La Grande déportation des chiens

Compte-rendu par Philippe Agid, juin 2021

Kitmir, chien jaunâtre né à Constantinople au début des années 1900, simple, intelligent, cultivé, raconte comment, sous l’influence des Jeunes Turcs  en 1910, le préfet Tevfik bey décide de déporter tous les chiens de rues de la cité et des villes adjacentes dans l’ilot de Sivri, de provoquer leur mort en les affamant,  puis de se débarrasser de leurs cadavres en les brûlant.

Le roman décrit aussi les enjeux  de la Turquie  au cours des années 1900, sans longueurs et par petites touches. Comme beaucoup de ses récits, essais et romans, La Grande déportation des chiens s’appuie sur une documentation considérable. Nicolas Saudray est aussi à l’aise dans la Turquie de l’époque qu’il l’est avec la France et l’Allemagne de la première partie du 19ème siècle dans Le Jaune et le Noir, avec la côte dalmate à plusieurs époques de son histoire dans L’Auberge des trois Empires, avec le Brésil du 19ème siècle dans Napoléon au Brésil.

Rien n’échappe au chien Kitmir, ni les détails de la vie quotidienne dans la région de  Constantinople, ni les événements politiques du moment, ni bien sûr les faits saillants de la vie  des chiens de proximité et de celle  des hommes et des femmes dont il est proche.

Kitmir, auteur du récit, est ainsi baptisé  par son maître, Murat effendi, un hodja, « maître d’école coranique,  et par extension, enseignant dans une école quelconque », présise Nicolas Saudray qui explique le secret de son héros : « Un chien attentif et correctement formé parvient à comprendre à peu près tout ce qui se dit. Il ne peut répondre de manière articulée, car Dieu, dans sa sagesse, lui a refusé le gosier approprié, mais il est capable, en se concentrant et en aiguisant son regard, d’envoyer sa pensée, formulée en turc ou tout autre idiome, dans le cerveau d’un vis-à-vis humain,de même qu’il le fait de façon naturelle en direction d’autres chiens »  Grâce à Murat effendi, Kitmir apprend à lire le français et sait communiquer dans cette langue, ce qui facilitera ultérieurement le travail de retranscription de son récit.

Kitmir, le Candide canin de Nicolas Saudray à Constantinople, n’est pas sans évoquer le héros de Volataire. Non exempt de  naïveté (en apparence), Kemtir voit tout, comprend tout. Il évite les jugements à l’emporte-pièce sur les humains. Bien formé par Murat effendi et par ses lectures des journaux de l’époque, il cite Dieu et Mahomet, sait qui était Artaban et  n’ignore rien de l’exploitation du jeune Mozart par son père Léopold. Récit alerte, vivant, coloré, écrit au premier degré.

Grâce à Murat effendi, le chien savant fait la connaissance de  plusieurs de ses amis, Nourrettine bey, président du tribunal correctionnel, le ménage arménien Allaverdian, le ménage français Reyneval avec lesquels se nouent des relations d’amitié et de confiance. Il connaît bien l’organisation des chiens jaunâtres de Constantinople et de ses environs. Kirtmir a successivement plusieurs compagnes jaunâtres, Bella, Zoé, Nihor, sa préférée, entre  autres. Il  a également été attiré par Maïra, une caniche noire d’origine française avec laquelle la vie commune n’est malheureusement pas possible.

Kitmir décrit les étapes qui conduisent à la déportation des chiens. Il met d’abord en question le bien-fondé du projet : l’hygiène, la propreté des rues et avenues de Constantinople. À ces justifications, Kitmir oppose les services rendus par ses congénères et lui-même, et s’indigne que ses arguments ne soient pas entendus. Grâce à Nourretine bey, il a l’occasion de rencontrer Pierre Loti qui bénéficie d’une grande popularité en Turquie. Il tente  d’en faire  l’avocat de la cause des chiens.  Kitmir juge décevant l’écrivain français qui, arrivé un peu tard,  ne déploie pas les efforts nécessaires pour s’opposer à la décision de déportation.

Après le transfert des chiens jaunâtres dans l’ilot de Sivri, Kitmir s’évade en nageant. Il cherche à tout prix à obtenir que les chiens restés sur place soient correctement ravitaillés en nourriture et si possible rapatriés. En vain. De retour à Stamboul et après maintes péripéties,  Kemtir entreprend d’occire Tevfik bey, parvient à le mordre au mollet, avant de trouver la mort.

Conclusion : Kitmir inscrivit le texte de son récit, par la force de son regard, dans la mémoire de Nourretine bey, président honoraire du tribunal correctionnel de Constantinople.

En postface, l’auteur raconte qu’aprés la mort de Kitmir, Nourrettine bey avait à nouveau rencontré Pierre Loti en 1913, souhaitant, sans succès, qu’il assure la publication du récit. Cette responsabilité reviendra en définitive à Nicolas Saudray.

Derrière la destruction d’une communanté d’animaux accusée d’être  nuisible, le thème des crimes contre l’humanité apparaît dans toute sa force.  On se demande aussi ce que Kitmir aurait pensé de la politique de la Turquie à l’égard des réfugiés syriens, dont l’immigration vers l’Europe est parfois facilitée. Nicolas Saudray crée un contraste saisissant entre  la gravité  de son sujet et le style tour à tour simple, joyeux, grave, angoissant  du récit de Kemtir.

Le roman se lit d’un trait.


Le livre : La Grande déportation des chiens
Roman de Nicolas Saudray, fondé sur des évènements historiques

265 pages
Michel de Maule, éditeur

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