Le Journal des Goncourt  –  II

Lu par Nicolas Saudray

La couverture du deuxième tome de la collection Bouquins présente un portrait humoristique de Jules de Goncourt assis dans un fauteuil, les pieds sur la cheminée – plus haut que sa tête – et fumant sa pipe.

Ce volume couvre les années 1866 à 1886. Dans les faits, il comprend trois parties : d’abord Jules suite et fin, puis le siège de Paris et la Commune racontés par Edmond seul, enfin la reprise de la routine parisienne vue par le même.

Le Paris de la fin du Second Empire est toujours aussi brillant et inquiétant à la fois, avec ses enfants vicieux et voleurs.

À ce bourbier s’opposent parfois des instantanés de la campagne, pris chez des cousins à Bar-sur-Seine (Aube), dans le style impressionniste mais efficace qu’affectionnent les Goncourt : Un bruit de roues craque mélancoliquement sur la route : le Hue ! d’un charretier sonne là-bas ; un coup de fouet cingle l’horizon ; le battoir bat l’écho ; une scie crie dans un saule ; la lumière des collines meurt dans un vase de fleurs de bruyères ; des cris d’enfants sont dans l’air comme des cris d’oiseaux. Et voilà le bonheur, là, en face, au bord de la rivière : une vie dans un rayon de soleil regarde couler l’eau, immobile, candide et stupide.  

Parution, en 1866, du roman Manette Salomon, dédié par les Goncourt au milieu des artistes. L’indifférence l’accueille. Les frères protestent intérieurement : Il y a une entente pour nous empêcher de prendre possession, de notre vivant, de notre petit morceau de gloire. Et Jules ajoute : Je vomis mes contemporains. Pour essayer de se consoler, les deux écrivains   vont souvent chez le bonhomme France, père d’Anatole, qui est l’un des deniers libraires où l’on puisse s’asseoir et causer, sans nécessairement acheter des livres.   

Le caricaturiste continue de s’en donner à cœur joie. George Sand a une belle et charmante tête, mais c’est une mulâtresse (manière de dire qu’elle est très brune et qu’elle a le teint mat, bien que descendante du maréchal de Saxe). Un peu plus tard, la voilà qualifiée de nullité de génie. Et voici le point d’orgue : ruminante et mouillée, avec des machines d’or dans ses vieux cheveux, qui la faisaient ressembler à une goule sortant d’un tombeau étrusque.

Une notation après lecture des Travailleurs de la Mer, dont l’auteur, bien qu’amnistié, réside toujours à Guernesey : Hugo romancier me fait un peu l’effet d’un géant, qui donnerait une représentation à un théâtre de Guignol, à travers lequel il passerait perpétuellement les bras et la tête.

En revanche, Renan, étrillé dans le tome précédent de la collection Bouquins, est pardonné à titre provisoire. Les frères lui rendent visite en son modeste quatrième (sans ascenseur) de la rue Vaneau. Il est toujours plus charmant. Et le diariste de commenter : Dans la disgrâce physique, la grâce morale.

Célèbre courtisane, la Païva, juive polonaise mariée à un faux marquis portugais puis au riche Allemand Henckel von Donnersmarck, cousin de Bismarck et possesseur de mines, s’est fait construire un hôtel sur les Champs-Élysées – aujourd’hui monument historique et siège du Travellers’s Club. Le plus curieux de tout l’hôtel de la Païva – affreux colifichet d’un style Turc-Renaissance – ce sont les deux coffres-forts au pied de son lit, entre lesquels elle dort, avec son or, ses diamants, ses émeraudes, ses perles à droite et à gauche de son sommeil, de ses rêves et peut-être aussi de ses cauchemars. 

Les frères font également la connaissance de notre admirateur et notre élève Zola. Ce débutant a en effet écrit un bon article sur Germinie Lacerteux, œuvre des Goncourt. Il leur paraît à la fois maladif et fort ambitieux. Deux ans plus tard, Zola revient voir Edmond et lui confie qu’après les bijoux créés par Flaubert, il n’y a plus rien à faire dans le même genre. Ce n’est que par la quantité des volumes, la puissance de la création qu’on peut parler au public. Ainsi se résume la genèse des Rougon-Macquart.

Les aphorismes du Journal restent aussi mauvais, sauf peut-être celui-ci : L’Anglais, filou comme peuple, est honnête comme individu. Il est le contraire du Français, honnête comme peuple et filou comme individu.  

Mais Jules de Goncourt, bien que jeune encore, souffre du foie. Les frères font une cure à Vichy, une autre à Royat, sans grand résultat. S’appuyant sur une confidence du diariste, suivant laquelle il avait attrapé la vérole au Havre à vingt ans, un biographe a cru diagnostiquer la syphilis, qui aurait couvé pendant dix-huit ans. Mais rien n’étaye son hypothèse.  Au contraire, Edmond réaffirme à plusieurs reprises, dans la suite du Journal, qu’il s’agissait d’une affection hépatique.

Comme Maurice, malade, ne supporte plus le bruit des sabots de chevaux sur les chaussées, les frères vendent leurs terres de la Haute-Marne et achètent une belle villa avec jardin à Auteuil, qui est encore un faubourg champêtre de Paris. Ils quittent donc leur appartement de location de la rue Saint-Georges, en pleine Nouvelle Athènes (IXe arrondissement). Ils sont ravis. Las ! L’un de leurs voisins possède un cheval qui s’ébroue toute la journée dans son écurie, et l’autre a cinq enfants criards.

Jules décline. Le mal se porte au cerveau. Un cancer du foie, émetteur de métastases ? Le patient expire en juin 1870, six mois avant son quarantième anniversaire>.  L’horreur de la guerre lui aura au moins été épargnée. C’est la plus grande douleur de la vie de son frère Edmond – sa seule grande douleur peut-être. Il a perdu la moitié de lui-même.

Il reprend la tenue du Journal et, aussitôt, présente une thèse étrange : Jules serait mort de la fatigue donnée par sa passion du style, de ses corrections incessantes du moindre texte. C’était à cet égard un disciple de Flaubert, et par ce moyen, il parvenait à l’écriture artiste des Goncourt.

Suivent deux cents pages de descriptions des premières incidences de la guerre de 1870, du siège de Paris, des scènes de la Commune. Incapable, depuis la mort de son frère, d’écrire autre chose que le Journal, et peu désireux de rester en tête-à-tête avec lui-même dans sa villa d’Auteuil, Edmond arpente inlassablement les rues et note ce qu’il voit. Comme c’est un bon observateur, il en résulte un témoignage de valeur, que les historiens, curieusement, n’ont guère exploité.

En août, Renan, à côté d’Edmond, regarde un régiment partir sous les acclamations. « Dans tout cela, s’écrie le philosophe, il n’y a pas un homme capable d’un acte de vertu ». Intérieurement, Edmond s’indigne. Renan est un admirateur de la science allemande, de la rigueur allemande. Il qualifie les Allemands de race supérieure (le terme de race étant employé en un sens plus flou qu’aujourd’hui, et s’étendant à l’ensemble d’une nation).

Début septembre, les tableaux du Louvre sont envoyés, par précaution, à l’arsenal de Brest. Rue de Rivoli, sur des immeubles privés, des affiches posées par des propriétaires inquiets disent : Mort aux voleurs ! Edmond ne songe pas à partir, il est trop parisien pour cela. Malgré ses quarante-huit ans, il pourrait s’enrôler dans la Garde nationale. Pourquoi s’y est-il refusé ? Non, ce n’est pas de la lâcheté. C’est un sentiment de personnalité orgueilleuse, singulière, qui me ferait donner ma vie, si je pouvais, à moi tout seul, faire quelque chose de grand.

Catulle Mendès, écrivain et journaliste connu, passe en uniforme de volontaire. Un Christ qui aurait la chaude-pisse !  Le gouverneur militaire de Paris se nomme Trochu. Sur son passage, les gens crient : Vive Trochu ! Ce héros sombrera bientôt dans l’impopularité. Le chemin de fer de ceinture de la capitale fonctionne encore, et notre auteur le prend pour observer les fortifications. Des spectateurs suivent à la lorgnette la trajectoire des obus et des bombes. Le rationnement a commencé, au moyen de cartes. On rencontre, avec une croix rouge sur le cœur, de vieilles putains, de grasses lorettes hors d’âge, qui se préparent, toutes éjouies, à tripoter des blessés avec des mains sensuelles et à ramasser de l’amour dans les amputations.

Les canons prussiens ont une portée supérieure à celle des canons français. Ils atteignent les batteries françaises qui ne peuvent leur rendre la pareille.  Dans les quartiers bombardés, les soupiraux sont bouchés par des sacs. Romainville est une cour des miracles. Un voyou brandit un long et maigre chat noir, tout fraîchement étranglé. La porte de la Chapelle est lieu de désolation. Mais à Paris même, la salle des concerts Pasdeloup fait le plein. Edmond rencontre Hugo rentré de Guernesey, et qui approuve les restaurations de Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle, réalisées en son absence. Ce compliment concerne au premier chef Viollet-le-Duc (que l’on voudrait aujourd’hui déposséder de sa flèche). Le diariste répond que Paris s’est américanisé. Déjà !

La viande salée fournie par le gouvernement étant, de l’avis d’Edmond, immangeable, il tue l’une de ses poules au moyen d’un sabre japonais : la pauvre s’échappe et volette sans tête dans le jardin.  Puis il tire des moineaux. Heureusement, le restaurant Brébant, lieu de rencontre des beaux esprits de son groupe, est encore ouvert. Le diariste Edmond rend hommage à la population parisienne, qui ne pille pas les boutiques de comestibles, et les laisse vendre leurs produits à des prix fabuleux. Une fille lui propose une passe pour un morceau de pain. Il souhaite surtout la paix, de crainte que des obus ne tombent sur sa villa pleine de bibelots.

Paris capitule dès qu’il n’y a plus rien à manger. Peu d’assiégés sont donc morts de faim. Et les maisons parisiennes, en fin de compte, n’ont pas beaucoup souffert, sauf boulevard Murat. Les dégâts se sont surtout produits à Saint-Cloud.

À peine les Parisiens ont-ils eu le temps de reprendre leur souffle qu’éclate la Commune. Bien sûr, Edmond de Goncourt condamne cette révolte contre un gouvernement légal, fraîchement issu d’élections au suffrage universel. Presque tous les intellectuels, presque tous les écrivains partagent sa réprobation – même George Sand, l’ancienne socialiste de 1848, même Hugo, qui s’est réfugié à Bruxelles. Mais le diariste se garde de rendre ses sentiments publics, car il lui en cuirait.

Les batteries versaillaises sont plus proches que ne l’étaient celles des Prussiens, elles font davantage de dégâts. Edmond pensait que son âge lui épargnerait le service armé. Mais la Commune appelle sous ses drapeaux tous les hommes de moins de cinquante-cinq ans. Notre écrivain entre donc dans la clandestinité. Il emprunte un appartement dans le centre de Paris et y transfère les plus précieux de ses bibelots.

Aujourd’hui, il est de bon ton d’accabler Thiers au sujet de la Semaine sanglante. Mais auparavant, il avait fait une offre généreuse, rejetée par les Communards : la Commune se serait dissoute, l’armée versaillaise ne serait pas entrée dans Paris, l’ordre y aurait été assuré par la partie de la Garde nationale restée fidèle au gouvernement, et personne n’aurait été traduit devant les tribunaux, sauf les assassins de deux généraux.

Edmond de Goncourt n’assiste pas aux derniers combats mais les entend. Il perçoit le bruit des exécutions sommaires. Thiers n’a pas donné d’ordres en ce sens, et laisse simplement la bride sur le cou aux chefs de son armée, qui appliquent les lois de la guerre de l’époque : tout combattant irrégulier pris les armes à la main peut être exécuté séance tenante. Les « Prussiens » avaient agi de même quelques mois plus tôt, à l’égard des francs-tireurs français. Le diariste conclut qu’après tous ces morts, les gouvernements bourgeois sont tranquilles pour vingt ans. Il sous-estime le changement : mai 1871 marque la fin du Paris révolutionnaire, à moins de sauter jusqu’en mai 1968.

Pouvant difficilement sortir de chez lui en ces jours dramatiques, Edmond rumine ses souvenirs. Il a voulu être peintre, puis élève de l’École des Chartes, mais sa mère s’y est opposée. Il a donc dû se faire clerc d’avoué, puis, lui qui n’a jamais su bien exactement combien font deux et deux, employé de la Caisse du Trésor. Un voyage en Algérie lui a valu une  dysenterie durable.

Dès qu’il le peut, il va voir sa villa d’Auteuil. Un obus (versaillais) a crevé le toit. Certaines maisons voisines ont été encore plus maltraitées. Bien entendu, il n’est pas question de dommages de guerre ; cette notion n’apparaîtra qu’en 1918. Le diariste tourne alors sa mauvaise humeur contre Thiers.

Le train-train d’avant-guerre reprend, avec ses petites histoires sordides et ses caricatures. On entend la voix de Leconte de Lisle, chef de l’école poétique du Parnasse : déchirement aigre d’un couteau dans une tranche de melon qui n’est pas mûr. Une visite est rendue à Barbey d’Aurevilly, dans sa modeste maison : Je le retrouve avec son teint boucané, sa longue mèche de cheveux lui balafrant la figure, son élégance frelatée dans sa demi-toilette ; mais en dépit de tout cela, il faut l’avouer, possédant une grâce de gentilhomme et de monsieur bien né, faisant contraste avec ce taudis.

Le diariste rapporte un propos de la célèbre actrice Marie Dorval, ancienne maîtresse de Vigny : De mes deux amants, Sandeau et madame Sand, c’est Mme Sand qui le fatigue le plus. Il s’agit là de Jules Sandeau, écrivain estimé à l’époque, dont la jeunesse du XXe siècle a encore pu lire un roman édifiant,  Mademoiselle de La Seiglière. Aurore Dupin, quelque temps sa maîtresse, lui avait emprunté son nom d’auteur, George Sand. Si l’on en croit la phrase citée, ces personnages auraient formé un ménage à trois.  

Flaubert se confie à Edmond de Goncourt : C’est l’indignation seule qui me soutient ! L’indignation, pour moi, c’est la broche qu’ont dans le cul les poupées, la broche qui les fait tenir debout. Quand je en serai plus indigné, je tomberai à plat !. Commentaire du diariste : Plus Flaubert avance en âge, plus il se provincialise… Cette ressemblance bourgeoise de sa cervelle avec la cervelle de tout le monde, il la dissimule par des paradoxes truculents, des axiomes dépopulateurs, des beuglement révolutionnaires.

On me permettra d’en tirer une moralité à l’usage de mesdames et messieurs les écrivains ou artistes : l’auteur étant généralement inférieur à son œuvre, il a intérêt à se montrer le moins possible et à refuser les sorties.

Edmond continue de fréquenter Zola, mais celui-ci l’exaspère, car il parsème ses romans de détails et même de noms empruntés aux frères. D’où, dans le Journal, une accusation de plagiat. En réalité, même s’il butine un peu trop, Zola crée une atmosphère bien à lui, plus forte et plus vulgaire que celle des Goncourt.

Le seul ami véritable, c’est Alphonse Daudet, prenant le relais du dessinateur et caricaturiste Gavarni (Sulpice Chevalier, disparu en 1866). Le nouveau venu, méridional et même oriental par son physique, a dix-huit ans de moins qu’Edmond. En un sens, il remplace le frère cadet disparu, à moins d’être l’équivalent d’un fils. Le diariste apprécie également, en tout bien tout honneur, Mme Daudet, qui collabore avec son mari. Les Daudet ont beaucoup plus de succès que notre Goncourt, non seulement avec Tartarin, qu’ils déclinent en plusieurs volumes, mais aussi avec des romans oubliés, comme le Nabab, histoire d’un arriviste, et Sapho, histoire d’une maîtresse abusive. Edmond va-t-il être jaloux ? Il se l’interdit, mais observe que son pauvre frère Jules, qui n’a jamais connu les applaudissements, aurait bien aimé en jouir.

Jules et Daudet ont néanmoins un trait commun – un mal qui les ronge. Cette fois, c’est bel et bien la syphilis. Issu d’une famille catholique fervente,  l’auteur des Lettres de mon moulin se reproche amèrement sa jeunesse dissipée. Trop tard !

Ce second volume du Journal s’achève par une adaptation dramatique d’un roman des frères, Renée Mauperin. En ce temps dépourvu de cinéma, de radio et de télévision, le théâtre exerce une telle tyrannie que beaucoup de romans, même peu faits pour la scène, y sont transposés. La première est un succès, mais le lendemain, la presse massacre la pièce. Elle reste quand même trois semaines à l’affiche.  

 Le livre : Edmond et Jules de Goncourt, Journal, Collection Bouquins, tome II, 1866-1886, 1320 pages, 33 euros

 

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