Un ouvrage de Georges Poisson, lu par Nicolas Saudray
Une épopée. Une folie. Georges Poisson, l’historien bien connu, sait tout de Versailles et a entrepris de nous faire partager son savoir.
Le lieu se nomme encore Val de Gallie, au temps où Louis XIII y implante un relais de chasse. Achevé en 1626, l’édifice abrite au plus quinze personnes.
Dès le début de son règne personnel (1660), Louis XIV s’emploie à étendre cet héritage. Ce qui ne l’empêche pas d’œuvrer dans le même temps à l’embellissement du château de Saint-Germain, où il est né – et dont la terrasse date de 1675. Lourdes charges pour les finances royales.
À Versailles, après la mort de l’architecte Le Vau, le relais est pris par Hardouin-Mansart. Faut-il conserver le manoir de Louis XIII ? Le roi hésite ; En fin ce compte, on aura deux châteaux imbriqués l’un dans l’autre. Côté ville, le Louis XIII agrandi, à dominante de briques, avec toits bien visibles. Côté parc, un palais de pierre aux toits surbaissés, cachés par une balustrade. Nous voilà loin de l’unité classique. Les siècles suivants verront donc des tentatives inabouties de refaire la façade-ville dans le même style que la façade-parc. Et les imitations de Versailles, en Allemagne ou en Russie, refuseront toute dualité. L’avouerai-je ? L’ordonnance retenue par le Roi Soleil me plaît parce que c’est celle de Janus.
Le Brun décore les appartements du roi et de la reine. Molière y contribue, en qualité de tapissier ! En effet, comme beaucoup de charges concernant la personne du monarque, celle-ci comporte une rotation. Le dramaturge ne doit qu’un trimestre de service par an, ce qui lui laisse du temps pour ses comédies, et pour les carnavals royaux qu’il doit animer.
Dans les jardins, une famille de fontainiers, les Francini, installe cent-vingt kilomètres de conduites, drainant vingt-trois étangs. Trianon, petit village, est englobé et rasé. C’est là que s’élèveront les deux Trianons que nous connaissons.
En 1682, Louis XIV fait de Versailles sa résidence principale. Il a déjà quarante-quatre ans, et règne à titre personnel depuis vingt-deux ans. Le château est le théâtre des féeries et de pieuses corvées – le toucher des écrouelles, le lavement des pieds. Un dénombrement fait apparaître, dans le palais et ses dépendances, 6 759 habitants : courtisans, laquais, ouvriers, jardiniers…C’est donc l’équivalent d’une ville, où les rues sont remplacées par des galeries et des allées. Aux résidents permanents s’ajoute, durant la journée, la foule des hôtes de passage, car toute personne correctement vêtue est admise dans les jardins, les salons, les corridors. Les courtisans ne goûtent un peu de tranquillité qu’après le souper. Un assassin aurait la partie belle. D’ailleurs Henri III et Henri IV ont péri d’un coup de couteau. Mais en cette époque de majesté royale retrouvée, nul n’ose s’en prendre à l’oint du Seigneur – jusqu’à Damiens, qui frappera Louis XV, ex-Bien Aimé.
Georges Poisson ne nous cache rien de l’inconfort et de la malpropreté du château. Un seul appartement est doté d’une salle de bains (en attendant les cinq autres que Louis XV fera aménager). Les courtisans se lavent – quand ils y pensent – au moyen de pots à eau. Ils combattent leur mauvaise odeur en s’aspergeant de parfum. Les locaux privés sont équipés de chaises percées, malheureusement malodorantes, car on n’a pas encore inventé le siphon. Et les visiteurs de passage, qui restent là durant des heures ? Ils font leurs besoins partout.
Les bassins du parc ont été ornés de belles statues, mais le débit n’est pas suffisant au goût du souverain, qui voudrait magnifier encore ses fêtes aquatiques. Il décide d’aller chercher l’eau à Pontgouin (Eure-et-Loir), au pied du Perche. Cent kilomètres ! La guerre de la Ligue d’Augsbourg, si dure pour le royaume, met fin à ce projet pharaonique. Les voyageurs de la vieille ligne ferroviaire Paris-Le Mans peuvent encore en apercevoir un important vestige : les ruines de l’aqueduc traversant le parc de Maintenon.
Quatre chapelles successives ont vu le jour. Aucune n’est jugée suffisamment digne. La cinquième et dernière (en vérité, une sorte de cathédrale), commencée par Hardouin-Mansart et terminée à la fin du règne, domine tout le château. C’est, a-t-on, remarqué, la reconnaissance de la supériorité de Dieu sur le premier des rois. Cent artistes y ont collaboré. Mais elle brise la symétrie.
De 1715 à 1722, ce qui reste de la Cour séjourne à Paris ou Vincennes. L’attrait de Versailles finit par l’emporter. Louis XV s’y réinstalle donc et améliore ce qui peut l’être, en vue du confort. Le lecteur est ébahi de la séquence des réaménagements dans tout le château, commencée d’ailleurs sous le monarque précédent, dont le goût avait changé au long de son règne. Il suffit souvent, pour déclencher d’importants travaux, qu’un des nombreux petits logis change de titulaire. Avec trois appartements, on en fait quatre. Puis c’est l’inverse. J’ai un moment regretté l’absence de plans, qui m’auraient aidé à comprendre. Puis Je me suis dit que c’était sans doute impossible, en raison de la multitude des changements.
Louis XV loge au-dessus de ses filles, ces pauvrettes qu’il n’a pas voulu marier pour éviter de leur verser des dots. Il les aime bien quand même. Pour l’aînée, Adélaïde, il a fait transformer l’escalier des Ambassadeurs en un appartement. Le matin, il descend chez elle par un escalier privé. Mme Adélaïde tire un cordon de sonnette pour faire venir ses sœurs, et la petite famille boit son café. Ce breuvage provient de caféiers élevés sous serre à Trianon, dont le roi a torréfié lui-même les grains. Ses talents ne se limitent pas à cela. Dans les étages supérieurs du château, il se prépare des omelettes et fait des confitures.
Madame du Barry n’est pas oubliée pour autant. Elle loge dans sept pièces prélevées sur les Petits Appartements du roi, avec jouissance d’une salle de bains munie de deux baignoires, d’un foyer, d’une tuyauterie.
En 1769, après neuf ans de travail de l’ébéniste Riesener, arrivée du bureau à cylindre du roi, peut-être le plus célèbre bureau du monde, en style rocaille, supposé infracturable.
L’année suivante, pour le mariage du futur Louis XVI, Gabriel achève l’Opéra qui manquait tant à Versailles. Il comporte 750 places, et son éclairage requiert trois mille bougies.
Marie-Antoinette s’installe au Petit Trianon, et substitue un jardin à l’anglaise au remarquable jardin botanique. Quant à son royal époux, il décide de remplacer tous les arbres du parc. Trop vieux ? Non, mais devenus trop hauts, ce qui rend leur taille difficile. L’opération s’échelonne sur dix ans ; deux cent mille nouveaux sujets sont plantés.
En temps ordinaire, Louis XVI se lève en catimini entre sept et huit heures, s’habille seul, engloutit un petit-déjeuner gargantuesque, va faire un peu de serrurerie. À onze heures et demie seulement, il gagne sa chambre de parade, et c’est là qu’a lieu son lever officiel, décalé de quelque quatre heures par rapport au lever réel.
Durant les dernières années du règne, une grande partie des gardes du corps et autres surveillants de Versailles sont licenciés, par raison d’économie. En conséquence, n’importe qui ou presque peut pénétrer dans le palais et participer à sa vie quotidienne. Arthur Young, l’agronome anglais, est frappé par la vue d’hommes en haillons, qui sous Louis XIV ou Louis XV n’auraient pas été admis.
En 1789, l’édifice comprend 288 logements, réunissant 1252 pièces chauffées et 680 pièces sans cheminées.
L’automne de 1792 voit le début de la vente du fabuleux mobilier, aux enchères mais à bas prix. Durant les deux siècles suivants, une partie pourra être rachetée, grâce notamment aux amis de Versailles. Récupérée aussi, la baignoire de marbre de la Pompadour, après passage entre les mains de Robert de Montesquiou et de l’extravagante marquise Casati. On ne reverra jamais, en revanche, certaines tapisseries, car elles ont été brûlées afin de récupérer l’or des fils dont elles étaient tissées.
Napoléon, Louis XVIII, Charles X font quelques travaux à Versailles, sans y résider. Louis-Philippe y installe un musée de l’histoire de France, et notamment une grandiose galerie des Batailles ; il sacrifie une partie des appartements anciens pour pouvoir présenter des toiles souvent contestables. Napoléon III fait du palais un lieu de fêtes, et y reçoit la reine Victoria.
Après lui, Versailles et son château deviennent pour quatre ans la capitale de la France. L’Opéra est converti en amphithéâtre pour l’Assemblée nationale, dont le président, Jules Grévy, occupe les appartements de Louis XV et Louis XVI. Pendant quelque temps, la galerie des Glaces jour un rôle de dortoir pour le personnel administratif.
Durant les Troisième et Quatrième Républiques, et mis à part l’élaboration du malheureux traité de 1919, le château ne sert plus guère qu’à l’élection des présidents de la République – dans la salle du Congrès, seule assez vaste, en région parisienne, pour pouvoir héberger à la fois les députés et les sénateurs. D’importants travaux de restauration sont financés par des mécènes, dont John D. Rockefeller Jr. Aujourd’hui, c’est un lieu de conférences de chefs d’ État ou de gouvernement, ainsi que le théâtre des congrès parlementaires. Le palais et ses dépendances reçoivent sept à huit millions de touristes par an.
Telle fut l’histoire de Versailles : souvent admirable, parfois consternante, toujours pittoresque.
L’ouvrage : Georges Poisson, La grande histoire de Versailles, Perrin, 2018. 464 pages, 25 €.