Par Jacques Darmon
Les « valeurs » sont aujourd’hui au centre de la construction européenne. La Communauté Économique Européenne (CEE) s’était construite sur une proximité géographique sur le choix d’une liberté de circulation des hommes et des marchandises recherchant les bénéfices économiques d’un marché commun. L’ambition de l’Union Européenne est plus vaste.
Le traité de Lisbonne, en 2009, énonçait ainsi les « principes qui ont présidé à la création (de l’Union) et à son élargissement » : « la démocratie, la primauté du droit, l’universalité et l’indivisibilité des droits de l’homme et des libertés fondamentales, le respect de la dignité humaine, les principes d’égalité et de solidarité et le respect des principes de la chartre des Nations Unies et du droit international ». Ces valeurs ont été encore récemment rappelées à la tribune de l’ONU par le Président Macron.
Face aux empires et aux dictatures, l’Europe prétend constituer un exemple de démocratie apaisée, garantissant les libertés individuelles et les « droits de l’homme », refusant toute visée nationaliste ou impérialiste, recherchant la solution des conflits par la négociation. Sensible aux malheurs du monde et aux impératifs écologiques, ouverte aux réfugiés, l’Europe se voit ainsi comme un modèle pour les autres nations : un foyer de civilisation et de progrès, un espace de paix et de prospérité, une terre d’accueil.
Pourtant, malgré ces intentions admirables, les Européens doivent constater que ces « valeurs » qui leur semblent aujourd’hui essentielles suscitent des oppositions, parfois violentes, tant à l’extérieur de l’Europe que dans son sein même.
A l’extérieur de ses frontières, l’Europe recueille peu de supports.
Certains États ignorent purement et simplement la démarche européenne. La Russie, la Chine poursuivent leur propre histoire dans une indifférence profonde à ce qu’affiche l’Europe. L’Amérique de Donald Trump adopte aujourd’hui la même attitude. Plus nombreux sont les pays qui refusent explicitement les choix européens : le Pakistan, l’Indonésie, la Turquie, l’Iran excluent totalement de se rallier à des valeurs dont ils ne reconnaissent pas la légitimité. Plus gravement encore sont apparus des mouvements qui, non seulement s’opposent aux valeurs européennes, mais qui en souhaitent la disparition ; les salafistes du Moyen-Orient, les mouvements djihadistes divers considèrent qu’il faut éliminer ces errements dangereux, si nécessaire par la violence.
Les Européens, convaincus de l’universalité de leurs valeurs, assistent, sidérés et impuissants, à ce nouveau choc de civilisations.
Au sein même de l’Union Européenne, la situation n’est pas plus sereine. Paradoxalement, ces « valeurs » que l’on considérait comme un ciment de nature à fonder l’Europe deviennent sources d’oppositions farouches.
On ne compte plus les États que la Commission européenne (largement sollicitée par le Parlement Européen) a décidé de poursuivre ou de mettre à l’amende, l’un pour un budget en déficit, l’autre pour la pollution excessive d’une ville de province, un troisième pour avoir fixé l’âge de retraite de ses magistrats, un autre enfin pour avoir refusé de laisser voter les détenus de ses prisons…
Dans tous les pays européens, les partis europhobes ou même simplement eurosceptiques jouent un rôle croissant. Déjà, ils l’emportent en Autriche, en Italie, en Pologne, en Grèce, en Hongrie, en Slovaquie,… Même l’Allemagne n’échappe pas à ce mouvement.
Les oppositions portent sur deux points essentiels : ces valeurs laissent l’Union Européenne sans protection ; dans le même temps, elles font peser sur les citoyens européens des contraintes qu’ils jugent illégitimes.
- Les « valeurs » de l’Europe laissent ses citoyens désarmés face à la violence et à la compétition internationale.
Protection face à la violence
La notion d’Etat de droit dont l’Europe est si fière n’a cessé de s’élargir : suffrage universel, indépendance des pouvoirs législatifs, exécutif, judiciaire, liberté de conscience, d’opinion, de religion, non-discrimination, égalité,…
Animée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme (qui cependant ne fait pas partie des institutions de l’Union Européenne- voir encadré), la Cour de Justice de l’Union Européenne ne cesse de donner plus de place à la défense des droits individuels. Bien plus, les juges prétendent définir eux-mêmes les règles auxquelles ils donnent valeur constitutionnelle. Ainsi le Président de la CJUE peut déclarer : C’est aux juges européens de donner du sens à cette norme (29 mars 2017). Cette même cour de justice s’estime « compétente pour apprécier si un accord international conclu par l’Union est compatible avec les traités » (février 2018), c‘est-à-dire avec « les valeurs de l’Europe.
Mais cette notion d’État de droit, qui semble si évidente et si nécessaire, est violemment contestée quand elle a pour effet de s’opposer aux mesures indispensables pour permettre aux citoyens de vivre et se déplacer en sécurité, c’est-à-dire d’assurer un état de droit. La religion officielle des droits fondamentaux, qui limite l’emploi de la force légale, préventive ou punitive, laisse les États impuissants face à la montée des périls intérieurs ou extérieurs, de la délinquance, du terrorisme. Comme le dit Jean-Éric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, on sacrifie ainsi « l’ordre public, garant des libertés les plus fondamentales, à une vision abstraite des droits individuels [1]».
La timidité de la puissance civile laisse le champ libre aux bloqueurs, aux zadistes, aux occupants sans titre. La réaffirmation bruyante du droit d’asile et du droit du sol, qui font la fierté des institutions européennes, devient illégitime quand, en l’absence d’une police et d’une justice unifiées, elle interdit de maitriser les flux migratoires, encourage l’action (et le chiffre d’affaires) des passeurs, provoque des oppositions déterminées entre ceux qui supportent les conséquences de ces flux non maîtrisés et ceux qui y sont d’autant plus favorables qu’ils ne sont pas des pays d’accueil.
Plus encore, les protections juridiques qu’accorde l’État de droit freinent la lutte contre le terrorisme islamique et facilitent le retour des djihadistes.
Au même moment, les États-Unis ou la Chine populaire décident de filtrer les flux migratoires et de poursuivre une lutte féroce contre l’immigration clandestine, la délinquance ordinaire et le terrorisme.
Faiblesse dans la compétition mondiale
Conformément à ses principes universalistes, l’Europe donne la priorité à l’ouverture des frontières économiques et signe de multiples accords de libéralisation des échanges. L’Union, convaincue des effets bienfaisants de la « mondialisation heureuse », a pratiquement aboli toutes les barrières tarifaires, exposant toutes ses entreprises et tous ses citoyens à la compétition mondiale et surtout au dumping de certaines économies. Dans le même temps, des règles internes de concurrence étroitement interprétées interdisent de facto la constitution de champions européens capables de s’imposer dans cette compétition mondiale. Les entreprises européennes deviennent la cible de leurs concurrents américains ou chinois. Le marché commun de l’Union, le plus grand de la planète, devient un terrain de jeu pour les entreprises mondiales.
L’Europe fait le choix de donner la priorité aux négociations multilatérales. Mais, dans ces négociations, ces « valeurs » la placent en position de faiblesse. Ainsi, l’Europe, se décrétant modèle pour l’humanité dans la défense de la planète, accepte des objectifs de réduction exprimés en pourcentage, pénalise ses citoyens et ses entreprises, tandis que les Etats-Unis ont choisi de refuser ces contraintes et que l’Inde et la Chine, principaux pollueurs, ont obtenu, en conclusion de la COP 21, l’autorisation d’augmenter leurs émissions de CO2 pendant dix ans encore !
Dans ces négociations multilatérales, loin d’être un exemple à imiter, l’Europe se présente comme le maillon faible à exploiter !
- Les interventions illégitimes : l’abandon du principe de subsidiarité
Plus gravement encore, la défense de ces « valeurs européennes » aboutit à mettre en cause le principe de subsidiarité, pourtant inscrit dans les traités. L’action des institutions européennes (et notamment du Parlement) et l’interprétation qu’en donnent les juges de la CJUE et de la CEDH imposent aux pays européens des règles de vie uniformes que de nombreux citoyens de l’Europe considèrent comme illégitimes.
Illégitime une conception des « droits de l’homme » qui prétend définir uniformément des règles de vie personnelle (mariage, adoption, procréation, ..), contrôler les vies individuelles, définir les valeurs morales, sanctionner les attitudes ou les expressions non-conformes.
Illégitimes des directives « d’harmonisation européenne » qui viennent définir dans le détail des modes de production ou de consommation, qui contrôlent des situations locales, qui surveillent la pollution atmosphérique à Bordeaux ou la présence de l’ours dans les Pyrénées.
Illégitimes des décisions qui prétendent effacer les références identitaires des vieux peuples européens et leur substituer les principes fondamentaux de la mentalité post-moderne : universalisme, multiculturalisme et leurs conséquences sociétales.
Aujourd’hui, les pays européens n’ont pas exactement la même hiérarchie des valeurs. Par exemple, la laïcité de l’Etat, unanimement défendue, est entendue de façon différente en France où les maires ont interdiction d’exposer des crèches dans les hôtels de ville, en Allemagne où les Länder financent l’installation de crucifix dans les écoles (la Bavière a même rendu cette installation obligatoire !) ou en Grèce où la religion orthodoxe est religion d’État !
Les peuples, qui restent très majoritairement favorables à la construction européenne, manifestent de façon croissante par leurs votes leur opposition à cette « Europe des valeurs » qui tend à s’opposer à la diversité des cultures nationales et cherche à imposer à tous les États et à tous les citoyens européens un même mode de vie libéral-libertaire et un même mode de gouvernement.
Europhiles, Europhobes et Eurosceptiques
Trop souvent, la réaction des europhiles devant ces refus des eurosceptiques (qui ne sont pas des europhobes !) est, non pas de tenter d’en comprendre la motivation, mais plus sommairement d’affirmer la nécessité de « renforcer l’Europe » et de faire du respect de ces valeurs une condition d’appartenance à l’Union européenne. Cette Europe qui se veut universelle se replie paradoxalement sur elle-même.
Il est temps de s’interroger. L’Europe ne serait-elle pas malade de ses « valeurs » ? Après avoir contribué à fonder l’Union, ces « valeurs » ne seraient-elles pas en train de faire exploser la fragile construction bâtie depuis quelques années ?
Imposer des « valeurs » uniformes abstraitement définies, est-ce la bonne voie pour construire l’Europe ? Si un accord général peut être trouvé sur quelques principes essentiels (suffrage universel, élections libres, égalité des citoyens, libertés individuelles, ..), ne faut-il pas simultanément renforcer le principe de subsidiarité (d’ailleurs inscrit dans les traités) et écarter de la compétence européenne (celle des élus, des technocrates et des juges) tous les sujets qui devraient relever exclusivement de la décision démocratique de chaque pays membre ?
En signant leur adhésion à l’Europe, les pays ne sont jamais convenus d’adopter les mêmes modes de vie. D’ailleurs, la construction européenne n’exige pas l’uniformisation des mœurs : les États-Unis démontrent, depuis plus de deux siècles, qu’une fédération peut vivre et se développer en respectant la spécificité des territoires qui la composent. La peine de mort est encore prononcée dans trente États américains et a été abolie dans vingt autres. Le recours aux mères porteuses est interdit dans l’État de New-York mais autorisé dans les États de Californie et de Virginie.
N’y a-t-il pas là matière à réflexion lorsqu’on compare la solidité séculaire de la démocratie américaine et la fragilité de la construction européenne ?
Devant la crise actuelle, tous affirment la nécessité de « refonder l’Europe ». A coup sûr, un nouveau départ est nécessaire, mais cette refondation de l’Europe doit prendre en compte deux exigences simples et prioritaires de ses citoyens : l’Europe doit protéger ses citoyens et ses entreprises ; elle doit restaurer dans son acception la plus large le principe de subsidiarité.
[1] Le Figaro- 17 mai 2018