Marie-Antoinette, selon Stefan Zweig

Une biographie lue par Nicolas Saudray
Mai 2025

En achetant ce livre, je pensais tomber sur une biographie mondaine. Loin de là. La forme un peu emphatique est celle d’un ouvrage écrit il y a près de cent ans. Mais l’auteur s’est bien documenté, et montre une profonde compréhension de sa compatriote. La jeune femme frivole et inconsciente, qui s’échappe quand elle peut de Versailles pour courir les bals masqués de Paris, et donne ainsi prise à la médisance, finit (trop tard) par devenir une fière épouse et une mère responsable.

Invoquant la correspondance de Fersen, Zweig affirme que ce gentilhomme suédois a été l’amant de la reine, et d’ailleurs le seul. Il a peut-être raison. Mais il ne fournit pas de citations probantes. De par sa position, Marie-Antoinette était très surveillée, jamais seule. Un doute subsiste donc. Certaine est en revanche l’intensité de l’amour entre ces deux êtres, et au fond, c’est cela qui intéresse notre auteur. Les reines amoureuses et malheureuses le fascinent. Trois ans après Marie-Antoinette, en 1935, c’est Marie Stuart qui bénéficiera de sa plume. Zweig apprécie aussi le caractère chevaleresque de Fersen, qui a risqué sa vie plusieurs fois pour son élue.

Là où Zweig fait erreur, c’est quand il écrit que Marie-Antoinette et son époux, avaient appelé à l’intervention armée autrichienne. La correspondance de la reine  a été publiée. À l’automne de 1791, elle conjure son frère l’empereur Léopold de ne pas intervenir, car les Parisiens s’attaqueraient aussitôt à la famille royale. En fin de compte, rappelons-le, c’est la France, pilotée alors par les Girondins, qui a déclaré la guerre. Le malentendu provient de l’agitation des émigrés de Coblence et d’ailleurs, y compris les deux frères du roi, qui plaidaient pour  une offensive de l’Autriche.  Les républicains ont cru que le couple royal était de mèche, et c’est le principal grief retenu contre lui par le Tribunal révolutionnaire. Les émigrés irréfléchis portent ainsi une bonne part de responsabilité dans la sentence fatale.

Devenue veuve, Marie-Antoinette, nous dit Zweig, aurait pu s’évader du Temple, grâce au complot ourdi par le baron de Batz. Elle a refusé, pour ne pas abandonner ses enfants. Mais là où l’auteur dérive, c’est quand il reproche avec amertume au jeune empereur François II, à Vienne, de ne pas avoir sérieusement tenté d’acheter la liberté de la reine, sa tante. À mon sens, une telle tentative était vouée à l’échec, car les révolutionnaires avaient besoin, symboliquement, de la mort de la reine, comme ils avaient eu besoin de celle du roi.

Zweig se montre impitoyable envers Louis XVI : apathique, incapable de se diriger… Marie-Antoinette est présentée comme sa victime. N’exagérons pas. Trop influençable, Louis XVI était néanmoins un homme instruit, désireux de faire le bien. Il a connu assez longtemps une réelle popularité, par réaction à Louis XV. Après la journée révolutionnaire du 20 juin 1792, dont il s’est tiré de justesse grâce à son sang-froid, les témoignages de sympathie ont afflué des départements. Prisonnier au Temple, Louis XVI s’emploie à l’éducation du dauphin, lui donne des devoirs à faire et les corrige. Montant à l’échafaud, il demande, paraît-il, si l’on a des nouvelles de M. de La Pérouse, ce navigateur qu’il a chargé d’explorer le Pacifique. Si l’anecdote correspond à la réalité, elle est  grandiose.

Lui aussi, Stefan Zweig est un jouet de l’Histoire, après avoir été, semble-t-il,  l’écrivain le plus lu au monde à son époque. Juif et démocrate (avec toutefois une certaine nostalgie de la monarchie pluraliste des Habsbourgs), il se réfugie à Petropolis au Brésil. Désespéré par les événements, il se donne la mort avec son épouse en  février 1942, dix ans après la parution de sa Marie-Antoinette, Il ne se doutait pas que, huit mois plus tard, la guerre mondiale prendrait un tournant décisif.

Le livre : Stefan Zweig, Marie-Antoinette, 1932, traduction française rééditée en Livre de Poche en 1993. 

En lisant Stefan Zweig

Par Jacques Darmon
Juin 2020

Des amis m’ont fait découvrir des textes peu connus de Stefan Zweig[1], écrits pendant la première guerre mondiale. Il s’agit d’œuvres mineures : articles parus dans les journaux suisses (Zweig était correspondant de guerre à Berne), des lettres à des personnes privées, des textes signés de l’auteur mais non publiés…

Ces documents reflètent l’opinion du « caporal Zweig ». À mon sens, et c’est leur intérêt majeur, ils donnent une explication plus plausible de ce geste tragique par lequel Zweig et sa femme ont mis fin à leurs jours, en février 1942.

On a souvent affirmé que Stefan Zweig était déprimé, désespéré à la fois par la victoire hitlérienne et l’effondrement de la société viennoise. Je crois, après avoir lu ces textes, que ces explications ne suffisent pas.

Stefan Zweig connaissait suffisamment l’histoire de l’Europe pour savoir que jamais aucun pays n’avait résisté longtemps à la coalition de tous les autres États. Après l’entrée en guerre des États-Unis et l’échec (allemand) de la « bataille d’Angleterre », la défaite hitlérienne était inéluctable. Zweig ne pouvait pas l’ignorer.

Quant à l’agonie de la société viennoise (la première d’Europe pour Zweig), il avait décrit, dès 1938,  la disparition du « monde d’hier ».

En 1918, déjà, Stefan Zweig avait observé un effondrement de l’environnement politique, militaire et social de l’Autriche. Paul Valéry, au même moment, nous disait que  les civilisations sont mortelles.

Mais justement, ces textes inédits datant de la première guerre mondiale montent clairement que Stefan Zweig restait optimiste : il avait confiance dans la force et la permanence de la culture allemande. Militairement vaincue, socialement en lambeaux, l’Allemagne (pour Zweig, le peuple de langue allemande, donc y compris l’Autriche) continuait de rayonner par le dynamisme de ses universités, de ses philosophes, de ses poètes. La culture allemande était vivante, l’essentiel était préservé. En 1918, cette constatation effaçait les horreurs de la guerre et donnait foi en l’avenir.

C’est exactement ce qui manquait à Zweig en 1942 : le régime hitlérien fêtait la victoire militaire (peut-être provisoire)  du fascisme ; mais  c’était surtout une défaite de la pensée, la constatation terrible que la culture allemande n’avait pas résisté au cauchemar nazi. Le « peuple de Goethe, Schiller, Kleist, Hölderlin et Kant », celui de Mozart et de Beethoven, s’était jeté dans les bras de ces bourreaux, avait participé activement aux massacres de populations entières[2].

« Mortes, les voix de la famille et des amis, morte, la voix des poètes et des écrivains, plus aucun signe de personne, le silence… Ce silence, cet effroyable, impénétrable, interminable silence est plus insupportable que n’importe quel bruit. Il contient plus d’horreur que le tonnerre, que le hurlement des sirènes, que le fracas des explosions… »

Ce silence d’un peuple devenu muet avait ruiné toutes ses convictions sur la force de la culture et l’avait conduit, le 22 février 1942 à Petrópolis, constatant l’échec de tout ce en quoi il croyait depuis ses premiers travaux, à vouloir quitter ce monde désespérant.

Arrivé à ce point de la lecture, j’ai posé mon livre et j’ai pensé à la France.

La France aujourd’hui, comme l’Autriche en 1918, a perdu son rang : dominée économiquement par l’Allemagne, ignorée diplomatiquement par la plupart des pays du monde  (même les plus petits[3] !), noyée politiquement dans l’Europe, la France n’est même plus « une puissance moyenne », comme l’affirmait Giscard d’Estaing !

Mais, dans ce désastre géo-politique, nous imaginions que survivait « une certaine idée de la France ». À défaut de la puissance économique ou politique, nous disposions d’une magistrature intellectuelle. Notre culture, notre histoire, nos valeurs, nos créateurs, nous assuraient une place particulière dans le monde : parce que la France se voulait universelle, elle était présente dans le cœur de tous les hommes. La culture française suffisait à sauver la France.

Il nous faut, comme Stefan Zweig en 1942, constater qu’il n’en est rien.

La France a elle-même renoncé à son histoire et sa culture n’est plus un objet d’admiration.

Les foules qui se pressaient derrière le catafalque de Victor Hugo pleurent aujourd’hui le décès de Johnny Halliday ; le Paris de Mme Hidalgo efface la Ville-lumière du baron Haussmann ; le Dr Raoult a remplacé Louis Pasteur dans le cœur des Français ; les personnages les plus aimés de nos concitoyens sont des acteurs de cinéma, des sportifs ou des présentateurs de télévision ; l’écriture inclusive défie Arthur Rimbaud.

Nous perdons notre propre estime. La crise du coronavirus a mis à terre le « meilleur système de santé du monde ». Les classements PISA mettent en évidence la faiblesse de notre système d’éducation. Notre démocratie fonctionne mal et la société française n’est qu’un « archipel »  de groupes humains indifférents (ou même hostiles) les uns aux autres.

Ce que nos amis américains appellent la « French Theory » n’est plus l’œuvre des Lumières ou l’universalisme de la Révolution, mais les élucubrations de nos philosophes « déconstructeurs » (Foucault, Derrida, Deleuze).

Nous assistons aujourd’hui même à une accélération étonnante de cette déconstruction de la France. Longtemps confiné dans les débats de quelques intellectuels, ce processus est maintenant dans la rue.

« Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », disait notre Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen en 1789. La France révolutionnaire se voulait universaliste : tous les hommes ont les mêmes droits, sans distinction, de race, de religion ou de sexe.

La lutte contre le racisme est donc au cœur de la culture française, mais aujourd’hui cet antiracisme devient à son tour raciste. Une militante, bien intentionnée, demande de « compter les Noirs » [4]. Des réunions sont interdites aux Blancs.

Le regard que les citoyens portent sur leur histoire est nécessairement divers. La Révolution, les luttes ouvrières, l’occupation et la Résistance, … font l’objet d’analyses divergentes depuis longtemps Mais plus récemment, une nouvelle étape a été franchie : certains exigent de réécrire l’histoire et d’imposer une nouvelle lecture devenue seule valable : décapiter Colbert qui a édicté le Code noir, condamner Napoléon[5] qui a restauré l’esclavage aux Antilles, réécrire la période coloniale[6]

A l’image de la période stalinienne pendant laquelle le pouvoir effaçait des images officielles les personnages historiques qui avaient cessé de plaire, une relecture de l’histoire de France est recommandée, voire exigée.

Particulièrement significative est l’attitude des nouveaux migrants à l’égard de cette France déconstruite.

La France a été formée en grande partie par des peuples venus de l’extérieur : des Grecs, des Romains, des Francs, des Burgondes, des Ostrogoths, des Alains … Peu à peu, depuis Bouvines, s’est constituée une nation française, avec une langue, une culture, des modes de vie assez homogènes sur tout le territoire.

Cette France unifiée est restée une terre d’immigration : des Polonais, des Espagnols, des Italiens… Ces premiers immigrés venaient en France pour trouver du travail, bien entendu, mais s’ils avaient choisi la France parmi bien d’autres destinations possibles, c’était parce que ce nom leur disait quelque chose de plus [7]. D’ailleurs, à peine arrivés, sans renoncer à leur propre histoire, ils acceptaient de se fondre dans la société française[8].

Les nouveaux immigrés, dans leur majorité, agissent différemment. Ils viennent en France non pas par admiration de Molière ou de Victor Hugo, mais par attrait du RSA, du RMI, de l’AME de l’AMD … Tous ces acronymes qui symbolisent le système français d’aides sociales, le plus généreux du monde : de fait, nous achetons ces immigrés ! À juste titre,  ils nous le reprochent.

En conséquence, présents en France non par choix mais par nécessité, ils refusent de se fondre dans une communauté nationale qu’ils ne reconnaissent pas et qui a perdu tout pouvoir d’attraction. Ainsi se développe ce qu’on appelle communautarisme et qui est en fait un rejet de la France d’aujourd’hui, soit parce que ces immigrés ou descendants d’immigrés n’acceptent pas des mœurs contraires à leur propre tradition, soit parce que, se sentant rejetés par une majorité hostile, ils estiment que leur communauté les protège mieux que les institutions publiques.

Le fait que de nouveaux immigrés recherchent l’appui de leurs semblables est ordinaire. Mais ce communautarisme débouche aujourd’hui sur un véritable séparatisme : vivre autrement, loin des autres.

Que reste-t-il de la France républicaine, une et indivisible ?

Jacques DARMON

Juin 2020

[1] Pas de défaite pour un esprit libre- Albin Michel

[2] En novembre 1941, était déporté à Minsk le premier convoi de juifs viennois.

[3] Turquie, Syrie, Israël, Brésil…

[4] A noter que personne ne demande de compter « les jaunes » ou « les cuivrés ». Il fut un temps où l’Etat demandait de compter les juifs. La France de 2040  ressemblera-t-elle à celle de 1940 ?

[5] En 2005, la France a renoncé à fêter le 200° anniversaire d’Austerlitz. À la  reconstitution de la bataille, les grognards de Napoléon étaient joués par des soldats tchèques !

[6] Pour l’instant, les juifs ne demandent pas de condamner Saint Louis, ni les protestants de détruire la statue de Louis XIV !

[7] Il existe au Vietnam un temple où les trois déités sont Moïse, Jésus et Victor Hugo (en habit d’académicien !)

[8] A Alger, en 1947, mon petit livre d’histoire me disait que « (mes) ancêtres, les gaulois, étaient grands et blonds ». Ni moi, ni mes parents n’y trouvaient rien à redire !

A Médéa, petit village au sud d’Alger, les ruelles du quartier juif s’appelaient rue Molière et rue Racine !