Samson et Dalila, opéra de Camille Saint-Saëns)
Par Jacqueline Dauxois
Jacqueline Dauxois est romancière et essayiste (auteure, notamment, d’une biographie croisée de Charlotte Corday et de Marat). Elle est aussi devenue une spécialiste de l’opéra, en suivant, depuis plusieurs années, la carrière du ténor français Roberto Alagna. Contrairement à la plupart des autres critiques, elle va dans les coulisses et assiste aux répétitions. Cette fois, elle se trouvait au paradis, aussi appelé poulailler.
Pour Roberto Alagna, 2018 est l’année Samson. Il ne l’avait jamais chanté et le donne trois fois en cinq mois. À l’Opéra de Vienne, en mai ; en juin à Paris, version concert, au Théâtre des Champs-Élysées ; à la rentrée de septembre, au Metropolitan Opera de New-York.
Pour l’entendre à Vienne, le jour de la première, il est impossible de se procurer une place, sauf à l’avoir achetée plusieurs mois à l’avance. Mais pour chaque représentation, à l’orchestre et au balcon, le Staatsoper met en vente des places debout. Moyennant quatre euros, on est au paradis le 12 mai, le soir de la première.
Premier acte
Sur scène, les Hébreux se lamentent alors que les regards cherchent Samson, caché au fond, sous une couverture. Dès qu’il se lève, on ne le quitte plus. Il lance ses premiers mots : « Arrêtez, ô mes frères ». Une attention passionnée grandit pendant le chant d’espérance qui soulève le peuple. Samson délivre Gaza du roi philistin Abimelech.
Sa victoire, traditionnellement célébrée devant le temple du dieu philistin Dagon, est d’habitude le prétexte à des danses orientales pendant lesquelles les prêtresses brandissent des arceaux fleuris. Ici, pas de temple, pas de carton-pâte. Le décor reste vide et sombre. Samson allume des bougies sur des galets. Ces nouveautés n’offusquent pas les spectateurs du paradis, car elles sonnent juste. Les prêtresses de l’idole, toutes des Philistines, comme Dalila, proclament leur amour pour le vainqueur alors qu’elles sont des vaincues. Vaincues par lui, Samson, qui revient de la bataille couvert de sang philistin, celui de leurs pères, de leurs frères, de leurs amants, dont il se lave en public. Il ignore ce que le public ignore aussi à ce moment : sa victoire a changé en haine implacable la passion amoureuse que lui voue Dalila.
Deuxième acte
Tout est noir. Sur un praticable très élevé, Dalila, dans une longue robe bleue, est seule dans une embrasure de porte, apparition irréelle dans l’obscurité, suspendue entre terre et ciel. Le grand-prêtre philistin entre, image inversée de l’Éden ; il lui tend la pomme de la tentation et offre ses trésors, si elle lui vend Samson. Elle l’écrase de mépris et refuse son or. C’est par vengeance qu’elle livrera son amant, qui veut la quitter pour servir son peuple et son Dieu.
Le praticable tourne sur-lui-même. Apparaît un salon bleu qui semble flotter comme un vaisseau spatial dans un espace infini. Ce décor d’aujourd’hui qui se souvient du dix-huitième siècle (moulures ripolinées, conventions balayées et on installe la baignoire au salon) est le cadre de l’un des plus beaux duos/duels de la musique française. Il est meublé de deux fauteuils Louis XV et d’une baignoire où Dalila vient boire, comme si elle s’abreuvait de l’eau de Vie qui coule de l’Ancien au Nouveau Testament.
Aucun Samson ne résisterait à la perversité de Dalila, à la poésie d’un texte si intimement liée à la beauté de la musique. Envoûté par l’un des plus émouvants chants d’amour qui se puissent entendre, « mon cœur s’ouvre à ta voix », torturé, passant à la détresse, à la colère et à l’horreur, Samson est bouleversant.
Il voudrait rompre. Mais le piège est trop délectable, il reste, elle l’ensorcelle et lui fait descendre un à un les degrés de l’enfer. Lorsqu’il pressent qu’elle le trahit, Samson lance un fauteuil à travers la pièce. On s’étonne, lui aussi. À genoux, il cogne la surface, soulève des gerbes à pleins bras, inonde Dalila qui l’inonde à son tour. L’orage, qui va se déclencher là-haut, prend son origine sur la terre entre un homme et une femme qui vont s’affronter jusqu’à la mort à travers leurs peuples et leurs dieux.
Épouvanté par ce qu’il fait en livrant à Dalila le secret de son alliance avec Dieu, désespéré quand elle appelle les soldats, Samson pousse le cri qui achève l’acte II dans l’aigu du mot : « Trahison ! » Une pluie diluvienne se déverse des cintres. Le rideau se ferme.
Troisième acte
On n’a rien vu à l’opéra, on ne sait rien du génie du ténor Roberto Alagna, si on n’a pas vu son Samson.
Le rideau s’ouvre. Il est là, seul dans l’obscurité, titubant, infirme aux yeux crevés, les joues en sang, dans un débardeur loqueteux, le pantalon tenu par des ficelles. Le paradis suffoque. Un clochard ?
Sa voix s’élève : « Vois ma misère, hélas ! vois ma détresse… ». On n’a jamais vu ni entendu pareil miserere. Les regards rivés sur lui ne vont plus le quitter. Loin de détourner l’attention de cet aveugle pathétique, traité comme une bête jusqu’à lui faire laper de l’eau par terre, la bacchanale forme un décor pour lui.
Traditionnellement, Samson fait écrouler le temple en écartant les bras en croix, comme par une annonce du Christ. Il n’y a pas de temple ici. Samson, ayant marché vers un double mystérieux de lui-même, sa conscience, son remords peut-être, détruit par sa seule prière l’idole et ses adorateurs.
Qu’on l’aime ou la rejette, la mise en scène d’Alexandra Liedtke n’est pas de celles qui s’oublient. Samson est le lion de cette œuvre. L’alliance de son timbre éclatant et du choc des images créent une beauté qui bouscule.
Les saluts
Les artistes saluent. Une formidable ovation debout célèbre Roberto Alagna. Elīna Garanča et Marco Armiliato en ont leur part. Mais les hou, qui ont fusé quand Alexandra Liedtke est venue rejoindre les interprètes et le chef sur la scène, ont stupéfié les enfants du paradis. Ils ne comprenaient pas comment on pouvait rejeter quoi que ce soit du spectacle. Ils l’avaient tant aimé ! Ils avaient vingt ans, c’était leur premier opéra.