Ivan Kuleff, témoin des anges

Par Jacqueline Dauxois

Sauvetage d’une œuvre abandonnée

C’est à une résurrection que convie l’exposition consacrée à l’œuvre d’Ivan Kuleff, au centre spirituel et culturel orthodoxe russe, 1 quai Branly, du 1er au 24 février 2019, de 14 à 19 h, sauf lundi. Résurrection du créateur et de son œuvre. Les travaux de Kuleff ont été deux fois détruits de son vivant, donc lui, l’artiste, deux fois anéanti dans ce qu’il avait de plus intime, frappé dans son cœur, sa peinture, son art, il a recommencé une troisième fois. Or, cette œuvre, continuée malgré deux destructions, a disparu après sa mort pour la troisième fois. La perte, cette fois, semblait définitive.

Il a fallu la main d’un ange ; Kuleff en a peint tellement, si nobles et magnifiques, à ce point porteurs d’éternité, que l’un d’eux est intervenu pour arracher ses peintures au néant. Il a poussé à une découverte deux paroissiens d’une petite église russe orthodoxe comme Paris en compte quelques-unes, secrète, vieillotte au fond d’une cour jardin, qui, de dehors, ressemble à un atelier d’artiste désargenté, qui, dès qu’on ouvre la porte, vous étreint le cœur de toutes ses icônes (parmi elles, plusieurs sont de Kuleff), de ses cierges crépitants, de sa pénombre sacrée. C’est là, rue Oliver de Serres, non pas dans l’église de la Présentation-de-la-Très-Sainte-Mère-de-Dieu-au-Temple, mais dans les bâtiments accolés, que Nadine et Marc Andronikof ont trouvé des cartons à dessins qui moisissaient, abandonnés aux misères du temps, à la poussière et aux crottes de souris. Dès ce moment, ils se sont employés à sauver de la destruction, à restaurer et à faire connaître ces œuvres dont la plupart font l’objet de l’exposition (le fond POS).

En 2013, ils ont été à l’origine de la sortie du Livre de Tobit, bi-lingue français-russe, illustré par Kuleff. Bien que confidentiel, ce tirage a soulevé l’intérêt des connaisseurs, suscité des expositions, une vente à Drouot et la publication d’un deuxième ouvrage des œuvres de Kuleff illustrant L’Ecclésiaste.
Le catalogue de l’exposition, « Le Génie humble », dont Nadine et Marc Andronikof sont les commissaires, est donc le troisième livre consacré à Kuleff. C’est un ouvrage de cent vingt-deux pages, dont les dix-neuf premières s’ouvrent par une chronologie et un texte de Marc Andronikof, traduit par Olga Platonov, qui évoque la vie de l’artiste, décrit les salles et analyse les œuvres qui y sont présentées.

Une vie mal connue

De même qu’on ignore où se trouvent une grande partie de ses œuvres, on sait très peu de choses de la vie du peintre. Sa biographie reste à écrire. Des témoignages de lecteurs sur ces sujets seraient les bienvenus.

Ivan Kuleff a vécu de 1893 à 1987, une longue vie, plusieurs fois brisée, qui s’est achevée dans la misère, le dernier métier qu’il a exercé était magasinier chez Félix Potin.
Promis à un brillant avenir artistique, il quitte sa ville natale, Rostov, pour étudier les arts d’abord à Moscou, puis à Saint-Pétersbourg, où, premier prix de l’Académie impériale des Beaux-Arts, il aurait dû jouir d’une bourse de trois ans pour voyager en Europe. Mais la guerre de Quatorze éclate et, au lieu d’aller découvrir les trésors artistiques de l’Occident, il est envoyé sur le front turc. Après la guerre, c’est la révolution. Fils de prêtre (le prêtre orthodoxe a l’obligation d’être marié, contrairement au moine), il fait partie de ceux qui sont directement menacés par le régime soviétique.
Il s’exile dans les Balkans, où les réfugiés russes font bouillonner la vie artistique. Il survit d’abord en Croatie en décrochant des commandes de portraits. En Serbie, à la demande du métropolite, il recense et copie les fresques des monastères et, à Skopié, en quatre ans, il crée pour le théâtre, la Scène Populaire, les décors, les costumes et parfois les affiches de quarante-huit spectacles.

En 1927, il rejoint son frère à Paris où il s’installe définitivement. Ses œuvres suivent. Le train qui les transporte déraille. Sept ans de travail anéantis. Il continue de peindre et, en 1944, alors qu’il prépare une exposition à Bruxelles, un obus allié éclate sur le wagon qui transporte ses œuvres. Il surmonte cette nouvelle destruction et continue jusqu’à sa mort avec une force qui ne s’est jamais démentie. On crée rarement des centaines, des milliers d’œuvres pour son tiroir. Il y avait une amitié dans cette existence aux yeux des hommes sans éclat, celle du couple, Tatiana et Georges Morozov. Pendant quarante ans, de la fin des années quarante à sa mort, il a donné à Tatiana, sa légataire universelle, toute sa production.

Ce que la peinture apprend sur le peintre

Le seul fait que l’œuvre existe témoigne de la force d’âme de son auteur. Deux fois, sa vie a été brisée. Deux fois, sous ses yeux, son œuvre a été détruite. Mais lui, il est resté vivant. C’est cet élan vital qu’il proclame dans sa peinture. Au lieu de se draper dans la cape romantique de l’artiste maudit, il a continué de faire ce pour quoi il avait été créé. Mieux que n’importe quel discours, sa vie et son œuvre illustrent la parabole des talents. Sorti de l’enfer de Quatorze et de celui la révolution russe, alors qu’une modeste notoriété ne lui permettait pas de subsister de sa peinture, rien n’a altéré le courant qui le portait. Qu’il traite de sujets bibliques, littéraires ou légendaires, qu’il s’inspire de l’Orient ou de la nature, sa peinture est le manifeste d’une foi dans l’irrépressible puissance créatrice infusée dans la créature par le Créateur, cette force d’amour qui traverse l’humanité depuis des millénaires. C’est le sens de sa vie et la signification d’une peinture qui est action de grâce. Les icônes, bien entendu, ont un contenu théologique, c’est leur vocation iconique. Mais, loin de la tradition de l’icône, tous les sujets qu’il traite, religieux et profanes, témoignent de la puissance résurrectionnelle de sa foi.

Les anges occupent une place à part dans son univers, ils ont fasciné l’artiste, ces être spirituels, messagers invisibles qui, quelques fois, s’incarnent – et dont l’existence est à l’image de l’art, invisible tant que l’artiste ne lui donne pas une forme qui les incarne.

Triptyque imaginaire : Création du Jour et de la nuitDante-Vers la cité des damnés, Le drame de la Passion-Le Christ

À la charnière entre l’univers religieux et profane, entre la Création et la Passion, la barque de Dante, qui navigue « vers la cité des Damnés », est une réponse ténébreuse à la splendeur de la « Création du jour et de la nuit ». On y retrouve la même force qui illuminait le monde par le traitement du noir et du blanc, avec des dégradés triomphants, ses éblouissements, mais la manière s’empâte.
Le monde, qui n’était que splendeur lorsqu’il surgissait du rien entre les mains de Dieu, devient suffocante ténèbre. Le ciel, la barque et les vagues semblent taillés dans des blocs de lave refroidie.
Le Christ de la Passion, qui porte sa Croix dans le Ciel, forme le sommet de ce qui pourrait être un triptyque. Dans ces trois œuvres phares, le peintre utilise la matière et la couleur de trois manières totalement différentes qui se répondent en déterminant une inéluctable progression.

Dans la « Création du jour et de la nuit », pas une couleur, de vertigineux noirs et blancs, un blanc qui semble peint avec des rayons de lumière, un noir aux dégradés puissants qui exalte le blanc jusqu’à l’éblouissement du geste créateur.
Avec la barque de Dante, la couleur intruse, que Kuleff utilise et dénigre en même temps, n’est que bitume et noirceur, plus sombre que le noir de la Création. L’utilisation des couleurs sert ici à nier l’existence de la couleur. Tout est obscurité et suffocante ténèbre, y compris les éclats de bleu surgis à l’horizon. Vers la cité des damnés, pas un reflet de vie, pas une respiration.
Après le noir et blanc éblouissant de la Création, après l’emploi de couleurs destinées à dépasser le plus obscur de la noirceur, « la Passion » peint l’aboutissement triomphal.
Alors, le peintre décline toute la palette. L’arc-en-ciel n’a pas assez de nuances, il les sublime, les exalte, les juxtapose, les froides, les chaudes, il les fait chanter, les moire, les lustre, les illumine, les exalte, cherche leurs vibrations les plus profondes, révèle leur éclat le plus rayonnant. La marche au supplice du Sauveur, qui porte la Croix en plein Ciel, est la marche vers la Résurrection du Fils de Dieu qui va ressusciter le monde à la fin des temps et, sur les décombres de nos vies et de nos mondes, faire descendre la Jérusalem céleste.
Le souffle qui traverse cette œuvre, c’est celui de l’artiste traversé par celui de l’Esprit.

Les œuvres profanes, les illustrations de Roméo et Juliette, Othello, Ophélie, la femme nue, les paysages, témoignent à des degrés différents, de la puissance résurrectionnelle de la création artistique, reflet de la Création divine, de ce que cette recherche a de plus sublime, de plus humble, de plus divin.

Dans la main de Dieu

La peinture d’Ivan Kuleff, même profane, rend compte d’un univers spirituel à travers le matériel. Sa création frémit de la tension extrême d’un peintre conscient de n’être rien dans la main de Dieu, et qui, porté par l’Esprit, traçait son chemin d’éternité par la pratique fervente de son art.

La force qui se dégage de son art, c’est celle de l’espoir dans l’éternité ; la beauté qui en émane est celle d’une création jaillissante ; le souvenir que nous en garderons est celui du « génie humble » et profond d’Ivan Kuleff, témoin des anges.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *