Nous les dieux, de Nicolas Saudray

Par Philippe Agid

Nicolas Saudray -Patrice Cahart- pour ses amis de l’Institut d’études politiques de Paris et de l’ Ecole nationale d’administration- m’a confié avoir eu l’idée de ce livre à l’âge de seize ans après avoir lu Le destin de l’Occident d’Oswald Spengler. Cet essai l’avait passionné sans le convaincre complètement.  Parallèlement à une carrière administrative qui l’a conduit, entre autres, de la direction du service de législation fiscale à la direction des Monnaies et médailles, à la responsabilité de médiateur du livre au ministère de la Communication et de la Culture puis à la présidence de la Bibliothèque nationale, Nicolas Saudray a publié entre 1978 et 2014, dix romans, trois pièces de théâtre et un essai  « 1870, 1914, 1939, Ces guerres qui ne devaient pas éclater » qui préfigure une approche méthodologique à laquelle tient l’auteur : le rôle des individus et du hasard.  Plusieurs de ses romans font une large place à l’histoire. Deux d’entre eux évoquent celle de l’Ordre de Malte (Dieu est-il gentilhomme ?, Les sept complots de Malte). La maison des fontaines évoque la découverte d’un évangile oublié. Les pièces de théâtre qui complètent sa bibliographie: Intelligence avec l’ennemi, 2014, une rencontre insolite de Hitler et de Staline, Votez Satan dimanche prochain, 2015 (Satan candidat à l’élection présidentielle française, Vivent les Vandales! 2016, (saint Augustin face au roi des Vandales).  L’histoire est bien souvent présente dans les œuvres littéraires de Nicolas Saudray.

Nous les dieux  est le fruit de vingt et une années de recherches. L’auteur indique dans sa préface avoir lu ou consulté quelque trois mille ouvrages. Il s’agit, on le devine, d’une somme incroyablement variée d’informations – relevant de l’histoire sous tous ses aspects- politiques, économiques, sociétaux, philosophiques, religieuses, scientifiques, et d’autres- mais aussi d’une série de fils directeurs assortis de prises de position clairement étayées. Nicolas Saudray revendique les choix auxquels il procède: « Creuser tous les sujets, c’était impossible. Les survoler tous aurait été frustrant. Usant d’un privilège d’auteur, j’ai choisi d’en détailler certains: (…) Et quand je n’avais rien de nouveau à dire, je me suis tu. » L’auteur demande en revanche qu’on permette le cas échéant au non-spécialiste qu’il est d’exprimer un avis personnel.

Page 15,16 et 17 de son livre, Nicolas Saudray met avant les quatre principes qui, selon lui, «ont accompagné l’humanité dans ses parcours»: une expansion continue assortie de diversité; une complexité croissante et aveugle souvent porteuse de complications; un empilement lui aussi continu des strates; l’existence de voies d’évolutions et de découvertes parallèles.

Nous les dieux se compose de cinq parties:

  • L’homme avant l’histoire ;
  • L’espace, le temps, la vie, la mort ;
  • Les lois de l’histoire ;
  • La part de liberté ;
  • Le monde sans cohérence.

« Mon livre commence avant les singes et s’achève après les hommes »,  écrit l’auteur, elliptique, et non sans humour.

Avant l’histoire, première partie de l’ouvrage, estime l’auteur dans un commentaire extérieur au livre, « la sélection darwinienne n’a joué qu’un rôle secondaire dans notre ascension. En effet, le milieu a beaucoup fluctué (glaciations successives séparées par des redoux) ; et pourtant, nous avons toujours progressé vers l’intelligence. Ce n’était pas notre intérêt immédiat, car, ce faisant, nous avons échangé une grande partie de notre force musculaire, de notre ouïe, de notre odorat, contre une faculté d’invention dont les fruits ont mis beaucoup de temps à apparaître.

          Il faut donc admettre que notre trajectoire, comme d’ailleurs celle des autres vivants, résulte d’une impulsion aveugle, d’une volonté d’aller de l’avant, qui nous vient de l’univers. »

Décisif apparaît le concept ou la notion, comme on voudra, de civilisation, objet du chapitre 6 de la seconde partie, Le monde se fragmente. Nicolas Saudray passe  en revue les travaux variés de ceux qui, d’Hérodote à Joachim de Flore, de Hegel à Marx,  de Spengler à Toynbee se sont penchés sur la définition et le sens des civilisations avant d’avancer sa vision personnelle des concepts de  civilisation et de culture. Il en propose une synthèse à la fois savante– lorsqu’il décline  l’extrême  diversité des réalités historiques et géographiques rassemblées derrière  les termes villes, écriture, langue, religions, mentalités et réalisations collectives – et modeste lorsqu’il insiste sur les particularités et la relativité de chacun d’entre eux. (Pages 113 à 137)

Une thèse centrale de l’ouvrage tient pour l’auteur aux différences  qu’il identifie entre d’une part les  dix civilisations les plus anciennes – chacune ayant sa personnalité propre-, d’autre part la onzième , la nôtre. dont il détaille ensuite  plusieurs des traits caractéristiques qu’il oppose à celle de l’Occident qu’il qualifie de  faustienne «pour bien la distinguer de la civilisation gréco-romaine. » Les dix premières   se sont à un moment ou à un autre transformées en empires qui ont disparu ou rebondi.  Mais tel n’est pas le cas de la notre. L’auteur note qu’à ce jour tout  semble s’être passé comme si notre civilisation occidentale avait échoué ou renoncé à s’ériger en empire régional ou mondial: (échecs du Saint Empire romain germanique, de Charles Quint, de Louis XIV, de Napoléon, de Guillaume II, d’Hitler). En raison sans doute du goût de la liberté qui nous caractérise, estime Nicolas Saudray. En Occident, les hommes se sont de facto érigés en dieux. D’où le titre de l’ouvrage.

Lois de l’histoire, mais part aussi de la liberté, du rôle des hommes, du hasard. La quatrième partie complète la troisième avec laquelle elle contraste. Nous sommes loin de descriptions simplement bien structurées dont nous connaissons les déroulements et les issues. Nicolas Saudray évoque ici les mythes, épopées littéraires ou historiques qu’il a choisis de présenter, allant entre autres de ceux de Moïse, de  la guerre de Troie, aux batailles de Marathon et de  Salamine  aux guerres puniques, des apports de Bouddha à ceux de Jésus,  des épisodes sur plusieurs siècles de l’union manquée entre la France et l’Angleterre, du miracle de la maison de Brandebourg aux Carrefours chinois, en passant par un développement de trente deux pages intitulé: Ni Révolution, ni Napoléon pour moi l’un des sommets du livre.

Pour rendre concrète la démarche qu’adopte ici Nicolas Saudray, j’emprunterai à l’écriture cinématographique. Nous avons moins affaire à un ou à des films parfaitement montés qu’à des reportages filmés sur le vif. Les arrêts sur image abondent. L’historien se transforme aussi en commentateur qui vit avec ses personnages. Il évoque, pas à pas, leurs choix et décisions possibles. L’histoire se déroule en direct.  Démarche qui revisite au présent les mythes et épisodes choisis. Tout à la fois historien, commentateur politique et économique, souvent irrespectueux, philosophe sans à priori visible, il nous fait redécouvrir et réfléchir, nous interpelle, en nous installant dans le rôle de témoins actifs.  Libre à chacun de contester ses points de vues et ses jugements. Argumentés, faisant évidemment sa place au hasard, ils forment un corpus passionnant par le rassemblement des connaissances réunies, le recul qui préside à leur analyse, et bien sûr ses jugements personnels. Là se situe l’une des originalités et des forces de ce livre.

Une cinquième partieUn monde sans cohérence– termine l’ouvrage et se décompose en quatre chapitres.

La constellation nouvelle (du partage des pouvoirs nationaux ou régionaux sur la planète);

La perte de la cohérence (qui pose les questions de l’avenir  de l’homme, de ses croyances, de ses activités)

L’impossible croissance, (à quoi beaucoup pensent que nous sommes confrontés)

Encore soixante mille ans, monsieur le bourreau, (que sollicite in fine l’auteur dans un chapitre qui ne clôt évidemment pas le panorama de récits et de réflexions répartis dans les quatre premières parties.)

« Dans un milliard d’années environ, les océans seront secs. La terre n’aura plus ni eau ni vapeur d’eau. Elle n’abritera plus aucune vie.  Dés lors, peu nous importe le dernier acte de la pièce.Ce gredin de soleil, aujourd’hui a accompli la moitié de son existence. Il lui reste une espérance de cinq milliards d’années en tant qu’étoile active. Mais bien avant l’échéance, il se dilatera pour devenir une géante rouge, et grillera les planètes trop proches de lui. »

J’écris ces lignes le 6 mai 2017, à la veille des résultats de l’élection présidentielle française. Au cours des jours qui ont précédé, j’ai passé beaucoup de temps avec le livre de Nicolas Saudray. Ce 6 mai 2017, comment ne pas aller des enjeux sociétaux, économiques et sociaux soulevés par l’auteur dans la conclusion de son livre dont voici la liste :

L’inéluctable régression de l’industrie,
Le décevant tertiaire,
Une crise qui échappe à Keynes,
Un capitalisme, faux mourant,

Que faire demanderait Lénine, mais aussi les risques d’apocalypse nucléaire et météorique, les défis de l’urbanisation, de la faim, énergétique, le réchauffement planétaire et pour de plus lointaines  générations futures, son refroidissement?    

…aux défis de tous ordres auxquels  notre pays est confronté?

Nous les dieux est aussi un ouvrage d’actualité. Il invite à la réflexion, décrit,  fort de conclusions qui ménagent le pour et le contre, provoquent souvent,  peuvent choquer, stimulent toujours.  Je ne cache pas mon admiration pour une démarche qui comporte un investissement considérable dans la connaissance et la compréhension des œuvres et de la pensée  des autres, une réflexion et un jugement explicités sur  leur contenu,  des prises de position personnelles toujours motivées. Admiration qui n’est pas gênée, ici ou là, par mes propres jugements –ou intuitions- éventuellement différents de ceux de l’auteur.