Par Michel Peissik
Mai 2022
Michel Peissik, d’origine ukrainienne et membre de la promotion Montesquieu, a été nommé ambassadeur à Kiev en 1992. L’année suivante, il publiait sous un pseudonyme un article sur la naissance de l’État ukrainien. Deux ans plus tard, par un autre article sous le même nom, il faisait le point. Pour la commodité du lecteur, nous avons réuni ces deux documents.
Ils mettaient en lumière la volonté et la persévérance des Ukrainiens, mais révélaient aussi l’étendue des problèmes posés. Ils aident à comprendre la crise actuelle. Les lecteurs pourront noter les réserves de l’ambassadeur envers l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne.
I. L’article de 1993
L’Ukraine nouvelle, qui existe depuis seulement deux ans, occupe déjà, sur la scène internationale, une place enviable. Reconnue par plus de cent États dont près de la moitié ont effectivement une ambassade à Kiev, l’Ukraine est active dans la plupart des organisations multilatérales à vocation mondiale, à commencer par l’ONU. Sur le plan régional, elle joue un rôle marquant dans la communauté de la mer Noire et vient de contribuer à la création d’une association frontalière des Carpates.
Formellement, ce nouveau pays paraît donc avoir bien réussi, dans un très court délai, à devenir un membre de plein exercice de la communauté internationale. D’où vient qu’un doute persiste sur la pérennité de cet État, apparu après le putsch d’août 1991, sur les ruines de l’Union Soviétique ? Le doute naît d’abord des relations difficiles que l’Ukraine entretient avec la Russie où l’on n’imagine pas son existence indépendante sans que des liens étroits maintiennent très proches les deux pays. Mais il provient également de l’incertitude où l’on est en Europe sur son devenir à long terme.
Le retard de ce pays à entreprendre des réformes économiques ne le qualifie pas à s’intégrer dans l’Europe unie vers laquelle regardent déjà la Pologne ou la Hongrie.
Ses efforts pour trouver avec les pays baltes une voie commune et recréer une communauté d’intérêts entre la Baltique et la mer Noire ne rencontrent aucun écho. Bref, faute de se dessiner un avenir crédible en Europe, l’Ukraine donne créance aux affirmations néo-coloniales de la Russie selon lesquelles elle n’aurait d’autre alternative que de rentrer dans le giron de Moscou.
On voit bien l’intérêt des conservateurs russes à tenir de tels propos. Mais qu’en est-il en réalité ? La question est également d’importance pour la diplomatie française, souvent incapable de s’exprimer sur ce qu’elle ne conçoit pas clairement.
La volonté de vivre ensemble
Le drame historique des Ukrainiens est d’être un peuple sans État. Il leur a fallu, pour en avoir un, attendre le XXe siècle, pendant la première guerre mondiale, mais cet État ukrainien indépendant a duré à peu près dix-huit mois avant que la Russie soviétique ne mette fin à son existence. Le peuple ukrainien compte environ 50 millions de personnes dont 40 vivent en Ukraine, 8 en Russie et au Kazakhstan, et 2 ou 3 millions en Occident, principalement aux États-Unis et au Canada. Sa langue, malgré la répression des tsars et des soviets, a non seulement survécu, mais a sauvegardé son originalité irréductible au russe. Le problème est donc de taille et il n’est pas possible de refuser aux Ukrainiens le droit de disposer d’eux-mêmes. La suppression de ce droit, au nom du “réalisme politique”, pendant plusieurs siècles, a non seulement cimenté la volonté des Ukrainiens d’avoir leur propre État ; elle les a conduits à protester contre l’injustice qui leur était faite en s’alliant au besoin avec le diable pour l’obtenir.
L’Ukraine se trouve donc dans la situation de ces nouveaux États qui naissent de la chute des empires, au lendemain des conflits mondiaux, et dont les traités de paix organisent les conditions politiques dans lesquelles ils participeront à la vie internationale. La seule différence est que la guerre froide, par miracle, n’a jamais éclaté et qu’aucun traité de paix n’est venu sanctionner l’existence des nouveaux États issus de l’URSS.
Les éléments de démesure
Après des siècles d’efforts infructueux et d’innombrables morts pour exister en liberté, les Ukrainiens ont obtenu, sans coup férir et comme par miracle, l’indépendance dont ils avaient si longtemps rêvé. Mais ils ont hérité d’une de ces chimères dont le “petit père des peuples” avait le secret et qui n’en finissent pas de dégénérer jusqu’à retrouver les fondements du réel. Par la grâce de Staline, l’Ukraine, alors totalement asservie par les purges, les famines provoquées, les destructions de la guerre, s’est trouvée être membre fondateur des Nations Unies… Par un autre de ces faux-semblants qu’affectionnait le tyran du Kremlin, les frontières de l’Ukraine ont été tracées très au large à l’Ouest, et encore plus à l’Est et au Sud, avec le rattachement de zones colonisées par les autocrates russes depuis le 18° siècle. Khrouchtchev a mis le comble à cette exagération en faisant don de la Crimée à l’Ukraine pour fêter le « tricentenaire » de son « rattachement » à la Russie…
L’héritage des armes nucléaires est un autre élément de cette démesure. Fort sagement, les pères fondateurs de l’indépendance ukrainienne ont immédiatement proclamé que l’Ukraine nouvelle renoncerait immédiatement à cette encombrante succession. Mais, le temps passant, la présence de ces armes sur le sol national apparaît, de plus en plus, comme la garantie qu’aucun élément de ce prodigieux héritage ne sera remis en cause.
L’indépendance et la stabilité à tout prix
L’Ukraine nouvelle a été édifiée par une étrange alliance. Lors du putsch d’août 1991, son opinion publique unanime a souhaité être protégée des suites possibles du coup d’État où s’était compromis le parti communiste soviétique.
Dès que l’échec du putsch a été prévisible, chacun a compris en Ukraine qu’il fallait saisir l’occasion de se séparer de l’Union Soviétique et de mener une politique indépendante de Moscou dont nul ne doutait à l’époque que, libérant l’Ukraine du fardeau militaire et du “pillage”, des richesses nationales auquel se livrait sans frein le “Gosplan”, elle ne manquerait d’assurer à tous un bien-être sans limite.
La manœuvre fut conduite par la direction en place du parti communiste ukrainien que dirigeait alors Leonid Kravtchouk, sur des idées élaborées par les dissidents nationalistes auxquelles la perestroïka de Gorbatchev avait donné droit de cité.
À la tête du parlement élu au printemps 1990 et où, pour la première fois des non-communistes étaient représentés, Leonid Kravtchouk a emmené en bon ordre la majorité ci-devant communiste sur des positions d’indépendance nationale absolument opposées à leur credo idéologique.
Le socle de l’indépendance ukrainienne, qu’un référendum et une élection présidentielle irréprochables sont venus conforter, repose donc sur l’alliance du savoir-faire politique du parti unique, la veille encore au pouvoir, et de la légitimité nationale des opposants d’hier.
Il en est résulté que la politique du nouvel État ukrainien a suivi deux orientations majeures :
– un divorce résolu avec l’Union Soviétique, et bientôt avec les prétentions de la Russie de limiter son émancipation ;
– une préférence absolue pour la stabilité en toutes choses, qu’il s’agisse du maintien en place de l’ancienne nomenklatura du parti communiste ou de la satisfaction de principe de toutes les revendications sociales ou régionales, afin que rien ne vienne troubler l’unanimité nationale naissante. Cela explique l’absence du minimum de connaissances économiques à l’aide desquelles la monnaie nationale aurait été préservée et les indispensables réformes de structure auraient été engagées, avant que l’hyperinflation et la chute constante de la production ne découragent les plus ardents partisans de l’indépendance nationale.
Une impossible indépendance économique
On comprend bien, dans ces conditions, et compte tenu des liens de toutes sortes que l’ancien “Gosplan” s’était ingénié à multiplier, qu’il ait été impossible de faire d’un fragment d’industrie soviétique une économie cohérente.
D’ailleurs, faute de réformes économiques, les institutions financières internationales ont nettement refusé d’accorder la moindre assistance à l’Ukraine et les investissements étrangers, sans lesquels aucune restructuration industrielle n’est envisageable, sont restés très peu nombreux. Il n’est pas exagéré de dire que, sans une politique de stabilisation financière et de restructuration industrielle cohérente, l’économie de l’Ukraine est en voie de dégénérescence. La liberté de commercer est en effet mise à profit par les responsables des entreprises publiques pour spéculer et disposer de la propriété d’État. Les entreprises ont de plus en plus de difficultés à poursuivre la production de biens qui ne répondent plus à la demande. Il ne reste plus pour les sauver de la banqueroute et de la mise à pied de leur personnel qu’à ordonner à la Banque Centrale de leur accorder des crédits quasiment gratuits qui seront financés par une pure création de monnaie.
Il n’est donc pas étonnant que la valeur réelle de la monnaie ukrainienne soit en déclin rapide et qu’elle se dévalue beaucoup plus rapidement même que le rouble russe.
La récente crise du bassin charbonnier du Donbass, où la population russe est importante, a bien illustré l’impasse où se trouve l’économie.
Rendus furieux par une nouvelle flambée des prix, les mineurs se sont mis en grève, suivis en cela par la plupart des grands combinats de cette région frontalière avec la Russie. Ils ont exigé que, revenant sur la politique d’édification d’un État national ukrainien prévoyant la création de frontières et de douanes, les liens économiques traditionnels avec la Russie soient pleinement restaurés et qu’une autonomie de gestion soit accordée à leur région.
L’illusion qu’il suffirait de revenir à la situation soviétique antérieure est séduisante. Mais elle ne tient pas compte du fait qu’en Russie ce système n’existe déjà plus.
Avec un commerce extérieur lourdement déficitaire envers la Russie, et dépendant presque complètement de ce dernier pays pour son approvisionnement en énergie, l’Ukraine est dans une situation peu enviable. L’une de ses fragilités majeures tient à ce qu’elle a donné la priorité absolue à son indépendance étatique sans assurer les bases de son autonomie économique. Aujourd’hui, avec une situation très dégradée, et vue l’impuissance de ses dirigeants à concevoir des issues réalistes, l’Ukraine se trouve dans une impasse dont il est peu probable qu’elle puisse sortir seule.
Les termes de la négociation avec la Russie
Il est peu vraisemblable que Moscou mette à profit rapidement la situation de faiblesse où se trouve l’Ukraine pour la contraindre à rejoindre le giron russe. La raison en est, en premier lieu, que la Russie n’est pas actuellement, et sans doute pour longtemps, en état de mener une opération d’une telle ampleur. Mais surtout, il existe à ce sujet des divergences profondes dans l’opinion russe.
Aucun Russe ne peut, de gaieté de cœur, accepter la sécession de l’Ukraine qu’il considère comme le berceau de l’histoire de son pays. Les nostalgiques de l’URSS comme les nationalistes russes rêvent d’un retour à l’unité perdue sans s’embarrasser sur les moyens d’y parvenir. Soljenitsyne inspire un cercle plus vaste qui souhaite une association étroite des trois frères slaves, russe, biélorusse et ukrainien. Les réformateurs russes, héritiers de la pensée d’André Sakharov, dont Boris Eltsine est le fils spirituel, donnent la priorité à l’occidentalisation de la Russie, à sa modernisation, à son intégration au monde “civilisé”. En raison également de leur respect du droit des peuples à décider librement de leur destin, ils reconnaissent l’indépendance de l’Ukraine.
Mais ils ne peuvent se réconcilier avec une Ukraine qui souhaiterait rompre les liens historiques avec la Russie au point de devenir pour elle un pays étranger. Dans une démarche que les libéraux français ont privilégiée un moment vis-à-vis de l’Afrique du Nord, les libéraux russes s’accommoderaient bien pour l’Ukraine d’une indépendance dans l’interdépendance.
Dans la vie de tous les jours, en Russie, les nostalgiques se trouvent aux affaires étrangères, dans l’armée, et bien entendu, au parlement qui a proclamé, un beau jour, que Sébastopol était une ville russe bien que située sur le sol d’un pays étranger. Mais Boris Fiodorov, responsable des réformes économiques, est favorable à la liquidation des relations privilégiées avec les anciennes républiques de I’URSS et, en particulier, au passage accéléré aux prix mondiaux de l’énergie.
Il est peu vraisemblable pour autant que la Russie soit en mesure de renflouer l’économie ukrainienne, même si elle le souhaite. En dépit de péripéties qui seront peut-être animées, il est probable que les relations entre les deux pays n’évolueront pas dramatiquement même si, le rapport des forces étant défavorable à l’Ukraine, celle-ci devra concéder à Moscou un certain rapprochement.
Le domaine où les concessions de Kiev sont les plus probables est celui des armes nucléaires que l’Ukraine devra, tôt ou tard, transférer à la Russie, quelles que soient les apparences que l’on voudra y donner.
Pour la sécurité et la stabilité en Europe
Face à l’amoncellement des difficultés de tous ordres que connaît l’Ukraine actuellement et qui sont susceptibles de provoquer en Europe des secousses dangereuses, il y a fondamentalement deux attitudes.
La première consiste à ne s’en occuper à aucun prix et à s’en remettre à la Russie pour traiter le problème. Le risque est que la Russie, d’aujourd’hui ou de demain, se méprenant sur le sens de cette abstention, ne soit tentée, si l’affaiblissement de l’Ukraine continue de s’aggraver, de mettre fin à son indépendance et à la réintégrer en son sein, provoquant ainsi en Europe une crise majeure.
L’autre consiste à recommander que l’Europe unie, avertie par l’épreuve yougoslave de ne pas laisser sans réagir les situations de conflit potentiel, tente, par des mesures d’assistance économique et une politique concertée, de démêler l’écheveau des problèmes et de promouvoir une évolution sans à-coups dangereux.
Trois priorités se dégagent d’emblée :
– Aider la Russie et l’Ukraine à trouver un accord équilibré complet sur le retrait et la destruction des armes nucléaires déployées en Ukraine et associer à cet accord des mesures tendant à garantir la sécurité des centrales nucléaires civiles.
– Donner à l’Ukraine, avec l’aval, explicite ou non, des autorités russes, des assurances sur la sauvegarde de son indépendance et de son intégrité territoriale qui lui permettent d’envisager sans crainte excessive son inévitable rapprochement avec la Russie
– Mettre à l’examen des institutions financières internationales un programme de stabilisation de l’économie ukrainienne et de réformes lui permettant progressivement de rejoindre l’économie mondiale.
Dans l’arc de crises qui va de la Yougoslavie au Caucase, il serait périlleux de laisser éclater un nouveau foyer d’instabilité de cette ampleur. Ne pas y remédier à temps reviendrait à mettre à nouveau en doute, demain, l’utilité de la construction européenne.
II – L’article de 1995
Depuis six mois, l’image de l’Ukraine en Occident s’est vivement redressée. Cela tient, pour une part, à l’élection d’un nouveau président, décidé à mettre en œuvre, sans tarder, un programme radical de réformes économiques. Par ailleurs, la regrettable opération militaire russe au Caucase et les interrogations qu’elle suscite sur Boris Eltsine et sur la politique à venir de Moscou y participent également. En effet, cette crise de confiance retentit sur le type de relations que la Russie entretiendra avec les nouveaux États nés de la ruine de l’Union soviétique. Elle est également appelée à avoir des répercussions directes sur l’organisation de la sécurité en Europe : plusieurs pays candidats à l’adhésion à l’Union européenne demandent en effet à entrer dans l’OTAN pour se mettre à l’abri des éventuelles menaces que la Russie serait susceptible de leur faire courir. Ce contexte met évidemment en valeur la paix civile que, dans les transformations profondes où elle est engagée, l’Ukraine a su préserver ainsi que le caractère raisonnable et constructif de sa politique extérieure, en un mot, sa contribution positive à la stabilité en Europe.
Qu’en est-il au juste ? Cette appréciation positive se confirmera-t-elle ou certains éléments de faiblesse viendront-ils décevoir ces attentes ? L’Ukraine saura-t-elle établir avec la Russie des relations qui sauvegardent son indépendance ? En termes d’action diplomatique, convient-il d’en rester à la très prudente expectative qui a caractérisé la politique française envers ce pays ou doit-on, à la faveur de la présidence française de l’Union européenne, envisager une politique plus active ?
Créer les bases économiques de l’indépendance
Le nouveau président ukrainien, Léonid Koutchma, a fait campagne sur la nécessité de faire, de toute urgence, des réformes économiques radicales, faute de quoi l’indépendance même du pays serait mise en péril. Il ajoutait également que l’Ukraine devait se rapprocher de l’économie russe afin de restaurer, dans la mesure du possible, les liens économiques qui existaient du temps de l’Union soviétique. À la surprise générale, les électeurs, qui venaient d’élire un parlement dominé par les néocommunistes pour protester contre les difficultés économiques, lui ont donné raison, démentant au passage les analyses qui prédisaient une division permanente de l’Ukraine entre l’Ouest et l’Est du pays.
Avec une rare célérité, Léonid Koutchma a négocié et conclu avec le Fonds Monétaire International un accord de remise en ordre macro-économique et de réduction du déficit budgétaire, ce qui, en pratique, signifie l’abandon des subventions aux entreprises d’État non rentables et donc le début d’une réforme fondamentale de l’économie.
S’assurer que les productions répondent à une demande solvable est d’autant plus nécessaire que plus du tiers de l’économie ukrainienne était orienté vers l’industrie militaire. Introduire le calcul économique est d’autant plus indispensable que toute l’industrie lourde du pays dépend de l’énergie provenant de Russie, non plus à des prix de faveur, comme du temps de l’URSS, mais aux prix mondiaux. Par la vigueur des réformes qu’elle a entreprises, l’Ukraine est entrée dans le cercle vertueux de l’aide multilatérale occidentale qui, seule, peut lui permettre de créer les conditions susceptibles d’attirer les investissements considérables que nécessite la reconversion de son industrie. Pour autant, la partie ne sera pas facile ni politiquement, ni économiquement. La défense du socialisme reste le mot d’ordre de la majorité néocommuniste au parlement, qui s’oppose à des privatisations trop larges et auprès de laquelle la propriété publique de la terre demeure populaire. Cependant, la déroute économique de la présidence précédente avec hyperinflation, effondrement de la production industrielle et agricole et déficit extérieur béant a relativisé les certitudes. Un passage réussi à l’économie de marché donnerait, comme en Europe centrale, aux changements des trois dernières années un caractère irréversible qui ne manquerait pas de se transcrire en termes politiques et donnerait à la stabilité dans la région un fondement plus assuré.
Vers une démocratie de type européen
Les réformes préconisées par L. Koutchma supposent de la population, déjà éprouvée par une chute dramatique de son niveau de vie, de nouveaux et considérables sacrifices. L’opinion semble en comprendre la nécessité et aucun mouvement social important n’a eu lieu à ce jour. On retrouve un consensus similaire dans la vie politique. Des élections, que de nombreux observateurs étrangers ont jugées authentiques, ont permis de désigner les assemblées de tous niveaux, des conseils ruraux au parlement national. À la différence de leurs voisins du Nord, les Ukrainiens ont évité que les divergences politiques internes ne dégénèrent en affrontements armés. Les transformations très profondes, tant politiques qu’économiques, que l’Ukraine a connues depuis l’indépendance se sont donc opérées sans troubles, en préservant la paix civile. Cela semble tenir au fait que s’est dégagée une sorte de patriotisme local, assis, non sur des bases ethniques, dès lors qu’en Ukraine, les distinctions nationales ne sont pas marquées, mais sur la certitude partagée que les ressources du pays sont considérables et promettent à tous, à terme, un avenir économique satisfaisant. Peut-on pour autant considérer que des pratiques parfaitement démocratiques ont été établies ? La question est examinée par le Conseil de l’Europe en vue de l’adhésion de l’Ukraine à cette organisation. Le principal obstacle provient de l’absence de réforme constitutionnelle, le pays continuant de vivre sous la constitution rédigée sous Brejnev et maintes fois modifiée depuis. L’embarras provient de ce qu’impatient du régime d’assemblée qu’il a trouvé en arrivant au pouvoir et des mesures populistes, parfaitement contraires au redressement financier, qu’il permet aux députés d’adopter, le président Koutchma a proposé une loi constitutionnelle provisoire que le parlement répugne à adopter, parce qu’elle limite ses prérogatives et que ce partage des pouvoirs risque de se maintenir dans la constitution définitive.
Le sujet est susceptible d’être l’occasion d’une recomposition au sein du parlement au profit d’une majorité plus centriste, dans la mesure où la classe politique attache une importance particulière à l’adhésion de l’Ukraine au Conseil de l’Europe considérée comme une étape essentielle de son appartenance à l’Europe démocratique.
Satisfaire les exigences de la communauté internationale
La mauvaise réputation de l’Ukraine était largement due au refus de ce pays de se défaire, comme il s’y était engagé au moment de son indépendance, des armes nucléaires soviétiques demeurées sur son sol. L’opinion ultranationaliste, consciente de l’infériorité militaire du pays vis-à-vis de la Russie, y voyait la garantie suprême de son indépendance. L’affaire fut conclue après beaucoup de péripéties par l’intervention des États-Unis qui acceptèrent de garantir l’indépendance et l’intégrité territoriale du pays et persuadèrent la Russie de compenser la valeur de ces armes par des livraisons de combustible pour les réacteurs ukrainiens. L’Ukraine a dû également tenir compte des préoccupations de la communauté internationale concernant la sûreté de ses centrales nucléaires. Elle a récemment accepté en principe de discuter un plan d’actions, mis au point par l’Union européenne et le G7, prévoyant une modernisation de sa politique énergétique et la fermeture de la centrale de Tchernobyl. Compte tenu de la crise énergétique permanente où elle se trouve et de sa dépendance quasi complète envers la Russie dans ce domaine, le dialogue que l’Ukraine a accepté d’amorcer avec l’Occident est une preuve de sa bonne volonté et de son souci de tenir compte des intérêts de celui-ci. Un accord complet sur ce sujet exigera cependant que les deux parties se familiarisent plus complètement avec les problèmes et les possibilités de l’autre. De manière générale, on observe une volonté permanente de l’Ukraine de se rapprocher des institutions multilatérales spécialisées dont elle a par définition été tenue éloignée : régime de garanties de l’AEIA, de non-prolifération des technologies spatiales ou nucléaires, etc. On peut donc conclure sur ce point que, malgré les intérêts nationaux majeurs qui étaient en cause, l’Ukraine a pris les décisions qui convenaient pour s’adapter à son environnement extérieur et devenir ainsi un partenaire crédible de la communauté internationale. Il fait peu de doute que le rôle qu’elle se croit appelée à jouer en Europe et dans le monde, du fait de ses capacités et de ses ressources, l’a aidée à surmonter les difficultés inhérentes à un tel exercice.
Quelles relations établir avec la Russie ?
La question est d’importance majeure dès lors que l’histoire russe a commencé précisément à Kiev et où la Russie a combattu constamment, au cours des siècles, la sécession d’une province d’empire qui était son interface directe avec l’Occident. En plus de l’histoire, la géographie commande aux deux voisins de s’entendre puisqu’il n’existe pas entre eux de frontière naturelle claire et que plusieurs millions de ressortissants de chaque peuple vivent dans le pays voisin. L’appartenance à une même économie a de même créé des dépendances multiples. Ces liens sont rarement à sens unique : ainsi l’Ukraine dépend-elle de la Russie pour son énergie, mais la Russie peut difficilement exporter son pétrole et son gaz en Europe sans passer par le territoire ukrainien. Sur ces bases, plusieurs politiques sont possibles. Celle des réformateurs russes de 1991, qu’incarnait Boris Eltsine, visait d’abord, en rejetant les tentations impériales, à occidentaliser la Russie et à lui permettre, ainsi libérée de ses charges de tutelle coloniale, de réussir la mutation de son système économique. Mais, même sur ces bases, les libéraux russes n’ont jamais envisagé que l’Ukraine mette à profit son indépendance pour mener une politique que la Russie serait susceptible de trouver hostile. Bref, la proximité et l’imbrication des deux pays sont telles que la Russie estime de son intérêt de conserver vis-à-vis de l’Ukraine des moyens d’influence aussi efficaces que possible. Toute dérive vers des idées plus proches des nationalistes russes renforcera la sujétion où l’on souhaiterait maintenir l’Ukraine. L’équation ukrainienne est évidemment bien différente. Il existe aussi sur l’échiquier politique une forte tendance nationaliste qui milite activement pour que l’Ukraine s’éloigne autant que possible de la Russie, considérée comme une menace permanente pour son indépendance. Là encore, l’élection de L. Koutchma a marqué une véritable novation en plaçant au premier plan la nécessité de relancer l’économie en exportant sur le marché russe, le nouveau président s’est écarté de la logique de divorce envers la Russie suivie par son prédécesseur. Il semblait que les Russes ne pouvaient rêver d’un meilleur partenaire. Pourtant, la négociation d’un traité d’amitié destiné à jeter les bases de relations bilatérales d’une nature nouvelle avec l’Ukraine a fait apparaître la difficulté pour la Russie d’établir avec Kiev des rapports d’égalité entre États indépendants. En revanche, Moscou a multiplié les exigences sur des points destinés à pérenniser ses moyens d’influence : assurer aux Russes d’Ukraine le droit d’obtenir également la citoyenneté russe, refus de garantir définitivement les frontières entre les deux États… La logique de L. Koutchma est de parvenir vite, au prix de concessions politiques à la limite de l’acceptable pour l’aile nationaliste, à un accès facile au marché russe. Il y va de la survie des grands complexes industriels ukrainiens et donc du maintien d’un minimum d’activité pendant que se négocie avec les institutions internationales la stabilisation financière du pays, préalable à la reconversion de l’appareil productif national et à son accès au marché mondial. L’urgence d’un tel accord l’oblige à conclure avec Boris Eltsine, lequel a sans doute besoin, de son côté, d’un succès marquant dans “l’étranger proche” de la Russie. En tout cas, il est peu probable qu’il puisse transiger sur ce qui constitue le cœur de la souveraineté ukrainienne c’est-à-dire l’établissement de relations d’égalité avec la Russie, le refus d’accords tendant à rétablir un espace de défense ou de sécurité dominé par Moscou au sein de la CEI, etc. Sur ces bases, un accord paraît vraisemblable même si certains écueils, en particulier la Crimée, exigent des dirigeants des deux pays de l’autorité et du savoir-faire. Au total, parmi les nouveaux États apparus à la suite de l’Union soviétique, l’Ukraine paraît être le seul qui, par sa masse propre et sa cohésion nationale, soit susceptible de traiter avec la Russie sans devenir nécessairement son satellite.
Dans l’état d’incertitude où l’affaire de Tchétchénie a plongé l’Europe orientale, les éléments qui jouent en faveur de la stabilité méritent une attention particulière. S’agissant de l’Ukraine, trois actions sont susceptibles de renforcer ses chances de préserver son équilibre interne et par là d’influer favorablement sur la conjoncture régionale : — modérer, de concert avec les États-Unis, les prétentions russes envers l’Ukraine en obtenant que soient appliquées dans leurs rapports bilatéraux les normes internationales courantes (formulation de l’intangibilité des frontières, modalités de location des bases militaires, restructuration des dettes, etc.) ; — définir précisément le contenu et les perspectives des relations entre l’Union européenne et l’Ukraine à moyen et long terme afin de faciliter son évolution vers l’Occident ; — prévenir l’explosion de troubles ethniques en Crimée en donnant à l’organisation de sécurité et de coopération en Europe qui est présente sur place des moyens d’intervention préventive. En effet, pour la stabilité de l’Europe, la meilleure hypothèse est celle où les liens existant entre l’Ukraine et la Russie ne mettraient pas en danger l’indépendance de la première – ce qui provoquerait un conflit majeur – et contribueraient à l’occidentalisation progressive et complète de la seconde. Il ne peut évidemment y avoir de certitude de succès dans une telle entreprise, non plus d’ailleurs que dans la réussite d’un État neuf comme l’Ukraine. Il n’est toutefois pas sans conséquence que les premiers pas réalisés en un temps relativement court par un pays tel que l’Ukraine témoignent d’une réelle capacité à traiter ses problèmes intérieurs et extérieurs de manière rationnelle et prévisible et d’un sens du compromis qui peuvent passer pour une vertu dans cette région difficile. La France ne devrait pas continuer à négliger, moitié par ignorance, moitié par préjugé, les chances que ce nouvel État devienne demain un partenaire majeur de l’équilibre européen.
Note du site Montesquieu : peu avant le second article de Michel Peissik, l’accord de Budapest du 5 décembre 1994, signé notamment par la Russie et les États-Unis, a prévu l’abandon par l’Ukraine de ses armes nucléaires, en échange de la reconnaissance de son indépendance et de ses frontières. C’est cet accord qui a été violé par la Russie en février dernier. À noter également que Michel Peissik, par réalisme, ne proposait aucunement l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne, encore moins son intégration à l’OTAN.