Quatre brefs romans de Bioy Casares

Lus par Nicolas Saudray

          Alfredo Bioy Casares (1914-1999) est le plus connu des écrivains argentins après son maître Borges. Comme lui, il s’est adonné au fantastique, en y ajoutant une composante amoureuse ; car c’était un Don Juan impénitent. Mais alors, pourquoi cette cruauté de ses récits ?  Elle pourrait s’expliquer par des antécédents familiaux : trois des frères de l’écrivain se sont successivement donné la mort.

          Le climat de ses œuvres n’a rien de spécifiquement argentin. Certaines ont pour cadre un pays équatorial plus ou moins imaginaire. D’autres  pourraient se dérouler aussi bien en Europe.

          Les Bioy, des gens assez riches, étaient béarnais. D’où, chez notre auteur, une solide culture française, et une tendance à donner des noms français à ses personnages. Mais les Casares, famille de sa mère, étaient des Basques de Biscaye, encore plus riches.

          Après avoir tenté, sans grand succès, de gérer le domaine agricole de son père, Bioy décide de se consacrer à la littérature et épouse Silvina Ocampo, autre écrivain. Ce mariage fait de lui le beau-frère de Victoria Ocampo, la reine du petit monde littéraire et artistique de Buenos Ayres.

          La collection Bouquins vient de publier, en un volume, la quasi-totalité de la production romanesque de Bioy – soit huit ouvrages. Il nous a également laissé neuf recueils de nouvelles. À vrai dire, les romans pourraient être qualifiés de longues nouvelles, car ils n’occupent en moyenne, dans mon édition, qu’une petite centaine de pages chacun. S’y ajoutent, en dehors du volume de Bouquins, des romans écrits à quatre mains avec Borges, avec pour héros un nommé Bustos Domecq.

          J’ai choisi de commenter quatre des romans dus au seul Bioy.

          L’Invention de Morel (1940)

          Bioy s’est fait connaître par ce petit ouvrage, publié à l’âge de vingt-six ans. De son narrateur, nous ne savons rien, sauf qu’il est vénézuelien et non argentin : un moyen, pour l’auteur, de garder ses distances.

          Cet homme arrive un jour dans une île presque déserte de l’archipel des Salomon. Il ne s’agit donc point de l’heureuse Polynésie, mais d’une inquiétante Mélanésie (où l’auteur n’a jamais mis les pieds). Aucune population autochtone. Notre voyageur ne rencontre qu’un groupe de Blancs qui s’expriment en français et vivent dans une sorte d’hôtel désaffecté – sans serviteurs, apparemment.

          Le narrateur s’éprend aussitôt d’une des femmes de cette petite bande, une nommée Faustine. Hélas, elle vit avec un individu peu sympathique nommé Morel. Son soupirant survit en pratiquant la chasse et la pêche. Il se met à cultiver des fleurs qu’il compte offrir à sa belle. De son côté, le groupe de Faustine et de Morel, qui semble n’éprouver aucun besoin physique, passe son temps à bavarder et à danser au son d’un phonographe. Quand le narrateur adresse la parole à la jeune femme, elle ne lui répond même pas.

         Il finit par comprendre que Faustine et ses amis n’appartiennent plus au royaume des vivants. Morel les a fait mourir pour les transformer en robots immortels. Et il s’est soumis lui-même à cette transformation. Le titre du livre et son cadre insulaire font d’ailleurs allusion au récit de HG Wells, L’Île du docteur Moreau, histoire d’une île régie par un inventeur fou qui y accomplit des expériences abominables. Au bout du compte, le narrateur se trouve lui aussi entraîné dans ce processus d’immortalité.

         Le roman de Bioy a été publié en novembre 1940, cinq mois après le naufrage militaire de la France. Il n’y fait aucune allusion. Sans doute, d’ailleurs, la rédaction était-elle commencée avant ce drame. Mais il se reflète, me semble-t-il, dans la mort de Faustine et de ses amis.

          Plan d’évasion (1945)

           Le roman suivant est de la même veine. Bioy l’a écrit en même temps que Morel, mais a retardé sa publication de cinq ans, afin que le public ne confonde par les deux livres.

          Le héros, un officier de marine français, se fait affecter en Guyane à la suite d’une querelle de famille. Le gouverneur ayant quitté Cayenne pour s’établir aux îles du Salut (c’est-à-dire les îles du bagne), notre homme s’y rend pour se présenter à lui. Il est accueilli par un ancien forçat surnommé Dreyfus, et reçoit le commandement de deux des trois îles – le gouverneur se réservant celle du Diable.

          Notre officier finit par découvrir les occupations mystérieuses qu’on y réalise, au moyen de miroirs et de couleurs. Il demande à être détenu lui aussi. Mais le gouverneur disparaît, et le héros succombe au cours d’une obscure révolte de forçats.

          Journal de la guerre au cochon (1969)

         Après cette révolte, le romancier quitte les songeries équatoriales pour s’établir en un Buenos-Ayres bien réel, dont les rues et les places sont dûment mentionnées. Mais l’angoisse demeure, dans le style de Kafka ou du Rhinocéros d’Ionesco. Çà et là, inopinément, des jeunes s’en prennent à des vieux, les battent, les tuent même. Que leur reprochent-ils ? D’être trop nombreux, d’accaparer le pouvoir, et surtout d’incarner le passé.

          Le lecteur va-t-il prendre le parti des victimes ? L’auteur les rend suffisamment minables pour dissiper cette tentation.  Il est étonnant qu’un tel livre soit paru, avec un vif succès, dans une Argentine dont la population était encore peu âgée, surtout à l’époque.

 

          Dormir au soleil (1973)

         Le roman favori de Bioy Casarès traite de la folie. L’épouse du héros, l’horloger Lucio Bordenave, est obsédée par les chiens, mais ne se décide pas à en acquérir. Pendant qu’elle séjourne en une maison de santé de Buenos-Ayres, son époux lui en procure une, qui porte le même nom qu‘elle (et que la chienne de Bioy Casares) : Diana. Puis l’horloger séjourne à son tour, de manière volontaire, dans la même maison.

          Pour finir, les médecins transplantent l‘âme de la malheureuse femme dans le corps de la chienne (ou d’une autre, car je ne suis pas sûr d’avoir compris). Le roman rejoint ainsi les deux premiers. Mais je n’y ai pas trouvé la même qualité.

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         Après la mort de Borges, en 1986, Bioy Casares devient l’écrivain officiel de l’Argentine. Il disparaît lui-même treize ans plus tard.