Groupe Indépendant de Réflexion sur l’Énergie
Pierre Audigier, ingénieur général des Mines (h)
Patrice Cahart, inspecteur général des Finances (h)
ancien conseiller de la Commission Européenne ancien conseiller à la Cour de cassation
Hugues Hourdin, conseiller d’État (disp.)
ancien membre du collège de la Commission de Régulation de l’énergie
Notre groupe de réflexion, totalement indépendant, étudie depuis plusieurs années les problèmes de l’énergie, sous leurs aspects techniques, juridiques, économiques et financiers. Cette note a été établie par trois de ses membres, issus de grands corps de l’État et donc formés à la prévention des gaspillages ou autres abus.
Le déploiement des « compteurs communicants » Linky sur l’ensemble du territoire a été décidé par un décret du 31 août 2010. Ce texte n’a pas été précédé de la consultation du public prévue pour les plans et programmes relatifs à l’environnement par l’article 7 de la convention d’Aarhus du 25 juin 1998 (elle-même publiée au JORF par décret du 12 septembre 2002). Or l’opération en cause concernait l’environnement à trois égards :
- émissions, dans une certaine mesure, de champs magnétiques (voir ci-dessous) ;
- multiplication des antennes-relais ;
- présentation de Linky comme permettant de réduire la consommation d’électricité et donc, selon les auteurs du projet, certaines pollutions.
On peut donc s’interroger sur la légalité de l’ensemble de la procédure. En tout cas, Linky souffre dès l’origine d’un déficit démocratique.
Nous nous sommes attachés à examiner son coût économique, et les autres inconvénients qui lui sont reprochés. Cette étude nous conduit à quelques recommandations.
I/ Le bilan économique de Linky est déséquilibré
A/ Rappelons d’abord qu’une grande partie de l’actuel parc de compteurs est moderne. Ce sont des compteurs électroniques, d’une conception intermédiaire entre les anciens compteurs électro-mécaniques et les compteurs du type Linky. Ils permettent de distinguer six plages tarifaires au cours d’une même journée (contre deux seulement pour les compteurs électromécaniques). On a critiqué la fixité de ces plages, que le consommateur ne peut moduler à sa guise. Elles sont néanmoins adaptées aux besoins de la majeure partie de la population. Les relevés à distance (sans dérangement du consommateur) sont possibles avec ou sans fil.
Par rapport à ces compteurs électroniques déjà évolués, Linky ne saurait apporter un progrès décisif. Il permet certes de suivre de façon distincte jusqu’à douze appareils, mais le client ne connaît que sa courbe de consommation globale.
Les compteurs électroniques ont été installés à compter de 1996, et leur durée de vie est estimée à cinquante ans. Les plus anciens devraient donc durer, normalement, encore vingt-huit ans. Et les plus récents, une bonne quarantaine d’années. Leur remplacement prématuré par des Linky constitue un gaspillage.
B/ La CRE a fait établir, en 2011, un bilan économique prévisionnel de Linky, et l’a mis à jour en 2014, pour la période 2014-2034 :
- d’un côté, les coûts, dont celui de l’investissement, évalué à 5,7 milliards € courants – ou encore, en termes actualisés, à 4,5 milliards d’euros de 2014 ; ainsi que les dépenses d’exploitation, évaluées à milliard actualisé ; d’où un total de 5,5 milliards actualisés :
- de l’autre côté, les économies espérées et les dépenses évitées, pour un total de 5.7 milliards actualisés (non compris les économies problématiques que procurerait un meilleur pilotage de la consommation des particuliers).
Dans son rapport public de 2018, la Cour des Comptes a ajouté un coût de 300 millions € au titre des systèmes d’information, et conclu à un léger déficit du bilan économique.
Nous pensons que le déséquilibre sera beaucoup plus marqué. En effet, à l’origine du projet, les compteurs Linky étaient censés durer quinze ans seulement ; ce chiffre a été porté à vingt ans ; la Cour des comptes a elle-même émis une réserve à ce sujet. Et surtout, les compensations présentées en face des coûts sont d’une fiabilité très inégale :
a/ Dans son principe, le milliard actualisé prévu au titre des télé-réparations qui seront effectuées sans déranger le réparateur paraît légitime.
b/ La dépense évitée, c’est-à-dire le remplacement des compteurs anciens par des compteurs électroniques nouveaux, qu’il aurait fallu effectuer en l’absence de Linky, est chiffrée à 1,9 milliard actualisé. Mais il y a là une erreur d’optique, en raison de la durée de vie des compteurs anciens, de l’ordre, comme on l’a vu, de cinquante ans. Si l’on raisonne, non plus sur la période 2014-2034, mais sur la période 2014-2064, la dépense d’investissements en compteurs Linky vient au moins deux fois, tandis que la dépense évitée ne peut être comptabilisée qu’une fois.
c/ Quant au 1,9 milliard actualisé prévu au titre de la résorption des vols d’électricité, il appelle l’analyse suivante :
- une partie des branchements illégaux sont situés en amont des compteurs domestiques ; Linky ne pourra donc les déceler ; certes, l’installation des Linky fournira une occasion de les découvrir, mais le remplacement, le moment venu, des compteurs les plus anciens par des compteurs électroniques aurait fourni une occasion semblable ; on ne peut donc porter la totalité de cette économie au crédit de Linky ;
- s’agissant des piratages situés en aval des compteurs domestiques, ils sont déjà signalés, dans le système traditionnel, par des consommations anormales, au détriment des abonnés ; Linky n’améliorera guère leur information ; pour déceler de manière nette un piratage, il faut arrêter tous les appareils du logement, et constater sur le compteur (classique ou Linky) que la consommation continue de progresser ; or plusieurs appareils (réfrigérateurs, boîtes de connexion des ordinateurs) fonctionnent de manière quasi-permanente ;
- quant aux « petits malins » qui faussent les compteurs classiques pour minorer leur consommation, on peut craindre qu’ils n’apprennent rapidement à fausser aussi les compteurs Linky.
C/ Même si le bilan économique de Linky était à peu près équilibré – ce qui serait fort étonnant, compte tenu des remarques qui viennent d’être présentées – cela ne suffirait pas, comme la Cour des Comptes l’a observé, pour rendre Linky acceptable. En effet, notre pays va devoir effectuer d’importants investissements, en particulier dans les domaines de la production d’énergie et du logement. Il ne doit pas distraire une partie de ses ressources au profit d’opérations douteuses. Seules doivent être retenues celles qui comportent une rentabilité économique ou sociale évidente.
Comment améliorer celle de Linky ? En faisant valoir que les clients ne seront plus dérangés lors des relevés de compteurs ? Ce n’est pas à l’échelle du problème. Depuis des années, EDF et ses filiales conseillent aux abonnés dont le compteur se trouve à l’intérieur du logement et qui ne peuvent être présents lors d’un passage du releveur de déclarer eux-mêmes leur consommation. Il existe aussi des possibilités de télé-relève, avec ou sans fil ; des firmes privées insèrent à ce sujet des publicités sur la toile. Certes, ces opérations sont payantes, mais l’investissement en Linky a lui aussi un coût – ô combien – qui contribue de manière générale, dès maintenant, au renchérissement des factures d’électricité domestique.
Quant à l’espoir que les clients régulent leur consommation d’électricité grâce à Linky, il est chimérique. Les ménages ne sont pas des entreprises. Ils ne vont pas changer leurs heures de repas, ni couper leur chauffage en plein hiver, en fonction du coût du courant. Et les lavages ? Même sans Linky, Enedis peut faire campagne pour qu’ils n’aient pas lieu aux heures de pointe. L’existence de six plages tarifaires sur les compteurs électroniques lui permet d’ailleurs de sanctionner les abus, en ce domaine. On voit donc mal l’apport de Linky.
De surcroît, les modalités pratiques de ce système n’incitent aucunement les consommateurs à un pilotage minutieux. D’après le rapport de la Cour des comptes (p. 265) :
- les abonnés pourvus de compteurs Linky ne reçoivent des informations détaillées sur leur consommation qu’une fois par semestre ;
- il leur a été proposé, en sus, une information quotidienne par internet ; 1,5 % seulement des intéressés ont accepté ; cette faible proportion révèle que le public est, d’une manière générale, surinformé, et que la Toile ne peut plus jouer le rôle qui était naguère le sien ;
- l’information du consommateur en temps réel requiert un appareil supplémentaire, « l’afficheur déporté », posé sur option, et non encore disponible ; la décision de lui conserver un caractère facultatif a été prise pour des raisons de coût ; en effet, son prix de revient unitaire est de l’ordre de 50 €, plus 24 € de pose ; multipliés par 35 millions de compteurs, ces chiffres donnent un supplément de 2,6 milliards ;
- pour éviter le coût de l’afficheur, et ses inconvénients esthétiques – car il devrait être placé dans un endroit accessible du logement – les personnes intéressées par Linky préfèreraient sans doute recevoir leur courbe de consommation sur leur mobile (smartphone) ; mais cette réception est techniquement difficile (rapport de MM. Flüry-Hérard et Dufay, ingénieurs généraux des Ponts et Chaussées, page 22) ; de toute façon, ce mobile donne accès à tant d’informations, en tous domaines, que Linky ne serait pas consulté souvent ;
- l’afficheur comme le mobile ne fournissent, au demeurant, que la courbe de consommation globale (les textes ne prévoyant aucune ventilation entre les différents appareils domestiques) ; et il s’agira de kwh, alors que pour être efficace, cette information devrait être exprimée en euros ; la décision s’explique par les changements probables du prix de kwh, qui contraindraient à adapter chaque fois les compteurs Linky ; mais en faisant ce choix, on a privé le système de toutes chances d’être un jour utile.
Or c’est cet espoir chimérique de réguler la consommation qui a été à l’origine de Linky, et l’a fait retenir par le gouvernement de l’époque !
Dès janvier 2017, le rapport Flüry-Hérard/Dufay avait donné l’alerte à ce sujet. La mise en place des compteurs Linky s’est poursuivie comme si de rien n’était.
D/ Nous notons enfin, sur ce chapitre, que les compteurs Linky sont en principe assemblés en France, mais que des exceptions ont été tolérées, et que la carte automatique qui en constitue l’essentiel est principalement fabriquée hors de nos frontières. Pour l’industrie française, qui fournissait les compteurs électroniques, le passage à Linky n’est donc pas avantageux.
II / Linky encourt aussi d’autres critiques
Nous pourrions nous en tenir là. Il nous a paru souhaitable, néanmoins, de mentionner d’autres critiques adressées à Linky.
A/ L’émission de champs magnétiques
Les incidences magnétiques de Linky ont été exagérées. On ne peut les négliger tout à fait, car elles viennent s’ajouter, dans chaque logement, à ceux de toute une panoplie d’appareils. En effet :
- quotidiennement, chaque compteur Linky est interrogé ou contrôlé par l’unité centrale, et émet des informations dans sa direction ; en son avis de 2016 révisé le 7 juin 2017, l’Agence Nationale pour la Santé et la Sécurité (ANSES) a indiqué (page 10) qu’il en résultait un champ magnétique un peu inférieur à celui d’un téléphone portable et très inférieur à celui d’une plaque chauffante, mais double de celui d’un écran de télévision et quadruple de celui d’un chargeur d’ordinateur ; cela dit, ces échanges entre le compteur et l’unité centrale ne durent que quelques minutes par jour ;
- le reste du temps, le compteur Linky est en veille, et enregistre les consommations ; il n’émet pas d’ondes significatives ;
- les afficheurs, situés dans des endroits accessibles, seront reliés par ondes aux compteurs, situés dans des endroits reculés ; dès lors, les abonnés dotés d’un afficheur se trouveront, du point de vue des rayonnements, dans une situation comparable à celle du détenteur d’un wi-fi ; mais le nombre des intéressés restera sans doute faible, et c’est d’ailleurs l’un des défauts de Linky.
Le rapport officiel Flüry-Hérard/Dufay de janvier 2017 a exprimé toutes réserves (page 24) au sujet de l’installation de compteurs Linky dans des chambres d’étudiants ou de bonnes, trop exigües pour que l’occupant puisse se distancier du champ magnétique.
Dans son rapport rendu public le 27 mars 2018 (un document de 359 pages, qui a mobilisé quarante experts pendant quatre ans), l’ANSES a mis en évidence, pour une fraction de la population, une hypersensibilité électromagnétique, se traduisant notamment par des maux de tête, de la fatigue et des troubles du sommeil ; cette fraction est évaluée à 5 % de la population française (soit 3,3 millions de personnes). Linky n’y contribuera que pour une petite part – mais non pour une part nulle.
B/ La protection des données personnelles
Linky fournit de nombreuses informations sur le mode de vie des clients et permet d’évaluer le nombre de personnes présentes dans le logement. Le décret du 10 mai 2017assure aux abonnés un libre accès aux données collectées sur leur compte. Il ne saurait les garantir réellement contre la cession clandestine de ces données à des tiers ni contre le piratage, aisé à effectuer puisqu’entre les concentrateurs et l’unité centrale de Linky, elles empruntent une voie hertzienne, et que le cryptage n’a qu’une efficacité relative.
Tout récemment encore, les appréhensions exprimées à ces sujets étaient accueillies avec ironie. Le scandale de Direct Énergie, ce fournisseur d’électricité qui s’était procuré les données personnelles des clients d’Enedis sans l’autorisation de ceux-ci, vient de montrer que les craintes n’étaient pas sans fondement (la presse des 28 et 29 mars). Direct Energie a été rappelé à l’ordre par la CNIL. Demain, sans doute, d’autres se montreront plus habiles et passeront à travers les mailles.
Malgré la différence d’échelle, cet incident n’est pas sans parenté avec celui de Cambridge Analytica, ce prestataire britannique qui avait acquis de Facebook une masse de données personnelles afin, d’une part, de faciliter l’élection de R. Trump, et d’autre part, de peser en faveur du Brexit. Dans ce cas, comme dans celui de Direct Energie, l’abus commis a été découvert grâce à des lanceurs d’alerte ; rien ne garantit qu’il s’en trouvera toujours un.
Les données personnelles intéressent toutes sortes de publicitaires et de démarcheurs ; donc elles valent cher ; donc elles risquent en permanence d’être détournées ou vendues.
C/ Vers une régulation autoritaire de la consommation ?
Linky permet d’allumer ou d’éteindre à distance certains appareils.
Conçu comme un outil entre les mains du consommateur, ce système va vers l’échec. La régulation spontanée que l’on espérait ne sera pas obtenue. Grande sera alors, chez certains, la tentation d’y suppléer par une régulation autoritaire, en mettent en avant le sauvetage de la planète. Utopie ?
III/ Recommandations
1/ Nos observations plaident en faveur d’un arrêt de l’expansion de Linky, sans remise en cause, bien sûr, des compteurs déjà implantés (environ sept millions sur trente-cinq).
2/ Pour le cas où il n’apparaîtrait pas possible d’arrêter la course du char lancé à pleine vitesse, il conviendrait de s’inspirer de l’exemple de pays voisins. Huit pays de l’Union européenne ont renoncé à une couverture totale par les compteurs « intelligents ». Parmi eux, l’Allemagne (annonce de février 2015) : ces compteurs sont réservés aux logements neufs ou entièrement rénovés, aux producteurs d’énergies renouvelables et aux foyers consommant plus de 6 000 kwh par an – soit au total 30 % de la population.
L’idée n’est pas mauvaise, mais le seuil de 6 000 kwh nous paraît beaucoup trop bas pour la France. La consommation d’une maison de 70 m2, donc très modeste, chauffée à l’électricité est évaluée à 9 900 kwh. La plupart des consommations élevées sont relatives à des familles nombreuses ou ayant fait le choix, écologiquement judicieux, d’un chauffage électrique. Ces ménages ont peu de possibilités de comprimer leurs consommations. Et si on les poussait à abandonner le chauffage électrique, ce serait au profit de systèmes polluants (fioul et gaz).
3/ Les propriétaires des réseaux électriques basse tension sont les communes, et non Enedis, simple concessionnaire. On ne sautait leur imposer de devenir propriétaires de compteurs Linky qu’elles ne souhaitent pas. Nous ne sommes plus au temps de Napoléon ! Il faut donc cesser d’attaquer devant les tribunaux administratifs les délibérations communales s’opposant à l’introduction de Linky.
4/ Le droit de refuser l’installation d’un compteur Linky semble reconnu aux particuliers. Mais Enedis aurait l’intention de faire céder les récalcitrants en leur facturant les déplacements des releveurs de compteurs. Cette initiative, contraire à la fois à un principe d’équité et au droit positif, ne saurait être autorisée :
- eu égard aux incertitudes qui viennent d’être exposées, tout particulier a le droit de refuser Linky, s’il l’estime nécessaire ; il serait peu démocratique de lui retirer ce droit par un biais ;
- les relevés de compteurs (et surtout ceux des compteurs classiques) ne sont pas des prestations de services ; effectués dans l’intérêt du fournisseur, et non du consommateur, ils ne doivent pas être facturés à ce dernier ; la prestation facturable, c’est la fourniture de courant ; les frais généraux de l’entreprise, dont le coût des relevés, ont vocation à être couverts, d’une manière non personnalisée, par l’ensemble des factures émises.
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À l’origine, les concepteurs de Linky se trouvaient devant un dilemme :
- ou bien ils créaient un outil permettant (sans garantie de succès) un véritable pilotage, par les particuliers, de leur consommation électrique ; mais alors, le système était hors de prix ;
- ou bien ils allégeaient leur dispositif, et lui faisaient perdre son utilité éventuelle.
Ils ont choisi un moyen terme. Le résultat, c’est que Linky cumule les deux défauts : aucune régulation significative de la consommation n’en résultera ; et pourtant, il demeure cher, ce qui conduit à un bilan économique déséquilibré.
Dès lors, Linky ne saurait devenir une sorte de devoir citoyen. Chacun doit rester libre, en fait comme en droit, d’en rester à un compteur classique.