Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu

Par  Patrice Cahart

          Fondé par des membres d’une promotion dont le nom se réfère à l’auteur de l’Esprit des Lois, ce site ne pouvait rester indifférent à la reprise, au Théâtre de Poche Montparnasse, du Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu. Servie par deux bons acteurs, cette pièce a été jouée avec succès durant une grande partie de l’automne 2018, devant un public surtout estudiantin mais attentif.  

          La formule du dialogue aux enfers nous vient des Anciens. Elle permet la rencontre et souvent l’affrontement de personnages ayant vécu à des époques différentes. Fénelon et Fontenelle, entre autres, l’ont pratiquée.

          Maurice Jolly, avocat républicain né en 1829, s’en saisit pour critiquer le régime de Napoléon III. Dans son ouvrage publié à Bruxelles en 1864, sans nom d’auteur, Montesquieu s’élève en défenseur de la démocratie contre Machiavel, porte-parole du despote impérial. Ce dernier est accusé de méditer un second coup d’État. Le dialoguiste fait preuve d’habileté, mais n’évite pas une certaine prolixité, une certaine emphase. Malgré son anonymat, il est repéré, arrêté, condamné à quinze mois de prison. Ironie de l’histoire, cet incident déplorable survient alors que le régime évolue vers une forme adoucie, l’Empire libéral des historiens, en attendant l’Empire parlementaire de 1870.

         Après sa libération, Jolly assure pendant quelque temps le secrétariat de Jules Grévy. Les républicains ayant accédé au pouvoir en 1877, il s’imagine sans doute que ses mérites vont être reconnus, et que de hautes fonctions vont lui être confiées. Rien ne vient. L’année suivante, il se donne la mort.

         Le Dialogue n’était pas fait pour le théâtre, ne serait-ce qu’en raison de sa longueur. En 1968 toutefois, donc plus d’un siècle après sa publication, l’acteur Pierre Fresnay s’avise qu’une bonne pièce peut en être tirée. Il la joue au théâtre de la Michodière, dans le rôle de Machiavel, face à Julien Bertheault qui incarne Montesquieu.

          Cinquante ans plus tard, Philippe Tesson mandate, pour une nouvelle adaptation libre, Marcel Bluwal, vieux routier du cinéma et de la télévision, membre du Parti communiste jusqu’en 1981. L’adaptateur désigné ne retient qu’un cinquième du texte initial et le réécrit en partie, de façon qu’il sonne mieux au théâtre. Ce qui lui a surtout plu dans l’œuvre de Jolly, c’est la description prophétique des moyens de manipuler l’opinion. La pièce s’achève sur la dénonciation, par le philosophe du XVIIIe, d’un danger montant qui pourrait bien être le Front national, devenu entre temps Rassemblement national.

          Que penseraient de tout cela le vrai Machiavel et le vrai Montesquieu ? Pour bien comprendre le premier, il faut rappeler brièvement son parcours. Avant sa naissance (1469), Florence prospère sous un prince habile et prudent, Côme de Médicis. Le jeune Machiavel vit le principat de son petit-fils, Laurent le Magnifique, qui est l’inverse de son grand-père, et conduit à la faillite la prestigieuse compagnie commerciale et bancaire de ses aïeux. Par réaction à ce faste épuisant, Savonarole prend le pouvoir en 1494, deux ans après la mort du fautif. Il le conserve pendant quatre années – jusqu’à sa fin spectaculaire sur un bûcher. Marqué par ces péripéties, Machiavel en a sans doute tiré la conviction que le premier devoir des gouvernants (qu’ils soient républicains ou monarchiques) consiste à en éviter le retour.

         En 1498, il est recruté par la république aristocratique restaurée, en qualité de secrétaire de la chancellerie. Ses fonctions sont surtout diplomatiques. Le gonfalonier, premier magistrat de la cité, n’est pas un Médicis, mais un nommé Soderini.

          Malheureusement pour notre futur auteur, les Médicis reprennent la ville en 1512 avec l’aide des Espagnols. Machiavel est incarcéré, torturé même. Le prétendu chantre de l’absolutisme commence donc par en être la victime. Il se retire, mais souhaite revenir aux affaires : d’où son livre Le Prince, qu’il dédie en 1516 à Laurent II de Médicis, descendant du premier Laurent.

         Le nouveau maître reste insensible à cet hommage. Heureuse erreur, car sans elle nous n’aurions sans doute pas eu la suite de l’œuvre : une comédie, La Mandragore, un Art de la guerre assez banal (mais surprenant, de la part d’un homme qui n’avait jamais exercé un commandement militaire), le Discours sur la première décade de Tite-Live, fort apprécié tout au long des XVII° et XVIII° siècles, enfin une Histoire de Florence.

         Machiavel meurt en 1527, année du sac de Rome par les troupes de  Charles-Quint et d’une nouvelle éviction des Médicis par les Florentins révoltés. Durant ses dernières semaines, l’écrivain a dû se dire qu’on n’en serait pas arrivé là si ses conseils avaient été suivis.  Le Prince est publié cinq ans plus tard.

         Ce fameux livre est donc d’abord une œuvre de circonstance, destinée à permettre un retour en grâce. Contrairement à ce qu’on croit, il ne s’agit pas d’une apologie dudit prince. Machiavel écrit en effet, au début de son chapitre II : Je ne traiterai point ici des républiques, car j’en ai parlé amplement ailleurs. Je ne m’occuperai que des principautés, et… j’examinerai comment les princes peuvent se conduire et se maintenir. Deux phrases manifestement ajoutées après la rédaction du Discours sur Tite-Live qui était consacré aux premiers temps de la république romaine. L’auteur s’interdit donc tout choix explicite entre république et monarchie. La lecture du Discours, ainsi que les quatorze ans passés au service d’une Florence aristocratique suggèrent une préférence intime pour la forme républicaine. Mais le souverain se trouve là, c’est un fait. Il faut lui plaire, et le rendre utile, en lui présentant des suggestions pratiques. Inutile de lui proposer de rétablir des institutions républicaines : ce serait l’échec assuré.

          Le Prince contient des formules qui lui ont valu sa réputation de cynisme et d’irréligion. Il est plus sûr d’être craint que d’être aimé. Ou encore : Un prince bien avisé ne doit point accomplir des promesses dont l’accomplissement lui serait nuisible. Ces phrases sont néanmoins tempérées par d’autres, suivant lesquelles le prince doit être aidé par la faveur des habitants, et être aimé de son peuple. Le souvenir de Côme et du premier Laurent se reflète dans un passage selon lequel mieux vaut passer pour avare que de se ruiner par la prodigalité.

          En 1559, le pape inscrit à l’Index l’ensemble de l’œuvre – la réputation du Prince ayant rejailli sur le reste qui n’en méritait pas tant.

          Quant à Montesquieu, il n’aspire en rien au titre de paladin de la démocratie. Il dit du bien des républiques, mais celles qu’il connaît sont généralement aristocratiques, et de toute façon, à son avis, incompatibles avec un grand territoire. Il condamne fermement le despotisme ; c’est ce qui a plu à Maurice Jolly. Sa préférence va cependant, pour un pays comme la France, à ce qu’il appelle la monarchie, et où l’autorité royale s’exerce dans le cadre de lois.

          Sa théorie de la séparation des pouvoirs n’est pas tout à fait ce qu’on croit. S’inspirant, non du système britannique qu’il a sous ses yeux, mais de celui de l’époque précédente, il décrit :

  • un pouvoir législatif dévolu à un Parlement de deux chambres, l’une émanant du peuple (selon un mode de scrutin très éloigné du suffrage universel), l’autre constituée de nobles héréditaires ;
  • un pouvoir exécutif confié au roi (et non, comme à Londres au XVIIIe siècle, à un gouvernement issu de la majorité parlementaire) ;
  •       un pouvoir judiciaire indépendant.

          Au chapitre VI du livre XI, le philosophe laisse échapper cette phrase : Dans la plupart des royaumes de l’Europe, le gouvernement est modéré, parce que le prince, qui a les deux premiers pouvoirs, laisse à ses sujets l’exercice du troisième. La confusion du législatif et de l’exécutif en la personne du monarque ne le gêne donc pas vraiment. Ce qui importe au président à mortier du parlement de Bordeaux, c’est la souveraineté des tribunaux.

          Le diplomate florentin et le magistrat aquitain se révèlent donc assez différents de l’image renvoyée par Maurice Jolly puis par Marcel Bluwal. Mais leur aventure théâtrale leur aura donné une nouvelle vie.

         Il ne reste plus qu’à baptiser une prochaine promotion de l’ENA du nom de Machiavel. 

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