Mode et modernité

Par Jacques Darmon
Décembre 2020

 

Le monde change ; les hommes aussi. Nul ne l’ignore depuis la plus haute antiquité. Tout coule, disaient les anciens (panta reï). Ce qui a disparu ne renaîtra pas, les fleuves ne remontent pas à leur source.

Cependant, la notion de modernité est plus récente. L’homme affirme sa capacité à trouver en lui-même le fondement de ses normes et de ses valeurs. La modernité est ainsi une idéologie, tournée vers l’avenir, liée aux concepts de progrès, d’innovation ou même d’émancipation. En ce sens, la modernité ne se confond pas avec le contemporain, le nouveau, le présent…

Face à la modernité, le réactionnaire qui souhaite un retour en arrière  au nom du « c’était mieux avant » et le conservateur qui voudrait arrêter le temps et figer la société  ont tous deux nécessairement tort. Tenter de s’opposer à la modernité, c’est s’exposer à être sans cesse débordé par le flot montant de la vie. C’est une lutte perdue d’avance.

D’ailleurs, les modernes eux-mêmes seront emportés par ce flot incessant : « Nous qui sommes si modernes, disait déjà La Bruyère, serons anciens dans quelques siècles » (s’il écrivait de nos jours, il dirait : « dans quelques années » !).

La modernité n’est pas la mode.

La mode consiste en un mouvement permanent dont la vague prochaine efface la vague précédente. Ce bruit dissimule la réalité du changement : on confond une ondulation de surface avec un grand courant marin. Il n’est rien qui ne se démode plus vite que la mode.

La mode répond à un besoin de l’homme moderne (riche et pressé). Comme toujours, dans une société marchande, quand un besoin apparaît, apparaissent simultanément ceux qui savent y répondre à leur profit. La mode a ses thuriféraires qui en vivent (fort bien le plus souvent) : marchands, artistes, journalistes …

Il faut tenir compte de la modernité ; il est dangereux de devenir esclave de la mode. C’est une course sans fin, qui ne cesse de s’accélérer jusqu’au moment où il devient à la mode de ne plus être à la mode.

D’ailleurs, un retour en arrière est le signe même qu’il s’agit de mode et non de modernité. Chaque fois que des publicitaires, des journalistes, des essayistes font mine de discerner des tendances futures dans un retour dans le temps, on constate très vite qu’il s’agit d’un phénomène souvent artificiel, toujours éphémère : ainsi en est-il du retour à la nature, de l’élevage des moutons, du vintage, de l’écologie rurale… Puis, après une pause, l’agitation reprend.

Dans notre société où le ridicule ne tue plus, le « qu’en dira-t-on ? » reste sans effet si on se  garde de lui donner de l’importance. Ne sont donc esclaves de la mode que ceux qui le veulent bien. Ce que La Boétie appelait : « la servitude volontaire ».

Néanmoins, du jaillissement de la mode naît parfois la modernité. A la recherche du nouveau, de l’inédit, du « jamais vu », l’homme d’aujourd’hui, qu’il s’agisse du savant, de l’industriel, de l’artiste ou du consommateur, découvre de nouvelles façons de vivre, de nouveaux produits, de nouvelles technologies…

La notion de modernité s’applique mal aux activités économiques ou aux progrès scientifiques : dans ces domaines, si l’on observe parfois une accélération des évolutions, les transformations semblent se poursuivre de façon continue. Bien difficile de situer la frontière entre le moderne  et l’ancien !

Il en est différemment en ce qui concerne les choix de société et les pratiques culturelles : la modernité s’y traduit par de véritables ruptures.

La modernité d’aujourd’hui, qui porte souvent le nom étrange de « post-modernité »[1], a des caractéristiques nouvelles : destruction et provocation.

La modernité est par définition tournée vers l’avenir, mais ce n’est que récemment qu’elle est conçue comme une destruction (ou, disent les philosophes : une déconstruction). Les modernes d’autrefois ne se moquaient pas des anciens, ils affirmaient poursuivre leurs œuvres. Des nains sur les épaules géants, disait Isaac Newton, citant Bernard de Chartres. Ils se référaient au passé : « beau comme l’antique », disait-on. Le « déjà vu » était une référence. L’existence de l’homme était jugée trop courte pour tout réinventer. La modernité était conçue comme un progrès s’inscrivant dans l’histoire, grâce à la transmission d’une génération à l’autre.

C’est ce schéma que la modernité moderne entend faire exploser : le monde moderne ne peut naître que de la destruction bruyante et affirmée des formes anciennes, sociales ou culturelles, à l’image des zélotes qui mettaient en morceaux la statue de Jupiter et faisaient étalage en grande pompe de ses membres déchiquetés (Paul Claudel).

Aujourd’hui, la modernité se veut une « destruction créatrice » : tissons le linceul du vieux monde pour que le nouveau jaillisse.

Ainsi la transformation des relations familiales se décrit comme la mise en accusation du patriarcat. Famille, je vous hais, écrivait André Gide. Il ne croyait pas si bien dire. Aujourd’hui, les écrivains déchirent leur famille : les fils accusent leur père ; les filles maudissent leurs mères. L’inceste, les violences font les succès de librairie.

Le blasphème est à l’honneur. Le sacrilège est ordinaire. On brûle des drapeaux. On pend des effigies d’hommes politiques.

L’histoire elle-même est déconstruite ; le centralisme blanc ou occidental mis en accusation ; les statues de « grands hommes » déboulonnées. Le patriotisme est considéré comme  un aveuglement meurtrier. La notion d’identité s’efface devant la défense universelle des droits de l’homme.

L’art ancien est déconsidéré : Le Corbusier disait que Rome est un musée des horreurs. Pierre Boulez a longtemps refusé de diriger la musique française du XIX° siècle ! Un professeur d’histoire de l’art de Harvard renonce à enseigner l’art occidental !

La “déconstruction” se définit par ce qu’elle détruit ou ce qu’elle conteste et non par ce qu’elle prétend bâtir : elle se veut  antilibéralisme, antihumanisme, antiracisme, antisexisme… La modernité réside dorénavant dans la destruction des anciennes structures, l’explosion des modes de pensée, le refus systématique de toute contrainte. D’où un sentiment de dés-ordre et de violence.

 La modernité conçue comme une provocation est également une dimension récente.

Les siècles anciens ont connu le scandale de l’hérésie religieuse ou du crime (Néron, Gilles de Rais…). A partir de la Renaissance, la libération des esprits a conduit certains esprits à « faire scandale ». Mais ces cas étaient peu nombreux. Le scandale tenait pour une part à ce caractère « anormal », rare  et surprenant : Galilée (qui mettait le soleil au centre du monde), Giordano Bruno (qui affirmait qu’il y avait d’autres mondes que le nôtre), le marquis de Sade (qui défiait les règles morales les plus largement acceptées), Voltaire (qui voulait « écraser l’infâme » c’est-à-dire la religion)…

Dans le domaine de l’art, certains peintres avaient vu leurs commandes officielles refusées : Caravage, Le Greco… Au  XIX° siècle, Manet (qui peignait des femmes nues qui n’étaient pas des créatures imaginaires), Rodin (qui ne put vendre ni son Balzac, ni ses Bourgeois de Calais.),  Flaubert (qui faisait d’une femme adultère une héroïne). Les artistes surprenaient mais, de fait, ils cherchaient à répondre à la sensibilité nouvelle du public : Plaire est la seule règle», disait Racine.

C’est vraiment le XXe siècle qui fait du scandale la pierre de touche de la modernité : ne sont considérés comme « artistes contemporains » que ceux qui « choquent le bourgeois » : Marcel Duchamp expose son urinoir (« Fountain »), Andy Warhol, ses boîtes de conserves, Pollock ses « drippings »…

Le Étonne-moi de Jean Cocteau est devenu la devise de tous.

Au XXIe siècle, cette transformation atteint son acmé : seuls les artistes dérangeants reçoivent le nom d’artistes. Le scandale est un élément de valorisation de leurs œuvres. : Jeff Koons, Mc Cathy ne vivent que du scandale. Ceux qui ne scandalisent pas sont des peintres académiques, pompiers… ou même de simples « décorateurs ».

Autrefois, les artistes étaient ceux qui produisaient une œuvre d’art. Aujourd’hui, une œuvre d’art est la production de ceux qui se disent artistes. Ne peuvent se dire artistes que ceux qui démontrent leur originalité, souvent leur colère, parfois leur agressivité.

Il en est de même dans les relations sociales.

 Les féministes du XXe siècle défilaient avec des pancartes, les « femmen » d’aujourd’hui se promènent nues et profanent les hosties dans les églises.

Les homosexuels réclamaient l’égalité civile ; aujourd’hui les « drag queens » défilent dans des « gay pride »

Une industrie du scandale est apparue : avec ses produits, ses marchés, ses investisseurs, ses publicitaires…mais aussi son vocabulaire.

Une théorie du genre est venue bousculer la distinction immémoriale du masculin et du féminin. Des pratiques nouvelles donnent un sens nouveau aux dénominations de mère et de père, à la signification du mariage, aux règles de la filiation, aux liens de la famille.

L’individualisme exacerbé de la civilisation moderne entraîne beaucoup de désordre mais il a un grand avantage : il permet à chaque individu de choisir librement son mode de vie.

Il est possible, dans l’offre de civilisation, de choisir à la carte : de prendre dans la modernité ce qui nous convient et de garder des mœurs anciennes ce que nous aimons.

Nous pourrons continuer à fréquenter les auteurs anciens, écouter de la musique classique, porter de vieux vêtements, aimer de vieilles pierres… Nous pourrons lire Virgile et Homère en édition bilingue, admirer Vermeer et Andreï Roublev…

Nous pourrons éviter l’écriture inclusive (ils s’en lasseront), nous désintéresser de la féminisation des noms de profession (continuer à dire le ministre ou l’auteur pour une femme, comme d’ailleurs la sentinelle ou la vigie pour un homme, et laisser aux modernes leurs autrices et leurs cheffes.

Il suffira d’accorder peu d’importance aux réseaux sociaux, d’éviter l’actualité la plus volatile, de renoncer à briller dans les dîners mondains….   Toute chose assez aisée en fait.

Chacun choisira librement.

A la condition, comme dit le proverbe, pour vivre heureux, de vivre caché : comme les anciens chrétiens, nous serons autorisés à vivre selon notre goût, mais dans des catacombes modernes.

C’est en ce sens qu’il faut prendre la remarque de Roland Barthes à laquelle je souscris : Tout à coup, il m’est devenu indifférent de ne pas être moderne (1977).

[1] On peut se demande quel substantif s’appliquera au siècle prochain à ceux qui succèderont aux « post-modernes » !

De la tragédie des bisounours : l’Ange et la Bête

 Par Jacques Darmon
Novembre 2020

Il est, dans ce monde, une population aux mœurs étranges. Ils font profession d’aimer tout le monde ; ils pensent que l’amour universel est l’avenir de l’homme, que les gentils l’emportent sur les méchants et que les bons seront récompensés.

Marchant au milieu des bombes et des explosions, ils avancent en souriant, les bras tendus, les mains ouvertes. La paix, la fraternité. Faisons l’amour, pas la guerre est leur devise (pas tous : certains font vœu de chasteté !).

Dans le monde de ceux qui se disent bisounours, il est beaucoup de Tartuffes qui font mine d’aimer les autres, car les bons sentiments donnent bonne conscience. Mais la plupart sont sincères : ils pensent que la bonne volonté et l’amour de l’Autre (avec une majuscule) peuvent interrompre le cours tragique de l’Histoire. Le pape est le membre le plus connu de cette tribu si particulière.

On naît bisounours : les enfants (qui peuvent être parfois cruels) sont à la fois insouciants et confiants. Ils n’aperçoivent pas les dangers qui les entourent. Ils voient le monde comme un conte de fées.  L’école les confirme dans cette conviction ; elle leur parle des gentils animaux, de jolies plantes, de bonnes fées… Les méchants dragons sont éliminés (par des gestes symboliques et sans effusion de sang!) et le beau prince retrouve toujours sa belle princesse.

En général, à l’adolescence, le choc avec le réel provoque une prise de conscience et le jeune quitte ses jeux de l’enfance.

Mais, aujourd’hui, on observe des cas inverses : des adolescents veulent continuer à vivre dans leur monde enfantin et prétendent même y appeler les adultes.

On identifie donc des bisounours dans toutes les classes d’âge et dans toutes les catégories sociales. On ne peut manquer cependant de noter une surreprésentation dans les milieux les plus favorisés par la vie, par la fortune, par l’éducation… Il arrive que le caractère soit héréditaire : on est parfois  bisounours de père en fils ou de mère en fille !

A vrai dire, ce rêve est merveilleux. On comprend qu’il illumine la vie de ces bienheureux. Au surplus, les bisounours sont toujours sympathiques, parfois drôles. Leurs yeux brillent de joie. Ce sont des êtres délicieux, pleins de bonté et de gentillesse. Beaucoup d’entre eux sont d’une grande culture.

C’est pourquoi les bisounours sont souvent appelés à témoigner de leur conviction devant les journalistes ou les télévisions. L’intervention de ces hommes et de ces femmes de bonne volonté réchauffe le cœur dans ce monde où les motifs de désespérance sont si nombreux. Ils sont accueillis avec bienveillance, avec des gestes amicaux, des sourires émerveillés… Leurs auditeurs ravis se souviennent des histoires merveilleuses que leurs mères leur racontaient avant de s’endormir ! Lorsque le bisounours est un jeune adolescent, l’admiration est à son comble : les adultes, les représentants de la Nation écoutent avec délices la vérité sortir de la bouche des innocents.

 Cependant, dès que le bisounours a quitté le plateau de télévision ou la salle des débats, l’actualité reprend ses droits. Le journaliste revient sur la dernière catastrophe, le dernier attentat … Le député retourne débattre de la réforme des retraites.

La plupart des  bisounours aiment la Planète. Ils souhaitent que la Terre-mère devienne un grand jardin, où l’homme cohabite en paix avec les animaux et les plantes. Ils craignent les technologues et les savants, nouveaux Docteurs Folamour, susceptibles, par leurs monstrueuses découvertes, d’introduire dans ce monde merveilleux le désordre et la violence.

Le gaz carbonique leur fait horreur et le réchauffement climatique trouble leurs nuits. Ils préfèrent le vélo à la bagnole, symbole de pollution. Cependant, certains n’envisagent pas de renoncer aux vacances lointaines, ni de se séparer de leur téléphone mobile.

Beaucoup de bisounours se rassemblent au sein d’Organisations Non Gouvernementales (ONG). Ces associations, dont le but est de faire le bien, se disent non gouvernementales. En effet, elles agissent indépendamment des États et même consacrent une part importante de leur activité à critiquer les gouvernements qui n’en font pas assez à leur goût. Ce faisant, elles mordent la main qui les nourrit, car la quasi-totalité de ces ONG, ayant peu d’adhérents, vivent des subventions (ou des exonérations fiscales) que leur accordent ces mêmes gouvernements ! Ainsi certains  bisounours satisfont-ils  leurs aspirations généreuses avec l’argent de ceux qui ne sont pas des bisounours.

Le bisounours voit le monde à son image. L’homme est bon. Le mal n’est qu’une erreur transitoire. Le bisounours  pense, comme Jean Valjean, que l’état de nécessité justifie le vol. Il veut croire que l’assassin et le terroriste sont des malheureux opprimés qui tentent d’échapper à leur destin odieux. La prison, solution barbare, ne fait que les enfermer dans leur malheur ; un peu de miséricorde (celle des hommes ou celle de Dieu)  suffira à les remettre dans le droit chemin. Dans cette voie de la rédemption, le bisounours se rêve dans le rôle d’une nouvelle Antigone : en refusant (ou en contournant) les lois civiles, il obéit aux lois supérieures. Les désastres auxquels conduirait la généralisation de sa conduite ne le concernent pas : il ne connait que ses relations avec l’Autre. L’État, la Nation lui semblent des entités à la fois lointaines et meurtrières.

En conséquence, le bisounours donne la priorité aux lois qui protègent l’individu : c’est un soutien enthousiaste de « l’Etat de droit », au sens moderne du terme : un État où un individu est libre de préparer un attentat et ne peut être arrêté qu’après l’avoir commis. Un État qui doit accueillir tous ceux qui sont entrés sur son territoire, même illégalement, ou même qui doit aller chercher ceux qui voudraient entrer et qui n’y arrivent pas.

Partout où des hommes ou des femmes sont exploités, opprimés ou menacés, les bisounours se portent à leur soutien : ils signent des pétitions, défilent dans des manifestations pacifiques, interpellent des gouvernements trop passifs. Parfois emportés par leur générosité, aveuglés par leur bienveillance, ils se retrouvent aux côtés de dirigeants corrompus, d’extrémistes dissimulés. Mais les échecs inévitables ne les découragent pas.

Les bisounours en général n’aiment pas les dépenses d’armement. Ils invitent les gouvernements à y renoncer et à transférer ces ressources vers l’aide aux défavorisés. Quant à l’arme nucléaire, elle symbolise pour eux l’horreur du monde ; ils en devinent les effrayantes capacités destructrices, les catastrophes qui en résultent non seulement pour l’homme mais pour la planète toute entière. Les bisounours, lorsqu’ils parlent de nucléaire, deviennent des collapsologues !

Pourtant, les bisounours sont des optimistes congénitaux : ils voient le bonheur partout, le danger nulle part.

Il est vrai que, curieusement, les peuples de bisounours vivent, en général, dans des zones tranquilles et plutôt riches. On les trouve dans les beaux quartiers de la région parisienne, près des plages californiennes, dans les riches capitales scandinaves, au centre de la magnifique basilique Saint-Pierre de Rome…

Cette corrélation laisse non résolue la question de causalité : la tranquillité tient-elle à la présence de bisounours ou les bisounours sont-ils là parce qu’ils aiment le calme ?

On voit quelques rares spécimens de bisounours dans des zones plus agitées, mais ils vivent le plus souvent dans des communautés : ashrams indiens, temples bouddhistes ou shintoïstes, couvents chrétiens…

Les quelques bisounours qui vivent isolés dans les espaces dangereux sont condamnés soit au désespoir devant les malheurs qui les entourent, soit au sacrifice inutile. Les moines de Thibirine ont tenté de vivre cette vie de bonheur pacifique au milieu d’une guerre civile. Ils sont morts égorgés puis décapités. Quel sens a leur mort ?

Il est vrai cependant que certains bisounours, les plus convaincus, les plus courageux, ont donné leur vie non pour témoigner, mais pour sauver des vies humaines. Ils ne sont pas très nombreux mais leur sacrifice  illumine le monde d’aujourd’hui.

Ce monde est plein de bruit et de fureur. Un enfant n’y peut survivre que protégé par ses parents (ou par la société). Les bisounours ne peuvent survivre que si d’autres prennent le soin de les défendre et de les protéger. Les O.N.G. humanitaires ne peuvent exercer leurs bienfaits que sous la protection d’une armée, le plus souvent  française ou internationale.

Quand cette défense manque ou quand ils la refusent, ils sont impitoyablement éliminés.

Lorsque le rêve d’un bisounours est inoffensif, a fortiori quand il est au service d’autrui, on ne peut que se réjouir de cette vocation bienveillante dont ils assument les risques pour eux-mêmes[1]. Mais lorsque la naïveté désarme les bons et permet aux méchants d’exercer librement leurs méfaits, cette attitude devient dévastatrice.

Fouché (qui était tout le contraire d’un bisounours) affichait sur les murs de Paris, au lendemain de Brumaire : « Que les bons se rassurent et que les méchants s’inquiètent ! ». Les bisounours font mine d’ignorer les méchants et leur laissent libre champ pour exercer leurs dommages. Face à Hitler, à Pol Pot, aux innombrables tyrans ou assassins qui peuplent le monde d’aujourd’hui, l’expression « tous frères » (Fratelli tutti, dit le pape dans sa langue) laisse un goût amer. Au moins aux victimes !

 Au moment même où les conflits dans le monde atteignent une intensité maximale, où des tensions sociales et raciales surgissent dans tous les pays, la bonté est une qualité, la naïveté est un défaut, parfois mortel.

Inviter un peuple à désarmer, c’est tendre sa gorge aux couteaux des assassins.

Trop souvent, certains bisounours donnent le sentiment d’être prêts à sauver leur âme au prix de la vie de ceux qu’ils ont invités à rester sans défense.

Qui veut faire l’ange, fait la bête, disait Blaise Pascal.

[1] -Sauf quand, pour permettre au bisounours d’exercer son dévouement, il faut engager la vie de jeunes militaires pour le protéger ou le délivrer.

Considérations sur la Grandeur et la Décadence des Romains

Résumé d’un déjeuner-débat tenu le 25 septembre 2020 aux Caudalies  du château Smith-Haut Lafitte, près du château de La Brède
Septembre 2020

Quelle leçon en tirer aujourd’hui ?

 

Exposé introductif par Patrice Cahart

Les Considérations sont un petit ouvrage (115 pages dans mon édition), publié avec succès par Montesquieu en 1734, donc quatorze ans avant L’Esprit des Lois.

Il avait été précédé d’un autre, bien moins connu, les Réflexions sur la Monarchie Universelle en Europe. De quelle monarchie s’agissait-il ? À la fois de l’empire romain, du Saint-Empire, de celui de Charles-Quint, de la tentative de Louis XIV. L’auteur ne croyait pas au projet de paix perpétuelle de son contemporain l’abbé de Saint-Pierre, voué selon lui à aboutir à un État despotique, comme ceux qu’il décrivait. Jugeant sans doute son livre inabouti, et craignant surtout d’être accusé d’irrespect envers la mémoire du Roi-Soleil, Montesquieu a détruit tous les exemplaires de ces Réflexions, sauf un, conservé aujourd’hui à la Bibliothèque municipale de Bordeaux. Les Réflexions en sont d’une certaine manière la reprise, d’une manière plus fouillée, et sur une période beaucoup plus limitée.

I/ L’explication de la décadence par Montesquieu

Notre philosophe explique surtout la décadence romaine par deux phénomènes liés, l’extension territoriale et la perte de la vertu.

La Rome primitive avait, comme Athènes et Sparte, une armée de citoyens. Quand un ennemi surgissait, les hommes laissaient leurs occupations et se mobilisaient. L’agrandissement du territoire a rendu cela impossible. Il a fallu une armée de métier, présente aux frontières, et devenue peu à peu une armée de mercenaires. Montesquieu insiste sur les promesses d’argent que les généraux, dès l’époque de Marius et de Sylla, faisaient à leurs troupes afin de s’assurer de leur fidélité. L’armée devenait l’outil du despotisme.

Quant à la vertu, sous la plume du philosophe, ce n’est pas celle des chrétiens, mais celle de Machiavel : énergie et civisme. La vertu, précise Montesquieu dans l’Esprit des lois, c’est l’amour de la patrie, c’est à dire l’amour de l’égalité. Les derniers mots, surprenants, visent bien sûr une égalité des droits et non une égalité des fortunes. Cette vertu a décliné à mesure que les frontières s’élargissaient. Comment se sentir citoyen d’un ensemble toujours plus vaste, d’une mosaïque de peuples et de villes sous la poigne d’un César ?

II/ D’autres explications de la décadence

Parmi les autres explications, assez nombreuses, des décadences impériales, je citerai d’abord  celle de Spengler, pour qui le déclin résulte de l’épuisement d’une âme. Ce n’est pas si loin de l’épuisement de la vertu dénoncé par Montesquieu – sauf que le philosophe allemand s’intéresse surtout à l’art et à la littérature, tandis  que notre auteur, malgré ses écrits de fiction, se borne, dans ses Considérations, à une réflexion politique.

Toynbee attribue le déclin des empires à une série de défis auxquels ils doivent répondre, jusqu’au jour où ils n’y parviennent plus. Là encore, nous ne sommes pas très éloignés de Montesquieu, car la plupart des défis résultent de l’extension de l’empire, et donc de la difficulté d’animer ses extrémités à partir du centre.

Oserai-je, après ces noms illustres, mentionner mon propre ouvrage [1] ? Certains empires, celui des Aztèques, celui des Incas, sont morts assassinés. Mais la plupart, à mon sens, ont été victimes de leur sclérose. Cette maladie n’est pas sans parenté avec la perte de la vertu., au sens que lui donnent Machiavel et Montesquieu.

Je citerai en dernier lieu le professeur américain Kyle Harper, pour qui le déclin de Rome s’expliquerait essentiellement par les épidémies – notamment la « peste » antonine, sous le règne de Marc-Aurèle. En ce temps de coronavirus, nous pourrions être tentés de le croire. J’ai critiqué sa thèse dans la même rubrique « Idées » du site Montesquieu. Les épidémies n’ont pu jouer, à Rome et ailleurs, qu’un rôle secondaire. L’histoire a suivi son cours.

III/ L’Europe d’aujourd’hui

À présent, l’idée de déclin fait recette. Aux États-Unis notamment, d’où le slogan de Donald Trump, Make America great again. Dans notre pays aussi : selon un sondage Ipsos, l’opinion La France est en déclin a été approuvée par 86 % des personnes interrogées en 2016. Au cours des deux années suivantes, le chiffre s’est abaissé à 69 % ou 70% (sans doute un effet Macron). Le coronavirus l’a fait remonter à 78 % en septembre 2020. Si la deuxième vague de la pandémie continuait de déferler, il retrouverait peut-être son niveau de 2016.

Cela dit, l’empire romain peut difficilement être comparé la France, en raison de son étendue et de sa diversité. Il fait plutôt songer à l’Europe actuelle, dont l’aire coïncide pour partie avec la sienne.

L’Europe des Six s’étendait du Schleswig-Holstein à la Sicile. C’était déjà le maximum de diversité que l’on pouvait se permettre. À présent, nous sommes vingt-sept. Et ce n’est pas fini. Nous ne pourrons laisser longtemps dehors la Serbie, la Bosnie, la Macédoine, le Kossovo, l’Albanie, peut-être la Moldavie. Les Six ont commis la lourde erreur de se présenter comme étant l’Europe, ce qui les a rendus incapables de résister à tous ceux qui frappaient à leur porte. Ils auraient mieux fait de dire qu’ils constituaient un simple club. Nous avons échappé de justesse à la Turquie, et qui nous assure qu’elle ne cherchera pas une place chez nous après la retraite d’Erdogan ? Qui nous dit même que la Russie n’en fera pas autant après la retraite de Poutine ?

Il n’y a pas de patriotisme européen, sauf peut-être dans certains quartiers de Bruxelles et de Luxembourg. Ni de civisme européen. Les anciens pays de l’Est ne sont venus à nous que pour décrocher des subventions, et aussi pour obtenir une sorte de garantie contre les ambitions russes. Mais de ce point de vue, l’armée américaine reste la plus crédible, et l’influence de Washington prévaudra  longtemps sur la nôtre à Varsovie ou à Budapest.

Ainsi, les phénomènes analysés par Montesquieu se sont répétés, malgré la différence des époques : trop grande étendue territoriale, et donc perte ou avortement de la vertu.

Le fédéralisme européen offre-t-il une solution ? Je crois que, dans l’ambiance actuelle, ce serait le contraire. Les habitants de divers pays se cabreraient encore plus contre la technocratie bruxelloise et ses complications.

Peut-être une génération européenne finira-t-elle par naître. Nous ne la voyons pas encore poindre. Les jeunesses de nos pays s’intéressent plutôt à ce qu’elles estiment être le modèle américain. Nous risquons d’être unifiés par l’extérieur.

Questions ou remarques des participants, et réponses de Patrice Cahart

Michel Prada : le caractère saillant de la construction européenne depuis les années cinquante est l’expression de la volonté des membres qui contraste avec le processus de conquête imposé par Rome et ses imitateurs. Je suis donc moins pessimiste quant aux effets de taille et de divergence des évolutions, même s’il faut être attentif aux limites de l’élargisssement et à l’équilibre entre la dynamique fédérale et l préservation des spécificités nationales.

La structure démocratique et vaguement confédérale de notre Europe actuelle est évidemment très différente de celle de l’empire romain. Mais les élargissements récents résultent-ils vraiment de la volonté des membres et de leurs habitants ? N’est-ce pas plutôt un effet de technostructure ? D’un point de vue culturel, en tout cas, l’Europe ne saurait être considérée comme une jeune personne. Il y a eu la Respublica christiana du Moyen Âge, dont les ressortissants étaient sans doute plus proches les uns des autres que ne le sont les Européens d’aujourd’hui. Puis le concert européen du XVIIIe siècle, dont le grand voyageur Montesquieu est l’une des plus brillantes illustrations. Et la monarchie des Habsbourgs, préfiguration de l’Union, sottement trucidée en 1919.

On retrouve dans l’histoire des deux dernières décennies européennes des phénomènes qui figuraient déjà chez Montesquieu : divergences (aboutissant  notamment au Brexit), manque de patriotisme, manque de civisme.

François Leblond : le rôle des chrétiens, dans les derniers temps de l’empire romain, a-t-il été positif ou négatif ?

Pour Gibbon, le fameux historien anglais, postérieur à Montesquieu, la décadence et la chute de Rome sont imputables aux chrétiens, qui auraient remplacé la fidélité à l’empereur par la fidélité à Dieu. À l’encontre de cette thèse, je puis citer les règnes de Constantin et de Théodose Ier, dont la grandeur est due à des chrétiens. Mais force m’est de rappeler que dans la partie occidentale de l’empire, l’Église, désespérant de la survie de Rome, est passée aux Barbares.

Michel Prada : je suis particulièrement perplexe au sujet de la jurisprudence de la Cour   Européenne des Droits de l’Homme, qui persiste à qualifier de double peine voire de triple peine des mesures qui constituent en réalité des compléments logiques. C’est ainsi qu’elle empêche l’expulsion des délinquants étrangers, au terme de leur peine de prison.

En effet. Cette Cour a notamment enjoint au Royaume-Uni de donner le droit de vote aux pensionnaires des prisons. Sa décision a provoqué l’indignation du public britannique, lequel n’a pas fait la distinction entre ce tribunal et l’union européenne. C’est une des causes du Brexit.

Jean-Paul Frouin : la décadence romaine me paraît largement due à une inaptitude aux réformes.

Je partage cette opinion. C’est une des manifestations de la sclérose. À noter toutefois qu’à la fin du IIIe siècle, Rome a su se réorganiser en deux empires, celui de l’Orient et celui de l’Occident. Mais pour l’Occident, il était déjà trop tard.

Catherine Volpilhac-Auger, professeur émérite des Universités, spécialiste de Montesquieu : je voudrais signaler trois points, sans lien entre eux. D’abord, la déclaration de Montesquieu selon laquelle la vertu est l’amour de l’égalité vaut à ses yeux pour les républiques, non pour les monarchies. Ensuite, Auguste a su réformer l’empire (à son profit, bien sûr). Enfin, pour Montesquieu, l’empire romain s’est prolongé jusqu’en 1453.   

Dont acte, pour les deux premiers points. Sur le troisième, je considère qu’à partir de Justinien, il n’y a plus d’empire romain, mais un empire byzantin, très éloigné des idéaux antiques, pétri de christianisme, et relevant d’une civilisation différente.   

[1] Nicolas Saudray, Nous les dieux – Essai sur le sens de l’histoire, Éd. Michel de Maule, 2015

L’équilibre des pouvoirs selon Montesquieu : quelle leçon en tirer aujourd’hui ?

Résumé d’un déjeuner-débat tenu le 26 septembre 2020 place de la Bourse à Bordeaux, avec la participation d’Alain Juppé
30 septembre 2020

Exposé introductif de Patrice Cahart

Nous avons la chance de débattre avec le concours d’Alain Juppé, auteur du livre Montesquieu le Moderne, publié en poche dans la collection Tempus. Alerte, vivante, complète et néanmoins facile à lire, cette biographie suivie d’une réflexion sur l’œuvre constitue l’ouvrage de référence sur le philosophe.

I/ Que dit Montesquieu ?

Il traite des pouvoirs dans un chapitre de L’Esprit des Lois intitulé De la Constitution d’Angleterre. Quelques pages lui suffisent, alors que son livre en compte, selon mon édition, 512, et aborde mille autres sujets.

La distinction de législatif et de l’exécutif avait déjà été esquissée par Locke, une soixantaine d’années avant lui. En revanche, la mise en lumière du judiciaire est vraiment une initiative de Montesquieu. On ne saurait s’en étonner, de la part d’un homme qui avait  exercé durant une douzaine d’années les fonctions de président à mortier au parlement de Bordeaux, qui était le quatrième de sa lignée à remplir cet office, et dont le fils a été conseiller au même parlement.

À ce sujet, on me permettra de relever une petite contradiction. Montesquieu préconise l’élection des juges, pour un temps limité. Mais à un autre endroit, il approuve la vénalité des charges, gage à ses yeux de stabilité, car elle permet à ces fonctions de rester longtemps dans une même famille (dont la sienne). Cet illogisme peut s’expliquer par la démarche intellectuelle de Montesquieu, qui ne consiste pas en un discours organisé, mais saute d’un aphorisme à un autre.

Distinction des pouvoirs, séparation des pouvoirs, équilibre des pouvoirs : aucun de ces trois termes ne figure dans L’Esprit des Lois. Le troisième est celui qui correspond le mieux à sa pensée, résumée par un principe fondamental : Il faut que le pouvoir arrête le pouvoir.

De manière paradoxale, cet équilibre recommandé par référence à la Grande-Bretagne ne correspondait pas à la situation que Montesquieu avait pu y observer au cours de son séjour de seize mois. Le roi, un Hanovrien ne parlant pas anglais,   ne comptait pas. Le premier ministre, chef de la majorité aux Communes, concentrait dans ses mains les deux premiers pouvoirs. Quand les Lords n’étaient pas d’accord, on en nommait une fournée, qui les rendait dociles.  Curieusement, ce système a bien fonctionné, car le vrai maître n’était pas un homme – Walpole ou un autre – mais une petite « élite » de propriétaires fonciers et de gros négociants, très conscients de l’intérêt de l’Angleterre qui se confondait plus ou moins avec le leur. C’est ainsi que l’empire britannique a été construit au détriment de la France. Par les temps de Brexit et de coronavirus que nous connaissons aujourd’hui, ce système de confusion des pouvoirs fonctionne moins bien.

II/ Quelles ont été les applications concrètes de la pensée de Montesquieu ?    

Elles ont été nombreuses. Deux d’entre elles se signalent particulièrement, mais elles relèvent d’une lecture critiquable de sa doctrine, consistant à la tirer du côté de la séparation des pouvoirs.

La Constitution américaine remonte à 1787. Les amendements des XIXe et XXe siècles n’ont pas modifié les situations respectives de pouvoirs. Les ministres sont responsables devant le seul président. Celui-ci ne peut dissoudre les Chambres. Il n’a pas l’initiative des lois. Il dispose en revanche, sur les lois votées, d’un droit de veto que les Chambres ne peuvent briser qu’à la majorité des deux tiers. De façon symétrique, les Chambres peuvent le destituer, mais seulement pour crime ou délit majeur, et il faut pour cela une majorité des deux tiers au Sénat. Cette procédure d’empêchement (impeachment) n’a abouti qu’une fois, au cours de l’histoire américaine.

De tout cela résultent des situations de blocage. Depuis une vingtaine de mois, Donald Trump ne peut plus faire grand-chose en régime intérieur, car il a perdu le contrôle de la Chambre des Représentants. D’autres présidents, dans le passé, ont connu la même difficulté. La Constitution leur garantit en revanche d’importants pouvoirs en politique extérieure.

Pour mémoire, la Constitution française de 1791 avait elle aussi organisé la séparation des pouvoirs. Les ministres n’étaient responsables que devant le roi. Louis XVI pouvait frapper les lois de son veto, mais hésitait à le faire, car à chaque fois de vives protestations s’élevaient. Il ne pouvait dissoudre l’Assemblée législative. Pour sortir de cette situation, celle-ci s’est mise à décréter d’accusation les ministres qui ne lui plaisaient pas. Comme on le sait, l’aventure s’est mal terminée.

III/ Quel équilibre des pouvoirs dans la France actuelle ?

Sur le papier, la Constitution organise un équilibre des pouvoirs. En réalité, hormis les affaires judiciaires, un seul homme décide de tout.

Ce déséquilibre est dû à la révérence du corps électoral envers les présidents de la République nouvellement élus : il s’empresse de leur donner une nette majorité à l’Assemblée. Le quinquennat n’est pas en cause. François Mitterrand, élu de justesse pour sept ans en 1981, à une faible majorité, a dissout l’Assemblée, et les électeurs lui en ont aussitôt assuré un large contrôle.

Voici mon sentiment personnel, que je ne suis pas le seul à exprimer :

¤ l’hyperprésidence est malsaine ; cette critique s’adresse, non pas aux titulaires successifs de l’emploi, mais au système qui leur offre un excès de pouvoir ;

¤ il en résulte le déluge de lois plus ou moins bâclées que nous subissons depuis quelques années ; en effet, le même homme a dans les faits l’initiative de la plupart des lois, et la faculté de les faire adopter ; à cela s’ajoute la croyance, assez répandue en France, qu’on peut régler tous les problèmes à coup de textes législatifs ;

¤ le système est même dangereux ; un tribun populiste peut bénéficier d’un engouement et être élu président ; dans la foulée, les électeurs lui accorderont le contrôle de l’Assemblée, et il sera le maître du pays pour cinq ans.

Comment parer à cela ? En instituant un délai incompressible entre l’élection du président et celle des députés ? Il faudrait à cette fin limiter le droit de dissolution, qui constitue l’un des éléments de l’équilibre des pouvoirs. Une solution plus opportune serait de rendre des pouvoirs au Sénat, réduit aujourd’hui à un rôle effacé dans la procédure législative. Mieux encore : rétablir, comme il en est question, une dose de proportionnelle pour l’élection des députés.

La France se rapprocherait ainsi de l’Allemagne, pays de proportionnelle. Ce pays est géré par des gouvernements de coalition. En conséquence, les réformes sont mûrement réfléchies et négociées, parfois durant des années. On est loin de notre précipitation et de notre fouillis. L’Allemagne a certes commis quelques erreurs, durant ces dernières années. Elles n’étaient pas dues aux institutions, mais à des courants d’opinion difficiles à maîtriser.

Veuillez excuser le caractère sommaire de ces réflexions. Il fallait laisser du temps pour la suite du débat.

Intervention d’Alain Juppé

Je commencerai par rappeler quelques traits de Montesquieu. Il était plutôt petit mais séduisant, brillant causeur, très à l’aise dans les salons, nullement austère. Tout m’intéresse, tout m’étonne, s’écrie dans les Lettres persanes son porte-parole Usbek. Keynes le considérait comme l’un des plus grands économistes, à l’égal d’Adam Smith. C’était aussi, dans une certaine mesure, un penseur social, professant que les personnes publiques ont des devoirs envers leurs administrés, notamment de les protéger de la délinquance et de défendre leur santé.

Montesquieu était foncièrement un modéré. Mais non un tiède, bien au contraire. Pour reprendre les termes de Raymond Aron (1965), il était modéré avec excès. Et conscient de sa singularité : Par un malheur attaché à la condition humaine,    a-t-il écrit, les grands hommes modérés sont rares.  

L’une des dominantes de sa pensée aura donc été son horreur du despotisme, et sa réflexion sur les pouvoirs en procède. Lorsque dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté. 

Le judiciaire se situe à part. Des trois puissances dont nous avons parlé, écrit Montesquieu, celle du juge est en quelque façon nulle. Elle se borne à appliquer les lois à la lettre. Conception inattendue de la part d’un parlementaire chevronné, et qui méconnaît l’importance de la jurisprudence, largement reconnue depuis lors en France comme dans les pays anglo-saxons. Il demeure que le juge fait obstacle à l’éventuel arbitraire du pouvoir exécutif, et c’est pourquoi Montesquieu l’a placé parmi les puissances.

Je considère que l’indépendance de la justice, en France, de nos jours, ne pose plus de réels problèmes. Dans la pratique, les procureurs généraux sont nommés sur avis conforme du Conseil Supérieur de la Magistrature. Un éventuel article de loi sur ce sujet ne ferait que consacrer la coutume.

Revenons aux deux autres pouvoirs. J’étais partisan de la réduction du mandat présidentiel à cinq ans, et je le demeure.  Sept ans, c’est trop long.

Il faut bien mesurer les conséquences d’une réduction du nombre des parlementaires. Récemment, j’ai rencontré un citoyen qui se plaignait que son député ne lui ait accordé audience qu’avec un délai de quinze jours. Si l’on réduisait l’effectif de l’Assemblée, les délais ne pourraient que s’allonger.

Doit-on introduire une dose de proportionnelle dans l’élection des députés ? Il conviendrait d’étudier de près la suggestion de Jean-Louis Bourlanges, inspirée du mode de scrutin en vigueur pour les communes de 1000 habitants et plus. La liste arrivée en tête gagne la moitié des sièges. C’est sa « prime ». En plus, elle reçoit sa part des autres sièges, au prorata des suffrages exprimés (après élimination des listes qui ont recueilli moins de 5 %). Mais la transposition de cette formule aux élections de députés nécessiterait sans doute un retour au cadre  départemental, lequel présente l’inconvénient d’éloigner l’élu de l’électeur.

Ces réflexions intéressantes ne sauraient cacher une réalité : nous vivons une crise de la démocratie. Les dernières élections législatives partielles ont été marquées par 80 % d’abstentions ! Les mouvements d’opinion ont tendance à se manifester en dehors du cadre institutionnel.

Questions des participants, réponses d’Alain Juppé

Que pensez-vous des Gilets jaunes ?

Le mouvement s’étiole, le problème demeure. Il faut s’en occuper. Nous avons notamment deux jeunesses, l’une voyageuse et à l’aise dans la mondialisation, l’autre laissée au bord de la route. Nous devons faire en sorte que cette deuxième jeunesse, ainsi que les autres éléments de la population tentés par le mouvement des Gilets Jaunes, se sentent vraiment représentés par le système.

En région parisienne, tout spécialement, le « mille-feuilles » fait obstacle à la prise de conscience citoyenne. Ailleurs, il avait été question de remplacer les départements par les régions. Mais les régions issues de la récente réforme, notamment la Nouvelle Aquitaine, sont trop étendues pour jouer ce rôle.

Tout ce qui rapprochera l’électeur de l’élu ira dans le bon sens.

Que pensez-vous du Sénat ?         

Il n’est pas inutile. Son rôle consiste notamment à nettoyer ou à clarifier des textes votés trop vite par l’Assemblée. Cela dit, il lui est difficile de faire passer ses idées. À noter que lors du tout récent renouvellement, 66 % des sièges ont été attribués à la proportionnelle.

Je dois également mentionner le Conseil Économique, Social et Environnemental (CESE). Une loi organique en cours d’adoption élargit sa composition, prévoit sa saisine par des pétitions de citoyens et lui permet d’organiser des consultations publiques auprès de citoyens tirés au sort. Affaire à suivre.

Que pensez-vous de la décision, prise par le gouvernement et non par une autorité locale, de fermer les restaurants et les bars de Marseille, pour cause de coronavirus ?

Une décision impopulaire est plus facile à prendre par le gouvernement que par le couple maire-préfet.

Que pensez-vous de l’inflation législative ?

Montesquieu a donné la réponse. Quand il n’est pas nécessaire de faire une loi, il est nécessaire de ne pas en faire.    

En lisant Stefan Zweig

Par Jacques Darmon
Juin 2020

Des amis m’ont fait découvrir des textes peu connus de Stefan Zweig[1], écrits pendant la première guerre mondiale. Il s’agit d’œuvres mineures : articles parus dans les journaux suisses (Zweig était correspondant de guerre à Berne), des lettres à des personnes privées, des textes signés de l’auteur mais non publiés…

Ces documents reflètent l’opinion du « caporal Zweig ». À mon sens, et c’est leur intérêt majeur, ils donnent une explication plus plausible de ce geste tragique par lequel Zweig et sa femme ont mis fin à leurs jours, en février 1942.

On a souvent affirmé que Stefan Zweig était déprimé, désespéré à la fois par la victoire hitlérienne et l’effondrement de la société viennoise. Je crois, après avoir lu ces textes, que ces explications ne suffisent pas.

Stefan Zweig connaissait suffisamment l’histoire de l’Europe pour savoir que jamais aucun pays n’avait résisté longtemps à la coalition de tous les autres États. Après l’entrée en guerre des États-Unis et l’échec (allemand) de la « bataille d’Angleterre », la défaite hitlérienne était inéluctable. Zweig ne pouvait pas l’ignorer.

Quant à l’agonie de la société viennoise (la première d’Europe pour Zweig), il avait décrit, dès 1938,  la disparition du « monde d’hier ».

En 1918, déjà, Stefan Zweig avait observé un effondrement de l’environnement politique, militaire et social de l’Autriche. Paul Valéry, au même moment, nous disait que  les civilisations sont mortelles.

Mais justement, ces textes inédits datant de la première guerre mondiale montent clairement que Stefan Zweig restait optimiste : il avait confiance dans la force et la permanence de la culture allemande. Militairement vaincue, socialement en lambeaux, l’Allemagne (pour Zweig, le peuple de langue allemande, donc y compris l’Autriche) continuait de rayonner par le dynamisme de ses universités, de ses philosophes, de ses poètes. La culture allemande était vivante, l’essentiel était préservé. En 1918, cette constatation effaçait les horreurs de la guerre et donnait foi en l’avenir.

C’est exactement ce qui manquait à Zweig en 1942 : le régime hitlérien fêtait la victoire militaire (peut-être provisoire)  du fascisme ; mais  c’était surtout une défaite de la pensée, la constatation terrible que la culture allemande n’avait pas résisté au cauchemar nazi. Le « peuple de Goethe, Schiller, Kleist, Hölderlin et Kant », celui de Mozart et de Beethoven, s’était jeté dans les bras de ces bourreaux, avait participé activement aux massacres de populations entières[2].

« Mortes, les voix de la famille et des amis, morte, la voix des poètes et des écrivains, plus aucun signe de personne, le silence… Ce silence, cet effroyable, impénétrable, interminable silence est plus insupportable que n’importe quel bruit. Il contient plus d’horreur que le tonnerre, que le hurlement des sirènes, que le fracas des explosions… »

Ce silence d’un peuple devenu muet avait ruiné toutes ses convictions sur la force de la culture et l’avait conduit, le 22 février 1942 à Petrópolis, constatant l’échec de tout ce en quoi il croyait depuis ses premiers travaux, à vouloir quitter ce monde désespérant.

Arrivé à ce point de la lecture, j’ai posé mon livre et j’ai pensé à la France.

La France aujourd’hui, comme l’Autriche en 1918, a perdu son rang : dominée économiquement par l’Allemagne, ignorée diplomatiquement par la plupart des pays du monde  (même les plus petits[3] !), noyée politiquement dans l’Europe, la France n’est même plus « une puissance moyenne », comme l’affirmait Giscard d’Estaing !

Mais, dans ce désastre géo-politique, nous imaginions que survivait « une certaine idée de la France ». À défaut de la puissance économique ou politique, nous disposions d’une magistrature intellectuelle. Notre culture, notre histoire, nos valeurs, nos créateurs, nous assuraient une place particulière dans le monde : parce que la France se voulait universelle, elle était présente dans le cœur de tous les hommes. La culture française suffisait à sauver la France.

Il nous faut, comme Stefan Zweig en 1942, constater qu’il n’en est rien.

La France a elle-même renoncé à son histoire et sa culture n’est plus un objet d’admiration.

Les foules qui se pressaient derrière le catafalque de Victor Hugo pleurent aujourd’hui le décès de Johnny Halliday ; le Paris de Mme Hidalgo efface la Ville-lumière du baron Haussmann ; le Dr Raoult a remplacé Louis Pasteur dans le cœur des Français ; les personnages les plus aimés de nos concitoyens sont des acteurs de cinéma, des sportifs ou des présentateurs de télévision ; l’écriture inclusive défie Arthur Rimbaud.

Nous perdons notre propre estime. La crise du coronavirus a mis à terre le « meilleur système de santé du monde ». Les classements PISA mettent en évidence la faiblesse de notre système d’éducation. Notre démocratie fonctionne mal et la société française n’est qu’un « archipel »  de groupes humains indifférents (ou même hostiles) les uns aux autres.

Ce que nos amis américains appellent la « French Theory » n’est plus l’œuvre des Lumières ou l’universalisme de la Révolution, mais les élucubrations de nos philosophes « déconstructeurs » (Foucault, Derrida, Deleuze).

Nous assistons aujourd’hui même à une accélération étonnante de cette déconstruction de la France. Longtemps confiné dans les débats de quelques intellectuels, ce processus est maintenant dans la rue.

« Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », disait notre Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen en 1789. La France révolutionnaire se voulait universaliste : tous les hommes ont les mêmes droits, sans distinction, de race, de religion ou de sexe.

La lutte contre le racisme est donc au cœur de la culture française, mais aujourd’hui cet antiracisme devient à son tour raciste. Une militante, bien intentionnée, demande de « compter les Noirs » [4]. Des réunions sont interdites aux Blancs.

Le regard que les citoyens portent sur leur histoire est nécessairement divers. La Révolution, les luttes ouvrières, l’occupation et la Résistance, … font l’objet d’analyses divergentes depuis longtemps Mais plus récemment, une nouvelle étape a été franchie : certains exigent de réécrire l’histoire et d’imposer une nouvelle lecture devenue seule valable : décapiter Colbert qui a édicté le Code noir, condamner Napoléon[5] qui a restauré l’esclavage aux Antilles, réécrire la période coloniale[6]

A l’image de la période stalinienne pendant laquelle le pouvoir effaçait des images officielles les personnages historiques qui avaient cessé de plaire, une relecture de l’histoire de France est recommandée, voire exigée.

Particulièrement significative est l’attitude des nouveaux migrants à l’égard de cette France déconstruite.

La France a été formée en grande partie par des peuples venus de l’extérieur : des Grecs, des Romains, des Francs, des Burgondes, des Ostrogoths, des Alains … Peu à peu, depuis Bouvines, s’est constituée une nation française, avec une langue, une culture, des modes de vie assez homogènes sur tout le territoire.

Cette France unifiée est restée une terre d’immigration : des Polonais, des Espagnols, des Italiens… Ces premiers immigrés venaient en France pour trouver du travail, bien entendu, mais s’ils avaient choisi la France parmi bien d’autres destinations possibles, c’était parce que ce nom leur disait quelque chose de plus [7]. D’ailleurs, à peine arrivés, sans renoncer à leur propre histoire, ils acceptaient de se fondre dans la société française[8].

Les nouveaux immigrés, dans leur majorité, agissent différemment. Ils viennent en France non pas par admiration de Molière ou de Victor Hugo, mais par attrait du RSA, du RMI, de l’AME de l’AMD … Tous ces acronymes qui symbolisent le système français d’aides sociales, le plus généreux du monde : de fait, nous achetons ces immigrés ! À juste titre,  ils nous le reprochent.

En conséquence, présents en France non par choix mais par nécessité, ils refusent de se fondre dans une communauté nationale qu’ils ne reconnaissent pas et qui a perdu tout pouvoir d’attraction. Ainsi se développe ce qu’on appelle communautarisme et qui est en fait un rejet de la France d’aujourd’hui, soit parce que ces immigrés ou descendants d’immigrés n’acceptent pas des mœurs contraires à leur propre tradition, soit parce que, se sentant rejetés par une majorité hostile, ils estiment que leur communauté les protège mieux que les institutions publiques.

Le fait que de nouveaux immigrés recherchent l’appui de leurs semblables est ordinaire. Mais ce communautarisme débouche aujourd’hui sur un véritable séparatisme : vivre autrement, loin des autres.

Que reste-t-il de la France républicaine, une et indivisible ?

Jacques DARMON

Juin 2020

[1] Pas de défaite pour un esprit libre- Albin Michel

[2] En novembre 1941, était déporté à Minsk le premier convoi de juifs viennois.

[3] Turquie, Syrie, Israël, Brésil…

[4] A noter que personne ne demande de compter « les jaunes » ou « les cuivrés ». Il fut un temps où l’Etat demandait de compter les juifs. La France de 2040  ressemblera-t-elle à celle de 1940 ?

[5] En 2005, la France a renoncé à fêter le 200° anniversaire d’Austerlitz. À la  reconstitution de la bataille, les grognards de Napoléon étaient joués par des soldats tchèques !

[6] Pour l’instant, les juifs ne demandent pas de condamner Saint Louis, ni les protestants de détruire la statue de Louis XIV !

[7] Il existe au Vietnam un temple où les trois déités sont Moïse, Jésus et Victor Hugo (en habit d’académicien !)

[8] A Alger, en 1947, mon petit livre d’histoire me disait que « (mes) ancêtres, les gaulois, étaient grands et blonds ». Ni moi, ni mes parents n’y trouvaient rien à redire !

A Médéa, petit village au sud d’Alger, les ruelles du quartier juif s’appelaient rue Molière et rue Racine !

Une nouvelle explication de la chute de Rome ?

Kyle Harper lu par Nicolas Saudray  

La chute de l’empire romain continue de fasciner. Plus de deux cents explications en ont été proposées. Machiavel incriminait le recrutement de mercenaires barbares ; la décadence romaine avait pourtant débuté bien avant cette politique. Montesquieu déplorait la baisse de l’énergie des élites et du sens civique. Mais pourquoi ces baisses ? Suivant un auteur beaucoup plus récent, les sujets de l’empire auraient été empoisonnés par le plomb des conduites d’eau. On peut répondre que ses campagnes, hébergeant au moins 80 % de sa population et fournissant la quasi-totalité de ses soldats, ignoraient les canalisations.

Le professeur américain Kyle Harper suit lui aussi cette mode récurrente qui consiste à expliquer la marche des sociétés par des facteurs physiques. À son avis, le déclin et la chute de l’empire des Césars résultent, d’une part, de la détérioration du climat, d’autre part, d’une succession d’épidémies. La première thèse n’est pas nouvelle, mais Harper essaie de la renforcer. La seconde thèse est assez originale.

Je dois d’emblée formuler une réserve : seul l’empire romain d’Occident s’est effondré. Son frère oriental s’est maintenu durant mille ans de plus.

Voyons donc l’évolution du rayonnement solaire et donc des températures, connue par l’étude des carottes glaciaires. De l’an 350 avant JC jusqu’à notre an 30, les températures sont constamment supérieures à celles de 1986, choisies comme référence. C’est ce qu’on appelle l’optimum romain, favorable aux cultures. Survient alors, durant une vingtaine d’années, une petite pointe de froid relatif. Elle correspond à la fin du règne de Tibère, à celui de Caligula et au début de celui de Claude : une période d’intrigues sanglantes, mais n’affectant qu’un petit nombre de personnes. La puissance économique et militaire de l’empire reste intacte. On peut donc dire qu’en l’occurrence, l’inflexion climatique n’a eu aucun effet palpable. D’ailleurs Harper s’abstient de la commenter.

Une deuxième pointe de froid, plus marquée mais tout aussi brève, se produit vers l’an 100 de notre ère. Elle correspond au glorieux règne de Trajan. Là encore, l’effet climatique reste imperceptible. L’empire est suffisamment organisé pour résister à une réduction modérée des récoltes.

 Après quoi les températures remontent nettement au-dessus du niveau de 1986. La grande plongée dans le froid n’a lieu que vers 600. À cette date, l’empire romain d’Occident est mort depuis belle lurette. Ce n’est donc, à l’évidence, pas le froid qui l’a tué.

Harper invoque aussi une évolution défavorable de l’humidité. Il produit des témoignages intéressants, selon lesquels le climat de la région de Rome et celui de la côte égyptienne étaient autrefois plus humides qu’aujourd’hui. Pour les autres provinces de l’empire, les données manquent. Où et quand la sécheresse a-t-elle fait son apparition ? Notre auteur signale des crues déficitaires du Nil de 244 à 246. Leurs effets ont pu gêner l’alimentation de la ville de Rome. Mais à ces dates, la grande crise militaire et politique du IIIe siècle est déjà ouverte ; les historiens la font débuter en 235. Et après elle viennent les règnes de Dioclétien et de Constantin, politiquement et militairement réussis, malgré la médiocrité de leur apport culturel.

Force est donc de constater l’échec de la tentative d’explication du naufrage de l’empire romain d’Occident par l’évolution du climat. Cette conclusion converge avec celle qu’inspire le petit âge glaciaire, qui a couvert l’Europe occidentale du XVIe siècle au XVIIIe siècles. La population n’y a pas augmenté, sauf en fin de période. Mais les sciences et les techniques y ont progressé, la littérature et les arts y ont fleuri.

Les épidémies, spécialité de Harper, seront-elles plus décisives ? Selon lui,  l’empire romain y était prédestiné, par son commerce maritime, qui donnait toutes facilités de voyage aux rats, et par ses thermes ou bains publics, foyers de contagion. Notre auteur ajoute que les égouts, tant vantés, servaient surtout à l’écoulement des eaux de pluie, et que les latrines des maisons n’y étaient généralement pas reliées. Ces propos paradoxaux renferment une part de vérité. Notons toutefois que la Peste noire a ravagé un Occident médiéval où les bains publics étaient bien moins répandus que dans l’empire romain.

La première épidémie signalée porte le nom de peste antonine, parce qu’elle a sévi sous la dynastie de ce nom. Mais c’était sans doute une sorte de variole, et le règne affecté a été celui de Marc-Aurèle. Harper évalue la perte de population à 10 % ou 20 %. J’émettrai ici deux remarques :

  • c’est une perte dont une société peut se remettre assez vite ; l’Allemagne, par exemple, a perdu bien davantage durant la guerre de Trente Ans ; un demi-siècle plus tard, elle produit Bach et Haendel ;
  • en 169 de notre ère, lorsque la « peste » antonine envahit l’empire, le processus de décadence est déjà nettement engagé : le dernier écrivain latin marquant, Tacite, est mort vers 120 ; la colonne Trajane est restée un chef d’œuvre isolé.

Arrêtons-nous quand même un instant sur la destinée de Marc- Aurèle. Il accède à l’empire en même temps que son frère adoptif Lucius Verus, dont les goûts sont plus militaires que les siens. Lucius meurt de la « peste » au cours d’une campagne contre les Parthes. Marc se retrouve donc seul à la tête de l’empire, sans l’avoir voulu. De complexion plutôt fragile, il s’astreint quand même à commander les armées. Ses écrits stoïciens n’innovent pas, mais sont de belle facture. Des quatorze enfants que lui a donnés son épouse Faustine, un seul survit, et c’est une brute, Commode. Marc ne peut ignorer ses travers, mais le désigne quand même pour lui succéder, alors que ses prédécesseurs de la dynastie antonine avaient préféré des successeurs capables, qui n’étaient pas leurs fils. Marc meurt en 180 de la même peste que Lucius, onze ans plus tard. Après le règne désastreux de Commode, les Sévères réussissent une belle remontée politique et militaire, et le droit romain connaît son apogée. Mais les lettres et les arts sont tombés assez bas, et ne remonteront plus.

Harper s’attelle ensuite à une deuxième épidémie appelée la « peste » cyprienne, du nom de saint Cyprien, évêque de Carthage, qui nous l’a signalée (à compter de 249). Je me demande si notre auteur n’exagère pas l’importance de cet accident sanitaire, dont les contemporains ne nous ont presque rien dit, et dont le microbe n’a pas été identifié. De toute façon, il est postérieur à l’ouverture de la grande crise du IIIe siècle. Et en 249, la décadence romaine est déjà un fait acquis.

La troisième épidémie est celle de Justinien, une vraie peste. Harper la décrit avec lyrisme. Il évalue la mortalité à 50 % ou 60 %, ce qui me paraît fort. Mais à cette époque, l’Occident se trouve depuis longtemps aux mains des Barbares. L’empire de Justinien est oriental, plus précisément byzantin. Depuis le Haut Empire romain, tout a changé. Le christianisme est omniprésent, avec ses icônes et ses moines qui interfèrent dans les affaires séculières. Malgré la peste, l’empire byzantin va se maintenir assez brillamment jusqu’à la Quatrième Croisade – donc pendant plus de six siècles.

Là encore, le parallèle avec la Peste noire s’impose. Ce fléau a ravagé l’Occident au XIVe siècle. La proportion de victimes est du même ordre de grandeur que sous Justinien. Le choc ainsi subi n’a pas empêché l’Italie et les Flandres, puis le reste de l’Europe occidentale, de briller au XVe siècle.  

D’une manière générale, les épidémies ont évidemment joué un rôle, à Rome et ailleurs. Mais il est vain d’en faire le moteur de l’histoire. Le lecteur trouvera dans l’ouvrage de Harper quantité de faits curieux et de remarques piquantes. La théorie centrale ne convainc pas.

                                                            xxx

Comment expliquer alors le déclin et la mort des civilisations ? Spengler croit constater, pour chacune, l’épuisement d’une âme ; c’est bien vague. Selon Toynbee, les civilisations se montrent, à un moment ou à un autre, incapables de répondre à un défi, d’où leur perte.  Quel défi ?

Dans mon livre Nous les dieux, Essai sur le sens de l’histoire, dont Philippe Agid a rendu compte sous cette rubrique du site Montesquieu, j’ai préféré dénoncer la sclérose. Ce mal guette toutes les sociétés, mais les empires y sont particulièrement exposés, en raison de leur centralisation et de leur lourdeur. En voici, pour Rome, quelques exemples : le sénat, cette assemblée autrefois si vivante, devient une chambre d’enregistrement ; la fiscalité s’accroît sans cesse ; comme Henri Wallon l’a expliqué de façon lumineuse, les élites locales sont détruites, car on les a rendues responsables du difficile recouvrement de l’impôt.

L’ouvrage : Kyle Harper, Comment l’empire romain s’est effondré, trad. La Découverte, janvier 2019. 544 pages, 25 €.

Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu

Par  Patrice Cahart

          Fondé par des membres d’une promotion dont le nom se réfère à l’auteur de l’Esprit des Lois, ce site ne pouvait rester indifférent à la reprise, au Théâtre de Poche Montparnasse, du Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu. Servie par deux bons acteurs, cette pièce a été jouée avec succès durant une grande partie de l’automne 2018, devant un public surtout estudiantin mais attentif.  

          La formule du dialogue aux enfers nous vient des Anciens. Elle permet la rencontre et souvent l’affrontement de personnages ayant vécu à des époques différentes. Fénelon et Fontenelle, entre autres, l’ont pratiquée.

          Maurice Jolly, avocat républicain né en 1829, s’en saisit pour critiquer le régime de Napoléon III. Dans son ouvrage publié à Bruxelles en 1864, sans nom d’auteur, Montesquieu s’élève en défenseur de la démocratie contre Machiavel, porte-parole du despote impérial. Ce dernier est accusé de méditer un second coup d’État. Le dialoguiste fait preuve d’habileté, mais n’évite pas une certaine prolixité, une certaine emphase. Malgré son anonymat, il est repéré, arrêté, condamné à quinze mois de prison. Ironie de l’histoire, cet incident déplorable survient alors que le régime évolue vers une forme adoucie, l’Empire libéral des historiens, en attendant l’Empire parlementaire de 1870.

         Après sa libération, Jolly assure pendant quelque temps le secrétariat de Jules Grévy. Les républicains ayant accédé au pouvoir en 1877, il s’imagine sans doute que ses mérites vont être reconnus, et que de hautes fonctions vont lui être confiées. Rien ne vient. L’année suivante, il se donne la mort.

         Le Dialogue n’était pas fait pour le théâtre, ne serait-ce qu’en raison de sa longueur. En 1968 toutefois, donc plus d’un siècle après sa publication, l’acteur Pierre Fresnay s’avise qu’une bonne pièce peut en être tirée. Il la joue au théâtre de la Michodière, dans le rôle de Machiavel, face à Julien Bertheault qui incarne Montesquieu.

          Cinquante ans plus tard, Philippe Tesson mandate, pour une nouvelle adaptation libre, Marcel Bluwal, vieux routier du cinéma et de la télévision, membre du Parti communiste jusqu’en 1981. L’adaptateur désigné ne retient qu’un cinquième du texte initial et le réécrit en partie, de façon qu’il sonne mieux au théâtre. Ce qui lui a surtout plu dans l’œuvre de Jolly, c’est la description prophétique des moyens de manipuler l’opinion. La pièce s’achève sur la dénonciation, par le philosophe du XVIIIe, d’un danger montant qui pourrait bien être le Front national, devenu entre temps Rassemblement national.

          Que penseraient de tout cela le vrai Machiavel et le vrai Montesquieu ? Pour bien comprendre le premier, il faut rappeler brièvement son parcours. Avant sa naissance (1469), Florence prospère sous un prince habile et prudent, Côme de Médicis. Le jeune Machiavel vit le principat de son petit-fils, Laurent le Magnifique, qui est l’inverse de son grand-père, et conduit à la faillite la prestigieuse compagnie commerciale et bancaire de ses aïeux. Par réaction à ce faste épuisant, Savonarole prend le pouvoir en 1494, deux ans après la mort du fautif. Il le conserve pendant quatre années – jusqu’à sa fin spectaculaire sur un bûcher. Marqué par ces péripéties, Machiavel en a sans doute tiré la conviction que le premier devoir des gouvernants (qu’ils soient républicains ou monarchiques) consiste à en éviter le retour.

         En 1498, il est recruté par la république aristocratique restaurée, en qualité de secrétaire de la chancellerie. Ses fonctions sont surtout diplomatiques. Le gonfalonier, premier magistrat de la cité, n’est pas un Médicis, mais un nommé Soderini.

          Malheureusement pour notre futur auteur, les Médicis reprennent la ville en 1512 avec l’aide des Espagnols. Machiavel est incarcéré, torturé même. Le prétendu chantre de l’absolutisme commence donc par en être la victime. Il se retire, mais souhaite revenir aux affaires : d’où son livre Le Prince, qu’il dédie en 1516 à Laurent II de Médicis, descendant du premier Laurent.

         Le nouveau maître reste insensible à cet hommage. Heureuse erreur, car sans elle nous n’aurions sans doute pas eu la suite de l’œuvre : une comédie, La Mandragore, un Art de la guerre assez banal (mais surprenant, de la part d’un homme qui n’avait jamais exercé un commandement militaire), le Discours sur la première décade de Tite-Live, fort apprécié tout au long des XVII° et XVIII° siècles, enfin une Histoire de Florence.

         Machiavel meurt en 1527, année du sac de Rome par les troupes de  Charles-Quint et d’une nouvelle éviction des Médicis par les Florentins révoltés. Durant ses dernières semaines, l’écrivain a dû se dire qu’on n’en serait pas arrivé là si ses conseils avaient été suivis.  Le Prince est publié cinq ans plus tard.

         Ce fameux livre est donc d’abord une œuvre de circonstance, destinée à permettre un retour en grâce. Contrairement à ce qu’on croit, il ne s’agit pas d’une apologie dudit prince. Machiavel écrit en effet, au début de son chapitre II : Je ne traiterai point ici des républiques, car j’en ai parlé amplement ailleurs. Je ne m’occuperai que des principautés, et… j’examinerai comment les princes peuvent se conduire et se maintenir. Deux phrases manifestement ajoutées après la rédaction du Discours sur Tite-Live qui était consacré aux premiers temps de la république romaine. L’auteur s’interdit donc tout choix explicite entre république et monarchie. La lecture du Discours, ainsi que les quatorze ans passés au service d’une Florence aristocratique suggèrent une préférence intime pour la forme républicaine. Mais le souverain se trouve là, c’est un fait. Il faut lui plaire, et le rendre utile, en lui présentant des suggestions pratiques. Inutile de lui proposer de rétablir des institutions républicaines : ce serait l’échec assuré.

          Le Prince contient des formules qui lui ont valu sa réputation de cynisme et d’irréligion. Il est plus sûr d’être craint que d’être aimé. Ou encore : Un prince bien avisé ne doit point accomplir des promesses dont l’accomplissement lui serait nuisible. Ces phrases sont néanmoins tempérées par d’autres, suivant lesquelles le prince doit être aidé par la faveur des habitants, et être aimé de son peuple. Le souvenir de Côme et du premier Laurent se reflète dans un passage selon lequel mieux vaut passer pour avare que de se ruiner par la prodigalité.

          En 1559, le pape inscrit à l’Index l’ensemble de l’œuvre – la réputation du Prince ayant rejailli sur le reste qui n’en méritait pas tant.

          Quant à Montesquieu, il n’aspire en rien au titre de paladin de la démocratie. Il dit du bien des républiques, mais celles qu’il connaît sont généralement aristocratiques, et de toute façon, à son avis, incompatibles avec un grand territoire. Il condamne fermement le despotisme ; c’est ce qui a plu à Maurice Jolly. Sa préférence va cependant, pour un pays comme la France, à ce qu’il appelle la monarchie, et où l’autorité royale s’exerce dans le cadre de lois.

          Sa théorie de la séparation des pouvoirs n’est pas tout à fait ce qu’on croit. S’inspirant, non du système britannique qu’il a sous ses yeux, mais de celui de l’époque précédente, il décrit :

  • un pouvoir législatif dévolu à un Parlement de deux chambres, l’une émanant du peuple (selon un mode de scrutin très éloigné du suffrage universel), l’autre constituée de nobles héréditaires ;
  • un pouvoir exécutif confié au roi (et non, comme à Londres au XVIIIe siècle, à un gouvernement issu de la majorité parlementaire) ;
  •       un pouvoir judiciaire indépendant.

          Au chapitre VI du livre XI, le philosophe laisse échapper cette phrase : Dans la plupart des royaumes de l’Europe, le gouvernement est modéré, parce que le prince, qui a les deux premiers pouvoirs, laisse à ses sujets l’exercice du troisième. La confusion du législatif et de l’exécutif en la personne du monarque ne le gêne donc pas vraiment. Ce qui importe au président à mortier du parlement de Bordeaux, c’est la souveraineté des tribunaux.

          Le diplomate florentin et le magistrat aquitain se révèlent donc assez différents de l’image renvoyée par Maurice Jolly puis par Marcel Bluwal. Mais leur aventure théâtrale leur aura donné une nouvelle vie.

         Il ne reste plus qu’à baptiser une prochaine promotion de l’ENA du nom de Machiavel. 

La double personnalité de Karl Marx  

Par Nicolas Saudray  [1]

          À l’occasion du bicentenaire de la naissance de Karl Marx, la « lettre » de l’excellente et très peu marxiste revue Commentaire lui rend ce demi-hommage, sous la plume de Jean-Claude Casanova, qui a formé à l’économie plusieurs générations de Sciences Po : En tant qu’économiste, Marx reste peut-être le plus riche, le plus passionnant de son temps. En tant qu’économiste-prophète, en tant qu’ancêtre putatif du marxisme-léninisme, il est un sophiste maudit qui porte sa part de responsabilité dans les horreurs du XXème siècle.

          Mais la césure, à mon sens, ne passe pas à l’intérieur de son œuvre économique. Elle sépare l’économiste du philosophe.

          Marx philosophe

          La doctrine du matérialisme historique est résumée par le Manifeste du Parti Communiste, publié au début de 1848, juste avant la révolution, par Marx et Engels : le supérieur s’explique par l’inférieur. C’est une réaction assez saine aux penseurs précédents, qui avaient tendance à tout expliquer par le mouvement des idées.

          Sur les traces de Marx, on peut considérer que le développement des doctrines libérales, en économie comme en politique, est l’un des résultats de l’essor de la bourgeoisie. De même, la percée des idées socialistes et communistes, bien que principalement due à des penseurs bourgeois, est liée à la montée de la classe ouvrière. Aujourd’hui, néanmoins, cette classe ouvrière se rétracte dans tous les pays d’Occident. Elle est remplacée par des éléments de cet ensemble hétérogène et flou qu’on appelle les services. Or ce bouleversement économique n’a pas fait naître de nouvelles idées politiques ; on se contente de remâcher les anciennes.

          Le grand échec de cette doctrine utile mais réductrice appelée matérialisme historique est son impuissance à rendre compte de la naissance des religions. Je ne vois pas quels changements économiques seraient à l’origine du bouddhisme (et en même temps du jaïnisme). Peut-être ces mouvements religieux indiens sont-ils le fruit de séries de guerres, qui auraient mis en évidence le néant des existences humaines. Ce n’est pas de l’économie.

          Même échec de notre auteur dans le cas du christianisme. Son Manifeste relie cette religion à la féodalité. Or mille ans séparent les débuts de la première des débuts de la seconde.

          Les disciples de Marx n’ont pas été plus heureux dans le cas de l’islam. On prend volontiers ce dernier pour un fruit du désert. Mais il est né dans des villes, La Mecque, Médine, et a connu son apogée doctrinale dans d’autres villes, Bagdad, Le Caire. Les nomades, jusqu’à nos jours, ont passé pour de médiocres musulmans, ne serait-ce qu’en raison de leur manque d’ablutions rituelles.

          L’abolition de l’esclavage (en 1835 dans les colonies britanniques et en 1848 dans les françaises) me fournira un exemple d’un autre niveau, mais néanmoins frappant. C’est le triomphe d’une idée. Née au XVIIIe siècle, elle s’est répandue en Europe, portée par des gens qui n’avaient rien à gagner à cette abolition, et qui n’avaient jamais vu une plantation.

          Malgré tout, le matérialisme historique reste une discipline intellectuelle recommandable. En présence d’une nouvelle doctrine politique ou philosophique, il n’est pas mauvais de se demander quels intérêts économiques ont pu l’inspirer. C’est seulement après cet examen que le vrai combat d’idées peut débuter.

          Marx économiste

          L’économiste appelle un tout autre jugement. Marx avait une formation de philosophe. En économie, c’était un autodidacte.  Il s’est instruit tout seul dans son coin, par la lecture d’ouvrages, sans jamais bénéficier de leçons de vrais économistes, ni même de discussions directes avec eux. Un effort considérable, qui a fini par le tuer. Dans ces conditions, le bagage qu’il a acquis constitue une performance. Mais pour notre malheureuse planète, lourdes sont les conséquences.

          La progression de la science économique, du temps de Lumières à la fin du XIXe, ne saurait être attribuée à un seul penseur, si médiatique soit-il. Une série de pionniers se sont succédé, Adam Smith, Ricardo, Jean-Baptiste Say, Walras et ses mathématiques, les marginalistes autrichiens. Ce n’étaient pas nécessairement des égoïstes, des partisans du chacun-pour-soi ; Adam Smith a laissé au contraire une œuvre de moraliste, soucieux du bien public. Après eux, il a fallu apporter des compléments et des correctifs, et prendre en compte, notamment, une certaine irrationalité des agents économiques, génératrice d’engouements et de retombées. Mais de cette série d’économistes, nous avons hérité des outils intellectuels qui nous servent tous les jours : l’appel à la concurrence, l’analyse à la marge …

          Parmi ces pères fondateurs, Marx a-t-il sa place ? Je me suis astreint, autrefois, à la pénible lecture du Capital. On me permettra de dire que cet ouvrage inachevé ne vaut pas un kopeck.

          Marx commence par emprunter à Ricardo sa prétendue loi de la valeur-travail. Or la valeur d’un produit est déterminée par l’offre et la demande. Quand un produit nouveau connaît la faveur du public, son prix peut s’établir à un niveau bien plus élevé que celui du travail incorporé. Ensuite, comme l’a notamment montré Jean Fourastié, la concurrence ramène peu à peu ce prix à un niveau proche de la valeur-travail, mais il reste aux entrepreneurs, en sus, une rémunération de leur risque, qui leur permet d’effectuer des investissements nouveaux. Faute de quoi ils meurent.

          Marx échafaude ensuite sa fantastique théorie de la plus-value (autre nom donné par lui au profit). Il semble que ce terme englobe à ses yeux les intérêts dus par l’entrepreneur, ce qui est absurde, car les intérêts constituent le prix de temps, et l’entrepreneur est généralement endetté. Marx se trompe encore davantage quand il soutient que la plus-value a été arrachée aux ouvriers, et qu’elle devrait leur revenir. Comme je viens de le rappeler, sans profit, pas d’entreprise.

          Même les marxistes d’aujourd’hui en conviennent. Le niveau de profit souhaitable peut bien sûr donner lieu à discussion. Mais celle-ci ne conduit pas nécessairement à condamner un excès. Voici peu d’années, en France, il était clair, pour tous les observateurs raisonnables, que le niveau de profit des entreprises était tombé à un niveau dangereusement bas.

          Marx s’empare enfin de la loi des rendements décroissants – découverte par Turgot, promue par Malthus. D’après lui, elle va comprimer l’ensemble des profits. Pour compenser, les entrepreneurs comprimeront les salaires, provoquant l’explosion sociale et la fin du capitalisme. C’est là que l’économiste improvisé devient le sophiste maudit, et je rejoins Jean-Claude Casanova. En réalité, la loi des rendements ne s’applique pas en bloc, mais produit par produit. Depuis le début du XIXe siècle, les produits nouveaux se sont succédé à une cadence suffisante pour assurer une progression d’ensemble des affaires. Quant aux salaires, ils se sont très largement appréciés, en termes réels. Cette revalorisation était déjà amorcée lorsque notre homme rédigeait Das Kapital.

          Un étouffe-chrétien, auquel son apparence scientifique a assuré une incroyable audience. Les gens ont admiré de confiance. En réalité, cette pensée est une protestation sociale, déguisée en théorie économique. Protestation que l’on peut comprendre, eu égard à la rigueur de la vie ouvrière de l’époque. Mais si les patrons avaient dû verser des salaires beaucoup plus élevés, il n’y aurait pas eu d’industrie.

          Le teint mat, de luxuriants cheveux noirs, une copieuse barbe noire : tel était Marx, jusqu’à sa maturité. Engels lui écrivait plaisamment Mon cher Maure, et l’autre lui répondait Ton Maure. S’il était resté aussi brun, le public  ne l’aurait jamais pris au sérieux. Le blanchissement de son poil lui a permis d’accéder à ce rang de prophète qu’il convoitait.

          Au-delà des discussions techniques, le fabuleux succès de Marx est un phénomène religieux.

[1] Auteur de Nous les dieux – Essai sur le sens de l’histoire, Editions Michel de Maule, 2015.

Le Coran, les juifs et les chrétiens

Par Nicolas Saudray [1]

          Le Coran est tantôt favorable, tantôt défavorable aux juifs et aux chrétiens. Comment gérer cette alternance ?

          Les versets favorables  (recensement non exhaustif).         

          1/ Ceux qui croient, les juifs, les chrétiens, les sabéens, ceux qui croient en Dieu et au dernier Jour, ceux qui font le bien, voilà ceux qui trouveront leur récompense auprès du Seigneur (II, 62).

          Les sabéens ne sont pas les habitants du royaume de Saba, État correspondant à peu près au Yémen d’aujourd’hui. En effet, il était peuplé de juifs ou chrétiens. Divers auteurs ont cru reconnaître ces sabéens dans une population disparue de la Haute-Mésopotamie, autour de Harran en Syrie (Carrhes pour les Romains). D’autres les identifient aux mandéens, ces hôtes de marais de Basse-Mésopotamie qui se réclament de Jean-Baptiste et ont survécu malgré les persécutions.

          En tout cas, ce verset du Coran promet le paradis aux juifs et aux chrétiens.

        2/ Dieu seul est à même de discerner ceux qui dévient de sa voie de ceux qui suivent le droit chemin (XVI, 125).

          S’il n’était remis en cause par ce qui va suivre, ce verset condamnerait par avance une longue série d’anathèmes proférés au nom de l’islam sounnite.

        3/ Point de contrainte en religion (II, 256). Ce verset fameux surgit toujours dans les discussions. Il autorise les juifs et les chrétiens à conserver leur foi et à pratiquer leur culte. Mais attention :

  • suivant l’interprétation habituelle de cette parole, Il faut encore qu’il y ait une religion ; les athées ne sont pas libres d’être athées ;
  • liberté ne signifie pas égalité ; le non-musulman se trouve dans une condition inférieure, il n’est qu’un sujet de second rang.

          Au temps du prophète, l’importante oasis de Nadjran, siège d’un riche artisanat, avait adhéré au christianisme. Mahomet étant devenu un personnage puissant à la tête de l’oasis de Médine, les chrétiens de Najran lui ont demandé sa protection contre des voisins dangereux. Il la leur accordée, sans poser d’autre condition qu’un tribut de deux mille pièces de tissu brodé par an, et donc sans les humilier. Ce récit nous vient d’un auteur du IXe siècle, Ibn Hicham, toujours accepté par les musulmans d’aujourd’hui. Nadjran existe encore dans l’extrême sud de l’actuelle Arabie séoudite.

          Le statut des « protégés » juifs ou chrétiens (dhimmis) est postérieur au Coran ; la tradition l’attribue au calife Omar, deuxième successeur de Mahomet. Le « protégé » acquitte chaque année un impôt de capitation (ce qu’on peut considérer comme une réminiscence du tribut exigé de Nadjran). Ses vêtements doivent comporter des marques distinctives. Il n’a pas le droit de monter à cheval. Son témoignage, en justice, vaut moins que celui d’un musulman. En contrepartie, il est exempté de service militaire.

         Les versets défavorables (recensement non exhaustif)

          4/ Combattez…ceux qui, parmi les gens du Livre, ne pratiquent pas la vraie religion, combattez-les jusqu’à ce qu’ils payent le tribut, après s’être humiliés (IX, 29).

          Les gens du Livre sont les juifs, les chrétiens et les musulmans, tous descendants spirituels d’Abraham. Dans le verset cité, ceux qui ne pratiquent pas la vraie religion ne peuvent être que les adhérents des deux premières obédiences. L’auteur du verset ne veut pas leur mort, mais donne un fondement à la doctrine de la « protection », fixée plus tard par Omar.

          5/ Les juifs ont dit : « Uzaïr est fils de Dieu ». Les chrétiens ont dit : « Le Messie est fils de Dieu ». Telle est la parole qui sort de leur bouche. Ils répètent ce que les incrédules ont dit avant eux. Que Dieu les anéantisse ! Ils sont tellement stupides (IX, 30).

         Ici, Uzaïr est de pure fantaisie ; les juifs condamnaient toute filiation physique remontant à Dieu. Cette thèse, en revanche, est bien celle des chrétiens. Le verset cité laisse apparemment à Dieu, et non aux guerriers musulmans, le soin de faire disparaître ces deux catégories de déviants. Toutefois, les fanatiques ont vite fait de se considérer comme les instruments du Très Haut.

          6/ Tu constateras que les hommes les plus hostiles aux croyants sont les juifs et les polythéistes. Tu constateras que les hommes les plus proches des croyants par l’amitié sont ceux qui disent : « Oui, nous sommes chrétiens » (V, 82).

          Ce verset, en retrait sur les deux précédents, opère une discrimination entre juifs et chrétiens. Il correspond sans doute à un moment des guerres  menées par Mahomet, et à une alliance qui n’a pas duré.

          7/ Certains hommes prennent des associés en dehors de Dieu, ils les aiment comme on aime Dieu… Lorsque les injustes verront leur châtiment, ils verront que la puissance entière appartient à Dieu, et que Dieu est redoutable dans son châtiment (II, 165).

           Là, contrairement au verset que j’ai numéroté 6/, ce sont les chrétiens  qui sont visés, plus que les juifs. Souvent d’ailleurs, le Coran ne les désigne pas par leur nom, mais par celui d’« associateurs », mouchrikines. Leur crime est d’associer au Dieu unique deux fausses divinités :

  • le prophète Jésus, personnage honorable, mais dépourvu de caractère divin ;
  • le Saint Esprit, que les auteurs musulmans d’autrefois identifiaient à Marie, car l’esprit, dans les langues sémitiques, est féminin ; une sourate du Coran porte le nom de Marie, entité éminemment respectable ; de là à la diviniser, il y a beaucoup plus qu’un pas.

          Le Coran retentit d’imprécations contre ces mouchrikines. Là encore, des fanatiques peuvent se croire chargés d’administrer le châtiment promis par Dieu.

          Je ne traiterai pas ici de la suite du Coran, la Sounna, car il n’existe point de livre portant ce titre. Nous ne possédons que des recueils, inégalement respectés, de paroles de Mahomet, et à l’intérieur de chacun de ces recueils, les versets jouissent d’un crédit plus ou moins élevé suivant la qualité des témoins qui en attestent. Les musulmans ont donc une conception de la vérité plus moderne que les chrétiens, pour qui un livre religieux est tout entier canonique ou non canonique. Quoi qu’il en soit, la Sounna, de l’avis des spécialistes, a plutôt tendance à durcir le Coran.

         Les abrogations

          Les chrétiens n’ont pas cherché à résoudre les contradictions entre les Évangiles. C’est ainsi que le récit du procès de Jésus diffère sensiblement selon qu’on le lit chez Matthieu, chez Luc ou chez Jean.

         Du côté musulman, l’enjeu était plus important, car il s’agissait de la vie quotidienne et non plus seulement d’un point d’histoire. Cela étant, l’islam n’a pas de pape et, à l’instar de rabbins d’autrefois, chaque docteur peut faire valoir son point de vue, le recteur de l’université Al Azhar au Caire n’étant qu’un primus inter pares :

  • certains docteurs ont nié l’existence de contradictions dans le Coran ;
  • d’autres ont dit que la prédication de Mahomet en avait comporté à l’origine, mais que le Prophète les avait éliminées lui-même, et qu’il était donc vain d’en chercher ;
  • une large majorité s’est toutefois ralliée à la doctrine des abrogations, dont le principe est qu’en cas de contradiction, les versets les plus récents abrogent les plus anciens.

     En conséquence, le schéma suivant prévaut. À La Mecque, Mahomet, luttant contre le polythéisme dominant, était l’allié des juifs et des chrétiens ; d’où les versets qui leur sont favorables. Plus tard, à Médine, ayant vaincu les juifs et soumis sans difficulté les chrétiens peu nombreux, le Prophète aurait émis les versets défavorables. Seuls ces derniers demeurent donc en vigueur.

          En d’autres termes, Mahomet, inspiré par Dieu, aurait réellement prononcé, dans des circonstances données, les paroles favorables aux juifs et aux chrétiens. Puis les circonstances, sous la conduite de Dieu, auraient changé, rendant caduques ces paroles antérieures.

          Comme les docteurs de l’islam répugnent à étaler leur embarras devant les chrétiens, je n’ai trouvé, en langue française ou anglaise, aucune liste des versets abrogés. Je sais seulement que la majorité des sourates (chapitres) du Coran en renferme, et qu’ils concernent divers sujets, en sus des rapports avec les juifs et les chrétiens.

xxx

         Que pensent de tout cela les éléments les plus durs de l’islam actuel ? Ne les   appelons surtout pas islamistes ; ce serait reconnaître qu’ils sont de meilleurs musulmans que les modérés. Appelons-les plutôt extrémistes ou  zélateurs. Ils ne se creusent pas les méninges au sujet des versets abrogeants et abrogés, car la plupart des Occidentaux sont devenus à leurs yeux des ennemis de l’islam, en interdisant le voile et en renvoyant des imams (comme en France), ou encore (comme aux États-Unis) en soutenant la politique d’Israël en Palestine

          Je signale à ce sujet que, contrairement à ce qu’on lit souvent, l’obligation du voile résulte du Coran lui-même, et qu’elle est donc difficilement négociable : Ô prophète, dis à tes femmes et à tes filles, et aux épouses des croyants, de se couvrir de voiles (XXXIII, 59).

          Ennemis de l’islam, les Occidentaux auteurs de ces méfaits se sont placés hors de toute protection. Combattez dans le chemin de Dieu ceux qui luttent contre vous… Tuez-les partout où vous les rencontrerez, chassez-les des lieux d’où ils vous auront chassés (II, 190-191).  

          Quant aux chrétiens orientaux (ou aux yézidis) tombés sous la coupe de l’État islamique, d’Al Qaïda ou de Boko Haram, ils  ont été traités de diverses façons. Parfois, ces malheureux ont été sommés de se convertir, sous peine de mort. Parfois, la doctrine de la « protection » leur a été appliquée, et on leur a donc infligé un impôt spécial.

         Encore tout récemment, un site de propagande en français,  consultable sans difficulté dans notre pays, diffusait le message suivant : Les infidèles parmi les gens du Livre ainsi que les associateurs iront au feu de l’enfer, pour y demeurer éternellement. Les chrétiens se trouvent donc condamnés de façon globale. Fanatisme marginal ? Pas du tout. Ces aimables propos émanent du cheikh Ibn Baz, grand moufti d’Arabie séoudite, et après sa mort, en 1999, ils sont restés en ligne. Ce qui, pour un esprit simple, autorise le meurtre.       

 [1] Auteur de Nous les dieux – Essai sur le sens de l’histoire – Ed. Michel de Maule, 2015

Nous les dieux, de Nicolas Saudray

Par Philippe Agid

Nicolas Saudray -Patrice Cahart- pour ses amis de l’Institut d’études politiques de Paris et de l’ Ecole nationale d’administration- m’a confié avoir eu l’idée de ce livre à l’âge de seize ans après avoir lu Le destin de l’Occident d’Oswald Spengler. Cet essai l’avait passionné sans le convaincre complètement.  Parallèlement à une carrière administrative qui l’a conduit, entre autres, de la direction du service de législation fiscale à la direction des Monnaies et médailles, à la responsabilité de médiateur du livre au ministère de la Communication et de la Culture puis à la présidence de la Bibliothèque nationale, Nicolas Saudray a publié entre 1978 et 2014, dix romans, trois pièces de théâtre et un essai  « 1870, 1914, 1939, Ces guerres qui ne devaient pas éclater » qui préfigure une approche méthodologique à laquelle tient l’auteur : le rôle des individus et du hasard.  Plusieurs de ses romans font une large place à l’histoire. Deux d’entre eux évoquent celle de l’Ordre de Malte (Dieu est-il gentilhomme ?, Les sept complots de Malte). La maison des fontaines évoque la découverte d’un évangile oublié. Les pièces de théâtre qui complètent sa bibliographie: Intelligence avec l’ennemi, 2014, une rencontre insolite de Hitler et de Staline, Votez Satan dimanche prochain, 2015 (Satan candidat à l’élection présidentielle française, Vivent les Vandales! 2016, (saint Augustin face au roi des Vandales).  L’histoire est bien souvent présente dans les œuvres littéraires de Nicolas Saudray.

Nous les dieux  est le fruit de vingt et une années de recherches. L’auteur indique dans sa préface avoir lu ou consulté quelque trois mille ouvrages. Il s’agit, on le devine, d’une somme incroyablement variée d’informations – relevant de l’histoire sous tous ses aspects- politiques, économiques, sociétaux, philosophiques, religieuses, scientifiques, et d’autres- mais aussi d’une série de fils directeurs assortis de prises de position clairement étayées. Nicolas Saudray revendique les choix auxquels il procède: « Creuser tous les sujets, c’était impossible. Les survoler tous aurait été frustrant. Usant d’un privilège d’auteur, j’ai choisi d’en détailler certains: (…) Et quand je n’avais rien de nouveau à dire, je me suis tu. » L’auteur demande en revanche qu’on permette le cas échéant au non-spécialiste qu’il est d’exprimer un avis personnel.

Page 15,16 et 17 de son livre, Nicolas Saudray met avant les quatre principes qui, selon lui, «ont accompagné l’humanité dans ses parcours»: une expansion continue assortie de diversité; une complexité croissante et aveugle souvent porteuse de complications; un empilement lui aussi continu des strates; l’existence de voies d’évolutions et de découvertes parallèles.

Nous les dieux se compose de cinq parties:

  • L’homme avant l’histoire ;
  • L’espace, le temps, la vie, la mort ;
  • Les lois de l’histoire ;
  • La part de liberté ;
  • Le monde sans cohérence.

« Mon livre commence avant les singes et s’achève après les hommes »,  écrit l’auteur, elliptique, et non sans humour.

Avant l’histoire, première partie de l’ouvrage, estime l’auteur dans un commentaire extérieur au livre, « la sélection darwinienne n’a joué qu’un rôle secondaire dans notre ascension. En effet, le milieu a beaucoup fluctué (glaciations successives séparées par des redoux) ; et pourtant, nous avons toujours progressé vers l’intelligence. Ce n’était pas notre intérêt immédiat, car, ce faisant, nous avons échangé une grande partie de notre force musculaire, de notre ouïe, de notre odorat, contre une faculté d’invention dont les fruits ont mis beaucoup de temps à apparaître.

          Il faut donc admettre que notre trajectoire, comme d’ailleurs celle des autres vivants, résulte d’une impulsion aveugle, d’une volonté d’aller de l’avant, qui nous vient de l’univers. »

Décisif apparaît le concept ou la notion, comme on voudra, de civilisation, objet du chapitre 6 de la seconde partie, Le monde se fragmente. Nicolas Saudray passe  en revue les travaux variés de ceux qui, d’Hérodote à Joachim de Flore, de Hegel à Marx,  de Spengler à Toynbee se sont penchés sur la définition et le sens des civilisations avant d’avancer sa vision personnelle des concepts de  civilisation et de culture. Il en propose une synthèse à la fois savante– lorsqu’il décline  l’extrême  diversité des réalités historiques et géographiques rassemblées derrière  les termes villes, écriture, langue, religions, mentalités et réalisations collectives – et modeste lorsqu’il insiste sur les particularités et la relativité de chacun d’entre eux. (Pages 113 à 137)

Une thèse centrale de l’ouvrage tient pour l’auteur aux différences  qu’il identifie entre d’une part les  dix civilisations les plus anciennes – chacune ayant sa personnalité propre-, d’autre part la onzième , la nôtre. dont il détaille ensuite  plusieurs des traits caractéristiques qu’il oppose à celle de l’Occident qu’il qualifie de  faustienne «pour bien la distinguer de la civilisation gréco-romaine. » Les dix premières   se sont à un moment ou à un autre transformées en empires qui ont disparu ou rebondi.  Mais tel n’est pas le cas de la notre. L’auteur note qu’à ce jour tout  semble s’être passé comme si notre civilisation occidentale avait échoué ou renoncé à s’ériger en empire régional ou mondial: (échecs du Saint Empire romain germanique, de Charles Quint, de Louis XIV, de Napoléon, de Guillaume II, d’Hitler). En raison sans doute du goût de la liberté qui nous caractérise, estime Nicolas Saudray. En Occident, les hommes se sont de facto érigés en dieux. D’où le titre de l’ouvrage.

Lois de l’histoire, mais part aussi de la liberté, du rôle des hommes, du hasard. La quatrième partie complète la troisième avec laquelle elle contraste. Nous sommes loin de descriptions simplement bien structurées dont nous connaissons les déroulements et les issues. Nicolas Saudray évoque ici les mythes, épopées littéraires ou historiques qu’il a choisis de présenter, allant entre autres de ceux de Moïse, de  la guerre de Troie, aux batailles de Marathon et de  Salamine  aux guerres puniques, des apports de Bouddha à ceux de Jésus,  des épisodes sur plusieurs siècles de l’union manquée entre la France et l’Angleterre, du miracle de la maison de Brandebourg aux Carrefours chinois, en passant par un développement de trente deux pages intitulé: Ni Révolution, ni Napoléon pour moi l’un des sommets du livre.

Pour rendre concrète la démarche qu’adopte ici Nicolas Saudray, j’emprunterai à l’écriture cinématographique. Nous avons moins affaire à un ou à des films parfaitement montés qu’à des reportages filmés sur le vif. Les arrêts sur image abondent. L’historien se transforme aussi en commentateur qui vit avec ses personnages. Il évoque, pas à pas, leurs choix et décisions possibles. L’histoire se déroule en direct.  Démarche qui revisite au présent les mythes et épisodes choisis. Tout à la fois historien, commentateur politique et économique, souvent irrespectueux, philosophe sans à priori visible, il nous fait redécouvrir et réfléchir, nous interpelle, en nous installant dans le rôle de témoins actifs.  Libre à chacun de contester ses points de vues et ses jugements. Argumentés, faisant évidemment sa place au hasard, ils forment un corpus passionnant par le rassemblement des connaissances réunies, le recul qui préside à leur analyse, et bien sûr ses jugements personnels. Là se situe l’une des originalités et des forces de ce livre.

Une cinquième partieUn monde sans cohérence– termine l’ouvrage et se décompose en quatre chapitres.

La constellation nouvelle (du partage des pouvoirs nationaux ou régionaux sur la planète);

La perte de la cohérence (qui pose les questions de l’avenir  de l’homme, de ses croyances, de ses activités)

L’impossible croissance, (à quoi beaucoup pensent que nous sommes confrontés)

Encore soixante mille ans, monsieur le bourreau, (que sollicite in fine l’auteur dans un chapitre qui ne clôt évidemment pas le panorama de récits et de réflexions répartis dans les quatre premières parties.)

« Dans un milliard d’années environ, les océans seront secs. La terre n’aura plus ni eau ni vapeur d’eau. Elle n’abritera plus aucune vie.  Dés lors, peu nous importe le dernier acte de la pièce.Ce gredin de soleil, aujourd’hui a accompli la moitié de son existence. Il lui reste une espérance de cinq milliards d’années en tant qu’étoile active. Mais bien avant l’échéance, il se dilatera pour devenir une géante rouge, et grillera les planètes trop proches de lui. »

J’écris ces lignes le 6 mai 2017, à la veille des résultats de l’élection présidentielle française. Au cours des jours qui ont précédé, j’ai passé beaucoup de temps avec le livre de Nicolas Saudray. Ce 6 mai 2017, comment ne pas aller des enjeux sociétaux, économiques et sociaux soulevés par l’auteur dans la conclusion de son livre dont voici la liste :

L’inéluctable régression de l’industrie,
Le décevant tertiaire,
Une crise qui échappe à Keynes,
Un capitalisme, faux mourant,

Que faire demanderait Lénine, mais aussi les risques d’apocalypse nucléaire et météorique, les défis de l’urbanisation, de la faim, énergétique, le réchauffement planétaire et pour de plus lointaines  générations futures, son refroidissement?    

…aux défis de tous ordres auxquels  notre pays est confronté?

Nous les dieux est aussi un ouvrage d’actualité. Il invite à la réflexion, décrit,  fort de conclusions qui ménagent le pour et le contre, provoquent souvent,  peuvent choquer, stimulent toujours.  Je ne cache pas mon admiration pour une démarche qui comporte un investissement considérable dans la connaissance et la compréhension des œuvres et de la pensée  des autres, une réflexion et un jugement explicités sur  leur contenu,  des prises de position personnelles toujours motivées. Admiration qui n’est pas gênée, ici ou là, par mes propres jugements –ou intuitions- éventuellement différents de ceux de l’auteur.

Ces saint-simoniens qui ont construit la France moderne

Par François Leblond

Lorsque j’ai écrit, avec mon fils Renaud, la biographie d’ Emile Boutmy, j’ai cherché quelles avaient été les influences qui s’étaient exercées sur lui. Il m’est apparu que les saint simoniens figuraient en bonne place. Son père Laurent Boutmy et son parrain Emile de Girardin avaient été, en fondant le quotidien La Presse, les compagnons de route de plusieurs d’entre eux, engagés dans le développement de l’industrie.
Cela m’a donné envie de mieux comprendre le rôle de ce mouvement dans le développement de la France, sous Louis Philippe d’abord, sous Napoléon III ensuite.
Leur inspirateur, Claude Henri de Saint Simon, compagnon de La Fayette dans l’expédition d’Amérique, homme d’affaires sous la Révolution, s’était passionné en vieillissant pour les questions économiques et sociales et accusait les classes dirigeantes de privilégier la politique et de ne pas s’intéresser au sort quotidien des populations. Pour lui, seul le développement économique pouvait lutter contre la misère, son objectif premier.
Très vite, des jeunes gens, souvent élèves de l’école Polytechnique, le rejoignirent et décidèrent après son décès en 1825 de fonder un mouvement fidèle à sa mémoire. Ils ont été des acteurs de la Révolution de 1830 et fondèrent alors une sorte de secte s’appliquant à approfondir les idées du maître.
Au départ certaines de leurs idées audacieuses ont fait peur aux responsables du moment mais bien vite la qualité de leurs réflexions a conduit plusieurs d’entre eux à prendre la tête d’entreprises nouvelles. Ils ont été à la base du chemin de fer, du canal de Suez, de la banque moderne. Ils ont eu un peu de peine à convaincre l’entourage de Louis Philippe puis trouvèrent un allié en la personne de Napoléon III. Le développement qu’a connu notre pays à cette époque, les premières lois sociales, leur est très largement dû.
C’est cette aventure que je raconte en faisant un portrait des personnalités qui ont le mieux décliné le message nouveau : l’intellectuel, l’ingénieur au corps des mines Michel Chevalier, le commerçant animateur de la chambre de commerce de Lyon, Arlès Dufour, le maître du développement et de la législation du chemin de fer, Isaac Péreire.
L’Ecole Libre des Sciences Politiques, lors de sa création, a bénéficié de leurs conseils, ils lui ont apporté des moyens financiers grâce aux entreprises qu’ils avaient créées, plusieurs d’entre eux ont figuré parmi les premiers enseignants d’économie, joignant théorie et pratique. Les réflexions qui se sont exprimées dans le domaine social, dès les premières années de fonctionnement de la nouvelle école, reposèrent très largement sur leur apport. Les manuels d’histoire ne le disent pas assez.