Par Michel Cotten [1]
La France ne parvenant pas, à la différence d’autres pays, anglo-saxons notamment, à résoudre son problème de chômage, certains se sont avisés de partager le travail existant pour que tout le monde en ait au moins un peu.
On connaissait depuis Ricardo la division internationale du travail, et depuis Taylor la spécialisation du travail au sein de l’entreprise. Il y aurait désormais place pour une répartition volontaire du travail.
Les trois postulats qui sous-tendent cette formule apparaissent assez clairement :
- le travail serait devenu une denrée rare et en tout cas peu extensible ;
- le marché serait incapable d’effectuer une répartition optimum du travail ;
- mieux vaut être au travail avec un salaire réduit qu’au chômage avec une indemnité décroissante et le RMI au bout de la route.
Ces conceptions ont abouti notamment à la loi Robien, qui connaît dans la pratique et malgré les positions d’états-majors un certain succès [2].
1 – L’idée de « partage du travail » trouve sa force et sa légitimité dans l’évolution historique longue
- a) L’augmentation de la productivité dans l’agriculture puis dans l’industrie a permis à la fois une diminution du temps de travail et une augmentation des salaires :
- du XVIIIème siècle à aujourd’hui, la productivité agricole a été multipliée par 10 au moins ;
- dans l’industrie, y compris dans l’électronique, les gains de productivité ont été rapides et se poursuivent ; la robotique a davantage révolutionné la production des voitures que ne l’avait fait l’organisation taylorienne.
A partir de ces secteurs-clefs, les avantages se sont diffusés – souvent sur fond de conflits sociaux – dans l’ensemble de l’économie.
- b) La demande de réduction du temps de travail croît avec le revenu et le niveau d’éducation.
Les demandes de la limitation de la journée de travail, de la semaine anglaise, des congés payés et de la retraite avant l’usure ont toujours trouvé un accueil favorable auprès du législateur français, bien que son intervention ait été parfois prématurée et souvent trop générale.
La loi Veil facilitant le travail à temps partiel des femmes s’inscrit dans cette évolution.
- c) L’intérêt d’un nombre croissant de personnes pour des activités non rémunérées (sportives, culturelles, associatives voire politiques) joue dans le sens d’une auto-limitation du travail, à partir d’un certain niveau de revenu mais au-dessous d’un certain niveau de responsabilité. La plupart des cadres restent, il est vrai, des « workalcoholics », et un grand nombre de salariés mal payés n’ont pas le choix de ne pas faire d’heures supplémentaires.
2 – Pour réussir, le « partage du travail » doit respecter certaines conditions difficiles à réunir…
- a) Les salariés en poste s’opposent à la baisse de leurs rémunérations en contrepartie de la réduction du temps de travail ; le travail à temps partiel conserve en effet une connotation féminine.
- l’inertie des trains de vie à la baisse est très grande et le travail à plein temps conserve un statut social privilégié : la préférence des gens va plutôt à l’abaissement de l’âge de la
- retraite [3] qu’au temps partiel,
- il’opposition à la réduction des heures supplémentaires reste également très vive ; Il est paradoxal que ces heures soient payées plus cher alors que la productivité des travailleurs est souvent moindre au-delà de 8 heures par jour ou 40 heures par semaine, et que le supplément de travail souhaité peut être obtenu, à un moindre coût, par des embauches.
La réduction de la survalorisation des heures supplémentaires jouerait dans le sens de l’accroissement du nombre d’emplois.
Malgré l’importance du chômage, la plupart des fonctionnaires ont la possibilité de faire du travail (rémunéré) en plus : instituteurs secrétaires de mairie ; honoraires des DDE ; conseil budgétaire des comptables ; emploi cumulable avec la retraite pour certaines femmes et pour les militaires ayant fait 15 ans de carrière. Pas de remise en cause.
Dans un régime démocratique, les minorités organisées sont à peu près sûres d’obtenir satisfaction.
- b) Le « partage du travail » n’atteint durablement son objectif, à savoir l’augmentation de l’emploi global, qu’à trois conditions :
- que la réduction du temps de travail soit au moins compensée par des embauches (jeunes, chômeurs de longue durée ou chômeurs ordinaires) ; c’est la version « offensive » de la loi Robien ;
- qu’en cas de réduction limitée des salaires des personnes à temps réduit, un surcroît de productivité compense le surcoût : ce n’est pas toujours possible dans une entreprise déclinante ;
- que le bilan net (exonération des charges sociales moins diminution des allocations de chômage et autres revenus de transfert) soit positif ; faute de quoi c’est la compétitivité des entreprises qui serait mise en cause, ce qui se retournerait contre l’objectif affiché : donner du travail au plus grand nombre.
Le débat reste ouvert sur les deux derniers points.
De façon générale, les mécanismes de tiers payant (réductions de charges compensées par l’Etat, préretraites) produisent sur le terrain des consensus mous du fait de l’incertitude sur la répartition finale de la facture. Cas par cas, le patronat et les syndicats trouvent facilement un terrain d’entente puisque c’est l’État qui paye.
- c) En définitive, ces systèmes restrictifs assortis de compensations publiques ne traduisent-ils pas une vision malthusienne et mécaniste du monde du travail ?
Le travailleur est rarement isolé et donc totalement substituable ; il appartient à une équipe (jobs cluster). Une heure de moins par semaine de travail d’un maître-ouvrier peut être dramatique pour l’emploi de l’ensemble de l’équipe et pour la formation des apprentis.
D’un autre côté, la réduction du temps de travail des salariés facilement substituables peut être bénéfique pour les intéressés et l’entreprise, si l’on est dans la zone des rendements décroissants : mais ce type de salariés – l’ouvrier à la chaîne dans une usine d’autos – ne constitue pas un modèle d’avenir.
3 – Il n’y a pas de substitut à l’aménagement progressif du temps de travail, dans le cadre de l’entreprise, à l’initiative des intéressés sans intervention directe de l’Etat
- a) Les seuls pays occidentaux qui réduisent le taux de chômage sont ceux où les formalités d’accès et de départ du travail sont peu contraignantes : États-Unis, Grande-Bretagne, Irlande, Australie, Canada) et où les incitations du travail sont fortes (Pays-Bas, Japon…)
- 10 millions d’emplois ont été créés pendant la première présidence Clinton. Contrairement à un mythe, 80 % des emplois ainsi créés l’ont été à un niveau de salaire supérieur au salaire moyen ; les « petits boulots » sont loin d’être majoritaires aux États-Unis.
- Si on perd un emploi beaucoup plus souvent qu’en Europe continentale, on en retrouve un dix fois plus vite,
- Cela étant, il existe un « minimum wage » aux USA ($US 4.25 l’heure) et il faut avoir en tête que le seuil de pauvreté est de $ US 18.9 l’heure pour une famille de 4 personnes.
- La contrepartie de ce « plein emploi » américain a été la baisse générale et continue des bas salaires, l’élargissement des inégalités et une grande instabilité de la vie professionnelle (métier et implantation géographique).
- b) Des solutions où tout le monde est gagnant (salariés en poste, candidats à l’emploi et entreprises) sont concevables dans les sociétés post-tayloriennes :
- la loi des rendements décroissants pousse à la limitation du temps de travail quotidien, hebdomadaire, annuel et de carrière,
- le souci de maintenir le potentiel humain au plus haut niveau – c’est le seul capital des sociétés de services au sein desquelles nous vivons – incite à l’alternance recherche (ou formation) /travail productif, et à l’octroi d’avantages aux plus performants (l’avantage le plus apprécié étant, au-dessus d’un certain niveau de revenu, le temps libre) ;
- tout cela ne peut résulter que d’études, de négociations et d’expériences d’entreprises, dont les résultats doivent être largement diffusés.
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En conclusion, l’observation montre que le marché résout mieux que tout autre système la question du chômage, au prix, il est vrai, du maintien d’un pourcentage important de bas salaires et d’une pression psychologique permanente.
Le travail n’est pas une quantité finie dans une société donnée.
Pourquoi continuer d’envisager le « partage du travail » sur le modèle de l’héritage dans une famille nombreuse rurale avant le XIXème siècle ? Il est possible de créer soi-même son travail, en mettant sur le marché des objets ou services nouveaux dont les consommateurs ont envie (exemples de Martine, Guy et Christian Cotten).
Il est amusant de voir que les chantres les plus noirs de la fin du travail (Viviane Forrester et Jérémy Rifkin) ont chacun créé au moins un emploi (le leur), en vaticinant sur l’avenir des sociétés industrielles.
Le travail est une chose trop sérieuse pour s’en remettre aux autres ; au pied du mur, il faut s’en occuper soi-même et entreprendre.
[1] Ce texte, remontant à une quinzaine d’années, nous paraît avoir conservé un pouvoir stimulant, même si on n’est pas d’accord (NDLR 2018).
[2] La loi Robien de 1996, antérieure au passage aux trente-cinq heures, permettait aux entreprises de réduire leur temps de travail tout en embauchant. Elles y étaient incitées par des réductions de charges sociales. (NDLR)
[3] Cette revendication a évidemment disparu. Mais les résistances au relèvement de l’âge de la retraite demeurent vives, et le candidat Emmanuel Macron a préféré ne pas dire un mot de cette mesure pourtant inévitable (NDLR).