De la tragédie des bisounours : l’Ange et la Bête

 Par Jacques Darmon
Novembre 2020

Il est, dans ce monde, une population aux mœurs étranges. Ils font profession d’aimer tout le monde ; ils pensent que l’amour universel est l’avenir de l’homme, que les gentils l’emportent sur les méchants et que les bons seront récompensés.

Marchant au milieu des bombes et des explosions, ils avancent en souriant, les bras tendus, les mains ouvertes. La paix, la fraternité. Faisons l’amour, pas la guerre est leur devise (pas tous : certains font vœu de chasteté !).

Dans le monde de ceux qui se disent bisounours, il est beaucoup de Tartuffes qui font mine d’aimer les autres, car les bons sentiments donnent bonne conscience. Mais la plupart sont sincères : ils pensent que la bonne volonté et l’amour de l’Autre (avec une majuscule) peuvent interrompre le cours tragique de l’Histoire. Le pape est le membre le plus connu de cette tribu si particulière.

On naît bisounours : les enfants (qui peuvent être parfois cruels) sont à la fois insouciants et confiants. Ils n’aperçoivent pas les dangers qui les entourent. Ils voient le monde comme un conte de fées.  L’école les confirme dans cette conviction ; elle leur parle des gentils animaux, de jolies plantes, de bonnes fées… Les méchants dragons sont éliminés (par des gestes symboliques et sans effusion de sang!) et le beau prince retrouve toujours sa belle princesse.

En général, à l’adolescence, le choc avec le réel provoque une prise de conscience et le jeune quitte ses jeux de l’enfance.

Mais, aujourd’hui, on observe des cas inverses : des adolescents veulent continuer à vivre dans leur monde enfantin et prétendent même y appeler les adultes.

On identifie donc des bisounours dans toutes les classes d’âge et dans toutes les catégories sociales. On ne peut manquer cependant de noter une surreprésentation dans les milieux les plus favorisés par la vie, par la fortune, par l’éducation… Il arrive que le caractère soit héréditaire : on est parfois  bisounours de père en fils ou de mère en fille !

A vrai dire, ce rêve est merveilleux. On comprend qu’il illumine la vie de ces bienheureux. Au surplus, les bisounours sont toujours sympathiques, parfois drôles. Leurs yeux brillent de joie. Ce sont des êtres délicieux, pleins de bonté et de gentillesse. Beaucoup d’entre eux sont d’une grande culture.

C’est pourquoi les bisounours sont souvent appelés à témoigner de leur conviction devant les journalistes ou les télévisions. L’intervention de ces hommes et de ces femmes de bonne volonté réchauffe le cœur dans ce monde où les motifs de désespérance sont si nombreux. Ils sont accueillis avec bienveillance, avec des gestes amicaux, des sourires émerveillés… Leurs auditeurs ravis se souviennent des histoires merveilleuses que leurs mères leur racontaient avant de s’endormir ! Lorsque le bisounours est un jeune adolescent, l’admiration est à son comble : les adultes, les représentants de la Nation écoutent avec délices la vérité sortir de la bouche des innocents.

 Cependant, dès que le bisounours a quitté le plateau de télévision ou la salle des débats, l’actualité reprend ses droits. Le journaliste revient sur la dernière catastrophe, le dernier attentat … Le député retourne débattre de la réforme des retraites.

La plupart des  bisounours aiment la Planète. Ils souhaitent que la Terre-mère devienne un grand jardin, où l’homme cohabite en paix avec les animaux et les plantes. Ils craignent les technologues et les savants, nouveaux Docteurs Folamour, susceptibles, par leurs monstrueuses découvertes, d’introduire dans ce monde merveilleux le désordre et la violence.

Le gaz carbonique leur fait horreur et le réchauffement climatique trouble leurs nuits. Ils préfèrent le vélo à la bagnole, symbole de pollution. Cependant, certains n’envisagent pas de renoncer aux vacances lointaines, ni de se séparer de leur téléphone mobile.

Beaucoup de bisounours se rassemblent au sein d’Organisations Non Gouvernementales (ONG). Ces associations, dont le but est de faire le bien, se disent non gouvernementales. En effet, elles agissent indépendamment des États et même consacrent une part importante de leur activité à critiquer les gouvernements qui n’en font pas assez à leur goût. Ce faisant, elles mordent la main qui les nourrit, car la quasi-totalité de ces ONG, ayant peu d’adhérents, vivent des subventions (ou des exonérations fiscales) que leur accordent ces mêmes gouvernements ! Ainsi certains  bisounours satisfont-ils  leurs aspirations généreuses avec l’argent de ceux qui ne sont pas des bisounours.

Le bisounours voit le monde à son image. L’homme est bon. Le mal n’est qu’une erreur transitoire. Le bisounours  pense, comme Jean Valjean, que l’état de nécessité justifie le vol. Il veut croire que l’assassin et le terroriste sont des malheureux opprimés qui tentent d’échapper à leur destin odieux. La prison, solution barbare, ne fait que les enfermer dans leur malheur ; un peu de miséricorde (celle des hommes ou celle de Dieu)  suffira à les remettre dans le droit chemin. Dans cette voie de la rédemption, le bisounours se rêve dans le rôle d’une nouvelle Antigone : en refusant (ou en contournant) les lois civiles, il obéit aux lois supérieures. Les désastres auxquels conduirait la généralisation de sa conduite ne le concernent pas : il ne connait que ses relations avec l’Autre. L’État, la Nation lui semblent des entités à la fois lointaines et meurtrières.

En conséquence, le bisounours donne la priorité aux lois qui protègent l’individu : c’est un soutien enthousiaste de « l’Etat de droit », au sens moderne du terme : un État où un individu est libre de préparer un attentat et ne peut être arrêté qu’après l’avoir commis. Un État qui doit accueillir tous ceux qui sont entrés sur son territoire, même illégalement, ou même qui doit aller chercher ceux qui voudraient entrer et qui n’y arrivent pas.

Partout où des hommes ou des femmes sont exploités, opprimés ou menacés, les bisounours se portent à leur soutien : ils signent des pétitions, défilent dans des manifestations pacifiques, interpellent des gouvernements trop passifs. Parfois emportés par leur générosité, aveuglés par leur bienveillance, ils se retrouvent aux côtés de dirigeants corrompus, d’extrémistes dissimulés. Mais les échecs inévitables ne les découragent pas.

Les bisounours en général n’aiment pas les dépenses d’armement. Ils invitent les gouvernements à y renoncer et à transférer ces ressources vers l’aide aux défavorisés. Quant à l’arme nucléaire, elle symbolise pour eux l’horreur du monde ; ils en devinent les effrayantes capacités destructrices, les catastrophes qui en résultent non seulement pour l’homme mais pour la planète toute entière. Les bisounours, lorsqu’ils parlent de nucléaire, deviennent des collapsologues !

Pourtant, les bisounours sont des optimistes congénitaux : ils voient le bonheur partout, le danger nulle part.

Il est vrai que, curieusement, les peuples de bisounours vivent, en général, dans des zones tranquilles et plutôt riches. On les trouve dans les beaux quartiers de la région parisienne, près des plages californiennes, dans les riches capitales scandinaves, au centre de la magnifique basilique Saint-Pierre de Rome…

Cette corrélation laisse non résolue la question de causalité : la tranquillité tient-elle à la présence de bisounours ou les bisounours sont-ils là parce qu’ils aiment le calme ?

On voit quelques rares spécimens de bisounours dans des zones plus agitées, mais ils vivent le plus souvent dans des communautés : ashrams indiens, temples bouddhistes ou shintoïstes, couvents chrétiens…

Les quelques bisounours qui vivent isolés dans les espaces dangereux sont condamnés soit au désespoir devant les malheurs qui les entourent, soit au sacrifice inutile. Les moines de Thibirine ont tenté de vivre cette vie de bonheur pacifique au milieu d’une guerre civile. Ils sont morts égorgés puis décapités. Quel sens a leur mort ?

Il est vrai cependant que certains bisounours, les plus convaincus, les plus courageux, ont donné leur vie non pour témoigner, mais pour sauver des vies humaines. Ils ne sont pas très nombreux mais leur sacrifice  illumine le monde d’aujourd’hui.

Ce monde est plein de bruit et de fureur. Un enfant n’y peut survivre que protégé par ses parents (ou par la société). Les bisounours ne peuvent survivre que si d’autres prennent le soin de les défendre et de les protéger. Les O.N.G. humanitaires ne peuvent exercer leurs bienfaits que sous la protection d’une armée, le plus souvent  française ou internationale.

Quand cette défense manque ou quand ils la refusent, ils sont impitoyablement éliminés.

Lorsque le rêve d’un bisounours est inoffensif, a fortiori quand il est au service d’autrui, on ne peut que se réjouir de cette vocation bienveillante dont ils assument les risques pour eux-mêmes[1]. Mais lorsque la naïveté désarme les bons et permet aux méchants d’exercer librement leurs méfaits, cette attitude devient dévastatrice.

Fouché (qui était tout le contraire d’un bisounours) affichait sur les murs de Paris, au lendemain de Brumaire : « Que les bons se rassurent et que les méchants s’inquiètent ! ». Les bisounours font mine d’ignorer les méchants et leur laissent libre champ pour exercer leurs dommages. Face à Hitler, à Pol Pot, aux innombrables tyrans ou assassins qui peuplent le monde d’aujourd’hui, l’expression « tous frères » (Fratelli tutti, dit le pape dans sa langue) laisse un goût amer. Au moins aux victimes !

 Au moment même où les conflits dans le monde atteignent une intensité maximale, où des tensions sociales et raciales surgissent dans tous les pays, la bonté est une qualité, la naïveté est un défaut, parfois mortel.

Inviter un peuple à désarmer, c’est tendre sa gorge aux couteaux des assassins.

Trop souvent, certains bisounours donnent le sentiment d’être prêts à sauver leur âme au prix de la vie de ceux qu’ils ont invités à rester sans défense.

Qui veut faire l’ange, fait la bête, disait Blaise Pascal.

[1] -Sauf quand, pour permettre au bisounours d’exercer son dévouement, il faut engager la vie de jeunes militaires pour le protéger ou le délivrer.