Un monument : le Journal des Goncourt – I

Lu par Nicolas Saudray

 Les frères Goncourt, puis l’aîné resté seul, ont tenu leur Journal pendant près de quarante-cinq ans. C’est l’un des premiers journaux de grandes dimensions en langue française. Le Genevois Amiel avait commencé le sien un peu plus tôt, mais en le consacrant à ses états d’âme, tandis que les frères s’occupent surtout de la société, des mœurs, et de leurs confrères écrivains.

Edmond a publié environ la moitié de ce Journal durant les dernières années de sa vie, en ôtant les passages les plus discutables et les plus blessants. Cela lui a néanmoins valu beaucoup de protestations. Peut-être aurait-il mieux valu en rester là. Le texte presque complet paru en 1956 soumet le lecteur à rude épreuve, avec tous ses commérages sur des gens dont la plupart sont  complètement oubliés, et ses anecdotes graveleuses, dont je soupçonne les diaristes d’avoir inventé une bonne partie.

Mais le tas d’ordures contient de nombreuses pépites. Me voilà donc parti à la conquête de ces quelque trois mille six cents pages serrées de la collection Bouquins. J’examinerai d’abord le premier des trois volumes.

Edmond (1822-1896) et Jules (1830-1870) se sont comportés toute leur vie comme des jumeaux, alors qu’ils avaient huit ans d’écart, et des caractères différents : Jules vif et volontiers obscène, Edmond plus mélancolique. Tant qu’il vit, c’est Jules seul qui tient la plume. Mais on peut être certain qu’Edmond a tout vu et approuvé. Après la mort du cadet, l’aîné prend le relais, à sa manière.

Ce sont les fils d’un officier de la Grande Armée, qui a fait la retraite de Russie, pour se retrouver en demi-solde. Aussi les faux jumeaux ont-ils été élevés sans luxe. Mais à Paris, d’où une indélébile empreinte parisienne, et un manque d’intérêt pour la province – contrairement à Balzac, à Stendhal, à Flaubert, à Zola.

Ils sont fiers de leur noblesse. J’éprouve à ce sujet les pires doutes. Leur arrière-grand-père Huot avait acheté en 1786, dans la partie la moins accidentée des Vosges, une terre noble avec tous droits de justice. Mais cet achat ne suffisait pas. Il aurait fallu des lettres patentes, ou l’acquisition d’une charge anoblissante. Le grand-père avait représenté à la Constituante le Tiers état et non l’aristocratie.

En 1860, une famille Jacobé (qui existe toujours) obtient de s’appeler Jacobé de Goncourt. Nos frères Huot de Goncourt protestent auprès du ministère de la justice, lequel leur répond qu’il existe plusieurs terres appelées Goncourt, et qu’elles peuvent donc donner naissance à plusieurs noms. Les deux mécontents se pourvoient au Conseil d’État, qui les déboute.

Cette mésaventure ne les empêche pas de poser aux aristocrates. Ils dédaignent les bourgeois (comme Flaubert). Mais toute leur vie, ils fréquentent des écrivains socialistes comme Zola et Jules Vallès. Un alinéa de 1857 résume assez bien leur vision sociale : Trois classes de gens dans le monde présent. En haut, chevaliers d’industrie, régnants – au milieu, les épiciers domptés – en bas, le peuple qui, un beau jour, fera une bouchée de cette belle société.  Suite un peu plus loin, après la description d’un intérieur crapuleux : Oui, cela est le peuple et je le hais. Dans sa misère, dans ses mains sales, dans les doigts de ses femmes piqués de coups d’aiguille, dans son grabat à punaises, dans sa langue d’argot, dans son orgueil et sa bassesse, dans son travail et sa prostitution. Sentant venir une pétition qui tendrait à débaptiser l’académie Goncourt, je me hâte de passer à un autre sujet.

Suffisamment rentés pour vivre sans exercer une profession, les deux frères se sont d’abord consacrés à la peinture, à la gravure et au dessin, ainsi qu’à l’étude des arts et des mœurs du XVIIIe siècle, qu’ils réhabilitent après plusieurs décennies de romantisme. Ce sont des collectionneurs avisés. Plus tard, ils seront à peu près les premiers à introduire à Paris le goût de l’art japonais, dont ils apprécient le raffinement.

Ils commencent à tenir leur Journal le 2 décembre 1851, jour du coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte. Ils méprisent le nouveau souverain, cet imposteur, dont voici un croquis de 1863 : lent, automatique, somnambule, l’air d’un lézard qui paraît dormir et qui ne dort pas. Figure louche : il écoute de côté, et regarde de côté. Homme dormant, morne, sinistre.

Fin 1851, Edmond a vingt-neuf ans, et Jules, vingt-et-un. Déjà, ce sont des célibataires endurcis (ils partagent les mêmes maîtresses), des misogynes, voire des misanthropes. Sans doute est-ce le succès du Second >Empire débutant qui inspire à Jules cette phrase de 1852 : J’ai vraiment envie d’aller jeter quelque part mon titre de citoyen français comme une chemise qui vous gêne aux entournures.

Pour les Goncourt, le régime légitime, le seul intéressant, c’est celui des Bourbons d’avant 1789. Mais ils ne croient ni à Dieu ni à diable.

Leur première publication en vers (1853) leur vaut des poursuites correctionnelles, car ils ont été un peu lestes. Ils s’en tirent avec un simple blâme, et une rage rentrée. Puis viennent des romans réalistes – quelque part entre Flaubert et Zola – qu’on ne lit plus aujourd’hui, bien qu’ils soient restés parfaitement lisibles. De leur temps, d’ailleurs, on ne les lisait guère davantage. Conformément à ce qui semble avoir été un usage de cette époque dépourvue d’attachées de presse, les frères allaient porter eux-mêmes des exemplaires de leurs œuvres aux critiques, en espérant des articles. Vaine démarche, le plus souvent. Leur revanche aura consisté à décrire, dans leur Journal, les intérieurs miteux desdits critiques.

Et d’ailleurs aussi les intérieurs de tout le monde. Peinture méticuleuse d’une chasse aux rats. Meurtre d’un chat par un chien. Autre meurtre d’un chat, au pistolet cette fois, par Jules de Goncourt lui-même. Horreur quotidienne. Pour faire diversion, un surprenant voyage en Allemagne, notamment à Berlin : c’est un peu trop propre, mais les femmes sont attrayantes. Nul ne se doute que dans dix ans, la guerre va éclater.

Entre deux anecdotes désinvoltes, les diaristes nous font bénéficier d’aphorismes. Ils sont le plus souvent médiocres. J’extrais néanmoins celui-ci : Le système de la métempsychose est très offensant : enfin, c’est penser que Dieu n’a pas plus d’âmes que le directeur du Cirque n’a de soldats et qu’il fait toujours défiler les mêmes sous divers uniformes. Ou encore celui-là : Les enfants sont comme la crème : les plus fouettés sont les meilleurs.

Bien que de petite fortune et sans grande notoriété, les Goncourt connaissent tous les gens qui comptent à Paris, du moins dans le milieu littéraire et artistique. Ils le doivent surtout à leur fréquentation assidue du salon de la princesse Mathilde – une cousine germaine de l’empereur – ainsi qu’aux dîners Magny, du nom d’un restaurant, dans l’actuelle rue Mazet (VIème arrondissement), où leurs amis viennent régulièrement, et où chacun paye sa part. Ces dîners constituent, si l’on veut, une première esquisse de l’académie Goncourt. Vers la fin des années 1860, elle se transporte à la brasserie Brébant, bel établissement du boulevard Poissonnière, encore bien fréquenté aujourd’hui, mais sans écrivains. Excellents caricaturistes, les frères se font la main sur tous ceux qui les approchent, même s’ils les apprécient.

Voici par exemple Balzac, mort depuis sept ou huit ans déjà. Il est entré à tout hasard dans un bal populaire. Monté sur une banquette avec sa robe blanche de moine, son nez en petite pomme de terre relevé, (il) regardait tout.

Et maintenant, voilà Théophile Gautier, une fidèle connaissance pourtant, auteur du Capitaine Fracasse et délicat poète : Face lourde, tous les traits tombés, un empâtement des lignes, un sommeil de la physionomie, une intelligence échouée dans un tonneau de matière, une lassitude d’hippopotame, des intermittences de compréhension ; un sourd pour les idées. La victime inconsciente de ces coups de massue n’a jamais que quarante-cinq ans !

Sainte-Beuve, autre familier, n’est pas mieux traité : Un petit esprit, après tout, ambitieux mais bas ; jugeur de phrases mieux que de livres, analyste de parties et de membres, estimant le style par la grammaire, ennemi de l’esprit par envie, ami de la platitude, glissant avec ses petits bras sur les statues des grands hommes et s’accrochant à leurs pieds d’argile. Le diariste renchérit six ans plus tard, après un enterrement : Quand j’entends, avec ses petites phrases, Sainte-Beuve toucher à un mort, il me semble voir des fourmis toucher à un cadavre ; il vous nettoie une gloire, et vous avez un petit squelette de l’individu bien net et proprement arrangé.  

De tous les écrivains, le plus présent dans ces pages est Flaubert. Les frères, qui l’aiment bien, reconnaissent en Madame Bovary le meilleur roman de l’époque (l’Éducation Sentimentale n’est pas encore parue, et les Goncourt en feront peu de cas, comme d’ailleurs la plupart des contemporains). Mais ils ne manquent pas une occasion de railler la balourdise de l’auteur et sa voix tonitruante. Il y a un fond de poseur et de provincial chez lui. On sent vaguement qu’il a fait tous ces grands voyages un peu pour étonner les Rouennais. Il a l’esprit gros et empâté comme son corps…Il est surtout sensible à la grosse caisse des phrases. En 1862, nous apprenons qu’il a failli tuer son exaspérante maîtresse Louise Colet.   

Hugo, en exil volontaire, ne fait pas partie de la bande. Les Goncourt ne peuvent s’empêcher de l’admirer, mais il les agace. À la lecture des Misérables, ils s’indignent de le voir faire de l’argent en peignant la misère du peuple. Hugo, concluent-ils, c’est saint Jean à Pathos.

Pauvre Baudelaire ! Il soupe à côté, sans cravate, le col nu, la tête rasé, en vraie toilette de guillotiné. Une seule recherche : de petites mains lavées, écurées, mégissées. La tête d’un fou, la voix nette comme une lame. Une élocution pédantesque.

Renan ne perd rien pour attendre. C’est un petit homme replet, court, mal bâti, la tête dans les épaules, l’air un peu bossu ; la tête animale, tenant du porc et de l’éléphant, l’œil petit, le nez énorme et tombant, avec toute la face marbrée, fouettée et tachetée de rougeurs. De cet homme malsain, mal bâti, laid à voir, d’une laideur morale, sort une petite voix aigrelette et fausse.

Et Taine ! J’assiste à ce beau spectacle de voir Taine, qui vient de dégueuler à la fenêtre, se retourner et encore vert, des filets de vomissures à sa barbe, professer une heure durant, dans le mal de cœur, la supériorité de son Dieu protestant.

Offenbach : Un squelette à pince-nez, qui a l’air de violer une basse.

Au fil des pages, c’est un cortège gesticulant et macabre, à la manière de James Ensor, qui défile devant nous.

Parfois quand même, émergeant de la jungle parisienne, un tableautin de la nature, sans apprêts, révèle la patte de grands artistes : Dans l’arbre immense incessamment bourdonne une immense musique, emplissant l’oreille du bruit d’un monde au travail, un mugissement doux, bruit qu’endort par moments la brise balançant son murmure à travers les arbres : un bourdonnement continu, un bruissement infini comme le bruit de la mer, des millions de petites chansons balancées aux millions de feuilles des arbres, l’hymne d’une ruche de millions d’abeilles, qui butinent dans l’arbre et l’emplissent de je ne sais quelle voix et de je ne sais quelle vie dodonienne.

(À suivre)

Le livre : Edmond et Jules de Goncourt, Journal, tome I, 1851-1865, collection Bouquins, Robert Laffont. Préface de Robert Kopp, professeur à l’université de Bâle. Notes érudites du professeur Ricatte, provenant de l’édition de 1956. 1 228 pages, 33 €.

Le Journal des Goncourt  –  II

Lu par Nicolas Saudray

La couverture du deuxième tome de la collection Bouquins présente un portrait humoristique de Jules de Goncourt assis dans un fauteuil, les pieds sur la cheminée – plus haut que sa tête – et fumant sa pipe.

Ce volume couvre les années 1866 à 1886. Dans les faits, il comprend trois parties : d’abord Jules suite et fin, puis le siège de Paris et la Commune racontés par Edmond seul, enfin la reprise de la routine parisienne vue par le même.

Le Paris de la fin du Second Empire est toujours aussi brillant et inquiétant à la fois, avec ses enfants vicieux et voleurs.

À ce bourbier s’opposent parfois des instantanés de la campagne, pris chez des cousins à Bar-sur-Seine (Aube), dans le style impressionniste mais efficace qu’affectionnent les Goncourt : Un bruit de roues craque mélancoliquement sur la route : le Hue ! d’un charretier sonne là-bas ; un coup de fouet cingle l’horizon ; le battoir bat l’écho ; une scie crie dans un saule ; la lumière des collines meurt dans un vase de fleurs de bruyères ; des cris d’enfants sont dans l’air comme des cris d’oiseaux. Et voilà le bonheur, là, en face, au bord de la rivière : une vie dans un rayon de soleil regarde couler l’eau, immobile, candide et stupide.  

Parution, en 1866, du roman Manette Salomon, dédié par les Goncourt au milieu des artistes. L’indifférence l’accueille. Les frères protestent intérieurement : Il y a une entente pour nous empêcher de prendre possession, de notre vivant, de notre petit morceau de gloire. Et Jules ajoute : Je vomis mes contemporains. Pour essayer de se consoler, les deux écrivains   vont souvent chez le bonhomme France, père d’Anatole, qui est l’un des deniers libraires où l’on puisse s’asseoir et causer, sans nécessairement acheter des livres.   

Le caricaturiste continue de s’en donner à cœur joie. George Sand a une belle et charmante tête, mais c’est une mulâtresse (manière de dire qu’elle est très brune et qu’elle a le teint mat, bien que descendante du maréchal de Saxe). Un peu plus tard, la voilà qualifiée de nullité de génie. Et voici le point d’orgue : ruminante et mouillée, avec des machines d’or dans ses vieux cheveux, qui la faisaient ressembler à une goule sortant d’un tombeau étrusque.

Une notation après lecture des Travailleurs de la Mer, dont l’auteur, bien qu’amnistié, réside toujours à Guernesey : Hugo romancier me fait un peu l’effet d’un géant, qui donnerait une représentation à un théâtre de Guignol, à travers lequel il passerait perpétuellement les bras et la tête.

En revanche, Renan, étrillé dans le tome précédent de la collection Bouquins, est pardonné à titre provisoire. Les frères lui rendent visite en son modeste quatrième (sans ascenseur) de la rue Vaneau. Il est toujours plus charmant. Et le diariste de commenter : Dans la disgrâce physique, la grâce morale.

Célèbre courtisane, la Païva, juive polonaise mariée à un faux marquis portugais puis au riche Allemand Henckel von Donnersmarck, cousin de Bismarck et possesseur de mines, s’est fait construire un hôtel sur les Champs-Élysées – aujourd’hui monument historique et siège du Travellers’s Club. Le plus curieux de tout l’hôtel de la Païva – affreux colifichet d’un style Turc-Renaissance – ce sont les deux coffres-forts au pied de son lit, entre lesquels elle dort, avec son or, ses diamants, ses émeraudes, ses perles à droite et à gauche de son sommeil, de ses rêves et peut-être aussi de ses cauchemars. 

Les frères font également la connaissance de notre admirateur et notre élève Zola. Ce débutant a en effet écrit un bon article sur Germinie Lacerteux, œuvre des Goncourt. Il leur paraît à la fois maladif et fort ambitieux. Deux ans plus tard, Zola revient voir Edmond et lui confie qu’après les bijoux créés par Flaubert, il n’y a plus rien à faire dans le même genre. Ce n’est que par la quantité des volumes, la puissance de la création qu’on peut parler au public. Ainsi se résume la genèse des Rougon-Macquart.

Les aphorismes du Journal restent aussi mauvais, sauf peut-être celui-ci : L’Anglais, filou comme peuple, est honnête comme individu. Il est le contraire du Français, honnête comme peuple et filou comme individu.  

Mais Jules de Goncourt, bien que jeune encore, souffre du foie. Les frères font une cure à Vichy, une autre à Royat, sans grand résultat. S’appuyant sur une confidence du diariste, suivant laquelle il avait attrapé la vérole au Havre à vingt ans, un biographe a cru diagnostiquer la syphilis, qui aurait couvé pendant dix-huit ans. Mais rien n’étaye son hypothèse.  Au contraire, Edmond réaffirme à plusieurs reprises, dans la suite du Journal, qu’il s’agissait d’une affection hépatique.

Comme Maurice, malade, ne supporte plus le bruit des sabots de chevaux sur les chaussées, les frères vendent leurs terres de la Haute-Marne et achètent une belle villa avec jardin à Auteuil, qui est encore un faubourg champêtre de Paris. Ils quittent donc leur appartement de location de la rue Saint-Georges, en pleine Nouvelle Athènes (IXe arrondissement). Ils sont ravis. Las ! L’un de leurs voisins possède un cheval qui s’ébroue toute la journée dans son écurie, et l’autre a cinq enfants criards.

Jules décline. Le mal se porte au cerveau. Un cancer du foie, émetteur de métastases ? Le patient expire en juin 1870, six mois avant son quarantième anniversaire>.  L’horreur de la guerre lui aura au moins été épargnée. C’est la plus grande douleur de la vie de son frère Edmond – sa seule grande douleur peut-être. Il a perdu la moitié de lui-même.

Il reprend la tenue du Journal et, aussitôt, présente une thèse étrange : Jules serait mort de la fatigue donnée par sa passion du style, de ses corrections incessantes du moindre texte. C’était à cet égard un disciple de Flaubert, et par ce moyen, il parvenait à l’écriture artiste des Goncourt.

Suivent deux cents pages de descriptions des premières incidences de la guerre de 1870, du siège de Paris, des scènes de la Commune. Incapable, depuis la mort de son frère, d’écrire autre chose que le Journal, et peu désireux de rester en tête-à-tête avec lui-même dans sa villa d’Auteuil, Edmond arpente inlassablement les rues et note ce qu’il voit. Comme c’est un bon observateur, il en résulte un témoignage de valeur, que les historiens, curieusement, n’ont guère exploité.

En août, Renan, à côté d’Edmond, regarde un régiment partir sous les acclamations. « Dans tout cela, s’écrie le philosophe, il n’y a pas un homme capable d’un acte de vertu ». Intérieurement, Edmond s’indigne. Renan est un admirateur de la science allemande, de la rigueur allemande. Il qualifie les Allemands de race supérieure (le terme de race étant employé en un sens plus flou qu’aujourd’hui, et s’étendant à l’ensemble d’une nation).

Début septembre, les tableaux du Louvre sont envoyés, par précaution, à l’arsenal de Brest. Rue de Rivoli, sur des immeubles privés, des affiches posées par des propriétaires inquiets disent : Mort aux voleurs ! Edmond ne songe pas à partir, il est trop parisien pour cela. Malgré ses quarante-huit ans, il pourrait s’enrôler dans la Garde nationale. Pourquoi s’y est-il refusé ? Non, ce n’est pas de la lâcheté. C’est un sentiment de personnalité orgueilleuse, singulière, qui me ferait donner ma vie, si je pouvais, à moi tout seul, faire quelque chose de grand.

Catulle Mendès, écrivain et journaliste connu, passe en uniforme de volontaire. Un Christ qui aurait la chaude-pisse !  Le gouverneur militaire de Paris se nomme Trochu. Sur son passage, les gens crient : Vive Trochu ! Ce héros sombrera bientôt dans l’impopularité. Le chemin de fer de ceinture de la capitale fonctionne encore, et notre auteur le prend pour observer les fortifications. Des spectateurs suivent à la lorgnette la trajectoire des obus et des bombes. Le rationnement a commencé, au moyen de cartes. On rencontre, avec une croix rouge sur le cœur, de vieilles putains, de grasses lorettes hors d’âge, qui se préparent, toutes éjouies, à tripoter des blessés avec des mains sensuelles et à ramasser de l’amour dans les amputations.

Les canons prussiens ont une portée supérieure à celle des canons français. Ils atteignent les batteries françaises qui ne peuvent leur rendre la pareille.  Dans les quartiers bombardés, les soupiraux sont bouchés par des sacs. Romainville est une cour des miracles. Un voyou brandit un long et maigre chat noir, tout fraîchement étranglé. La porte de la Chapelle est lieu de désolation. Mais à Paris même, la salle des concerts Pasdeloup fait le plein. Edmond rencontre Hugo rentré de Guernesey, et qui approuve les restaurations de Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle, réalisées en son absence. Ce compliment concerne au premier chef Viollet-le-Duc (que l’on voudrait aujourd’hui déposséder de sa flèche). Le diariste répond que Paris s’est américanisé. Déjà !

La viande salée fournie par le gouvernement étant, de l’avis d’Edmond, immangeable, il tue l’une de ses poules au moyen d’un sabre japonais : la pauvre s’échappe et volette sans tête dans le jardin.  Puis il tire des moineaux. Heureusement, le restaurant Brébant, lieu de rencontre des beaux esprits de son groupe, est encore ouvert. Le diariste Edmond rend hommage à la population parisienne, qui ne pille pas les boutiques de comestibles, et les laisse vendre leurs produits à des prix fabuleux. Une fille lui propose une passe pour un morceau de pain. Il souhaite surtout la paix, de crainte que des obus ne tombent sur sa villa pleine de bibelots.

Paris capitule dès qu’il n’y a plus rien à manger. Peu d’assiégés sont donc morts de faim. Et les maisons parisiennes, en fin de compte, n’ont pas beaucoup souffert, sauf boulevard Murat. Les dégâts se sont surtout produits à Saint-Cloud.

À peine les Parisiens ont-ils eu le temps de reprendre leur souffle qu’éclate la Commune. Bien sûr, Edmond de Goncourt condamne cette révolte contre un gouvernement légal, fraîchement issu d’élections au suffrage universel. Presque tous les intellectuels, presque tous les écrivains partagent sa réprobation – même George Sand, l’ancienne socialiste de 1848, même Hugo, qui s’est réfugié à Bruxelles. Mais le diariste se garde de rendre ses sentiments publics, car il lui en cuirait.

Les batteries versaillaises sont plus proches que ne l’étaient celles des Prussiens, elles font davantage de dégâts. Edmond pensait que son âge lui épargnerait le service armé. Mais la Commune appelle sous ses drapeaux tous les hommes de moins de cinquante-cinq ans. Notre écrivain entre donc dans la clandestinité. Il emprunte un appartement dans le centre de Paris et y transfère les plus précieux de ses bibelots.

Aujourd’hui, il est de bon ton d’accabler Thiers au sujet de la Semaine sanglante. Mais auparavant, il avait fait une offre généreuse, rejetée par les Communards : la Commune se serait dissoute, l’armée versaillaise ne serait pas entrée dans Paris, l’ordre y aurait été assuré par la partie de la Garde nationale restée fidèle au gouvernement, et personne n’aurait été traduit devant les tribunaux, sauf les assassins de deux généraux.

Edmond de Goncourt n’assiste pas aux derniers combats mais les entend. Il perçoit le bruit des exécutions sommaires. Thiers n’a pas donné d’ordres en ce sens, et laisse simplement la bride sur le cou aux chefs de son armée, qui appliquent les lois de la guerre de l’époque : tout combattant irrégulier pris les armes à la main peut être exécuté séance tenante. Les « Prussiens » avaient agi de même quelques mois plus tôt, à l’égard des francs-tireurs français. Le diariste conclut qu’après tous ces morts, les gouvernements bourgeois sont tranquilles pour vingt ans. Il sous-estime le changement : mai 1871 marque la fin du Paris révolutionnaire, à moins de sauter jusqu’en mai 1968.

Pouvant difficilement sortir de chez lui en ces jours dramatiques, Edmond rumine ses souvenirs. Il a voulu être peintre, puis élève de l’École des Chartes, mais sa mère s’y est opposée. Il a donc dû se faire clerc d’avoué, puis, lui qui n’a jamais su bien exactement combien font deux et deux, employé de la Caisse du Trésor. Un voyage en Algérie lui a valu une  dysenterie durable.

Dès qu’il le peut, il va voir sa villa d’Auteuil. Un obus (versaillais) a crevé le toit. Certaines maisons voisines ont été encore plus maltraitées. Bien entendu, il n’est pas question de dommages de guerre ; cette notion n’apparaîtra qu’en 1918. Le diariste tourne alors sa mauvaise humeur contre Thiers.

Le train-train d’avant-guerre reprend, avec ses petites histoires sordides et ses caricatures. On entend la voix de Leconte de Lisle, chef de l’école poétique du Parnasse : déchirement aigre d’un couteau dans une tranche de melon qui n’est pas mûr. Une visite est rendue à Barbey d’Aurevilly, dans sa modeste maison : Je le retrouve avec son teint boucané, sa longue mèche de cheveux lui balafrant la figure, son élégance frelatée dans sa demi-toilette ; mais en dépit de tout cela, il faut l’avouer, possédant une grâce de gentilhomme et de monsieur bien né, faisant contraste avec ce taudis.

Le diariste rapporte un propos de la célèbre actrice Marie Dorval, ancienne maîtresse de Vigny : De mes deux amants, Sandeau et madame Sand, c’est Mme Sand qui le fatigue le plus. Il s’agit là de Jules Sandeau, écrivain estimé à l’époque, dont la jeunesse du XXe siècle a encore pu lire un roman édifiant,  Mademoiselle de La Seiglière. Aurore Dupin, quelque temps sa maîtresse, lui avait emprunté son nom d’auteur, George Sand. Si l’on en croit la phrase citée, ces personnages auraient formé un ménage à trois.  

Flaubert se confie à Edmond de Goncourt : C’est l’indignation seule qui me soutient ! L’indignation, pour moi, c’est la broche qu’ont dans le cul les poupées, la broche qui les fait tenir debout. Quand je en serai plus indigné, je tomberai à plat !. Commentaire du diariste : Plus Flaubert avance en âge, plus il se provincialise… Cette ressemblance bourgeoise de sa cervelle avec la cervelle de tout le monde, il la dissimule par des paradoxes truculents, des axiomes dépopulateurs, des beuglement révolutionnaires.

On me permettra d’en tirer une moralité à l’usage de mesdames et messieurs les écrivains ou artistes : l’auteur étant généralement inférieur à son œuvre, il a intérêt à se montrer le moins possible et à refuser les sorties.

Edmond continue de fréquenter Zola, mais celui-ci l’exaspère, car il parsème ses romans de détails et même de noms empruntés aux frères. D’où, dans le Journal, une accusation de plagiat. En réalité, même s’il butine un peu trop, Zola crée une atmosphère bien à lui, plus forte et plus vulgaire que celle des Goncourt.

Le seul ami véritable, c’est Alphonse Daudet, prenant le relais du dessinateur et caricaturiste Gavarni (Sulpice Chevalier, disparu en 1866). Le nouveau venu, méridional et même oriental par son physique, a dix-huit ans de moins qu’Edmond. En un sens, il remplace le frère cadet disparu, à moins d’être l’équivalent d’un fils. Le diariste apprécie également, en tout bien tout honneur, Mme Daudet, qui collabore avec son mari. Les Daudet ont beaucoup plus de succès que notre Goncourt, non seulement avec Tartarin, qu’ils déclinent en plusieurs volumes, mais aussi avec des romans oubliés, comme le Nabab, histoire d’un arriviste, et Sapho, histoire d’une maîtresse abusive. Edmond va-t-il être jaloux ? Il se l’interdit, mais observe que son pauvre frère Jules, qui n’a jamais connu les applaudissements, aurait bien aimé en jouir.

Jules et Daudet ont néanmoins un trait commun – un mal qui les ronge. Cette fois, c’est bel et bien la syphilis. Issu d’une famille catholique fervente,  l’auteur des Lettres de mon moulin se reproche amèrement sa jeunesse dissipée. Trop tard !

Ce second volume du Journal s’achève par une adaptation dramatique d’un roman des frères, Renée Mauperin. En ce temps dépourvu de cinéma, de radio et de télévision, le théâtre exerce une telle tyrannie que beaucoup de romans, même peu faits pour la scène, y sont transposés. La première est un succès, mais le lendemain, la presse massacre la pièce. Elle reste quand même trois semaines à l’affiche.  

 Le livre : Edmond et Jules de Goncourt, Journal, Collection Bouquins, tome II, 1866-1886, 1320 pages, 33 euros