élèveront les deux Trianons que nous connaissons.

       En 1682, Louis XIV fait de Versailles sa résidence principale. Il a déjà  quarante-quatre ans, et règne à titre personnel depuis vingt-deux ans. Le château est le théâtre des féeries et de pieuses corvées – le toucher des écrouelles, le lavement des pieds. Un dénombrement fait apparaître, dans le palais et ses dépendances, 6 759 habitants : courtisans, laquais, ouvriers, jardiniers…C’est donc l’équivalent d’une ville, où les rues sont remplacées par des galeries et des allées. Aux résidents permanents s’ajoute, durant la journée, la foule des hôtes de passage, car toute personne correctement vêtue est admise dans les jardins, les salons, les corridors. Les courtisans ne goûtent un peu de tranquillité qu’après le souper. Un assassin aurait la partie belle. D’ailleurs Henri III et Henri IV ont péri d’un coup de couteau. Mais en cette époque de majesté royale retrouvée, nul n’ose s’en prendre à l’oint du Seigneur – jusqu’à Damiens, qui frappera Louis XV, ex-Bien Aimé.

          Georges Poisson ne nous cache rien de l’inconfort et de la malpropreté du château. Un seul appartement est doté d’une salle de bains (en attendant les cinq autres que Louis XV fera aménager). Les courtisans se lavent – quand ils y pensent – au moyen de pots à eau. Ils combattent leur mauvaise odeur en s’aspergeant de parfum. Les locaux privés sont équipés de chaises percées, malheureusement malodorantes, car on n’a pas encore inventé le siphon. Et les visiteurs de passage, qui restent là durant des heures ? Ils font leurs besoins partout.

         Les bassins du parc ont été ornés de belles statues, mais le débit n’est pas suffisant au goût du souverain, qui voudrait magnifier encore ses fêtes aquatiques. Il décide d’aller chercher l’eau à Pontgouin (Eure-et-Loir), au pied du Perche. Cent kilomètres ! La guerre de la Ligue d’Augsbourg, si dure pour le royaume, met fin à ce projet pharaonique. Les voyageurs de la vieille ligne ferroviaire Paris-Le Mans peuvent encore en apercevoir un important vestige : les ruines de l’aqueduc traversant le parc de Maintenon.

         Quatre chapelles successives ont vu le jour. Aucune n’est jugée suffisamment digne. La cinquième et dernière (en vérité, une sorte de cathédrale), commencée par Hardouin-Mansart et terminée à la fin du règne, domine tout le château. C’est, a-t-on, remarqué, la reconnaissance de la supériorité de Dieu sur le premier des rois. Cent artistes y ont collaboré. Mais elle brise la symétrie.

        De 1715 à 1722, ce qui reste de la Cour séjourne à Paris ou Vincennes.  L’attrait de Versailles finit par l’emporter. Louis XV s’y réinstalle donc et améliore ce qui peut l’être, en vue du confort. Le lecteur est ébahi de la séquence des réaménagements dans tout le château, commencée d’ailleurs sous le monarque précédent, dont le goût avait changé au long de son règne. Il suffit souvent, pour déclencher d’importants travaux, qu’un des nombreux petits logis change de titulaire. Avec trois appartements, on en fait quatre. Puis c’est l’inverse. J’ai un moment regretté l’absence de plans, qui m’auraient aidé à comprendre. Puis Je me suis dit que c’était sans doute impossible, en raison de la multitude des changements.

         Louis XV loge au-dessus de ses filles, ces pauvrettes qu’il n’a pas voulu marier pour éviter de leur verser des dots. Il les aime bien quand même. Pour l’aînée, Adélaïde, il a fait transformer l’escalier des Ambassadeurs en un appartement. Le matin, il descend chez elle par un escalier privé. Mme Adélaïde tire un cordon de sonnette pour faire venir ses sœurs, et la petite famille boit son café. Ce breuvage provient de caféiers élevés sous serre à Trianon, dont le roi a torréfié lui-même les grains. Ses talents ne se limitent pas à cela. Dans les étages supérieurs du château, il se prépare des omelettes et fait des confitures.

          Madame du Barry n’est pas oubliée pour autant. Elle loge dans sept pièces prélevées sur les Petits Appartements du roi, avec jouissance d’une salle de bains munie de deux baignoires, d’un foyer, d’une tuyauterie.

          En 1769, après neuf ans de travail de l’ébéniste Riesener, arrivée du bureau à cylindre du roi, peut-être le plus célèbre bureau du monde, en style rocaille, supposé infracturable.

          L’année suivante, pour le mariage du futur Louis XVI, Gabriel achève l’Opéra qui manquait tant à Versailles. Il comporte 750 places, et son éclairage requiert trois mille bougies.

          Marie-Antoinette s’installe au Petit Trianon, et substitue un jardin à l’anglaise au remarquable jardin botanique. Quant à son royal époux, il décide de remplacer tous les arbres du parc. Trop vieux ? Non, mais devenus trop hauts, ce qui rend leur taille difficile. L’opération s’échelonne sur dix ans ; deux cent mille nouveaux sujets sont plantés.

         En temps ordinaire, Louis XVI se lève en catimini entre sept et huit heures, s’habille seul, engloutit un petit-déjeuner gargantuesque, va faire un peu de serrurerie. À onze heures et demie seulement, il gagne sa chambre de parade, et c’est là qu’a lieu son lever officiel, décalé de quelque quatre heures par rapport au lever réel.

          Durant les dernières années du règne, une grande partie des gardes du corps et autres surveillants de Versailles sont licenciés, par raison d’économie. En conséquence, n’importe qui ou presque peut pénétrer dans le palais et participer à sa vie quotidienne. Arthur Young, l’agronome anglais, est frappé par la vue d’hommes en haillons, qui sous Louis XIV ou Louis XV n’auraient pas été admis.

          En 1789, l’édifice comprend 288 logements, réunissant 1252 pièces chauffées et 680 pièces sans cheminées.

          L’automne de 1792 voit le début de la vente du fabuleux mobilier, aux enchères mais à bas prix. Durant les deux siècles suivants, une partie pourra être rachetée, grâce notamment aux amis de Versailles. Récupérée aussi, la baignoire de marbre de la Pompadour, après passage entre les mains de Robert de Montesquiou et de l’extravagante marquise Casati. On ne reverra jamais, en revanche, certaines tapisseries, car elles ont été brûlées afin de récupérer l’or des fils dont elles étaient tissées.

          Napoléon, Louis XVIII, Charles X font quelques travaux à Versailles, sans y résider. Louis-Philippe y installe un musée de l’histoire de France, et notamment une grandiose galerie des Batailles ; il sacrifie une partie des appartements anciens pour pouvoir présenter des toiles souvent contestables. Napoléon III fait du palais un lieu de fêtes, et y reçoit la reine Victoria.

          Après lui, Versailles et son château deviennent pour quatre ans la capitale de la France. L’Opéra est converti en amphithéâtre pour l’Assemblée nationale, dont le président, Jules Grévy, occupe les appartements de Louis XV et Louis XVI. Pendant quelque temps, la galerie des Glaces jour un rôle de dortoir pour le personnel administratif.

          Durant les Troisième et Quatrième Républiques, et mis à part l’élaboration du malheureux traité de 1919, le château ne sert plus guère qu’à l’élection des présidents de la République – dans la salle du Congrès, seule assez vaste, en région parisienne, pour pouvoir héberger à la fois les députés et les sénateurs. D’importants travaux de restauration sont financés par des mécènes, dont John D. Rockefeller Jr. Aujourd’hui, c’est un lieu de conférences de chefs d’ État ou de gouvernement, ainsi que le théâtre des congrès parlementaires. Le palais et ses dépendances reçoivent sept à huit millions de touristes par an.

        Telle fut l’histoire de Versailles : souvent admirable, parfois consternante, toujours pittoresque.

L’ouvrage : Georges Poisson, La grande histoire de Versailles, Perrin, 2018. 464 pages, 25 €.  

Présentation de l’Association des Amis du Paysage français

Par Emmanuel Hau

Musée de Meudon

                Notre association s’est constituée autour d’un jeune collectionneur, Christian Grellety-Bosviel, qui, se sachant condamné à court terme par la maladie de Charcot, a rassemblé des œuvres de peintres de paysage français. Un goût très sûr a guidé ses choix, fondés sur la qualité intrinsèque des œuvres, plus que sur l’applaudimètre parfois faussé de la cotation du marché. Vincent Pomarède, alors conservateur général des peintures au musée du Louvre, et « pape » de la peinture de paysage, a salué la cohérence de cette collection, et son intérêt notamment historique et pédagogique.

                A la mort de Christian, en 2005, l’association a travaillé à faire passer dans la réalité son rêve : celui de lancer, à partir du noyau que constituerait sa collection, un musée consacré à la peinture de paysage. Assez curieusement en effet, si l’on aurait peine à trouver un seul peintre qui n’ait brossé au moins une fois une peinture de paysage, aucun musée n’était en France dédié à cette thématique.

                C’était se heurter à beaucoup de difficultés : chacun se souvient de la phrase assassine prêtée à Joseph II « Trop de notes, mon cher Mozart… ». Combien de fois l’avons-nous entendue, y compris des voix les plus autorisées ! Il y avait déjà trop de musées déserts et de tableaux oubliés au fond des réserves. Pourtant, après bien des péripéties, la famille Grellety-Bosviel (Alain est un de nos camarades de la promotion Blaise Pascal) fit don de la collection à la municipalité de Meudon, qui lui a offert comme écrin son musée d’Art et d’histoire, charmante demeure encore hantée par les mânes d’Ambroise Paré et d’Armande Béjart, la veuve de Molière. D’importants travaux furent menés à bien pour remettre le bâtiment aux normes muséographiques. Ce musée improbable a ainsi vu le jour, grâce à une collaboration exemplaire entre la municipalité, le musée et l’association.

                Depuis, nous avons organisé de nombreuses expositions temporaires. Pour n’en citer que quelques-unes, nous fûmes les seuls en France à célébrer le bicentenaire de la naissance de Théodore Rousseau (1812-1867), cet artiste rebelle, ce misanthrope mystique de la nature qui ouvrit la voie aux impressionnistes, si l’on en croit Monet. Nous avons mis en valeur l’école du « paysage historique » en faisant passer ses promoteurs Pierre-Henri de Valenciennes, Achille Etna Michallon, du monde clos des érudits à celui plus accueillant des connaisseurs et amateurs. Nous avons également exposé Jean Laronze (1852-1937), le « Lamartine de la peinture », avec ses vues de calme et de plénitude sur sa Bourgogne natale, ou encore Antoine Chintreuil (1814-1873), le peintre « des brumes et des rosées »…

                C’est dire que nous pensons que notre rôle n’est pas de célébrer les « déjà célèbres », ce que nos moyens ne nous permettraient d’ailleurs pas. Leurs œuvres, nous les connaissons déjà, nous pouvons les admirer si nous acceptons d’être un peu serrés dans la foule. Nous cherchons plutôt à ajouter à ce monde culturel « globalisé », souvent trop riche au double sens du terme, une approche moins attendue introduisant un public d’amateurs à des œuvres moins connues. Ce sont elles qui ont constitué le chemin à la fois inattendu et inéluctable vers les monuments de légende que nous connaissons tous. Il est passionnant de le saisir.

                Tout ce que je viens de vous résumer, vous le trouverez plus en détail sur notre site www.paysagefrancais.fr que je vous recommande de consulter. En revanche, vous n’y trouverez pas encore l’annonce du vernissage de notre prochaine exposition, le jeudi 21 mars prochain à 19 heures au Musée d’Art et d’histoire de Meudon, 11 rue des Pierres 92190 Meudon. J’espère que vous y viendrez nombreux.

                Cette exposition retracera le « parcours d’un collectionneur », une collection privée qui va de Corot à Braque. Au-delà du plaisir intellectuel et artistique, c’est une joie pour l’association de savoir que la vocation de ce collectionneur est née à l’occasion de la première exposition publique du fonds Christian Grellety-Bosviel, comme un passage de témoin d’un collectionneur à un autre. Peut-être verrons-nous un de nos visiteurs suivre demain leurs traces ?

Chambord : trois cent soixante cinq fenêtres sur notre passé 

Par Nicolas Saudray

Essayiste, romancier, poète, auteur d’un remarquable Dictionnaire égoïste de la littérature française, Charles Dantzig a élu le château de Chambord pour son dernier ouvrage, avec un sous-titre prometteur : L’idée de château mène le monde. C’est dire que le lecteur y trouvera, non point de savantes remarques d’architecture, mais une occasion de rêves et un prétexte à foucades.

D’emblée surgit la singularité de cette magnifique demeure, haute de soixante mètres : elle n’a servi à presque rien. François Ier, son créateur, n’y a séjourné que quarante-deux jours. Ses successeurs, encore moins. L’hôte le moins inconstant aura été le maréchal de Saxe. Napoléon donne le château au maréchal Berthier, lequel préfère vivre à Grosbois, plus facile à gérer. Puis l’édifice est offert par une souscription publique au petit-fils de Charles X, encore bébé, qui prend en conséquence le nom de comte de Chambord ; le malheureux ne pourra y venir qu’une journée, entre deux exils. L’État le rachète enfin à l’un de ses héritiers et l’affecte aux quatre chasses annuelles du président de la République.

J’ajoute que ce château n’a pas été imité. Alors que l’Allemagne et la Russie nous offrent en abondance de petits ou moyens Versailles, le tour de force réalisé par François Ier a découragé les plagiaires.

Chambord, observe encore notre auteur, se situe à l’écart des grandes routes, et aucune avenue triomphale ne le précède. Ses dimensions grandioses contrastent avec l’exiguïté du cabinet royal. Dans son fameux escalier à double révolution, deux personnes qui montent en même temps ne se rencontrent jamais. Chambord est un paradoxe.

Comme de juste, le monarque constructeur caracole en tête du livre. Les historiens ont affectionné cet homme de 1,92 m, à cause de Chambord justement, et malgré sa politique extérieure désastreuse. Charles Quint, de passage à travers la France, et convié à Chambord, en est resté la bouche ouverte. Les mauvais esprits disent que c’était à cause de ses végétations.

Du héros de Marignan, l’ouvrage passe à la littérature de l’époque et de la suivante. Surprise : Malherbe l’emporte sur Ronsard, grâce à quelques strophes oubliées. Et nous bénéficions d’une belle lettre de Rabelais à Érasme (que le roi chevalier aurait bien voulu attirer à sa cour). Charles Dantzig a tout lu. Il est sur son terrain de prédilection.

Sa plume se fait épique pour évoquer la favorite Anne de Pisseleu, duchesse d’Étampes, disgraciée par le successeur Henri II, et errant toute nue dans la forêt de Chambord. Imagination, bien sûr. Les chroniqueurs nous disent simplement qu’elle est devenue protestante.

Tout au long du livre, l’auteur s’offre des incursions – trop nombreuses peut-être – dans la politique et les mœurs de notre temps. Sans doute a-t-il pensé que l’excentricité de Chambord (au meilleur sens du terme) autorisait la sienne. Il livre cent jugements à l’emporte-pièce, qui heurteront plus d’un lecteur. Sa langue se rapproche de celle du commissaire San Antonio. Trump est plaisamment qualifié de roi nègre.

Pour finir, Dantzig propose de vider Chambord de ses meubles et de n’y laisser qu’un gisant de François Ier. Encouragé par son exemple iconoclaste, je propose à mon tour de remplacer par un mur de verre la médiocre enceinte basse qui masque le pied du monument.

L’idée de château mène-t-elle vraiment le monde, encore aujourd’hui ? La résidence de Donald Trump en Floride s’en inspire. Emmanuel Macron reçoit  ses hôtes de marque à Versailles. Certaines demeures seigneuriales vont bénéficier du Loto (en concurrence, il est vrai, avec de simples maisons). Vingt-huit mille internautes se sont cotisés pour racheter et réhabiliter une superbe ruine, le château de la Mothe-Chandeniers (Vienne). En sens inverse, les châteaux sont soumis à l’impôt sur la fortune immobilière (IFI) sans aucune atténuation, et les préfets, aiguillonnés par le ministère de l’Environnement, n’hésitent pas à implanter des éoliennes de 180 mètres de haut ou davantage dans leur champ de vision. Sur la frontière franco-allemande, des monstres semblables ont été dressés tout près du château féodal de Malbrouck, que le conseil général de la Moselle venait de restaurer à grands frais. Aux doléances qui lui sont parvenues de France, la ministre-présidente de la Sarre, en qui beaucoup voient la prochaine chancelière d’Allemagne, a répondu simplement : La prochaine fois, nous vous préviendrons.

Le livre : Charles Dantzig, Chambord-des-Songes, Flammarion, décembre 2018, 300 pages, 21,90 €

Ivan Kuleff, témoin des anges

Par Jacqueline Dauxois

Sauvetage d’une œuvre abandonnée

C’est à une résurrection que convie l’exposition consacrée à l’œuvre d’Ivan Kuleff, au centre spirituel et culturel orthodoxe russe, 1 quai Branly, du 1er au 24 février 2019, de 14 à 19 h, sauf lundi. Résurrection du créateur et de son œuvre. Les travaux de Kuleff ont été deux fois détruits de son vivant, donc lui, l’artiste, deux fois anéanti dans ce qu’il avait de plus intime, frappé dans son cœur, sa peinture, son art, il a recommencé une troisième fois. Or, cette œuvre, continuée malgré deux destructions, a disparu après sa mort pour la troisième fois. La perte, cette fois, semblait définitive.

Il a fallu la main d’un ange ; Kuleff en a peint tellement, si nobles et magnifiques, à ce point porteurs d’éternité, que l’un d’eux est intervenu pour arracher ses peintures au néant. Il a poussé à une découverte deux paroissiens d’une petite église russe orthodoxe comme Paris en compte quelques-unes, secrète, vieillotte au fond d’une cour jardin, qui, de dehors, ressemble à un atelier d’artiste désargenté, qui, dès qu’on ouvre la porte, vous étreint le cœur de toutes ses icônes (parmi elles, plusieurs sont de Kuleff), de ses cierges crépitants, de sa pénombre sacrée. C’est là, rue Oliver de Serres, non pas dans l’église de la Présentation-de-la-Très-Sainte-Mère-de-Dieu-au-Temple, mais dans les bâtiments accolés, que Nadine et Marc Andronikof ont trouvé des cartons à dessins qui moisissaient, abandonnés aux misères du temps, à la poussière et aux crottes de souris. Dès ce moment, ils se sont employés à sauver de la destruction, à restaurer et à faire connaître ces œuvres dont la plupart font l’objet de l’exposition (le fond POS).

En 2013, ils ont été à l’origine de la sortie du Livre de Tobit, bi-lingue français-russe, illustré par Kuleff. Bien que confidentiel, ce tirage a soulevé l’intérêt des connaisseurs, suscité des expositions, une vente à Drouot et la publication d’un deuxième ouvrage des œuvres de Kuleff illustrant L’Ecclésiaste.
Le catalogue de l’exposition, « Le Génie humble », dont Nadine et Marc Andronikof sont les commissaires, est donc le troisième livre consacré à Kuleff. C’est un ouvrage de cent vingt-deux pages, dont les dix-neuf premières s’ouvrent par une chronologie et un texte de Marc Andronikof, traduit par Olga Platonov, qui évoque la vie de l’artiste, décrit les salles et analyse les œuvres qui y sont présentées.

Une vie mal connue

De même qu’on ignore où se trouvent une grande partie de ses œuvres, on sait très peu de choses de la vie du peintre. Sa biographie reste à écrire. Des témoignages de lecteurs sur ces sujets seraient les bienvenus.

Ivan Kuleff a vécu de 1893 à 1987, une longue vie, plusieurs fois brisée, qui s’est achevée dans la misère, le dernier métier qu’il a exercé était magasinier chez Félix Potin.
Promis à un brillant avenir artistique, il quitte sa ville natale, Rostov, pour étudier les arts d’abord à Moscou, puis à Saint-Pétersbourg, où, premier prix de l’Académie impériale des Beaux-Arts, il aurait dû jouir d’une bourse de trois ans pour voyager en Europe. Mais la guerre de Quatorze éclate et, au lieu d’aller découvrir les trésors artistiques de l’Occident, il est envoyé sur le front turc. Après la guerre, c’est la révolution. Fils de prêtre (le prêtre orthodoxe a l’obligation d’être marié, contrairement au moine), il fait partie de ceux qui sont directement menacés par le régime soviétique.
Il s’exile dans les Balkans, où les réfugiés russes font bouillonner la vie artistique. Il survit d’abord en Croatie en décrochant des commandes de portraits. En Serbie, à la demande du métropolite, il recense et copie les fresques des monastères et, à Skopié, en quatre ans, il crée pour le théâtre, la Scène Populaire, les décors, les costumes et parfois les affiches de quarante-huit spectacles.

En 1927, il rejoint son frère à Paris où il s’installe définitivement. Ses œuvres suivent. Le train qui les transporte déraille. Sept ans de travail anéantis. Il continue de peindre et, en 1944, alors qu’il prépare une exposition à Bruxelles, un obus allié éclate sur le wagon qui transporte ses œuvres. Il surmonte cette nouvelle destruction et continue jusqu’à sa mort avec une force qui ne s’est jamais démentie. On crée rarement des centaines, des milliers d’œuvres pour son tiroir. Il y avait une amitié dans cette existence aux yeux des hommes sans éclat, celle du couple, Tatiana et Georges Morozov. Pendant quarante ans, de la fin des années quarante à sa mort, il a donné à Tatiana, sa légataire universelle, toute sa production.

Ce que la peinture apprend sur le peintre

Le seul fait que l’œuvre existe témoigne de la force d’âme de son auteur. Deux fois, sa vie a été brisée. Deux fois, sous ses yeux, son œuvre a été détruite. Mais lui, il est resté vivant. C’est cet élan vital qu’il proclame dans sa peinture. Au lieu de se draper dans la cape romantique de l’artiste maudit, il a continué de faire ce pour quoi il avait été créé. Mieux que n’importe quel discours, sa vie et son œuvre illustrent la parabole des talents. Sorti de l’enfer de Quatorze et de celui la révolution russe, alors qu’une modeste notoriété ne lui permettait pas de subsister de sa peinture, rien n’a altéré le courant qui le portait. Qu’il traite de sujets bibliques, littéraires ou légendaires, qu’il s’inspire de l’Orient ou de la nature, sa peinture est le manifeste d’une foi dans l’irrépressible puissance créatrice infusée dans la créature par le Créateur, cette force d’amour qui traverse l’humanité depuis des millénaires. C’est le sens de sa vie et la signification d’une peinture qui est action de grâce. Les icônes, bien entendu, ont un contenu théologique, c’est leur vocation iconique. Mais, loin de la tradition de l’icône, tous les sujets qu’il traite, religieux et profanes, témoignent de la puissance résurrectionnelle de sa foi.

Les anges occupent une place à part dans son univers, ils ont fasciné l’artiste, ces être spirituels, messagers invisibles qui, quelques fois, s’incarnent – et dont l’existence est à l’image de l’art, invisible tant que l’artiste ne lui donne pas une forme qui les incarne.

Triptyque imaginaire : Création du Jour et de la nuitDante-Vers la cité des damnés, Le drame de la Passion-Le Christ

À la charnière entre l’univers religieux et profane, entre la Création et la Passion, la barque de Dante, qui navigue « vers la cité des Damnés », est une réponse ténébreuse à la splendeur de la « Création du jour et de la nuit ». On y retrouve la même force qui illuminait le monde par le traitement du noir et du blanc, avec des dégradés triomphants, ses éblouissements, mais la manière s’empâte.
Le monde, qui n’était que splendeur lorsqu’il surgissait du rien entre les mains de Dieu, devient suffocante ténèbre. Le ciel, la barque et les vagues semblent taillés dans des blocs de lave refroidie.
Le Christ de la Passion, qui porte sa Croix dans le Ciel, forme le sommet de ce qui pourrait être un triptyque. Dans ces trois œuvres phares, le peintre utilise la matière et la couleur de trois manières totalement différentes qui se répondent en déterminant une inéluctable progression.

Dans la « Création du jour et de la nuit », pas une couleur, de vertigineux noirs et blancs, un blanc qui semble peint avec des rayons de lumière, un noir aux dégradés puissants qui exalte le blanc jusqu’à l’éblouissement du geste créateur.
Avec la barque de Dante, la couleur intruse, que Kuleff utilise et dénigre en même temps, n’est que bitume et noirceur, plus sombre que le noir de la Création. L’utilisation des couleurs sert ici à nier l’existence de la couleur. Tout est obscurité et suffocante ténèbre, y compris les éclats de bleu surgis à l’horizon. Vers la cité des damnés, pas un reflet de vie, pas une respiration.
Après le noir et blanc éblouissant de la Création, après l’emploi de couleurs destinées à dépasser le plus obscur de la noirceur, « la Passion » peint l’aboutissement triomphal.
Alors, le peintre décline toute la palette. L’arc-en-ciel n’a pas assez de nuances, il les sublime, les exalte, les juxtapose, les froides, les chaudes, il les fait chanter, les moire, les lustre, les illumine, les exalte, cherche leurs vibrations les plus profondes, révèle leur éclat le plus rayonnant. La marche au supplice du Sauveur, qui porte la Croix en plein Ciel, est la marche vers la Résurrection du Fils de Dieu qui va ressusciter le monde à la fin des temps et, sur les décombres de nos vies et de nos mondes, faire descendre la Jérusalem céleste.
Le souffle qui traverse cette œuvre, c’est celui de l’artiste traversé par celui de l’Esprit.

Les œuvres profanes, les illustrations de Roméo et Juliette, Othello, Ophélie, la femme nue, les paysages, témoignent à des degrés différents, de la puissance résurrectionnelle de la création artistique, reflet de la Création divine, de ce que cette recherche a de plus sublime, de plus humble, de plus divin.

Dans la main de Dieu

La peinture d’Ivan Kuleff, même profane, rend compte d’un univers spirituel à travers le matériel. Sa création frémit de la tension extrême d’un peintre conscient de n’être rien dans la main de Dieu, et qui, porté par l’Esprit, traçait son chemin d’éternité par la pratique fervente de son art.

La force qui se dégage de son art, c’est celle de l’espoir dans l’éternité ; la beauté qui en émane est celle d’une création jaillissante ; le souvenir que nous en garderons est celui du « génie humble » et profond d’Ivan Kuleff, témoin des anges.

Alain Juppé, « Dictionnaire amoureux de Bordeaux »

Par Nicolas Saudray

Chacun connaît la collection des Dictionnaires amoureux. Ces ouvrages, dont  l’auteur donne libre cours à ses sentiments, consistent en une succession alphabétique de petits chapitres qui essaient de faire le tour d’un sujet. Pas de photos, mais de petites gravures. Alain Juppé vient d’ajouter à cette série un volume marquant, pour mieux faire connaître et comprendre la ville dont il est depuis longtemps le maire. Sa présidence de Bordeaux-Métropole lui permet d’élargir sa réflexion aux vastes faubourgs.

          Bordeaux, ce sont d’abord de vieilles pierres. J’ai connu autrefois une ville noirâtre. Grâce en grande partie à Alain Juppé, elle a fait toilette, et la pierre blonde a reparu. La longue façade sur la Garonne est maintenant l’une des plus belles architectures que l’on puisse voir en France. Et, avec deux places de Nancy, celle qui restitue le mieux l’esprit du XVIIIe siècle.

        Bordeaux, ce sont aussi des ponts. Leur histoire est singulière. Jusqu’au Premier Empire, si étonnant que ce soit, le grand port s’est passé de pont. Napoléon en a voulu un, pour faciliter les approvisionnements de la guerre d’Espagne : le pont de Pierre, terminé seulement en 1822. Après un long sommeil se sont succédé, très vite, le pont Saint-Jean (1965), le pont d’Aquitaine (1967), le pont d’Arcins – François Mitterrand (1993), et le remarquable pont levant Chaban-Delmas (2013), dû à l’actuel maire. Un sixième pont routier, baptisé Simone-Veil, est déjà en construction.

          Voilà donc la métropole girondine excellemment reliée par la route. Qu’en est-il de la voie ferrée ? Le TGV provenant de Paris vient d’arriver à Bordeaux, mais son prolongement jusqu’à la frontière espagnole a été ajourné au vu des prévisions de trafic. Alain Juppé continue de plaider cette cause. Il fait valoir que la rocade routière est saturée par les allers-retours des camions venant du nord ou de l’est de l’Europe et se dirigeant vers la péninsule ibérique ; la nouvelle ligne dégagerait des voies ferrées plus anciennes, que l’on pourrait affecter au fret.

         Mais le nom de Bordeaux évoque surtout des vins. Prudent, Alain Juppé s’interdit de choisir entre tant de crus prestigieux. Il préfère nous livrer une phrase de Pascal que nos professeurs de lycée avaient tenté de nous cacher : Trop ou trop peu de vin interdit la vérité.

          Ancien ministre de l’Environnement, l’auteur est un écologiste raisonnable. Il est conscient de la nécessité de préserver la planète, mais sait qu’on ne doit pas faire n’importe quoi au nom de cet impératif. Les toits du centre-ville ne seront pas défigurés par des capteurs solaires ; en revanche, les toits végétalisés sont encouragés dans les quartiers périphériques. La chapitre Petits oiseaux, qui ne recueillera pas l’unanimité, exprime une certaine tolérance envers la capture et la dégustation des ortolans. Faut-il, demande Alain Juppé, définitivement renoncer à ce plaisir qui rend égal aux dieux ?

          Ayant déjà publié Montesquieu le moderne (poche Tempus, 2015), il n’était pas tenu de s’étendre davantage sur ce penseur cher aux fondateurs de notre site. Il lui réserve néanmoins une place dans son chapitre Les trois M. Le premier, Montaigne, lointain prédécesseur de l’auteur, a été élu maire contre son gré, mais a accepté de bon cœur sa réélection. Montesquieu, président à mortier du parlement de Bordeaux, a rédigé le meilleur de son œuvre en un château voisin, La Brède. Mauriac a dit bien du mal des Bordelais, mais ne pouvait se détacher d’eux.

           Le Dictionnaire amoureux n’oublie pas pour autant quelques Bordelais moins célèbres mais méritant l’attention : André Laffon de Ladebat, l’un des pionniers de l’abolition de l’esclavage ; Rosa Bonheur, qui fut le peintre le plus cher du monde ; Jean de la Ville de Mirmont, beau poète tué en 14 ; Jacques Ellul, anarchiste chrétien… 

         Invoquant l’Esprit des lois, Alain Juppé pense pouvoir caractériser le tempérament bordelais par le sens de la mesure. C’est vrai en politique. Mais dans la vie sociale, il se manifeste à mon avis par un certain sens du faste, que reflètent ses édifices et ses grands crus. À cet égard, la France me semble osciller entre deux pôles, Bordeaux et Lyon. Avec cette nuance que les deux villes ont en commun le goût de la bonne chère.

         L’ouvrage pourrait se résumer ainsi : Bordeaux, vu non par un technocrate, mais par un auteur sensible et gourmand, capable de magie.

Le livre : Alain Juppé, Dictionnaire amoureux de Bordeaux, Plon, 2018.  25 €

Une aventure de notre temps : la mise en valeur d’une demeure historique – (Château de la Flocellière en Vendée)

Par Patrice Vignial

I – Les Origines

L’aventure commence au printemps 1978. Une annonce de trois lignes dans « le Monde » :
« A vendre : Château qui rapporte ». L’originalité de l’annonce attire mon attention.
En effet depuis mon enfance, j’étais attiré par les témoignages de notre histoire. Je jouais avec mes petits copains dans les ruines de Vaison-la-Romaine. Je reproduisais en sable, sur la plage, le Château de Tarascon…
Mais, jeune dirigeant d’entreprise de 38 ans, je savais qu’un château avait toujours été un gouffre financier. Gagnant bien ma vie, mais sans fortune, l’aventure me semblait risqué.
« Un château qui rapporte » était une notion qui me parlait. J’avais la conviction que la France dormait sur un capital monumental de grande valeur, mais souvent très mal exploité.
Avec un peu d’imagination et de volonté, il devait être possible de transformer ces belles endormies et de leur donner une nouvelle vie. L’exemple du Château de Saint-Fargeau, dans l’Yonne, me confirmait dans cette idée.
En effet, il y a eu plusieurs périodes dans l’histoire de nos châteaux, et nous entrons dans une ère nouvelle pleine d’espoir :
– pendant l’époque médiévale, et d’une certaine façon jusqu’à la Révolution, le château était
le siège d’un pouvoir local et avait un rôle économique et social. Son coût de construction et d’entretien était financé par les droits seigneuriaux et des ressources agricoles,
– au XIXe siècle et au début du XXe siècle, le château devient une simple résidence, dont les revenus viennent des terres qui l’entourent (fermages ou métayages). Ces revenus ont considérablement diminué après la 1ère guerre mondiale et le phénomène s’est accéléré à partir de 1945,
– après la 2ème guerre mondiale, sauf le cas de quelques familles fortunées, les coûts d’entretien n’étant souvent plus couverts par des revenus propres, et les divisions successorales accentuant le phénomène, nombre de demeures sont vendues ou données à des collectivités (mairies, comités d’entreprise, etc…) pour des usages sociaux. D’autres sont plus ou moins abandonnées ou détruites et beaucoup deviennent de simples résidences secondaires.
Or, le problème est là : le château résidence secondaire est condamné à terme. Soit les familles propriétaires, souvent en indivision, n’ont pas les revenus suffisants pour entretenir leur demeure, et elles abandonnent. Soient elles en ont encore les moyens, mais l’évolution des modes de vie fait que l’on préfère désormais d’autres modes de loisir (voyages, croisières, thalasso-thérapie, location de bateaux, etc…). Les épouses, en particulier, et encore plus les enfants, ne souhaitent plus assurer l’entretien de grandes demeures pour une utilisation de quelques semaines par an.
C’est un fait de société. Il est loin, le temps où les familles de citadins s’installaient pour tout l’été à la campagne, avec grands-parents, enfants et petits-enfants. Les parents sont au Portugal ou en Thaïlande et les petits-enfants en stage de langue aux Etats-Unis ou ailleurs.
Conclusion : pour survivre, et éventuellement se transmettre, nos demeures doivent devenir des outils de travail, procurant à la fois emplois et ressources.

II – La renaissance du château de la Flocellière

On comprend donc pourquoi l’annonce d’un « château qui rapporte » avait attiré mon attention. En fait, je découvris bientôt la faiblesse du prétendu revenu, mais l’idée y était.
Etant assez occupé à l’époque par ma profession et par l’aménagement d’un nouvel appartement à Paris, la première visite du château n’eut lieu qu’en novembre 1978. Une catastrophe.
Par un jour froid et brumeux, arrivant par les petites routes du bocage vendéen, nous visitons cette grande demeure d’origine médiévale et transformée au cours des siècles, vide, avec ses tours, ses escaliers et ses grandes pièces. Electricité hors d’âge, pas de chauffage, pas d’eau courante, sauf dans une cuisine et une salle de bains. Mon épouse était accablée, à juste titre. J’étais séduit.
J’ai tout de suite aimé cette demeure, ses dépendances, son parc et son environnement. J’ai aussi imaginé ce qu’on pouvait en faire, ceci pour plusieurs raisons :
– malgré le froid, les murs étaient secs et la structure générale paraissait saine ;
– le château était constitué de plusieurs bâtiment contigus mais indépendants, permettant un aménagement progressif et, à terme, un usage différencié ;
– les anciens communs, transformés en locaux scolaires (le fameux revenu, très faible…) à une certaine distance du château pouvaient être facilement transformés en locaux de réception de groupes ;
– enfin et surtout, il y avait un beau parc bordant d’un côté le village (doté de tous les commerces de base) et de l’autre côté dominant un charmant paysage bocager de champs et de bois, sans nuisances visuelles ou sonores.
Je me suis dit qu’un jour – dans vingt ans, dans trente ans – nous pourrions lui donner une nouvelle activité économique et que nous pourrions y habiter, le lieu de vacances initial devenant une résidence principale et un véritable outil de travail. C’est ce que nous fîmes.
Nous avons commencé par restaurer la tour centrale, l’ancien donjon médiéval, qui nous servit de maison de vacances pendant de nombreuses années. Pendant ce temps-là, nous avons progressivement restauré, aménagé et meublé les autres parties du château, année après année, en faisant en sorte que chacune des parties reste indépendante des autres, pour rendre l’exploitation plus souple et plus facile :
– installation du chauffage,
– réfection complète de l’installation électrique et installation de salle de bains,
– toitures et ouvertures extérieures,
– décoration et mobilier.
Enfin, nous avons progressivement réaménagé le parc sur une dizaine d’hectares (création de nouvelles allées, de terrasses, d’un parking à l’abri des regards, d’une piscine discrète, etc…)
Au fur et à mesure, tous les bâtiments ont été restaurés et ouverts à la location, sauf l’aile principale que nous habitons.
Détail juridique et financier, qui a son importance : il a été créé dès le départ une société d’exploitation, dont je suis actionnaire et dirigeant, à qui nous louons le domaine et qui procure des revenus fonciers dont sont déduits les travaux réalisés par le propriétaire. Cette société a également pour objet des activités de conseil, bénéficiant ainsi d’une partie de mes revenus professionnels. Ces revenus ont permis pendant plus de vingt ans de compenser les déficits d’exploitation du domaine. Bien entendu, tout cela est parfaitement régulier et a résisté à quelques contrôles, qui n’ont soulevé aucune question à ce sujet.

III – Le Château de la Flocellière aujourd’hui

Les activités d’accueil et d’hébergement touristique ont beaucoup progressé ces dernières années, en partie grâce à la proximité et au succès du Puy du Fou, distant de quelques kilomètres, et que nous n’avons évidemment pas prévus à l’origine !
Ces activités sont de trois types :
– des chambres d’hôtes, dans l’aile que nous habitons. Elles sont aux nombres de cinq et reçoivent une clientèle en grande partie internationale, attirée par l’envie de vivre dans une demeure privée. Ils sont reçus un peu comme les amis des châtelains, partagent quelquefois notre table, et ne seraient certainement pas aussi attirés par un hôtel,
– des locations saisonnières, dans des bâtiments indépendants (le donjon, le pavillon Louis XIII, etc…) ;
– dans les anciens communs, accueil de groupes familiaux, mariages, associations, scolaires, etc… soit en location simple, soit avec la fourniture de repas. Ces locaux comprennent des salles de réception (jusqu’à 200 personnes assises) et des pièces d’hébergement (chambres familiales, petits dortoirs) pour environ 100 lits.

Les revenus générés par le château équilibrent aujourd’hui l’entretien courant, les dépenses de personnel (5 employés, outre des saisonniers en été) et permettent chaque année de réaliser les quelques dizaines de milliers d’euros de travaux d’amélioration nécessaires.
Bien sûr, cela nécessite de notre part une présence sur place pendant la période d’ouverture (avril à fin octobre, et quelques jours en fin d’année). Il s’agit d’une activité de retraite que nous aimons. Mais le château est devenu un véritable outil de travail qui a incité l’ainé de nos enfants, Frédéric, à en faire sa profession. L’avenir semble assuré pour quelques décennies.

IV – Bienvenue au Château

Une association regroupant des demeures anciennes qui offrent des hébergements touristiques a été créée il y a une quinzaine d’années. Elle regroupe aujourd’hui environ 130 châteaux, manoirs, anciennes abbayes, etc… et participe à la promotion commerciale de ses adhérents par l’édition d’un guide tiré à 18.000 exemplaires ainsi que par un site internet.
Créée à l’origine comme un label de qualité par le Comité Régional du Tourisme (CRT) des Pays de la Loire, elle s’étend aujourd’hui progressivement sur l’ensemble du territoire. Seule organisation de ce type au niveau national, elle est particulièrement appréciée par une clientèle étrangère, intéressée par l’histoire et la culture des régions françaises.
L’association « Bienvenue au Château » est en train de mettre en place un réseau européen regroupant d’autres associations de ce type, notamment en Irlande et aux Pays-Bas.
Elle contribue à développer auprès des autorités régionales et nationales l’image d’une préservation du patrimoine dynamique, moins dépendante des aides et subventions et jouant un rôle non négligeable dans l’activité économique des zones rurales, tout en contribuant à la préservation de l’environnement. Les châteaux retrouvent ainsi dans nos campagnes et nos bourgs ruraux le rôle qu’ils avaient perdu.
Le propriétaire du château de la Flocellière est actuellement le président de « Bienvenue au Château ». Il s’efforce de faire partager son expérience à ses partenaires châtelains du XXIème siècle.