Lu par Nicolas Saudray
Alors que les deux tomes précédents s’étendaient chacun sur vingt ans, le troisième et dernier, d’un volume égal, n’en couvre plus que dix (1887-1896). N’écrivant presque plus de romans, Edmond a davantage de temps pour s’épancher dans son journal intime.
Cette décennie s’ouvre par sa brouille passagère avec Maupassant (un fils de Flaubert, selon certains). Le nouvelliste lui a reproché dans la presse de ne pas avoir souscrit suffisamment pour un monument à la mémoire de ce vieux copain. Consolation : une œuvre savante des frères, rééditée, La Femme au XVIIIème siècle, se vend bien. Plus tard, Edmond se réconcilie superficiellement avec l’auteur de Bel-Ami, mais note sans indulgence les progrès de sa folie d’origine syphilitique.
Le diariste retrouve vite ses têtes de Turc habituelles, ainsi ce paillasson de Taine, contre lequel j’ai l’antipathie la plus grande, sans qu’il l’ait tout à fait méritée par ses procédés envers moi, mais parce qu’il est le type le plus complet et le plus odieux pour moi du Normalien. En cette époque dépourvue d’ENA, on n’avait que la rue d’Ulm à brocarder. D’une manière plus générale, Edmond déteste l’Université, car il tient à sa libre démarche d’amateur distingué.
De nouvelles victimes viennent s’ajouter au tableau de chasse. Loti, l’étrange littérateur et le plus étrange encore officier de marine, tout maquillé et qui se fait l’œil avec le noir qu’emploie la femme à velouter et à cochonner son regard – regard qui, chez Loti, vous fuit toujours et qu’on ne rencontre jamais, regard bizarrement appareillé à cette voix éteinte, qui a l’air de parler dans la chambre d’un mourant.
Un autre écrivain est expédié plus rapidement : ce faux bossu, au nez de travers, qui s’appelle Anatole France.
Un roman des frères, Sœur Philomène, mis en scène par le fameux Antoine, connaît le succès au théâtre. La Patrie en danger, pièce sur les débuts de la Révolution, n’a pas cette chance, mais ensuite La Fille Élisa, autre pièce tirée d’un roman, racontant l’histoire d’une prostituée et interdite au théâtre par la censure, se vend très bien en librairie. D’autres romans, dont les débuts avaient été modestes, sont réédités. Edmond se trouve plus à l’aise qu’aux époques précédentes. Il avoue acheter jusqu’à trente mille francs de bibelots en une seule année. Le voilà convié à dîner chez Edmond de Rothschild : L’hôtel le plus princier que j’aie encore vu à Paris. Un escalier du Louvre, où sont étagées sur les paliers des légions de domestiques, à la livrée cardinalesque et qui prennent l’aspect de respectables et pittoresques larbins du passé. Ce spectacle ne fait que renforcer son antisémitisme.
Depuis quelque temps, le diariste a la Légion d’Honneur. Les promotions récentes gâtent son plaisir. Ayant lu, parmi les nouveaux chevaliers, Auguste Mortier, huiles, Lemoine, ressorts et essieux, Durand, fruits confits, il rédige pour le grand chancelier une lettre de démission – qu’il renonce finalement à envoyer. Aurait-il compris que le commerce est nécessaire à la France ?
Il fait faire son buste par un nommé Alfred Lenoir. Sa pièce Henriette Maréchal, qui, par l’effet d’une cabale, avait fait un four à Paris, est montée à Berlin.
À vrai dire, l’attention du lecteur se relâche. Il a déjà derrière lui trois mille pages du Journal, et les répétitions commencent à le lasser. Peut-être une certaine fatigue se manifeste-elle aussi chez l’auteur, qui parfois se retourne vers son passé, ou plutôt vers celui de de son frère, au collège, où sa jolie figure et son petit être distingué poussaient les bas gamins et les sales crapauds de sa classe à le défigurer par des coups portés à la figure. On notera au passage la fréquence des répétitions dans ces extraits que je livre aux lecteurs. Le Journal n’était pas une œuvre léchée comme les romans des frères, mais un compte-rendu rapide, destiné néanmoins à la publication.
Encore quelques flèches, à Verlaine et Rimbaud, à Gambetta, dont Edmond assure qu’il a été tué par le revolver d’une femme jalouse, à Clemenceau, si adroit au pistolet, explique-t-il, que personne n’ose faire de révélations sur son compte, ou à Rodin, qui n’a pas voulu regarder les estampes japonaises des frères, de crainte d’être influencé… Voici Barrès après la publication de L’Ennemi des lois : Un jeune professeur de philosophie devenu fou. Trois ans plus tard : Barrès, qui a la tête d’un oiseau desséché et dont je touche le maigre bras et ne sens qu’un os. Quelques compliments aussi, inattendus, pour la comtesse Greffulhe, pour Robert de Montesquiou, voire pour Sarah Bernhardt qui a fait mine de vouloir jouer l’une des pièces d’Edmond.
La tendresse est réservée à la chatte de l’auteur et à la famille Daudet. Alphonse, âme-sœur, souffre de plus en plus. Le fameux docteur Charcot a inventé une nouvelle méthode pour les guérir, lui et ses pareils : la pendaison, pendant une minute ! Échec.
Edmond n’est plus qu’un vieil homme quinteux. Il souffre – tardivement mais douloureusement – de la même maladie de foie que son frère. À ce sujet, je m’aperçois que je n’avais pas besoin de supposer un cancer. Si j’en crois un article dans la presse, les maladies hépatiques peuvent sécréter de l’ammonique qui remonte au cerveau.
Sur la couverture du tome III, une peinture d’époque montre Edmond à califourchon sur une chaise, l’air bougon, coiffé d’un calot et fumant une cigarette. Sa pièce À bas le progrès ! connaît un four. Aujourd’hui, ce thème est devenu banal, sous diverses formes. À l’époque, un sacrilège.
Mais ne réduisons pas les mérites de notre auteur. Il continue d’explorer et de promouvoir l’art japonais. C’est grâce à lui que les Français connaissent Hokousaï et Outamaro. Il s’intéresse aussi à Turner, précurseur des impressionnistes, avec un fond de romantisme. En revanche, il s’avoue peu sensible à Monet, et préfère l’école de Barbizon. Paradoxe, car dans son écriture, il s’est voulu impressionniste.
Chaque semaine, il réunit des gens de lettres dans son grenier d’Auteuil, nouvel avatar des dîners Magny ou Brébant. Malheureusement, les hommes de fort calibre sont partis ou morts. Hormis Alphonse Daudet, seuls restent des comparses. L’hôte s’en rend-il compte ?
Octave Mirbeau, le puissant auteur de L’Abbé Jules, lui fait ses confidences. Cet anarchiste a fumé l’opium pendant quatre mois, puis a été nommé sous-préfet par protection politique, puis a gagné sa vie par des spéculations boursières, qui lui ont laissé de quoi acquérir un bateau de pêche et en devenir capitaine. En somme, l’inverse de la vie d’Edmond, qui s’est toujours garé des voitures et n’a jamais voté de sa vie.
Le diariste reste néanmoins curieux de tout. Il assiste, par exemple, au dîner du boa du jardin des Plantes : la dégustation d’un pauvre agneau, de deux mois en deux mois. Cela donne sous sa plume un morceau d’anthologie, que je regrette de ne pouvoir citer, car il faudrait le donner en entier.
Une distinction inattendue vient illuminer les vieux jours du voyeur. Sur une intervention de Daudet et de Zola (mais oui !), le gouvernement le fait officier de la Légion d’Honneur. En ce temps, c’est encore un événement considérable. Ses amis lui offrent un banquet, où Zola, Clemenceau et d’autres prononcent des discours. Rançon de ce succès : le voilà assiégé par des mendigots. Réfléchissant sur sa vie, il se qualifie de forçat de la gloire.
Il a préparé minutieusement la fondation de son académie, sans rien en dire dans son Journal. Ce sera une héritière du grenier d’Auteuil, et une réplique à l’Académie Française. Notre Goncourt a une dent contre cette institution. Durant son âge mûr, personne ne lui a proposé d’en être. Il a commenté de façon sarcastique chaque élection au quai de Conti, et donc chaque échec – entre autres ceux de Zola, qui seront au nombre de vingt-cinq. S’il se présentait maintenant qu’il est devenu assez célèbre, il serait sans doute accepté, mais il ne veut plus en entendre parler. Il supplie Daudet, avec succès, de ne pas se laisser séduire par la Vieille Dame. La nouvelle académie aura pour règle d’or l’exclusion immédiate de tout membre qui se rallierait à l’ancienne.
En 1895, son avant-dernière année, il publie l’ultime volume de son Journal expurgé. Les précédents lui ont valu moult protestations, mais il a toujours refusé de se battre en duel, car il est maladroit tant à l’épée qu’au pistolet. Cette fois, merveille, des gens viennent lui rendre visite pour le remercier d’avoir dit du bien d’eux.
Edmond meurt le 11 juillet 1896, dans la maison des Daudet à Champrosay. Jusqu’à la fin, il a tenu son Journal d’une plume encore alerte.
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Les noms des dix académiciens Goncourt choisis par le défunt sont alors révélés, mais la mise en place requiert près de sept ans. En effet, les neveux de l’écrivain, ne bénéficiant d’aucun legs, attaquent le testament. Le testateur, plaident-ils, était un individu chimérique, qui ne jouissait plus de toutes ses facultés. En somme, ils noircissent le défunt pour pouvoir hériter de lui. Classique mais abject. Les académiciens confient leur défense à un avocat déjà célèbre, Raymond Poincaré. Les indélicats sont balayés.
Entre temps, le plus connu des académiciens, le fidèle ami, Alphonse Daudet, est mort après des années de tortures et de piqûres de morphine. Son fils Léon, médecin de formation, âgé seulement de trente ans, s’est substitué à lui. Octave Mirbeau est mort lui aussi. Paul Margueritte, futur auteur de Jouir, a donné sa démission, on ne sait pourquoi. Ces deux-là n’ont pas été remplacés.
Quand l’académie se réunit enfin, en 1903, elle ne compte donc que huit membres. Six d’entre eux représentent le courant réaliste ou naturaliste. Outre Léon Daudet, ce sont l’obscur Léon Hennique, les frères Rosny, dont l’un a publié un roman préhistorique encore lu par la jeunesse d’aujourd’hui, La Guerre du feu, plus Lucien Descaves et Joris-Karl Huymans. Descaves doit une fière chandelle à Edmond de Goncourt, qui l’a persuadé de changer le titre de son roman antimilitariste, Les Culs Rouges, car ces termes lui auraient sûrement valu une condamnation pour outrage, tandis que Les Sous-Offs lui ont permis d’être relaxé. Huysmans, naturaliste au départ, a viré au mysticisme ; Edmond de Goncourt s’en est étonné puis le lui a pardonné. C’est à l’époque l’unique écrivain de premier rang que compte l’académie. Élémir Bourges, dont on a surtout retenu un titre, Les Oiseaux s’envolent et les fleurs tombent, représente à lui seul le courant symboliste. La phalange est complétée par son futur président, Gustave Geffroy, critique d’art, favorable aux impressionnistes.
D’après le testament d’Edmond, chaque académicien doit recevoir une pension annuelle de six mille francs, ce qui n’est pas rien (à peu près le traitement d’un sous-chef de bureau). Le prix est lui-même doté de cinq mille francs. Soixante mille s’opposent donc à cinq. On voit que dans l’esprit du fondateur, il s’agissait surtout de créer et d’entretenir un cénacle amical, dont le prix n’était que le prétexte.
Mais les collections des frères Goncourt, malgré l’intérêt que leur vente aux enchères suscite, produisent moins qu’Edmond n’espérait : un million trois cent mille francs. S’y ajoutent la maison d’Auteuil, valant une centaine de milliers de francs, et quelques valeurs mobilières. Pas assez pour financer les pensions prévues. Aussi les académiciens conviennent-ils de les réduire de moitié, ce qui leur permet de maintenir les cinq mille francs du prix.
Au moment où j’allais mettre le point final à ces impressions de lecture, paraît un essai de Thierry Laget : Proust, prix Goncourt – Une émeute littéraire. Il me permettra de donner une conclusion digne des frères.
Durant ses onze premières années, l’académie n’a couronné que des ouvrages périssables. Ainsi, en 1913, le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier et un roman de Léon Werth s’étant entrechoqués, le choix est retombé sur le médiocre Peuple de la mer de Marc Elder. Proust s’était porté candidat pour Du côté de chez Swann, paru à compte d’auteur chez Grasset, mais n’avait trouvé aucun soutien.
L’habitude de déjeuner une fois par mois au restaurant Drouant n’est prise qu’en 1914. Au début, chacun doit payer sa part. Aujourd’hui, le restaurateur offre ces déjeuners qui lui font une belle réclame.
Puis l’académie Goncourt couronne successivement, compte tenu du climat, cinq romans de guerre. Un seul survivra, le Feu d’Henri Barbusse (1916). Le lauréat de 1918 est Georges Duhamel, pour Civilisation, mais si l’on se souvient encore de lui, c’est pour la suite de son œuvre.
À la fin de 1919, la guerre reste très présente dans les esprits. Roland Dorgelès a publié un beau roman, Les Croix de bois – une suite d’épisodes où un léger voile de fiction ne dissimule pas la vérité. C’est lui, de toute évidence, qui va obtenir le prix Goncourt.
Or voici que Marcel Proust, conscient de la valeur de son œuvre, et plus désireux de gloire qu’il ne le laisse paraître, intrigue en faveur du deuxième tome de sa saga, À l’Ombre des jeunes filles en fleurs, publié cette fois chez Gallimard. Son porte-parole est l’un de ses amis de cœur, Lucien Daudet. Lucien convainc son frère Léon, pourtant si différent de Proust par son style et ses sentiments (c’est le tribun du quotidien royaliste L’Action française). Un autre académicien, Rosny aîné, que Proust ne connaît ni directement ni indirectement, adhère de son propre chef à l’art de Proust. Ces deux hommes emportent la décision de l’académie, au terme d’un vif combat.
Ce choix imprévu lui vaut une volée de protestations de la part de la presse. Les critiques se plaignent de la prose alambiquée de Proust, déplorent son âge de cinquante-deux ans – alors que le testament privilégiait la jeunesse – et lui reprochent sa richesse – bien que Proust se considère comme ruiné.
À titre de consolation, Dorgelès est couronné par le jury du prix Femina-La Vie Heureuse. Le montant est le même, le prestige est moindre. Son éditeur, Albin Michel, fait passer dans la presse des affiches sur lesquelles on lit en grosses lettres Roland Dorgelès, prix Goncourt, puis, en petits caractères, 4 voix sur 10, et ensuite seulement, Lauréat du Prix Vie Heureuse. Gallimard intente alors à Albin Michel un procès et le gagne.
Malgré ces péripéties, les Croix de bois, portées par le souvenir de la guerre, se vendent quatre fois plus que les Jeunes filles en fleurs. Mais depuis, ces dernières ont largement pris leur revanche. Qu’aurait pensé Edmond de Goncourt ? Il me semble que cet amateur d’art japonais et d’originalité se serait rallié à Proust.
Celui-ci, dans le Temps retrouvé, évoque à diverses reprises le Journal des Goncourt et va jusqu’à le pasticher sur une dizaine de pages (d’une manière d’ailleurs plus proustienne que goncourtesque). Gratitude pour le prix littéraire obtenu ? Je crois à un mouvement plus profond. Les Goncourt, comme Saint-Simon, comme Balzac, ont fait surgir tout un monde, et Proust, dans un style différent, a voulu les égaler.
Le patrimoine de l’académie ayant été, comme de règle, placé en obligations, l’inflation l’a réduit aujourd’hui à presque rien. L’argent s’est évaporé, seule reste la gloire.
Les livres : Edmond et Jules de Goncourt, Journal, collection Bouquins, tome III, 1466 pages, 33 euros.
Thierry Laget, Proust, prix Goncourt – Une émeute littéraire, Gallimard, 2019, 264 pages, 19,50 euros.