Alain Juppé, « Dictionnaire amoureux de Bordeaux »

Par Nicolas Saudray

Chacun connaît la collection des Dictionnaires amoureux. Ces ouvrages, dont  l’auteur donne libre cours à ses sentiments, consistent en une succession alphabétique de petits chapitres qui essaient de faire le tour d’un sujet. Pas de photos, mais de petites gravures. Alain Juppé vient d’ajouter à cette série un volume marquant, pour mieux faire connaître et comprendre la ville dont il est depuis longtemps le maire. Sa présidence de Bordeaux-Métropole lui permet d’élargir sa réflexion aux vastes faubourgs.

          Bordeaux, ce sont d’abord de vieilles pierres. J’ai connu autrefois une ville noirâtre. Grâce en grande partie à Alain Juppé, elle a fait toilette, et la pierre blonde a reparu. La longue façade sur la Garonne est maintenant l’une des plus belles architectures que l’on puisse voir en France. Et, avec deux places de Nancy, celle qui restitue le mieux l’esprit du XVIIIe siècle.

        Bordeaux, ce sont aussi des ponts. Leur histoire est singulière. Jusqu’au Premier Empire, si étonnant que ce soit, le grand port s’est passé de pont. Napoléon en a voulu un, pour faciliter les approvisionnements de la guerre d’Espagne : le pont de Pierre, terminé seulement en 1822. Après un long sommeil se sont succédé, très vite, le pont Saint-Jean (1965), le pont d’Aquitaine (1967), le pont d’Arcins – François Mitterrand (1993), et le remarquable pont levant Chaban-Delmas (2013), dû à l’actuel maire. Un sixième pont routier, baptisé Simone-Veil, est déjà en construction.

          Voilà donc la métropole girondine excellemment reliée par la route. Qu’en est-il de la voie ferrée ? Le TGV provenant de Paris vient d’arriver à Bordeaux, mais son prolongement jusqu’à la frontière espagnole a été ajourné au vu des prévisions de trafic. Alain Juppé continue de plaider cette cause. Il fait valoir que la rocade routière est saturée par les allers-retours des camions venant du nord ou de l’est de l’Europe et se dirigeant vers la péninsule ibérique ; la nouvelle ligne dégagerait des voies ferrées plus anciennes, que l’on pourrait affecter au fret.

         Mais le nom de Bordeaux évoque surtout des vins. Prudent, Alain Juppé s’interdit de choisir entre tant de crus prestigieux. Il préfère nous livrer une phrase de Pascal que nos professeurs de lycée avaient tenté de nous cacher : Trop ou trop peu de vin interdit la vérité.

          Ancien ministre de l’Environnement, l’auteur est un écologiste raisonnable. Il est conscient de la nécessité de préserver la planète, mais sait qu’on ne doit pas faire n’importe quoi au nom de cet impératif. Les toits du centre-ville ne seront pas défigurés par des capteurs solaires ; en revanche, les toits végétalisés sont encouragés dans les quartiers périphériques. La chapitre Petits oiseaux, qui ne recueillera pas l’unanimité, exprime une certaine tolérance envers la capture et la dégustation des ortolans. Faut-il, demande Alain Juppé, définitivement renoncer à ce plaisir qui rend égal aux dieux ?

          Ayant déjà publié Montesquieu le moderne (poche Tempus, 2015), il n’était pas tenu de s’étendre davantage sur ce penseur cher aux fondateurs de notre site. Il lui réserve néanmoins une place dans son chapitre Les trois M. Le premier, Montaigne, lointain prédécesseur de l’auteur, a été élu maire contre son gré, mais a accepté de bon cœur sa réélection. Montesquieu, président à mortier du parlement de Bordeaux, a rédigé le meilleur de son œuvre en un château voisin, La Brède. Mauriac a dit bien du mal des Bordelais, mais ne pouvait se détacher d’eux.

           Le Dictionnaire amoureux n’oublie pas pour autant quelques Bordelais moins célèbres mais méritant l’attention : André Laffon de Ladebat, l’un des pionniers de l’abolition de l’esclavage ; Rosa Bonheur, qui fut le peintre le plus cher du monde ; Jean de la Ville de Mirmont, beau poète tué en 14 ; Jacques Ellul, anarchiste chrétien… 

         Invoquant l’Esprit des lois, Alain Juppé pense pouvoir caractériser le tempérament bordelais par le sens de la mesure. C’est vrai en politique. Mais dans la vie sociale, il se manifeste à mon avis par un certain sens du faste, que reflètent ses édifices et ses grands crus. À cet égard, la France me semble osciller entre deux pôles, Bordeaux et Lyon. Avec cette nuance que les deux villes ont en commun le goût de la bonne chère.

         L’ouvrage pourrait se résumer ainsi : Bordeaux, vu non par un technocrate, mais par un auteur sensible et gourmand, capable de magie.

Le livre : Alain Juppé, Dictionnaire amoureux de Bordeaux, Plon, 2018.  25 €

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *